Anna et le mystère de la mine oubliée - David Bessenay - E-Book

Anna et le mystère de la mine oubliée E-Book

David Bessenay

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Beschreibung

Dans un village rural des années 1920, Anna, une jeune fille courageuse, mais marginalisée en raison de ses origines ritales, vit des aventures épiques avec son seul ami, Antoine. Alors que le lavoir de la communauté est à sec et que les inquiétudes concernant sa mère veuve de guerre grandissent, Anna trouve un soutien inattendu en trois personnages excentriques. Au cours d’une exploration nocturne dans une mine abandonnée, ils découvrent les sombres intentions d’un baron cupide. Quels défis les attendent après cette découverte ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste spécialisé dans l’agriculture et la ruralité depuis deux décennies et historien de formation, David Bessenay est également un écrivain talentueux. Il partage son amour pour le terroir et l’histoire à travers une diversité d’œuvres : essais, romans, récits, scénarios de bande dessinée et documentaires. Destiné à un public de tous âges, "Anna et le mystère de la mine oubliée" rend hommage à l’immigration italienne du début du XX siècle.

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David Bessenay

Anna et le mystère

de la mine oubliée

Roman

© Lys Bleu Éditions – David Bessenay

ISBN : 979-10-422-2500-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire de Véronique-Anna Briglio

Chapitre 1

Saint-Martin, fin de l’été 1920

Le mois de septembre s’égrenait lentement. L’école n’avait pas encore rouvert son grand portail blanc et les enfants de Saint-Martin profitaient de ces derniers jours de vacances pour jouer au bord des ruisseaux ou à l’ombre des châtaigneraies. La lueur du jour se prolongeait encore longtemps après le souper, permettant quelques escapades épiques au milieu des champs, des bois et des vignes ou bien dans les ruelles et places du petit bourg. Le village était un immense terrain de jeux et les rires facétieux des enfants accompagnaient l’approche du crépuscule.

Le petit Antoine était installé à Saint-Martin, où son père exerçait le métier de facteur, seulement depuis le début de l’été. Il lui en voulait beaucoup de provoquer des déménagements réguliers, de le contraindre à se sentir un étranger partout, de ne pas lui laisser le temps de devenir un véritable autochtone.

Antoine s’accrochait à sa nouvelle amie, Anna, la seule à être venue lui parler spontanément, comme à une bouée de sauvetage dans ce monde peuplé d’inconnus particulièrement moqueurs et intolérants avec ceux qui n’étaient pas nés ici.

Il la suivait dans ses bouffées d’inventivité, de jeux toujours plus divertissants les uns que les autres. Elle avait l’imagination qui lui manquait et le courage qui lui faisait défaut. Elle n’avait jamais peur de rien, surtout pas des interdictions, et elle ne craignait pas de se faire gronder par les adultes.

Au loin, les cloches de l’église tintinnabulaient leur rappel à l’ordre ; il serait bientôt temps de rentrer à la maison et d’aller dormir. Alors Anna voulait profiter de ces derniers moments de liberté.

— Attends-moi.

Antoine arriva à hauteur de sa copine. Il reprit sa respiration, les mains sur les genoux.

— Alors, tu n’arrives pas à suivre une fille ? J’espère que ton père va plus vite avec son vélo, pouffa-t-elle.
— Si, mais…

Le manque d’air l’empêcha de finir sa phrase. Anna lui accordait une amitié aigre-douce, le provoquait sans cesse jusqu’à le faire craquer, mais il avait du mal à lui en vouloir. Avec la casquette de son père qui lui tombait sur les yeux et cachait ses cheveux blonds frisés, elle ne ressemblait à aucune autre petite fille. Antoine ne savait pas mettre de mots sur l’émotion qui le traversait quand il était en sa compagnie, il savait juste qu’il se sentait bien en sa présence, plus vivant que jamais.

Anna lui accorda quelques secondes de répit, et pendant qu’Antoine récupérait, elle sortit de sa poche un lance-pierres de sa fabrication : pas très esthétique, mais robuste d’apparence. Elle se pencha pour ramasser trois cailloux, choisit celui aux formes les plus régulières, le plus poli et rejeta les deux autres. Elle plaça l’élu dans l’élastique, le pinça avec l’aide de son pouce et de son index, monta ses bras à hauteur de son regard, ferma un œil et visa. La feuille du noyer fut percée d’un coup sec en plein centre.

— Wooouaaah… Anna vient de remporter le titre de championne de France de Saint-Martin, cria-t-elle satisfaite, levant les bras au ciel, mimant les sportifs venant de remporter l’épreuve de leur vie.

Antoine eut un regard admiratif, mais il blêmit quand Anna lui tendit l’outil. À vrai dire, il n’avait encore jamais tiré avec un lance-pierres.

— Ouais, facile, murmura-t-il pour se donner de l’assurance.

Il prit le manche, ramassa un caillou. La feuille de noyer à 20 pas de distance, lui parut une cible si petite, si difficile à atteindre, qu’il se mit en quête d’une autre, plus accessible. Quand il eut enfin trouvé ce qu’il cherchait, il arma son lance-pierres et essaya de prendre la même posture que sa copine.

Derrière ses lunettes, il tentait de viser, dessinant sans le savoir un rictus complètement disgracieux sur son visage qui fit émettre un petit sourire narquois à sa camarade.

— T’as des lunettes, mais tu raterais une vache dans un couloir. Bigleux et maladroit, lança Anna, plus pour le déconcentrer que pour se moquer.
— Tu vas voir ce que tu vas voir, répondit Antoine d’une confiance toute feinte. Regarde là-bas.

Au moment de lâcher l’élastique, il ferma les yeux comme pour remettre dans les mains du destin le sort de son caillou, et s’autorisa même une incantation intérieure, mais il sentit soudain son coude se dérober.

Anna venait de le faire bouger volontairement, pile au moment fatidique. Il n’eut même pas le temps de se plaindre, Anna cria.

— Idiot ! Tu visais la pie !

Le volatile quitta son piquet d’un battement d’ailes sans comprendre qu’il avait été l’enjeu d’un concours des plus sérieux entre les deux enfants.

Le caillou, dévié de sa trajectoire par le coup donné par Anna dans le coude de son compère, termina sa course sur une grappe de raisins bien juteuse dans la vigne d’à côté.

Les deux vignerons, occupés à donner les derniers coups de cisailles à la fraîcheur du soir, juste avant la récolte, sortirent de leurs gonds. Ils se mirent à courir en direction des enfants agitant leurs casquettes d’une main comme pour éloigner cette volée de garnements.

— Vous ne pouvez pas aller jouer ailleurs ?
— Déjà que la grêle nous a privés de la moitié de la récolte et vous voulez en enlever encore ?

Anna et Antoine n’entendirent pas exactement le contenu des remontrances, ils avaient déjà pris les jambes à leur cou, sans chercher à demander leur reste. Ils couraient bien trop vite pour les vignerons à sabots, qui continuaient de vociférer, tout essoufflés.

— La fille de la Napolitaine, comme par hasard !
— Vous ne perdez rien pour attendre !

Tout en s’enfuyant, Anna et Antoine s’invectivaient.

— Triple idiot, pourquoi tu vises un pauvre petit oiseau ? C’est cruel, il ne t’a rien fait.
— Ce n’était rien qu’un piaf, une pie qui n’arrête pas de chaparder des fruits.
— Les oiseaux ont aussi le droit de manger.

Ils se retournèrent et purent constater avec soulagement que les vignerons avaient stoppé leur chasse. Ils terminèrent le chemin en marchant, jusqu’à l’entrée du bourg. La lumière du jour commençait à faiblir, il était tard.

Antoine en avait assez pour aujourd’hui, il savait qu’il risquait fort de se faire gronder en rentrant à la maison et il entendait déjà les reproches de son père sur ses « mauvaises fréquentations ». Il faut dire qu’Anna traînait une réputation d’effrontée. Et ses origines italiennes, par son père, n’arrangeaient rien.

Antoine prit la direction de sa maison, mais sa copine le rattrapa par la manche.

— Viens, suis-moi !
— Mais tu vas où là ? On ne va pas passer par là !
— Oh le trouillard, tu n’as jamais osé traverser la Cour des Miracles, pas vrai ?
— La cour de miracles ?
— Oui comme dans Quasimodo. Ta maman ne t’a jamais raconté cette histoire ?
— Non, ça ne me dit rien… Et puis pourquoi on ne passe pas dans la grande rue ? Elle est bien éclairée, il va bientôt faire nuit.
— C’est un raccourci. Allez, viens, trouillard !

Ils s’avancèrent dans une venelle sombre, Antoine, peu rassuré, un pas derrière Anna. La Cour des Miracles était le quartier le plus pauvre du bourg. Les masures étaient faites de bric et de broc et les habitants vivaient en marge de la bonne société villageoise. On ne s’approchait guère de ce quartier malfamé et insalubre, c’était une recommandation que les parents adressaient à leurs enfants dès leur plus jeune âge, comme si la pauvreté était contagieuse.

Ils débouchèrent à pas de loups dans une sorte de cour intérieure entourée de trois maisonnettes chancelantes. Un chat de gouttière décoiffé, dérangé par ces étrangers durant le festin qu’il s’accordait dans une poubelle débordante, émit un miaulement réprobateur qui fit sursauter Antoine.

— Allez, on y va. Il faut se dépêcher pour rentrer avant la nuit.

Il accéléra son pas pour quitter au plus tôt ce lugubre endroit.

— Attends !
— Quoi encore ?
— Viens !

Anna s’approcha doucement d’une fenêtre de rez-de-chaussée ouverte. C’était celle du cordonnier du village. Les deux enfants jetèrent un œil à l’intérieur. L’artisan travaillait encore à la lumière de la bougie, tournant le dos à la fenêtre.

Antoine, interloqué, ouvrit de grands yeux ronds : Anna était en train de sortir son lance-pierres de sa poche et de ramasser un caillou au sol !

— Nooooon, souffla-t-il en vain.

Anna ne l’écoutait plus, elle n’en faisait toujours qu’à sa tête de toute façon. Elle se releva discrètement pour s’ouvrir un angle de tir et visa un outil accroché au mur du cordonnier, au-dessus de sa tête. Bing ! En plein dans le mille ! Le caillou heurta la lame du tranchet. Le cordonnier quitta les yeux de la chaussure qu’il raccommodait et fronça les sourcils sous ses lorgnons. Il avait un visage émacié assez inquiétant, surmonté de sourcils touffus et d’un front dégarni duquel dépassaient quelques fines mèches désordonnées.

Il regarda à gauche, à droite, puis retourna à son travail qui réclamait la plus grande attention. Un deuxième caillou rebondit, Anna était décidément très habile. L’artisan chercha plus attentivement, se retourna sans déplacer son fauteuil roulant dans lequel il était vissé. Devinant qu’il se tramait quelque chose derrière la fenêtre, il se remit au travail, méfiant, prêt à bondir, enfin, façon de parler, à surprendre les importuns.

Les deux enfants s’étaient baissés pour être hors de portée de la vue du cordonnier. Anna se marrait en sourdine, mais Antoine riait jaune, il avait peur d’être repéré.

— Cette fois, on y va.

Mais Anna avait une autre idée en tête.

— Suis-moi, ordonna-t-elle d’un geste du bras.

Elle enjamba la fenêtre et entra dans l’atelier. Elle se mit immédiatement à quatre pattes et avança sur le sol poussiéreux. Antoine la suivait à regret, constatant la saleté s’accumuler sur ses culottes. Mais il progressait dans la pièce avec moins de discrétion que sa copine. Le cordonnier était alerté, il sentait une présence dans son dos, mais patienta avant d’intervenir, comme pour mieux laisser approcher ses proies.

Les deux enfants slalomaient à travers la pièce pour contourner les objets gênants et s’approchaient discrètement, enfin le pensaient-ils, du fauteuil de leur victime. Quand il fut à portée de main, Anna dévissa le bouchon de la chambre à air de la roue, qui se mit immédiatement à laisser échapper un souffle plaintif.

Le cordonnier baissa les yeux, poussa un cri de colère. Anna et Antoine se relevèrent brusquement et quittèrent les lieux en toute hâte. L’artisan tenta de les prendre en chasse, mais il était à plat du côté droit ! Les enfants enjambèrent la fenêtre à bout de souffle, tandis que l’artisan cherchait un objet à leur lancer dessus pour évacuer sa colère autant que pour les punir de leur audace. Il attrapa un marteau puis se ravisa. Quand même, il n’avait à faire qu’à deux enfants farceurs. Il récupéra alors une chaussure en cours de réparation et la catapulta en direction des intrus.

Les deux enfants avaient juste eu le temps de sauter par la fenêtre et de se réfugier à l’abri du courroux du cordonnier. Anna affichait le visage de l’espiègle qui avait réussi son coup, Antoine lui était complètement terrifié.

— Mais quelle idée t’est passée par la tête ?

Elle n’eut pas le temps de répondre. La chaussure à la semelle décollée rebondit sur le rebord de la fenêtre puis retomba mollement sur la tête d’Antoine qui s’était assis juste au pied de la baie avec sa camarade pour se remettre de ses émotions. Anna la ramassa par terre et l’observa.

— Hum, joli modèle. Hé, sans Pattes, envoie la deuxième. On va pas marcher à cloche-pied quand même ?
— Sans Pattes ?
— Je t’expliquerai, Antoine.

Le cordonnier bougonna, ces gamins sans gêne mériteraient une bonne correction. Les deux enfants se relevèrent pour quitter les lieux sans traîner, mais ils tombèrent nez à nez avec la voisine, attirée par ce barouf inhabituel. C’était une vieille femme avec le visage ridé, mais doux. Elle portait une longue robe unie violette, ses cheveux longs étaient précautionneusement rangés dans un chignon. Elle se tenait debout juste devant la devanture de sa boutique « Chez Mathilde. Couturière pour sœurs siamoises ».

— Les enfants, arrêtez de faire la misère à ce pauvre Eugène.
— Eugène ? interrogea Anna.
— Oui, celui que les idiots du village appellent Sans pattes. Eux sont « sans cœur » si vous voulez mon avis.
— Les idiots ? balbutia Anna d’une voix repentante.
— Rassurez-moi, ce n’est pas votre cas ? poursuivit la vieille dame, exhibant un petit air faussement naïf qui voulait dire qu’elle avait déjà la réponse.

Antoine et Anna baissèrent les yeux, gênés.

— C’est un brave homme, en plus d’être un excellent cordonnier. Chez qui crois-tu que ta maman fasse réparer tes souliers ?

Anna regarda ses chaussures, un peu honteuse.

— Allez, rentrez vite, vos parents vont se faire du souci, conclut Mathilde sans se montrer menaçante.

Anna quitta ses chaussures et les porta à la main. Elle entama sa course en direction de sa maison.

— Je préfère courir pieds nus, je vais plus vite, lança-t-elle toujours guillerette, à Antoine qui essayait péniblement de la suivre, mais n’avait pas le même élan.

Il faisait nuit désormais et le duo s’approcha d’un espace éclairé par un lampadaire public crachotant une lumière vacillante. Ils n’aperçurent pas une ombre aussi inquiétante qu’imposante qui venait à leur rencontre et vinrent ainsi s’emplâtrer dans deux lourdes jambes, celles d’un géant qui terrifiaient les habitants du village : le Russe. Anna et Antoine se retrouvèrent tous les deux, le cul par terre, à l’ombre de son corps volumineux et… d’un tonneau, posé sur son épaule.

Ils relevèrent la tête.

— Le, le, le…. Russsseeeeeeee, s’exclama Antoine, épouvanté comme s’il avait vu un fantôme.

Il se tourna vers sa copine qui affrontait le Russe d’un regard dur, comme pour mieux montrer qu’elle n’avait pas peur. Antoine lui chuchota à l’oreille.

— On m’a dit qu’il enlevait les enfants et les enfermait dans sa cave jusqu’à ce qu’ils meurent de faim.

Si haut soit-il, le Russe avait l’oreille fine et avait bien entendu les messes basses. Il s’inclina tout en gardant son tonneau en équilibre sur l’épaule, pour parler de plus près aux enfants. Il prit son air le plus sérieux.

— C’est exact. Et j’ajouterai que je bois le sang des garnements comme vous.

Antoine interrogea, toujours tremblant :

— Vous, vous êtes une sorte de vampire ?
— Non, Dracula vient des Carpates, moi, des grandes plaines de la Russie, ma mère patrie.

Anna, intrépide, lui jeta une autre rumeur à la figure.

— On dit que vous mangez les chats !

Le Russe rétorqua toujours aussi sérieux :

— Seulement deux ou trois au petit-déjeuner.
— Beurk ! s’exclamèrent de concert les deux enfants.

C’est alors que le géant se redressa et partit d’un fou rire bruyant. Anna se dérida et commença à s’apaiser, Antoine avait du mal, toujours hésitant sur les intentions de ce monstre.

Le Russe retrouva son sérieux.

— Il ne faut pas croire tout ce que disent les adultes !

Antoine dont les battements du cœur ralentissaient enfin, observa son interlocuteur avec curiosité :

— Pourquoi portez-vous un tonneau ?
— Je ne porte pas un tonneau, je porte ce qu’il y a dedans : le vin de nos amis vignerons, jusque dans les cabarets. Je suis transporteur en somme.

Antoine écarquilla les yeux.

— Parce qu’il est plein ? Mais comment faites-vous, ça doit être lourd ?

Le Russe avait du mal à masquer sa fierté. Il tenta de se la jouer modeste.

— N’exagérons rien. Ce n’est pas un fût, juste une feuillette. Elle ne contient que 110 litres.
— Waouh ! s’écrièrent-ils, admiratifs.
— Plus le poids du tonneau en bois de châtaignier rajouta le Russe devant son auditoire conquis par ses capacités musculaires.

C’est alors que des bruits de pas se firent entendre, de plus en plus proches. Un petit homme trapu et bedonnant arriva par le chemin et apparut sous la lumière du lampadaire. Cet homme-là, tout le monde le connaissait et il faisait aussi peur à sa façon : c’était le garde champêtre.

— Le Russe ! Tiens, tiens, encore vous ! Mais où allez-vous avec cette barrique ? lança-t-il interrogateur en se triturant la moustache.

Mais c’est Antoine qui répondit d’une voix hardie.

— Ce n’est pas une barrique m’sieur, c’est une fillette.

Anna corrigea comme si les enfants étaient dans une classe devant leur institutrice.

— Idiot, on dit une feuillette, pas une fillette.
— Oui, ben ça va, c’est presque pareil.

Le Russe lança un clin d’œil discret aux enfants et s’adressa au représentant de l’autorité.

— Je ramène ce tonneau vide que l’on m’a donné, ça me fera une jolie petite table dans ma cuisine. Je n’ai pas assez d’argent pour m’en commander une chez le menuisier.

Le garde champêtre n’avait pas envie de causer décoration. Il fit le tour du bonhomme et de son accessoire toujours perché sur l’épaule.

— Il est vide ? Oui, bien sûr, conclut-il, un brin suspicieux, le regard plissé.
— Bien sûr, comment pourrais-je le porter sinon ? interrogea innocemment le Russe.
— Évidemment, reprit l’agent en se frottant le menton. S’il avait été plein, vous devriez me présenter les formulaires B212 et AJ22C du ministère, en trois exemplaires. Sans oublier la patente de la régie des alcools.

Les enfants riaient sous cape devant la supercherie qui leur rendait soudain le Russe infiniment sympathique. Mais c’est alors que des gouttes s’échappèrent de la bonde du fût, visiblement pas totalement hermétique. Elles glissèrent le long de la douelle et finirent leur course sur la casquette du garde champêtre. Les enfants se retinrent de rire.

Le garde champêtre prit un ton pressé :

— Bon, la pluie s’en vient, ils ne l’avaient pas annoncée dans la gazette du jour pourtant. Je vais rentrer chez moi. Faites-en de même, monsieur, il est tard. La Cour des Miracles n’est pas un endroit où l’on se balade tout seul la nuit.
— Vous avez peur que quelqu’un m’agresse ?
— Et pourquoi pas ? Par les temps qui courent, il ne faut jurer de rien, une mauvaise rencontre est vite arrivée, surtout dans ce quartier, poursuivit le garde sur un ton faussement protecteur.

Le Russe tourna les talons et s’en alla en direction de la Cour des Miracles où se trouvait sa modeste maison, saluant la compagnie de sa main libre. Le garde champêtre se frotta toujours le menton en fixant le tonneau puis abandonna là son interrogation. Il se retourna vers les enfants.

— Et vous, filez dare-dare chez vos parents, je ne veux plus vous voir traîner ici.

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois.

Chapitre 2

Le lendemain soir…

Anna franchit les portes de la maison moins de cinq minutes après que les cloches de l’église avaient sonné six coups. Elle avait fait le chemin du retour au pas de course, sans le moindre détour, sans le moindre crochet buissonnier. C’est bien la première fois de l’été qu’elle rentrait à l’heure fixée par sa maman.

Elle aperçut sa silhouette si coutumière devant son fourneau. Elle s’attendait à ce qu’elle la félicite pour son retour précoce, mais elle resta froidement silencieuse, sans même se retourner. Elle n’allait pas lui pardonner son retard de la veille aussi facilement. L’indifférence de sa mère semblait faire partie de la sentence. Anna s’approcha et la vit s’essuyer son front dégoulinant de transpiration. Elle semblait épuisée, à bout de forces.

Anna décida de rompre ce silence qui lui paraissait tellement pesant. Elle prit sa voix la plus douce, la plus innocente.

— Qu’est-ce que tu prépares de bon, maman ?
— Une ratatouille.

Anna approcha son nez de la casserole et huma.

— Huuum, j’adore ça.

Elle attrapa une cuillère en bois et tenta de la plonger dans l’onctueux mélange de légumes, mais fut vite interrompue par une petite tape sur la main.

— Hey gourmande, c’est pour le repas de demain la ratatouille ! Ce soir, c’est la soupe qui nous attend. Va plutôt te laver les mains et mettre la table.

Anna n’était pas en position de rechigner, elle s’exécuta. Elle sortit se nettoyer dans la bassine d’eau qui reposait sur un banc en pierre, juste sous le chéneau qui descendait du toit cafi de mousse. Elle rentra et plaça assiettes et couverts sur la vieille table en bois fatiguée, que sa maman tînt de la sienne qui elle-même l’avait reçu de la sienne.

Ingrid était encore en colère contre sa fille, mais elle n’avait pas assez de force pour s’engager dans une nouvelle session de remontrances. Et puis elle avait suffisamment rabroué sa fille la veille. Elle ne put s’empêcher cependant une remarque.

— Pourquoi caches-tu tes cheveux ? Tu tiens tant que ça à ressembler à un garçon ?
— C’est la casquette de mon papa adoré, contesta la petite fille, sûre du poids de son argument.

La réponse décrocha en effet un sourire à sa maman.

— Oui, mais elle est bien trop grande pour toi, dit-elle en lui ôtant le couvre-chef.

Elle glissa son autre main dans la chevelure et réussit, malgré quelques crins résistants, à dérouler les longs cheveux blonds et frisés de sa fille.

— Voilà, je suis sûr que ton papa préférerait te voir comme ça ! observa Ingrid. Tu es frisée comme lui et blonde comme ta maman, rajouta-t-elle avec fierté.

Mais elle regretta l’allusion à Salvatore, car elle vit passer un voile de tristesse dans le regard de sa petite fille.

— Je vais finir de mettre la table, lança sa fille pour écourter ce moment de malaise.

Ingrid prit la direction du coin de la pièce et de l’unique fauteuil de la modeste maison, dépourvue d’objets de décoration futiles. Elle s’écroula de fatigue dedans, à la limite de l’évanouissement. Anna s’approcha d’elle, très inquiète, mais sa maman tenta de la rassurer avant même qu’elle n’ouvre la bouche.

— Ce n’est rien ma petite, je suis juste exténuée. Depuis que le lavoir est à sec, je dois aller laver le linge à la rivière, c’est loin et c’est très fatigant.
— T’inquiète pas maman, j’irai avec toi ou je peux même y aller à ta place.
— Ma chérie, l’école va bientôt reprendre. C’est ça le plus important.
— Pour ce qu’on y apprend… Pfff, c’est ennuyeux d’être assis sur une chaise toute la journée, enfermée.
— Tu vas y apprendre à ne pas finir comme ta mère, à ne pas gagner ta vie en faisant le ménage ou en lavant du linge. Futée comme tu es, tu pourrais peut-être bien devenir institutrice.

La suggestion ne plut guère à Anna, qui contesta les bras croisés et la mine renfrognée.

— Ah non, je ne veux pas devenir la nouvelle Madame Mercier.

L’institutrice, une vieille femme revêche et sévère, jouant volontiers de la règle sur les doigts des enfants indisciplinés, n’était pas du genre à faire naître des vocations.

— Alors, j’irai laver le linge les jours de repos, reprit Anna, jamais à court de solutions quand il s’agissait de s’inventer une activité en plein air, fut-elle laborieuse.

Lasse, Ingrid céda :

— D’accord Anna, d’accord, tu m’accompagneras. En attendant, allons souper, il est l’heure.

***

Ingrid s’était endormie dans son fauteuil après le repas qu’elle n’avait même pas réussi à terminer. Anna observait sa maman d’un coin de l’œil, elle n’était pas dans son état normal et la fatigue n’expliquait pas tout. C’est alors qu’on toqua à la porte ce qui eut pour effet de sortir Ingrid de sa torpeur.

Elle se leva avec difficulté, mais Anna avait été la plus rapide. Elle ouvrit la porte et blanchit quand elle aperçut Mathilde la couturière. Et si elle venait raconter sa bêtise chez le cordonnier ?

— Bonjour Anna, dit-elle avec un sourire rassurant, et bonjour Ingrid, poursuit-elle quand la maman apparut enfin dans l’encadrure de la porte. Elle lui tendit l’objet de sa venue. J’ai reprisé votre robe, ce n’était pas grand-chose.
— Oh merci, Mathilde, mais comment ferais-je sans vous ? s’interrogea Ingrid en admirant le travail soigné de la couturière sur son vêtement.
— C’était trois fois rien. Et puis il faut bien que je m’occupe en attendant mes clientes, sinon, je vais perdre la main.

Ingrid posa avec délicatesse sa robe sur le fauteuil puis se dirigea vers une étagère dans la cuisine. Elle sortit un petit pot dissimulé derrière quelques plats en terre cuite. Elle regarda à l’intérieur où reposaient deux pièces de monnaie isolées. Elle eut, un bref instant, un regard inquiet qu’elle masqua rapidement en récupérant l’une des deux pièces. Elle se dirigea vers la couturière en souriant.

— Voici Mathilde pour vous. Ça non plus, ce n’est pas grand-chose.
— Vous n’êtes pas sérieuse. Puisque je vous dis que j’ai fait ça juste pour garder la main. Cette pièce vous sera plus utile qu’à moi.
— Mais je ne peux pas…

Mathilde coupa la parole de la maman d’Anna et referma affectueusement la main d’Ingrid sur la pièce.

— Assez discuté, gardez cette pièce, il n’y a pas de négociation possible.

Elle enchaîna pour dissiper la gêne.

— Et allez donc passer cette robe pour voir si j’ai fait du bon travail !

Anna ne perdait rien des échanges verbaux entre les deux adultes.

— Oui, maman, essaye-la, tu vas être trop belle !

Ingrid caressa affectueusement la joue de sa petite fille. Elle savait décidément très bien faire oublier ses bêtises.

— Vous avez une charmante petite fille Ingrid, glissa-t-elle jetant un clin d’œil complice à Anna.
— Certes oui, mais depuis que son père n’est plus là, ce n’est pas tous les jours facile.

Mathilde se voulut rassurante.

— Elle est débrouillarde, maligne. Elle s’en sortira, vous avez ma parole.
— J’aimerais qu’elle soit un peu moins polissonne…
—