Butor - Vincent de Longueville - E-Book

Butor E-Book

Vincent de Longueville

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Beschreibung

À travers les péripéties de son personnage haut en couleurs, l'auteur livre un portrait sans concession de notre société contemporaine.

Butor a froid aux pieds. Il quitte alors La Colline qui l’a vu naître pour un monde dont il ne sait rien. Dans La Vallée, il se découvre une ambition : devenir un membre de l'espèce humaine aussi moyen que possible.
Logement, compte bancaire, études, télé-réalité, amours, parcours professionnel (employé à ne rien faire, trader, footballeur, écrivain, artiste peintre, etc.) : sa quête de normalité est semée d’embûches. N'est pas normal qui veut !
Grotesque et ingénu, Butor va d’échec en échec, mais jamais ne renonce, interrogeant sur sa route notre société et ses maux.

Un héros à la Forrest Gump pour un conte déjanté et salutaire !

EXTRAIT

Butor descendit de La Colline car il avait froid aux pieds. Certains ont prétendu qu’il avait faim. À tort. Retiens, lecteur, que Butor descendit de La Colline car il avait froid aux pieds. Pour le reste, il portait une peau d’ours déperlante lui assurant une bonne inertie thermique. Et un gourdin qui ne lui faisait ni chaud ni froid. Mais s’agissant des pieds, rien à faire, il se les gelait. Il faut dire que c’était l’hiver, qu’il allait sans souliers dans la neige et qu’il chaussait du 80.
Car il était singulier, Butor : corps massif surmonté d’une tête sans cou, les épaules prolongeant les joues, on l’aurait cru fait en pâte à modeler par un enfant de trois ans. Une couronne de cheveux posée sur un front bas masquait sa figure, comme une jupe d’herbes les cuisses d’une vahiné. Derrière ce rideau s’ouvraient sur le monde un œil bovin et une bouche singeant l’hébétude. Entre les deux, une tomate tavelée oubliée dans un bac à légumes : son nez. Et supportant tout ça, des pieds chaussant du comme on a dit. Pieds froids, donc.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1978, Vincent de Longueville a grandi dans le Lot, puis en région parisienne, où il s'est fixé. Après un parcours dans le journalisme, il se voue à l'écriture depuis 2010. Il est l'auteur de deux recueils de poésies au carrefour de la fable et de la chanson française : Petits Récits Fabuleux (Librairie Galerie Racine, 2010) et Le Retour du Loup (Librairie Galerie Racine, 2015). Butor est son premier roman. Vincent de Longueville est marié et père de quatre enfants.

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Vincent de Longueville

Butor

Roman

À Alfred, dont tu as le bonjour

Dans lequel Butor descend de La Colline car il a froid aux pieds, et sans autre raison

Butor descendit de La Colline car il avait froid aux pieds. Certains ont prétendu qu’il avait faim. À tort. Retiens, lecteur, que Butor descendit de La Colline car il avait froid aux pieds. Pour le reste, il portait une peau d’ours déperlante lui assurant une bonne inertie thermique. Et un gourdin qui ne lui faisait ni chaud ni froid. Mais s’agissant des pieds, rien à faire, il se les gelait. Il faut dire que c’était l’hiver, qu’il allait sans souliers dans la neige et qu’il chaussait du 80.

Car il était singulier, Butor : corps massif surmonté d’une tête sans cou, les épaules prolongeant les joues, on l’aurait cru fait en pâte à modeler par un enfant de trois ans. Une couronne de cheveux posée sur un front bas masquait sa figure, comme une jupe d’herbes les cuisses d’une vahiné. Derrière ce rideau s’ouvraient sur le monde un œil bovin et une bouche singeant l’hébétude. Entre les deux, une tomate tavelée oubliée dans un bac à légumes : son nez. Et supportant tout ça, des pieds chaussant du comme on a dit. Pieds froids, donc.

En hiver, Butor se les mettait d’ordinaire au chaud, éventant ses orteils devant une bonne flambée de troncs, sous la cheminée naturelle de La Grotte. Or, cet hiver-là, alors qu’il avait quitté un instant La Grotte pour admirer la Grande Ourse, ou bien la Petite (peu importe, cette précision étant une façon délicate de signifier qu’il se lavait les mains), une ourse de taille moyenne s’était glissée dans son antre. Il l’avait trouvée se chauffant les pattes à son feu. Butor s’était adapté en prenant ses jambes à son cou. Par bonheur, s’il avait bien une qualité, c’était d’être adaptable. Mais enfin, il avait beau être adaptable, il avait froid aux pieds.

Notre spécimen savait sans savoir que la température baisse d’un degré tous les 100 mètres de dénivelé négatif. Ayant froid aux pieds, il rejoignit d’instinct La Vallée. Il n’avait pas besoin de raquettes pour marcher sur la neige, ses pieds étant suffisants (comprends, lecteur, que ses pieds suffisaient, non qu’ils fissent montre de suffisance, même si cela pouvait leur arriver par ailleurs).

Butor tomba d’emblée sur le cœur commercial de La Vallée : Distriburp, du petit nom de son fondateur, un monsieur Burp comme tant d’autres (mais en plus riche), Rupert pour les intimes qu’il n’avait pas. À l’imitation des membres de l’espèce, notre spécimen monta dans une consommette affichant la capacité de stockage d’un 36-tonnes. Il la promena bovinement entre les rayons, en tenant bien sa droite.

Au cédez-le-passage, il s’arrêta en feux de détresse devant une démonstratrice pas vilaine, qui vous informait pour pas un rond sur le sèche-cheveux hAir by Burp : moteur de 2400 watts, flux d’air à 150 km/h, température réglable de 100 à 250 degrés, touche air froid pour fixer la mise en forme, émission sonore de 70 décibels (contre une moyenne de 80 à performances égales), cordon anti-entortillement de trois mètres, poids de 495 grammes, fonction lissage, fonction ionique anti-frisottis et électricité statique, anneau de suspension, grille amovible pour un nettoyage aisé, poignée pliable… Je coupe court, car la queue se forme derrière Butor.

Notre spécimen était intéressé par pareil sèche-cheveux, bien entendu, et s’imaginait déjà en diriger le flux d’air à 250 degrés sur ses pieds, quand la consommette de derrière l’avisa d’un coup de klaxon qu’il avait provoqué un bouchon jusqu’à l’entrée du Distriburp, le sommant de reprendre sa route.

Parvenu au rayon chaussures, Butor les essaya toutes, ignorant d’évidence l’existence du goût, et plus encore de cette sous-catégorie dénommée bon goût. Hélas ! Les modèles s’arrêtaient au 50 et notre spécimen, tout adaptable qu’il fût, était quand même rigide des pieds, psychorigide même, chaussant, on le sait, on le saura, du 80.

Butor allait se résigner, lorsqu’il repéra une gigantesque paire de mocassins à glands, en nubuck rouge, de ces modèles publicitaires ne pouvant être vendus. Modèle publicitaire – ne peut être vendu, déchiffra-t-il sous la semelle, comme pour me donner raison. Notre spécimen bloqua sur les mocassins, qui bloquèrent en retour sur lui, et le cercle devint vicieux comme un régiment de légionnaires en permission. Il faut reconnaître qu’une première paire de chaussures, nous sommes nombreux à l’avoir vécu, c’est quelque chose ! Ça tient de la rencontre entre l’homme (concernant Butor, le vivant) et la civilisation, qui va s’opposer à l’ensauvagement de la voûte plantaire, endiguer la pente naturelle aux pieds plats et aux orteils évasés.

Butor semblait avoir trouvé chaussure, d’autant qu’en vertu d’une loi m’autorisant à écrire ce que je veux dans les romans, la paire chaussait du 80. Arriva le chef de rayon, assez psychorigide lui-même, pour qui un modèle ne pouvant être vendu ne pouvait être vendu. Jusqu’à ce que Butor le couvrît de l’ombre de son gourdin. Alors le vendeur se fit onctueux, saisissant avec mille précautions les pieds glacés de notre spécimen, bleus comme des saphirs à orteils, et leur donnant pour écrins les mocassins à glands. « Et non pas de gland », prit-il soin de préciser.

–Plaît-il ? interrogea Butor (car tu le découvres en cette occurrence, bon lecteur, mais il parlait un langage de paladin médiéval, qu’on pourrait qualifier de décalé, eu égard à son physique de Monsieur Patate).

Question qui devait demeurer sans réponse. Mais c’était, en cet instant, secondaire : chaleur du nubuck, élégance des glands : les pieds de notre spécimen étaient comblés.

Ensuite, mais seulement ensuite, Butor eut faim.

Où Butor saisit le dernier tofu au bouc de Yannick-Aymeric

Butor prit la sortie numéro 7 : Alimentation responsable. Il avait longé cinquante mètres carrés linéaires d’infusions ventre-plat-seins-rebondis et de tisanes jambes en l’air (ou légères, ma mémoire se trouble), quand il tomba sur un tofu affichant avec un orgueil légitime la double estampille de l’agriculture biologique et du commerce équitable. La dernière barquette du rayon lui tendait ses petits bras de produit éthique, et étique aussi. Sous hypnose, Butor descendit de consommette (en novice, il s’était garé trop loin du rayon) et s’empara de la barquette, sans voir qu’il venait de griller la politesse à Yannick-Aymeric Bobeau.

C’était un monsieur entre deux âges, qui cherchait à faire moins. Il arborait une chevelure antigravité et un pourtour de bouche pileux. Et portait un blouson cintré en daim sur une chemise violet électrique à col pelle-à-tarte, un pantalon de cuir marron très serré à l’entrejambe, des chaussures interminablement pointues qui lui donnaient l’air de chausser du Butor. Une fragrance musquée lui fuitait de l’aisselle quand il levait le bras pour remettre sa mèche. Il transpirait en outre la confiance en sa vision du monde.

Yannick-Aymeric Bobeau toisa Butor du haut de son mètre soixante-huit, notre spécimen lui rendant un regard bovin. Son cœur lui dictait d’offrir le dernier tofu à Yannick-Aymeric, mais son estomac se noua dans un bruit de canalisation mal vidée, comme pour lui rappeler qu’il avait faim. Alors l’emporta son besoin impérieux de manger du lait de soja caillé issu de plants sélectionnés par nos soins, ayant subi les étapes du pressage antique au caillage authentique, contribuant à soutenir les petits producteurs traditionnels du sud-est asiatique, et Butor embarqua la barquette dans sa consommette.

Yannick-Aymeric amorça un petit mouvement du bouc – un naturaliste avisé aurait perçu qu’il tiquait. Notre homme se contint pourtant, car il n’était souci ni barquette de tofu qu’un bon sac de ducatons ne parviendrait à régler. Il en proposa à Butor le double de son prix. Notre spécimen était tenté, qui sentait déjà que, sans ducaton, La Vallée lui serait plus hostile qu’un hiver pieds-nus sur La Colline. Mais bon, il avait quand même entre les mains la Rolls du tofu. Et faim.

–Que nenni, finit-il par répondre, dans cette langue qui n’était pas celle de son physique.

–Là ! Une soucoupe volante ! s’écria alors Yannick-Aymeric, perfide comme il pouvait l’être.

Et tandis que Butor cherchait l’ovni du regard, notre Bobeau national lança une main fouineuse dans sa consommette, s’arrogea la barquette et fila à l’anglaise.

Il ne fallait pourtant pas prendre notre spécimen pour un pied trop tendre.

–Cette soucoupe volante n’est que contre-feu de sorte à détourner mienne attention et escamoter mien tofu, raisonna-t-il à voix haute, sous les applaudissements nourris des témoins du fonctionnement de la belle mécanique intellectuelle butorienne (ou butoriste, la forme adjectivale n’étant pas encore fixée par l’Académie).

Alors se réveilla en Butor la diplomatie du gourdin. Au moment de passer à la caisse, Yannick-Aymeric fut rattrapé par un coup mat sur le haut du crâne, qui le décoiffa un instant. Un instant seulement, car sa crinière reprit aussi sec sa position initiale, indice qu’il avait sans doute fait usage de la fonction air froid du hAir by Burp, fixant la mise en forme. Quelqu’un choisit ce moment de grâce capillaire pour appeler les secours.

Le pompier Ponneuil arriva toutes sirènes hurlantes, déplia comme à la manœuvre la grande échelle et déroula la lance à incendie comme à la parade. Puis chercha du regard le brasier à dompter, la belle à cueillir à sa fenêtre enfumée, à tout le moins le chat coincé dans son arbre. Avant de comprendre qu’on n’en attendait pas tant. Bougon, il se résigna à prendre dans les siennes la main de Yannick-Aymeric, tandis que les cheveux du précité viraient au blanc. Dans un premier temps, cela lui donna un côté vieux beau. Mais bien vite, il perdit sa toison. Seul le bouc persista.

Dans La Vallée, l’opinion moyenne fut que, ce qui était arrivé à Yannick-Aymeric, c’était vraiment moche. Et que personne ne méritait ça, encore moins lui, car s’il en était un qui appartenait au camp des gengentils (étym. : du fr. gens gentils), c’était bien lui.

La vidéosurveillance du Distriburp montra un individu de type néandertalien frappant le caisson de notre Bobeau d’un objet contondant. Confondu (par la police, pas avec un autre), Butor passa la nuit en cellule. Peintures rupestres au mur et urinoirs en coins, cela ressemblait fort à La Grotte, la bonne flambée en moins, mais on n’allait quand même pas se plaindre : on dormait les pieds au chaud. Et de toute manière, on était adaptable.

Notre spécimen eut droit à un avocat commis d’office plus fantasque que fantastique, en la personne de Donovan Crevette, lequel fit un honneur parcimonieux à la profession, sa défense consistant à faire valoir que Yannick-Aymeric était plus beau chauve que chevelu. Ce qui se discute, assurément, mais en définitive, devant un juge, les goûts et les couleurs…

La Grande Justicière expliqua au méméchant (d’étymologie inconnue) Butor qu’il y avait une vie en dehors du gourdin et, afin de le civiliser, se mit en quête d’une peine pédagogique. Dans un premier temps, elle imagina une exposition publique sur un pal hérissé de barbelés et enduit de pili-pili. Et puis non : elle opta pour les gros yeux, et le condamna à payer à la victime des implants capillaires antigravité, gourdino-résistants, teinte crinière de lion. Pour les raisons évoquées plus haut, l’avocat Crevette trouva ça très dommage, cette histoire d’implants.

De son côté, Butor n’avait plus ni froid aux pieds, ni l’estomac dans les talons. Et discernait maintenant ce qu’il voulait dans la vie : devenir un membre de l’espèce comme un autre, quelconque, plat, lisse, transparent, médiocre (au sens latin de moyen), les pieds au chaud et du tofu dans la panse. Mais ce bonheur-là, il le comprenait, avait un prix.

Le lendemain, il pointa au chômage.

Dans lequel Énark Rondecuir fait des plans alphabétiques

C’est ici qu’Énark Rondecuir entre en scène. Pendant longtemps, ce pur produit de l’école de La République républicaine de La Vallée n’avait pas trouvé de travail. Jusqu’au jour où, prenant conscience qu’il n’était pas le seul, il vit la lumière : il travaillerait à trouver du travail à d’autres. Un trait de génie résumé par ce slogan : Votre travail ? Le mien !

Butor lui offrit sa confiance.

–Quelles sont vos aptitudes ? interrogea légitimement Énark Rondecuir.

–De prime : mienne faculté à m’adapter.

–Vous adapter ? Et à quoi ? interrogea non moins légitimement Énark Rondecuir.

–À tout.

–Vous avez un diplôme d’adaptation ?

–Non pas.

–Un brevet d’adaptabilité ?

–Que nenni.

–Un certificat d’adaptabilisation ?

–Point itou.

–C’est pas un peu fini de parler comme un médiéviste ? Moi aussi, je peux me la jouer avec une tapée de synonymes de rien ! Tenez : nada, peau de balle et balai de crin, que dalle, tintin, walou, que tchi, que pouic, nib, peau d’zobi… Bon, reprenons : dans La Vallée, pour exercer un métier, il faut en avoir exercé un. Si possible le même. Vous avez des expériences en entreprise ? Des recommandations ? Un CV peut-être ?

Butor lui tendit un parchemin calligraphié à la plume d’oie.

–Bien. Une analyse succincte de votre CV laisse à penser que vous pratiquez la pêche et la peinture, résuma Rondecuir. Alors, pour la pêche, c’est trop bête : j’avais un poste d’animateur de pêche à la ligne pour goûters d’anniversaire, mais il vient d’être pourvu…

–C’est là grand dommage.

–Pas trop de regrets : la concurrence était rude, deux mille candidats ; j’ai dû organiser un tournoi de doigt de fer pour désigner le vainqueur. En revanche, j’ai peut-être un plan B. Dans la peinture. C’est quoi votre spécialité exactement ?

Même s’il n’aimait pas trop les étiquettes, la création artistique étant trop personnelle pour être mise dans une case, notre spécimen se présenta comme peintre figuratif, adepte de la ligne claire et partisan de l’épure, spécialiste des sujets animaliers, avec une prédilection pour la faune de La Colline. Autrement dit : il dessinait des ours marron de profil.

Énark Rondecuir manifesta un enthousiasme mesuré.

–Non, parce que j’ai une offre de peintre en bâtiment, mais si c’est pour aller me coller des ours partout…

Et on chercha un plan C.

–Que diriez-vous d’une place de créateur de tendances ? Je vous lis la fiche de poste : « Capable de vendre un peigne à un chauve, vous inventez chaque jour de nouvelles expériences de consommation, à base de petits objets dérisoires mais très chers ; vous imaginez des campagnes de lavage de cerveaux et de bourrage de crânes, afin de creuser le désir du consommateur et de créer chez lui un irrépressible besoin de superfluités ; vous prenez soin de fragiliser vos productions en un point névralgique, dans le but de nourrir le marché de l’extension de garantie et du renouvellement ; vous recommencez. »

Butor ouvrait des yeux bovins qui laissaient deviner sa réponse.

–Je me demande bien à quoi ça vous sert d’être adaptable… Plan C, je raye. Plan D… Ah ! Ça y est, j’en tiens un ! Un poste de chefaillon. « Vous vous rendez insupportable à vos collègues. La hiérarchie vous promeut pour les sauver de la dépression. Vous passez de l’échelon N-10 à l’échelon N-9, ce qui vous offre un pouvoir dérisoire sur vos subordonnés. Vous leur commandez des cafés sans un regard ni un s’il vous plaît. Vous les sifflez pour une photocopie, vous les lynchez pour une faute d’orthographe, vous dénigrez leurs idées, tout en vous appropriant les meilleures. D’une manière générale, vous leur parlez comme à des chiens. » Mais attention ! ne croyez pas à une sinécure : seuls les tueurs réussissent. Je ne compte plus les chefaillons qui me sont revenus tout penauds. Ma femme, pour ne citer qu’elle, a laissé échapper un « merci » pour un café. Une semaine après, le type qui l’avait servie est devenu son chefaillon. Il lui a fait une vie d’enfer pendant un mois, et elle a fini par craquer. Alors, vous prenez ?

–Sieur Rondecuir, je crains de n’incliner guère vers le gagne-pain décrit céans.

Énark Rondecuir chercha vainement un plan E.

–Monsieur Butor, je suis au regret de vous le dire : il va falloir aller vous adapter ailleurs.

Où Butor postule à l’École de la Dernière Chance

Pour intégrer l’École de la Dernière Chance, il fallait n’entrer dans aucune case. La direction se montrait intraitable sur ce critère : toute tromperie sur la case entraînait automatiquement un renvoi vers celle qui aurait dû vous accueillir dès le départ. Le plus simple pour postuler était encore de se faire virer de partout : crèche, école, logement, boîte de nuit, entreprise, pays…

Déjà évincé de La Grotte, Butor paraissait si incasable à Énark Rondecuir qu’il lui constitua un dossier : attestation d’hébétude (délivrée par un profileur), brevet d’obscurantisme crasse (épreuve réalisée sous détecteur de mensonges), photomaton (sourire interdit). Le dossier fut d’abord refusé car la photo de Butor esquissait un semblant d’ébauche de sourire. Le coup d’après, il fit la gueule comme tout le monde, et fut admis au grand oral.

Butor ne fut pas ménagé, d’autant qu’on savait Rondecuir roublard à ses heures (n’avait-il pas tenté de fourguer sa femme à l’École de la Dernière Chance ? Madame Rondecuir était certes difficile à caser, mais pas à ce point-là). Notre spécimen répondit aux questions par autant de « plaît-il ? » et le jury fut forcé d’admettre qu’il n’entrait dans aucune case, trop différent pour l’École Nationale Centrale Unique Labellisée Ascenseur Social et Égalité des Chances1, mais pas assez pour le zoo de La Vallée.

Butor intégra l’École de la Dernière Chance en major. Ils étaient deux dans sa classe : au premier rang, un homoncule alignant des rimes plates, qui se faisait appeler Le Petit Poète ; au fond, près du radiateur en fonte, Butor. Petit, Le Petit Poète l’était. Poète, c’était à voir. Il avait une tête d’œuf, et s’exprimait mains derrière le dos et poitrine gonflée, comme s’il récitait une poésie sur une estrade. Dans l’intention de créer un esprit de corps, Butor prit place à ses côtés, ce qui ne lui plut guère, comme les termes peu galants de sa réaction le confirment :

–Tu empiètes sous ma table / Ce qui n’est pas équitable / Vireras-tu tes arpions ? / Ou dois-je appeler le pion ? /

–Plaît-il ? s’enquit Butor, opposant un œil bovin au regard fier du Petit Poète.

–Pousse tes pieds.

–Je chausse du quatre-vingt : / Il serait tout à fait vain / De croire qu’il m’est possible / D’avoir des pieds compressibles.

La réponse charma Le Petit Poète, qui reçut Butor pour ami. Dès lors, notre spécimen prit officiellement possession de sa moitié de table. Il sortit, d’un cartable illustré d’un super-héros américain fabriqué en Chine, une trousse floquée d’un manga japonais fabriquée en Tunisie et, de cette trousse, un double-décimètre et un porte-mines produits ailleurs et célébrant autre chose. Outils en mains, il traça une ligne de partage du bureau, et on put passer à des considérations moins prosaïques.

L’institutrice, Lady Fée, était ronde de partout : silhouette, visage, nez, jusqu’à ses pieds, miniatures d’elle-même. Elle prodiguait un savoir centré sur les matières non centrales, dont la dénomination variait selon l’humeur du Plus Haut Fonctionnaire à l’Éducation et à la Rééducation Aussi : matières créatives, récréatives, innovantes, alternatives, différentes, qui changent un peu…

En résumé, sachez que l’École de la Dernière Chance avait pour objectif de former des membres de l’espèce complets et éclairés, et que Butor y employait son temps ainsi : macramé, enfilage de perles, enfilage de préservatifs, rempaillage de chaises, origami, pyrogravure, poterie/pâte à sel, scoubidou, zumba. Toutes activités (zumba exceptée) qui demandent un certain doigté. Encore faut-il avoir des mains.

Butor, lui, avait des paluches, et ses notes s’en ressentaient. Lady Fée, qui avait pour consigne de noter entre 19 et 20 et d’arrondir à l’entier supérieur, culpabilisait de lui infliger des 19 tout ronds. C’était le stigmatiser, ce qui peut faire mal aux pieds, aux poignets, ainsi qu’au côté droit (je connais un type qui l’a vécu il y a deux mille ans). En éducatrice responsable, elle hésitait pourtant à gratifier d’un 20 sur 20 un collier sans perle ou un scoubidou à un fil. Cela pouvait être perçu comme une désincitation à mieux faire.

Butor se rattrapait avec un 20 en zumba, qui lui assurait une moyenne de 20 au nom des règles d’arrondi, mais in fine, ça restait stigmatisant. Lady Fée décida donc de remplacer les notes par des appréciations. « Avec une perle sur ton collier, ce serait parfait ! » écrivait-elle sur son livret. Ou encore : « C’est super ! (Mais essaye de donner du sens à tes poteries.) » Puis l’appréciation lui parut stigmatisante à son tour, et elle décida d’user de formules plus neutres : « La poterie, c’est chouette ! » Et sa préférée : « Tu as fait une poterie. »

Cependant, on en vint aux cours interdisciplinaires. Il s’agissait pour l’élève de croiser deux matières afin d’élaborer lui-même un savoir nouveau. Butor, c’est naturel, s’appuya sur ses forces, et façonna une poterie au rythme de la zumba. Le résultat pouvait être qualifié d’atypique. Lady Fée ne s’y trompa pas, en écrivant : « Tu finiras peut-être artiste, et sans doute autre chose. » Formule prophétique, qui devait être citée quelques années plus tard dans un reportage sur la genèse de Butor. Mais n’anticipons pas.

Le destin de Butor bascula le jour où Lady Fée constata qu’il était incapable d’enfiler un préservatif sur une banane. Il s’y était pourtant repris à dix fois, mais l’avait mis à l’envers, de travers, déchiré… Notre spécimen lisait la déception dans les yeux de son institutrice. Peu à peu s’insinuait en elle l’idée qu’il n’était pas à sa place à l’École de la Dernière chance, et Butor sentait déjà la douleur poindre dans ses pieds, ses poignets et son côté droit.

–Monsieur Butor, lui dit-elle à la fin du trimestre, je vais vous stigmatiser à mon corps défendant, mais je crois que votre place est à l’École de la Der des Ders.

C’était la lie des écoles. Butor fut affecté à la classe de madame Machine, un professeur d’âge (mais pas de beauté) canonique : tignasse filasse et beigeasse, gominée de résidus pelliculaires ; poches kangourous sous les yeux ; mains arachnéennes ; grande et bossue, mais j’arrête là avant d’être désobligeant, elle pourrait me lire.

MadameMachine avait ceci de particulier qu’elle enseignait la lecture, l’écriture, le calcul et l’histoire. Pour les deux premières, elle avait imaginé d’apprendre aux élèves quel son fait telle syllabe, chaque syllabe étant une association de voyelles et de consonnes, les voyelles étant a, e, i, o, u et y, les consonnes, les autres lettres. Les textes utilisés étaient en outre caractérisés par l’usage de la ponctuation. Pour le calcul, il s’agissait de savoir ajouter des nombres, les retrancher, les multiplier ou les diviser. L’histoire enfin était enseignée en partant du début et en finissant par la fin, et l’on y apprenait que la fin ne vaut pas toujours mieux que le début.

Alors qu’un diplôme de potier-zumbeur aurait constitué pour Butor une autoroute vers l’emploi, madame Machine passait son temps à lui encombrer le cerveau de chiffres, lettres, dates et noms. Tout cela était très éloigné de la vraie vie. Notre spécimen se devait en outre d’être présent en cours, de lever le bras avant de parler, d’appeler madameMachine madame, de la vouvoyer.

Comment cela arriva-t-il ? Butor ne se l’expliqua pas, mais il fut diplômé de l’École de la Der des Ders avec une moyenne de 11,5 (en matière de stigmates, difficile de faire pire). C’était aussi inespéré qu’heureux, car on n’avait pas encore créé, en ces temps reculés, l’École de la Der des Ders des Ders.

1. L’acronyme visant par fortuité un peu bas, les ciseaux de la censure ne sauraient l’épargner, le temps pour l’école en question de corriger le tir.)

En quoi Butor se rend utile à la marche du monde

Mieux qu’être adaptable, Butor a maintenant un diplôme. Le Conseil Inter-Cantonal du District de La Communauté d’Agglomération de La Haute Vallée (je vous fais grâce de l’acronyme) a dès lors la joie de lui offrir une place de merdaillon. Sa fiche de poste est ainsi rédigée : « Premier arrivé, vous allumez lumière, photocopieuse et machine à café ; vous cherchez des prétextes pour rédiger des courriels à destination de votre chefaillon ; dernier parti, vous protégez la planète en éteignant lumière, photocopieuse et machine à café. »

Passons sur la lumière, la photocopieuse et la machine à café, pour nous concentrer sur l’essentiel : la rédaction de courriels. Cette besogne demandait à la fois créativité et ténacité, deux qualités rarement réunies en une seule personne. Mais Butor était de cette trempe. Le premier matin, il pria son N+1, par un courriel envoyé à 3 heures 52, de l’autoriser à embaucher plus tôt à l’avenir, car il était plus créatif en début de journée. Et le soir, il lui demandait dans un message posté à 23 heures 49 si, par souci d’efficacité, il pourrait dormir sous son bureau.

On le voit : Butor prenait son stage bénévole à bras-le-corps. Qu’il était heureux, notre spécimen, de se rendre ainsi utile à la marche du monde ! Ses bons débuts n’échappèrent pas à son chefaillon, mais ce dernier attendait de voir, car c’est dans la durée qu’un merdaillon doit être jugé. Et il faut reconnaître qu’il arriva à Butor d’être moins bon, comme ces exemples tendent à le montrer :

Expéditeur : Merdaillon

Destinataire : Chefaillon

Heure : 02h27