A la fin, elle meurt - Solène Gallet - E-Book

A la fin, elle meurt E-Book

Solène Gallet

0,0

Beschreibung

Emma est une jeune fille qui a décidé de profiter de sa jeunesse (sa seule vérité) pour vivre comme elle l’entend : dans l’excès.
Lors d’une soirée, elle rencontre Sophie qui devient aussitôt sa complice. Elles décident de vivre ensemble, pour mieux régner sur leur débauche.
Lorsque leurs parents les menacent de ne plus les entretenir, elles ripostent en cumulant les boulots de courte durée, et quand Emma quitte définitivement les bancs de la fac pour se poser derrière une caisse enregistreuse, ce n’est pas de bon cœur. Le monde, en particulier celui du travail, elle ne le comprend pas, et il lui rend bien. Capitulant, elle s’efforce de supporter sa descente au calvaire.
Lorsque le supermarché devient le théâtre d’un fantasme nouveau, la motivation la gagne, un peu plus, puis l’obsède, jusqu’à…
Perdue entre ses envies et celles des autres, elle devra mettre de côté son immoralité pour suivre un troupeau qui ne lui ressemble pas mais dont l’autorité la captive étrangement.
Réaliste compte-rendu d’une génération sans filet, c’est le roman du désenchantement.
Le style mordant d’une héroïne qui exprime précisément, ses sensations et sentiments, nous offre une écriture à vif.
L’humour et le second degrés sont de mise aussi bien dans les réflexions que dans les dialogues (rares et réalistes). L’émotion est palpable lors des chassés-croisés saphiques, même si la passivité et la nonchalance d’Emma et des autres personnages domine le style.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 301

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Solène Gallet

À LA FIN, ELLE MEURT.

« A 20 ans les accidents sont des points de départ , A 25, des nouvelles chances. Merci à eux, qui étaient là.»

Je reste là, immobile devant l’œuvre qui agresse mes yeux à n’en plus pouvoir la regarder. Baissant la tête, je n’aperçois maintenant que le bas de ses jambes, qui suffit à m’impressionner au point de ne plus sentir les miennes. Est-ce le fait de sa supériorité hiérarchique qui me déstabilise tant ou le résultat de ce physique si parfait ?

L’envie violente de la libérer de ses chaînes que sont un chignon trop serré et un tailleur trop taillé me traverse furtivement l’esprit. Quelle femme encore plus formidable peut bien se cacher derrière cette austérité, déjà si charmante, que je n’ose à peine en imaginer l’effet dans ses moments d’épanouissement?

Relever la tête, il faut relever la tête. Je dois avoir l’air d’un vassal devant son seigneur ou pire, d’un esclave face à son maître. C’est alors que mon corps se décide à reprendre la confiance qui, en temps normal, me caractérise tellement.

Le haut de ses cuisses, la rondeur de ses hanches, la finesse de sa taille, tant d’obstacles à surmonter pour la regarder en face. J’ai le sentiment de découvrir les merveilles du monde les unes après les autres. Je n’ai pas le temps d’en profiter que déjà la suivante vient s’imposer à moi. Cette accumulation me terrorise adorablement et m’amène à penser que je ne supporterais pas cette exploration jusqu’aubout.

Prise d’un instinct de survie, je redresse fortement la tête, passant ainsi de son ventre à ses yeux en évitant de m’attarder sur de fines mains, dont les frôlements doivent être d’une douceur indéfinissable, une poitrine, légère, une nuque, plus lisse et attirante qu’un aimant, et une bouche… Putain sa bouche…

Me voilà donc plongée, noyée, dans ses yeux, deux saphirs derrière leur vitrine façon Afflelou, parvenant tout de même à saisir la perche que me tend Sophie pour me ramener à la réalité :

–Emma, je te présente madame Leroy, chargée d’assurer l’intermédiaire entre nous et la grande hiérarchie.

–Bonjour mademoiselle Gallet, dit-elle en serrant ma main encore tremblante.

–E, é, é… Emma Madame, heu b’jour.

–Je vous souhaite la bienvenue au sein de notre entreprise Emma. Pour les questions et problèmes d’ordre technique, vous vous adresserez à Sophie. Elle est chargée de votre formation. Pour tout autre problème, c’est à moi qu’il faudra se référer, de même que je me permettrai de vous convoquer si je le juge nécessaire, sachant que moins nous aurons l’occasion de nous voir, plus cela sera signe de votre bonne convenance à ce poste. Avez-vous des interrogations concernant les attentes de vos missions ?

–Heu… Non madame… Heu… (j’ai déjà oublié son nom. C’est bon signe !)

–Sachez toutefois que nous attendons de vous de grandes qualités relationnelles afin de servir au mieux notre enseigne et nos clients. Quels que soient vos préjugés sur ce poste, les hôtesses de caisse sont et font l’image de notre magasin, c’est pourquoi vous devez avoir une tenue irréprochable et appliquer sans cesse la règle du B.M.A.S. : Bonjour, Merci, Au revoir et le plus important, le Sourire. Il doit être omniprésent sur votre visage, quel que soit votre état d’esprit. Ceci dit, je ne me fais pas trop de soucis pour ce détail, vous devez avoir l’habitude d’en jouer, de ce joli sourire…

C’est quoi ça !? Ça l’amuse de me voir rougir sous ses compliments ? Je n’ai pas l’air assez perdue comme ça, il faut en remettre une couche ? L’effet qu’elle me fait est visible à ce point ?

Elle fait donc partie de ces personnes qui se régalent de l’anxiété des autres et qui enrichissent leur ego en cultivant la honte et le malaise chez eux, jugés alors, inférieurs et indignes de leur intérêt.

Les secondes de silence, qui se feront bientôt minutes, me font prendre conscience du ridicule de mes pensées. Je me fais des idées. Un compliment, c’était juste un compliment. D’ailleurs, toutes les caissières avaient dû y avoir droit à leur arrivée, avec pour objectif de leur donner confiance et motivation, et de leur fournir une bonne raison de montrer leurs dents.

Je me sens idiote d’avoir pu imaginer une seconde qu’une telle personne pouvait me complimenter sincèrement et se sentir touchée par mon sourire… qu’elle n’a d’ailleurs pas eu le loisir de percevoir, vu mon comportement depuis le début de cet entretien ! Mais évidemment !

Comment peut-elle me complimenter sur un sourire qu’elle n’a pas pu apprécier ?

La rancœur que je venais de chasser revient avec fougue. Les choses sont donc claires, le résultat est le même. Je ne peux, à ses yeux, être équipée d’une once de perspicacité ! Elle me prend donc pour la conne de caissière que je ne dois pas oser supposer être, naïve, dépourvue de la moindre présence d’esprit, à qui il suffit de mentir avec élégance pour illuminer sa journée et lui faire estimer un métier sans intérêt.

Qu’est-ce qui lui permet de nous juger, elle qui reste planquée derrière son bureau toute la journée, et qui n’use de son sourire qu’au moment de se curer les dents ?

À la suite de cette hypocrisie, de cette tromperie, de cette ruse qui me fait ouvrir les yeux sur la personnalité de mon nouveau tortionnaire, je ressens presque une envie sincère de la remercier. Merci de me donner une bonne raison d’arrêter mes fantasmes, merci de me dévoiler votre vraie nature et éviter ainsi à mon imagination de me torturer, vous offrant au passage, le plaisir de mon trouble.

Cette nouvelle découverte n’empêche pas le silence de progresser, bien au contraire et une fois de plus, Sophie vient à mon secours :

–Je vais, si vous le permettez Madame Leroy, te montrer ton vestiaire,Emma.

Accompagnant ses paroles d’une main dans le dos, d’abord rassurante puis, sous le pincement de ses doigts, de plus en plus douloureuse, elle fait apparaître sur mon visage le fameux sourire tant attendu, dessiné alors par la douleur. Ma bouche laisse tout de même échapper quelques mots de politesse avant de prendre congé, puis, je suis Sophie guidée par la souffrance.

–Oui, bien sûr Soph’. Au revoir madame.

–Au revoir Emma, et bonne chance pour votre première journée.

Bonne chance pour ma première journée et toutes celles qui suivront !

La porte est à peine refermée derrière moi que Sophie me chuchote, avec énergie :

–T’es défoncée ou quoi ? T’abuses Emma, je te trouve du taff et toi tu te pointes décalquée devant ma responsable, pour ton premier jour ! Sympa la copine. Ce n’est pas parce que t’es incapable de garder un boulot que tu dois me faire perdre le mien !

–Nan Sophie, j’te jure j’ai pas fumé. Je sais pas, j’me suis sentie mal, elle m’a fait bloquer. Je ne sais pas pourquoi, mais j’te jure Soph’, j’ai pas fumé, j’suis pas conne putain ! J’te raconte pas d’conneries, merde !

–Ouais...ok, mais tu ne me refais plus jamais ça ! c’est clair ! Tu m’a fait trop flipper, à ne rien dire !

–J’suis désolée, j’ai rien compris non plus, elle est captivante ta patronne.

–Elle est imposante, c’est sûr, mais moi je la trouve plutôt sympa. Pis, tu ne trouves pas qu’elle est vraiment canon ?

–Ouais, je ne sais pas. je n’ai pas vraiment fait gaffe.

–En tout cas y faudra t’y faire sinon t’es pas sauvée !

Je me laisse entraîner dans les couloirs du supermarché, sans les voir, et sans entendre les informations que Sophie me donne devant chaque bureau, chaque porte, serrant la main aux personnes qui me sont présentées sans entendre leurs noms, ni quoi que ce soit d’autre, assurant tout de même un minimum de politesse et usant en contrepartie de mon sourire, le fameux, meilleur moyen de ne pas parler à quelqu’un sans être impolie. Je dois donner l’air d’être timide tout simplement !

Arrivées aux vestiaires, Sophie me montre mon casier, le numéro treize. Je préfère croire qu’il me portera chance. Elle me donne les clefs et me dit de la rejoindre à la cafétéria une fois prête :

–Magne-toi, on a encore le temps de se faire une clope.

Après m’être changée, je me fais un plaisir de claquer la porte du casier. Quelque chose me dit que c’est pour lui le début d’un long calvaire. Il vient d’entrer dans son rôle de souffre-douleur !

Je suis vraiment en colère, j’ai la rage. Ça fait une semaine que je flippe pour ce putain d’entretien, une semaine que je m’en fais lefilm.

J’ai imaginé le pire pour être sûre d’assurer le jour J. Tout y est passé, mon portable qui sonne, la crise de rire, l’envie de vomir, l’arrivée de mes règles, la chute, due aux talons que je porte avec très peu d’assurance, toutes les situations possibles et imaginables, toutes, saufune !

Je n’arrive pas à comprendre comment cette personne a pu m’impressionner et m’émouvoir à ce point. Moi qui détiens, d’ordinaire, une assurance insolente envers les hommes, qui sait user de mon charme, qui sait plaire, me voilà piégée par mes propres armes, me voilà envoûtée par cette femme qui, de sa simple présence, a fait de moi un corps sans voix, a détruit tout mon système de protection, m’a dénudée.

Cette attirance est d’une nouveauté angoissante.

Je me rassure en me rappelant que je ne la reverrai que pour acter mon contrat, si ma période d’essai est convaincante. J’ai donc une semaine pour me remettre de cet entretien et préparer le prochain !

Le joint que je n’ai pas osé fumer ce matin commence à me manquer sérieusement. Mais je ne dois pas craquer, pas maintenant. J’ai encore toute la matinée à assurer, et avec le sourire !

J’ai rencontré Sophie au cours de mes études. Parlons plutôt de ma « vie d’étudiante ».

Avec un peu de recul, je ne pense pas que quatre années de fac, pour arriver en deuxième année de psycho sans même la valider, soient vraiment qualifiables d’études supérieures.

En effet, la liberté qui m’était soudainement offerte et mon besoin de relations humaines eurent raison de ma pseudo passion, post-lycéenne, pour les secrets de l’âme. Toujours est-il qu’après avoir passé mes trois premières années, dans ma petite chambre universitaire où seuls les barreaux manquent pour retrouver une sensation proche, je l’imagine, de la prison, excepté que pour nous, les toilettes se trouvaient au fond du couloir et étaient au nombre de trois pour une trentaine de visiteurs, je me suis donc décidée à tenter l’expérience de la colocation.

Mais pour ça, pas question de prendre le risque de me retrouver avec un accro du boulot ou une personne dont la joie de vivre pathologique me vanterait les bienfaits d’un esprit sain dans un corps sain et surtout, un ennui plus que malsain !

Mon entourage était le seul moyen de trouver cette perle rare, le tri sélectif étant une pratique que j’applique également à mes connaissances, dans le but de ne jamais polluer mon état d’esprit, laissant les ordures entre elles et prenant soin d’entretenir les esprits réparables ou déjà réparés, et alors, bénéfiques.

De jour en jour, je découvrais de nouveaux visages et de nouvelles personnalités. Il y en aurait bien un, entre ces jeunes marginaux, ces artistes débutants, ces grands enfants désireux de quitter leur mère, ou même ces étudiants victimes, comme moi, de l’incarcération universitaire, qui se laisserait tenter par une nouvelle avancée dans le monde de l’autonomie et de la liberté, poussé par la naïveté, plein de crédulité et d’ignorance.

Je n’étais pas désespérée au point de me vendre par petite annonce. Je décidais donc de prendre mon mal en patience et de laisser faire le destin, qui, jusqu’à présent, avait plutôt bien fait les choses. Il me fallait maintenant attendre de trouver quelqu’un à sauver du droit chemin.

Je me trouvais une fois de plus, dans une de nos orgies étudiantes, sur fond d’alcool, de drogues, de musique et de découvertes en tous genres, où nous étions tous les rois du monde, les rois de notre monde. Aucune autre occasion que celles-ci ne me faisait sentir plus vivante. Nous étions tous à découvert. Plus de jeux, plus de mensonges, plus de masques pour ne pas blesser la morale, juste l’incroyable sensation d’être nous, entiers, et d’en être fiers ! J’ai passé plus de temps, en cinq ans, à boire et à fumer qu’à étudier. Ceci étant devenu à mes yeux une très bonne école. Il y a des expériences qui doivent se vivre et qu’aucun livre ne peut satisfaire.

Ici la convivialité et les rapports humains (dans tous les sens du terme et entre tous les humains) étaient de bon ton.

Sophie était assise à côté de moi et comme à l’accoutumée, le lègue d’un joint entama la conversation.

Qui a dit que le cannabis rend les consommateurs renfermés sur eux-même ?

Enfermés peut-être, mais entre eux !

Elle se libéra de son verre de vin, comme pour recevoir cette donation sans encombrement :

–Merci, dit-elle en saisissant le pèt’, qui avait tant de valeur que chaque passage d’une main à une autre était d’une savoureuse lenteur, accompagnée d’un sourire discret, mais interminable.

–Sophie, ajouta-t-elle en recrachant l’épaisse fumée, doucement, sans en perdre la moindre vapeur, je suis venue avecBen.

–Emma. On s’est déjà croisées, l’année dernière ! Tu connais Ben depuis longtemps ?

Ben était un grand ami, mon grand ami, un personnage captivant, croisé un jour sur le bord d’un trottoir. Un personnage que l’on n’oublie jamais d’inviter lorsque l’occasion se présente, jusqu’à ce que, de lui-même, il provoque les occasions, souvent dans nos propres appartements, qu’il a tous, peu à peu, apprivoisés.

–Nan, je l’ai rencontré cet après-midi au square, j’étais en rade de feuille et de clope.

–T’avais la beuh, et lui la clope et les feuilles, la complémentarité est parfaite, vous êtes faits l’un pour l’autre !

–Me parle pas de ça, je sors juste d’une histoire d’amour à la con, avec un mec à la con, qui s’est tiré pour une connasse et qui me laisse seule dans un appart qui pue sa présence !

–Merde, dur, j’suis désolée.

–Nan c’est pas grave, au moins, je ne suis plus emmerdée par des crises de jalousie insupportables pour un sourire de trop à un voisin pas assez repoussant à son goût, ou par des leçons d’morale du style : “Tu devrais bosser Soph’ au lieu de fumer toute la journée !” ou “putain ! c’est vraiment l’merdier dans cet appart, on r’trouve plus rien ! ! t’as qu’ça à foutre et t’es même pas capable d’arranger c’taudis”.

Bref tout un tas de réflexions comme seuls les mecs peuvent les penser, et surtout, savent lesdire.

–Ouais, je vois, le genre de mec qui a besoin de s’affirmer, de se sentir fort et qui flippe d’être dépassé par l’être supérieur : la femme !

Ma remarque eut un impact étonnant car nous fûmes prises d’un éclat de rire démesuré qui n’aurait certainement été qu’un sourire sans l’effet des psychotropes. Évidemment ce fou rire n’était qu’un échantillon de tous ceux qui nous attendaient tout au long de la nuit. Tout devenait prétexte à se marrer et nos hilarités interminables commençaient à contaminer l’ensemble de l’assemblée, qui riait de nous voir torturées, pliées en deux sous le poids de nos délires. Au final, plus personne ne savait pourquoi on riait, mais on riait et c’était incurable. C’était un crescendo formidable et exquis.

Aujourd’hui, rares sont les personnes qui s’autorisent une aventure humoristique avec quelqu’un qu’elles ne connaissent pas et encore moins en public. Que penserait-on de nous ? Que l’on s’amuse ? Quelle vulgarité ! Quelle horreur ! La vie c’est sérieux, ce n’est pas un jeu ! Empêchons-nous vite de rire !

On ouvre la porte si on connaît, on donne, si on connaît et on parle, donc on rit, si on connaît, à moins d’avoir quelque chose à y gagner, ayant une valeur matérielle ou financière biensûr.

L’humanité ne fait pas manger !!! S’ils savaient que le rire fait vivre plus fort et plus longtemps que leurs coffres et leurs maisons bien remplis. Les pauvres !

Tout petit déjà, on nous apprend qu’il y a un moment et un endroit pour rire, on ne peut pas rire n’importe quand et n’importe où. Sur les bancs d’école, rire donnait droit à une punition. Rire en classe c’est mal, et c’est d’ailleurs pour ça que mes meilleurs fous rires s’y sont passés. Je n’avais pas le droit de rire, alors c’était encore plus drôle et je riais encore plus fort, jusqu’à la victoire : le coin de la classe qui me permettait d’afficher mon plus grand sourire sans me prendre de gifle (acte de frustration de la personne qui a perdu son rire, qui ne sait plus rire, se contente à peine de sourire. Celle-là même qui, quelques années auparavant, sur le même banc, peut-être pour la même blague, riait plus fort que moi encore).

C’est donc à cette occasion que je rencontrais celle qui allait m’ouvrir les portes de la grande distribution ! Faisant de moi un symbole de la consommation de masse.

Elle avait de grands yeux sombres qui portaient un regard vif mais rassurant. De temps à autre Sophie les libérait d’une mèche pas moins rebelle qu’elle. Elle était de ces jeunes filles, façon Twiggy, qui donnent au jean son sens véritable : emballer les choses précieuses des regards trop impatients ; et aux baskets, dont le créateur ne pouvait être qu’un homme, leur rôle réel : faire voyager l’élégance, doucement et sans bruit, pour que tout le monde ait le temps d’en profiter. Elle était de celles que l’on savait jeunes pour l’éternité et dont la présence seule, suffit à se sentir bien. Aujourd’hui encore, je suis envieuse de son naturel, de sa sincérité, qui la rendent plus vivante que n’importe qui, jusque dans son sommeil.

J’aime les nouvelles rencontres mais, plus je lui parlais, plus je savais que celle-ci ne serait pas aussi futile que la majorité de celles que je faisais dans ce type d’ambiance. C’était une sorte de coup de foudre dont seule l’âme a le secret. Le coup de foudre de l’amitié. Pourquoi cette expression est-elle réservée à l’amour ? Pourquoi ne tombons-nous pas en amitié comme on tombe amoureux ? C’est pourtant un sentiment aussi indispensable que l’amour, plus honorable peut-être. Les histoires d’amitié durent en général bien plus longtemps que les histoires d’amour.

Elles sont plus résistantes au temps qui passe, et bien plus tolérantes.

Quelques heures et quelques bières plus tard, lorsque les rires firent place au sourire artificiel, je décidais, poussée par l’alcool et la fatigue, de terminer ma soirée par une de mes longues flâneries nocturnes, que j’apprécie tant dans cet état, avide de rencontres hasardeuses, attirée par les intrigues de la nuit, avant de retrouver ma piaule carcérale.

Je me déscotchais, non sans mal de mon fauteuil, tout en prenant conscience que, je rentrais seule ! Que j’allais dormir seule ! Chez moi ! C’était tellement exceptionnel. Je suis d’une nature traqueuse et je quitte rarement une soirée sans m’être assurée de servir les rêves et fantasmes d’une nouvelle proie.

Apparemment, la seule rencontre de Sophie avait su contenter mon besoin de plaire.

C’est sur cette conclusion, ayant à peine retrouvé mon équilibre, que je m’apprêtais à quitter un appartement inconnu jusqu’à ce soir, et dont je ne savais même pas, qui, parmi ces jeunes, était le principal habitant :

celui qui dévalisait le frigo,

celle qui se faisait chaleureusement border par deux ou troisamis,

celui qui dormait sur la lunette des chiottes…

Je ne le sus jamais et ça n’avait d’ailleurs aucune importance. L’important était de se souvenir de l’adresse !

–Tu rentres Emma ? me demanda Sophie.

–Ouais, j’suis complètement stone et j’ai pas envie de me réveiller là demain !

–Comme tu as raison ! J’ admire ton courage. Tu habites où ? dit-elle en tentant de quitter la moquette, une main appuyée sur le sol et l’autre agrippant le canapé.

–J’suis en cité U sur le campus.

–J’habite juste à côté. On peut rentrer ensemble si tu veux ? En plus Ben est déjà reparti et j’me sens pas d’rentrer toute seule.

–Ok, j’en roule un dernier pour la route et c’est parti ! »

J’ai rarement autant ri que sur le chemin du retour. Les vitrines nous servaient de miroir, plutôt déformant (ou bien était-ce nos yeux ?) et assistaient à nos plus beaux déséquilibres. Appuyées l’une sur l’autre, sans savoir laquelle servait de pilier à l’autre, nous écumions les rues de nos rires et de nos divagations. Il faisait encore très bon, et, les pieds nus sur le bitume, on jouait les funambules sur le bord des trottoirs, évitant chewing-gums et autres désagréments, accompagnant nos déambulations de tubes débiles, outre-Atlantique, dont nous ne connaissions pas les paroles. Heureusement Sophie parlait couramment le yaourt et mon apprentissage fut immédiat.

Nous voilà arrivées au pied de son immeuble, ricanant maintenant à l’idée du périple qui nous attendait. Il fallait ouvrir la porte, et pour cela, passer l’épreuve du trou de la serrure.

Après quelques minutes, et une bonne crampe abdominale, nous étions enfin dans le couloir. Bien heureusement il n’y avait aucun escalier à affronter, Sophie habitait le rez-de-chaussée. Elle ouvrit la porte de son appartement avec beaucoup de facilité malgré sa main pressée sur sa bouche pour étouffer ses rires. Son autre main, libre, me tira violemment dans son appartement où nous pûmes enfin exploser et s’esclaffer à loisir. À ce moment je me rendis compte que, naturellement, je me trouvais chez elle. Il était évident que nous ne nous séparerions pas maintenant.

–Je vais peut-être te laisser dormir ? lui proposais-je, à contrecœur.

–Oh nan, tu peux rester dormir ici si tu veux. J’ai plus l’habitude de dormir toute seule depuis que Sacha est parti et je passe des nuits de merde.

–Ok ! Je vais enfin pouvoir dormir sur un vrai matelas et sans odeur de chiotte !

Dix minutes plus tard, après avoir fait valser jeans et soutien-gorge, nous étions vautrées sur un matelas à même le sol, prêtes à nous laisser ensevelir par le marchand de sable :

–Bonne nuit Sophie.

–Bonne nuit, fais de beaux rêves.

Blottie dans ce lit si confortable, je m’endormis avec l’idée que le hasard faisait trop bien les choses et que c’était pour moi l’occasion rêvée de me tirer de mon étable pour étudiant. J’allais lui proposer dès le lendemain de partager son loyer. J’y avais maladroitement pensé au moment même où elle m’avait annoncé sa récente rupture, mais là, c’était devenu une évidence, une opportunité à ne pas manquer.

L’osmose était certaine.

Je fus réveillée par l’insistance de son regard :

– Bonjour ma belle. Gueule de bois ? me demanda-t-elle en faisant rouler un cachet entre ses doigts.

–C’est trop tôt pour le dire, en tout cas j’ai trop bien dormi ! Il est tard ? J’ai cours à 11heures.

–Tout juste midi !

–Comme ça, c’est réglé !

Malgré l’état dans lequel je m’étais endormie, je n’avais pas oublié l’idée de la veille et je commençais à me faire le scénario de ma demande en ménage quand Sophie me proposa de passer le reste de la semaine chez elle, prétextant un mal de vivre et une peur de la solitude depuis que son mec avait déserté. Je ne pus cacher ma joie et lâcher avec enthousiasme :

– Et pourquoi pas jusqu’à la fin de l’année ?

Elle me prit dans ses bras, sans rien dire, pour seul signe de son acceptation. Et c’était reparti pour une crise de rire !

Je suis là, seule dans notre appartement où les cendriers sont aussi pleins que les canettes vides. J’hésite. Les vider ou reprendre une bière ?

Ça fait deux ans que Sophie et moi habitons ensemble. Après quelques mois passés dans son appartement, Sophie a préféré que l’on déménage pour ne pas marcher davantage dans les pas de sa relation passée et ratée. Aujourd’hui, on pourrait retrouver la date exacte de notre emménagement en effectuant des recherches archéologiques tellement le sol est recouvert de bordel.

Lassées d’être envahies par notre laisser-aller, c’est à ce moment que les grandes résolutions allaient être prises.

Ces deux dernières années d’études prétendues ont été financées par des allocations en tous genres (bourses universitaires, allocations logement…) et par nos indispensables et généreux donateurs : nos parents.

L’idée de travailler n’avait encore jamais traversé nos petites têtes paresseuses, mais pas assez stupides pour se prostituer dans n’importe quel boulot. Tout ça dans le seul but de gagner nos vies, qu’à priori nous possédions déjà puisque nous en jouissions un peu plus, jour après jour. Gagner ma vie ? Je n’avais rien à gagner, tout ce dont j’avais besoin était là, à portée de main. J’avais tout à perdre en rentrant dans la norme.

À force d’entendre les aînés nous répéter sans cesse, les yeux mouillés par le souvenir : « Profite ! Tu es au plus bel âge de ta vie, ce sont tes plus belles années, ne les gâche pas, il faut les vivre à fond, ce n’est plus à mon âge que tu pourras faire tout ça, tu as la vie devant toi… », eh bien, nous les avons pris aumot :

« - Profiter ?

–OK !!! »

J’avais réellement conscience que j’étais dans la plus belle période de ma courte vie, en tout cas j’en étais persuadée, et ça m’arrangeait bien. C’était maintenant ou jamais. L’ère de la soif de vivre !

Sophie et moi avions une relation plus que fusionnelle. Nous arrivions chaque jour à nous inventer de nouveaux délires, de nouvelles émotions, toujours plus folles les unes après les autres. La vie n’était devenue qu’une vaste récréation.

Tout nous paraissait si simple. Aucun obstacle à l’horizon, juste la fabuleuse sensation d’être éternelles, incroyablement vivantes et libérées de tous liens.

L’important était d’avoir notre joint quotidien et de nous soumettre à la tentation.Amen.

Je ne voulais pas abandonner cet état d’esprit où tout n’est que délice, détachement et insouciance. J’étais persuadée que le laisser c’était se laisser mourir. Je ne voulais pas entrer dans un système nocif quand on a vingt ans, celui qui fait devenir vieux : le travail.

C’est donc logiquement à cette période que ma révolte et mon engagement contre le patronat et les empêcheurs de penser se sont développés, guidés en partie par une fainéantise grandissante, mais surtout, une incompréhension obsédante.

En effet, le joint, d’abord libérateur commençait à m’ouvrir d’autres portes que celles de la perception, celle de la réflexion. Je commençais à tout analyser et à réaliser le malaise dans lequel le monde évoluait, m’emmenant avec lui, de force, ne me laissant aucun moyen de résistance. Après avoir zappé le monde pendant tout ce temps, il me revenait en pleine face et sans détour. Mais où allions-nous ? Et surtout, pourquoi y aller ?

Ce qui me motivait le plus à repousser cette civilisation, et me confortait dans cette opinion, était d’entendre mes parents me répéter inlassablement que c’était normal d’être révoltée à mon âge, qu’avec le temps je changerai, suivi du discours patriotique de mon père où je devais m’estimer heureuse de vivre dans un pays où travailler est un droit. Je refusais de croire qu’avec le temps je cèderai et finirai par me pervertir sous les ordres d’un patron pour survivre. Car c’est bien de survie qu’il s’agit. On ne vit pas dans cette atmosphère de fric, d’injustice, d’inégalité, et de pot d’échappement. Je ne voulais pas participer à ce gâchis.

Malheureusement, j’allais être amenée, malgré moi, à mettre de côté tous ces beaux idéaux.

Comme dans tout bon couple qui se respecte, après ces deux années de pur bonheur, une sorte de routine malsaine s’installait doucement, et les engueulades commençaient à s’enchaîner, pour un robinet mal fermé, de la vaisselle laissée à l’abandon, des poubelles qui ne se sortaient pas toutes seules, bref, pour toutes ces futilités qui mènent les passionnés, que rien ne pouvait jamais séparer, au divorce.

Nous n’avions même plus le loisir de sécher les cours. À force de les déserter, nous avions tout bêtement oublié de nous y réinscrire. On ne pouvait donc plus occuper nos journées à faire semblant. Il fallait se rendre à l’évidence :

On se faisait chier !

Les reines que nous étions s’étaient transformées en esclaves de la paresse et du vide et le shit ne nous apportait plus que le constat de nos échecs. Les minutes se transformaient en heures, puis ce fut au tour des secondes… et enfin le temps s’imposait comme une véritable souffrance. Je passais mes journées à attendre la nuit et les nuits à guetter la libération dans un rayon de soleil.

Réagir, il fallait réagir, notre monde était à changer. Il fallait d’autant plus se faire violence que nos parents commençaient à s’impatienter et la menace de se faire couper les vivres flottait sérieusement au-dessus de nos têtes vides. L’heure de notre révolution avait sonné. Il fallait trouver du taf’ !

Entre le moment où l’idée de trouver un labeur nous transperça l’esprit et le cœur, et celui où l’on se mit sérieusement à chercher, il y eut une petite période d’activité illégale. Nous n’étions pas des criminelles. Nous étions en quelque sorte des artisanes, des botanistes même. Nous revendions de l’herbe « locale » comme on l’appelle.

Au départ nous avions simplement planté quatre petits pieds, pour notre consommation personnelle. Mais devant le succès de notre récolte, ignorant que nous avions la main si verte, la tentation était trop forte et surtout la demande trop grande pour ne pas se lancer dans la culture de masse.

Elle s’appelait la Greenadine à cause de sa couleur exagérément verte, et de son odeur sucrée.

Notre petit business n’a pas duré très longtemps, quelques mois seulement. Les récoltes n’étaient plus assez grandes pour combler la demande qui ne cessait d’accroître, le tout couronné de quelques montées d’adrénaline provoquées par la visite des hommes en bleu. Elles étaient dues à de simples plaintes pour tapage nocturne, mais faute de malice, ces hommes ont de l’odorat et n’auraient certainement pas tardé à s’intéresser de plus près à notre encens made in India qui, pour couvrir la puissante odeur de notre matière première, embaumait jusqu’à la cage d’escalier.

Sophie a été la première à trouver un travail rémunéré légalement. Beaucoup plus fataliste que moi, elle était aussi bien plus motivée. Elle avait accepté un poste de caissière dans un supermarché. Je me demandais si elle trouvait réellement une satisfaction à rester huit heures par jour assise, à regarder défiler l’argent des autres, sous forme diverse d’articles indispensables ou futiles. Tantôt satisfaits d’avoir assouvi leur pouvoir d’achat, tantôt écœurés par le prix des salades qui ne cesse d’augmenter.

Maintenant que Sophie travaillait, un nouveau calvaire venait se jeter sur moi : la solitude. Sophie n’était plus là. On ne se voyait plus que le soir où elle tirait la gueule sur le canapé, m’envoyant bouler à chaque fois que je lui proposais de sortir.

Le reste de la journée, je tournais en rond. C’est beau d’être libre, mais c’est bien mieux à deux. J’étais maintenant prisonnière de ma solitude. Il fallait que je me bouge, que j’occupe mes journées.

La perspective de trouver du boulot était devenue censée et avait presque un goût de délivrance. J’étais motivée.

Mon statut d’étudiante étant encore valable pour quelques mois, j’en profitais pour postuler comme pionne.

Quoi de plus merveilleux ! Le rectorat me plaça dans mon ancien lycée comme maîtresse d’internat, au dortoir même ou j’avais passé trois années de ma vie. Quel bonheur de retrouver mon lit, mon armoire, mon bureau, l’odeur des couloirs. Même le petit déjeuner n’avait pas changé. Cela me rendait délicieusement nostalgique. Je me retrouvais dans beaucoup des jeunes filles que j’étais prétendue surveiller. Je ressentais même quelquefois un sentiment de jalousie face à tant d’insouciance, le même que je défendais quelque temps plus tôt et que je sentais m’échapper peu à peu. Je me détestais de ne pas avoir su préserver cette naïveté et de m’être faite avoir par lavie.

Mon rôle était de fliquer des gamines alors que je n’avais qu’une envie, leur montrer le chemin de mes souvenirs, où l’école buissonnière était bien plus fréquentée que le reste du lycée. Malheureusement ma pédagogie n’était pas très bien vue, et les cours de joie de vivre n’étant pas au programme, je me suis vite retrouvée de l’autre côté de la grille. Eh oui, aujourd’hui les lycées aussi ont des grilles, pour rassurer les trouillards et donner un avant-goût de Fleuris-Merogis aux vrais rebelles, ceux qui auront su garder leurs convictions et tenter de les faire entendre, maladroitement et un peu trop fort pour une société qu’il ne faut pas contrarier.

Après m’être fait jeter du boulot le plus tranquille qui soit, je devais bien m’attendre à en baver un peu plus. Mais, j’avais faitfort.

Je me retrouvais serveuse dans un vieux routier, au bord d’une nationale dont je ne soupçonnais même pas l’existence et avec pour seul avantage, une bonne grosse portion de frites à l’huile pour le déjeuner, arrosée de bonnes grosses remarques bien baveuses sur la taille de ma poitrine ou la grosseur de mon cul, le tout servi sur un lit de rots, et de rires bien salasses.

Supportant durant deux semaines le regard vicieux de ces hommes, lassés d’être loin de leur femme, quand ils avaient la chance d’en avoir une, j’ai, comme on dit dans ce milieu, rendu mon tablier.

Ce jour-là, j’étais de fermeture. J’étais donc seule avec Michel, notre cuistot. Pressée de respirer autre chose que la goldo et la sueur, je m’efforçais de repousser deux clients vers la sortie, mais l’un d’entre eux en avait décidé autrement. Prétextant un café mal servi, il me proposait d’améliorer la qualité de ma prestation avec quelque chose de plus corsé et plus excitant que la caféine. J’eus à peine le temps d’ouvrir la bouche pour l’insulter que déjà ses gros doigts boudinés se serraient sur mes bras, exerçant une pression qui m’arracha un cri, alertant Michel, qui au milieu de ses casseroles avait manqué le début de la scène.

Surpris de voir que je n’étais pas seule dans l’établissement, le camionneur me relâcha instantanément en poussant un gros rire sourd :

–Aaaaah ! Alors, on n’a pas le sens de l’humour ma belle !

Le sens de l’humour, je l’avais, et justement, j’avais bien dans l’idée de le garder. Mon tablier posé sur le comptoir, j’embrassais Michel et partais vers d’autres aventures.

Mon expérience de serveuse me valut l’immense privilège d’intégrer, sans difficulté, le milieu trop peu fermé de la restauration rapide. Je côtoyais, maintenant, l’un des plus grands, j’ai nommé…Ronald Mac Donald ! Eh oui, moi aussi, je finis par flirter avec le roi de la frite et des sucres rapides. Il fallait vraiment s’accrocher pour tenir dans ce laboratoire à casse-croûte où même la bonne ambiance est standardisée.

Ici, le tutoiement et l’utilisation du prénom étaient de rigueur, en n’oubliant pas de s’appliquer à bien utiliser, excessivement, toutes les formules de politesse :

–Tu te fais bien exploiter Emma, s’il te plait ?

–Oui, oui, Sylvie, merci !

Plus je m’éloignais de mes convictions, plus mes parents étaient rassurés et même, fiers demoi.

L’avantage de ces emplois est qu’ils sont souvent de courte durée.

Après ça, j’aurais pu faire n’importe quel boulot. Cette boîte a au moins l’avantage de rendre les fainéants volontaires, et lorsque l’occasion se présenta, devenir vendeuse dans un magasin de pompes funèbres ne m’angoissa pas du tout, mieux, ça me soulagea.

C’était évidemment très reposant. Les morts sont beaucoup plus calmes et moins exigeants que les vivants ! Dans ce petit magasin, planquée derrière ma caisse, je n’étais plus obligée de forcer ma bonne humeur et comme le respect des clients passait par le silence et la discrétion, j’avais du temps pour être moi-même ! Seulement à force d’être moi-même, je finis par faire quelques gaffes très mal vues des clients en deuil, et à juste titre.

À plusieurs reprises, lorsque mon regard croisait le mot « souvenir » sur une plaque de marbre ou une carte de condoléances, la chanson de Johnny venait se coller à mon esprit pour n’en ressortir qu’au moment où je me rendais compte, grâce au regard stupéfait d’un client, que je la chantais à voix haute, quelques fois même, en claquant des doigts, au rythme de mes hanches :

« Souvenirs, souvenirs,

Je vous retrouve dans moncœur,

Et vous fait redécouvrir

Tous mes rêves de bonheur… »

L’idée de rire naturellement de toutes les choses macabres qui m’entouraient ne m’inquiétait pas. J’en étais même arrivée à imaginer mon propre enterrement, dans les moindres détails. De même que les autres jeunes filles de mon âge en étaient à imaginer leur mariage, j’avais choisi les fleurs, la musique, les plaques assorties à une superbe pierre tombale, recouverte d’un camaïeu allant du gris clair au gris foncé, le style de l’écriture de mon épitaphe, et mon épitaphe elle-même :

« Si j’avais su, j’aurais pas v’nu ! ».

Tout était prévu. J’étais plutôt à l’aise dans ce travail qui en aurait angoissé plus d’un. J’étais même fière de voir l’étonnement et la stupeur sur les visages de mes interlocuteurs, presque gênés, lorsque je leur révélais ma profession. J’allais bientôt comprendre pourquoi toutes ces personnes me plaignaient.