Chroniques des mondes de Pnar - Philippe Clavier - E-Book

Chroniques des mondes de Pnar E-Book

Philippe Clavier

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Beschreibung

Quel est le lien entre un médecin et un nouveau-né ? Un curieux mystère à élucider...

Un soir, un mystérieux inconnu aux habits de miroirs se faufile dans la maison du Docteur Pradence dont il détruit tous les murs, laissant derrière lui une mystérieuse inscription et pour seul indice le nom de Tetcha. Des années plus tard, encore affecté par cet événement mystérieux, le Dr Pradence reçoit une patiente, enceinte de plusieurs mois, qui au détour de la consultation lui révèle le nom de sa future fille : Tetcha. Le mystère s’épaissit quand Pradence est soudainement écarté du suivi de sa patiente par sa direction. C’est certain, quelque chose se trame, et Pradence n’a désormais plus qu’une chose en tête : protéger cet enfant.

Ce roman mêlant fantastique et science-fiction est le premier tome d'une saga qui promet un suspense haletant !

EXTRAIT

Désormais, debout, au-dessus de son armoire en morceaux, il regardait halluciné, la silhouette qui se découpait nettement dans la semi-obscurité. Elle se positionnait entre la porte-fenêtre et l’écran suspendu. Maintenant sa position, elle ne paraissait point décidée à donner des explications sur le fait qu’elle se promenait dans une habitation étrangère sans y avoir été invitée.
Pradence, qui n’en menait pas large, s’évertua, afin de briser la glace, à trouver un moyen de communiquer sans brusquer le mystérieux visiteur. Tout d’abord, les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Seuls des borborygmes incompréhensibles sortaient de sa bouche. Et puis, enfin, des mots se libérèrent et franchirent l’ultime étape qui consistait à former une phrase.
– Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
Simple et efficace. Il attendit une réponse qui évidemment ne vint pas. Par contre, un souffle court, un peu rauque, parvint aux oreilles de Pradence qui comprit alors la situation : l’individu avait peur, lui aussi. Brusquement, il bougea…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Clavier est né en 1957 à Paris, dans le 12ème arrondissement. Il partage sa vie entre deux passions : l'écriture et la musique. Saxophoniste et flûtiste autodidacte, il a fréquenté les conservatoires classiques autant que les clubs et ateliers de jazz. Aujourd'hui, si son engouement pour la musique est intact, l'écriture constitue pour lui une priorité. Animateur de centres de loisirs à Paris, il écrit, raconte et parfois met en scène de petits contes destinés aux enfants. C'est en évoluant dans ce milieu de jeunesse qu'il a décidé de ne pas grandir et de garder cet imaginaire débridé où tout est possible.

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Philippe Clavier

CHRONIQUES DES MONDES DE PNAR

Introduction

Mifar, ville de plaisirs et d’absolus. Les lumières de ses hautes tours éclairent et dirigent les pas de ceux qui ont faim et soif de désirs inassouvis. De toutes parts, vaisseaux, astronefs, aéronefs et caravanes en tout genre et de tous les Mondes se pressent pour admirer la Cité flamboyante et s’offrir les rêves les plus insensés.

L’Hulin lève enfin son visage buriné vers cette cité qui brille dans le lointain, agrippée au flanc d’un énorme cratère. Encore quelques heures de souffrance et bientôt ses espoirs seront récompensés. Tant de nuits passées dans les pleurs et les gémissements. Sa vengeance est à portée de sa main.

Aucune faiblesse ne sera pardonnée !

Il fait quelques pas. La sueur coule le long de son corps, trempant ses jambes d’un liquide gluant et chaud. Sa tunique souillée par les intempéries semble n’être plus qu’un bout de tissu sale et dépareillé. Il jure et crache dans la poussière regardant d’un air mauvais son destin, se dressant plein d’arrogance au bord de la mer du silence.

Un mendiant !

Il est devenu un mendiant ! Affamé, les yeux fous… La ville traîtresse responsable de sa déchéance l’attend, orgueilleuse. Il brandit le poing, un rire sauvage monte de sa gorge. Et comme un loup, il se met à hurler : « Mifar, Mifar ! Tu vas payer ! »

Dans un silence simplement troublé par le piaillement des oiseaux de mer, l’Hulin s’agenouille sur le sol poussiéreux. Des larmes amères se répandent de ses yeux brûlés par le grand soleil rouge tandis que de terribles sanglots secouent son grand corps sec. Mais il se remet bientôt sur pied et, habité d’une force nouvelle, reprend confiance. Avant de repartir, il s’appuie quelques instants sur son long bâton noueux, scrutant méthodiquement les environs comme s’il cherchait quelque chose. Puis, satisfait, il pousse sur ses jambes… Le voici de retour chez lui !

Livre I Maintenant…

COMMENCEMENT ?

Un souffle frais effleura le visage de l’homme endormi. Pradence ouvrit lentement les yeux. Il n’aimait pas être réveillé ainsi, en plein milieu d’un rêve érotique particulièrement salace. C’était d’autant plus extraordinaire que le cher homme n’était pas un habitué des rêves. En tout cas, aux dires de son épouse adorée actuellement en voyage d’étude dans la région légendaire des grands lacs, située en plein territoire des Daquils1, il ne s’en rappelait jamais…

Tout en se tournant de l’autre côté du lit, Pradence se fit la réflexion qu’il constatait que bien souvent les hommes comme lui fantasmaient davantage sur tout et n’importe quoi lorsque leur femme s’absentait…

Le souffle frais… sûrement sa fenêtre restée ouverte ! Il faudrait qu’il se lève… Il n’en avait aucunement envie, mais, maniaque, il ne pouvait se résoudre à se rendormir sachant qu’une fenêtre restait ouverte. Se mettant lourdement sur son séant, il scruta la pénombre. Un léger froissement de drap l’interpella. Ce n’était que les rideaux qui bougeaient, légèrement, certes, mais suffisamment pour qu’un peu d’air pénètre dans la pièce et le dérange. Il se pencha pour allumer sa lampe de chevet. Le clic caractéristique ne diffusa rien. L’ampoule avait dû sauter. Estimant qu’il y voyait assez bien pour sortir de son lit sans lumière, il se tortilla dans tous les sens pour atteindre l’autre lampe de chevet, mais à peine recliquait-il que l’ampoule explosa. Il jura vertement et attendit un moment dans le noir afin d’habituer ses yeux. Enfin, il se décida à quitter le seul endroit au monde où il n’avait de compte à rendre à personne.

Bon… Une ampoule qui ne marchait pas et l’autre qui explosait, c’était plutôt rare mais pas inexplicable. Elles avaient tout bonnement fait leur temps ! Bref, se véhiculer maintenant dans le noir, en évitant de se cogner dans les meubles de la pièce était une tâche ardue qui ne l’emballait guère. Pradence passa ses deux jambes en même temps de l’autre côté du lit et râla : ses chaussons avaient disparu ! Il s’était pourtant couché en les laissant, comme à l’accoutumée, près de son lit ! De toute façon, il ne les aimait pas, ces pantoufles ridicules offertes par sa mère pour son dernier anniversaire. Heureusement, il faisait bon dans la pièce et la moquette était suffisamment confortable pour se déplacer pieds nus. Il frissonna mais dédaigna aussi sa robe de chambre jetée négligemment la veille, sur le petit fauteuil rouge. Il ne se sentait pas d’attaque pour enfiler cette robe de chambre couleur de clairière. Cadeau, cette fois, de son adorable épouse… Cette robe de chambre à la couleur inoubliable était une idée de son fils, « enfui » depuis huit jours en vacances en plein désert rouge du pays Zanoani.

En tâtonnant un peu, il parcourut la courte distance de son lit à la fenêtre en traînant les pieds lamentablement. Il payait sa soirée, noyée dans le bar du village en compagnie de ses trois amis de pêche. Il s’accrocha désespérément aux étagères remplies de livres alors qu’il glissait sur quelque chose qu’il identifia rapidement comme étant ses pantoufles. Conservant son équilibre sans pouvoir empêcher quelques albums de tomber, il constata que les rideaux voltigeaient gaiement à chaque souffle d’air. La porte-fenêtre était bel et bien ouverte !

Il s’apprêtait à la refermer quand l’idée lui vint de jeter un coup d’œil à l’extérieur. Sait-on jamais… Sa chambre était située au deuxième étage d’une imposante maison bâtie à l’ancienne mode toute en briques rouges, et il y avait peu de chance, vu la hauteur de celle-ci, qu’un éventuel voleur ou assassin vienne le surprendre. Il ouvrit donc en grand et, d’un pas, rejoignit le balcon qui donnait sur le parc. Son parc ! Immense, avec des arbres, des buissons, des plantes, des fleurs et tout ce que l’on peut trouver dans un parc digne de ce nom. Il y avait même - cerise sur le gâteau - un petit cimetière, un peu plus loin en face du verger. Cimetière dont, pour son plus grand malheur, sa première épouse ne tarderait pas à devenir la seule cliente, décédée brutalement d’une maladie incurable. L’avantage était qu’il pourrait donc aller lui rendre visite tous les jours… Cette tombe n’était pas une simple pierre tombale mais un véritable mausolée taillé dans du marbre blanc. « Une dernière demeure aussi belle que la maison ! » lançait continuellement Jeanne avec un air de reproche.

Cette splendide bâtisse, Pradence l’avait obtenue pour une bouchée de pain. Un vieux médecin de l’armée de l’air en avait hérité d’un grand-oncle mort accidentellement en jardinant. Cet évènement n’avait en rien entaché le projet de Pradence d’en devenir propriétaire.

Pour l’heure, il huma l’air de la campagne et remplit ses poumons avec ravissement. Il fut tenté de descendre se promener. S’il ne faisait pas bien chaud en revanche, la nuit était calme et douce. Cette nuit, la lune ronde et blanche souriait, tous cratères sortis. En dessous de lui rien ne bougeait, à part un coquin petit vent qui faisait bruisser les feuilles odorantes des nombreux arbres séculaires. Il tressaillit brusquement. À sa droite, sur le toit, il lui avait semblé entendre un bruit… un glissement. Comment pouvait-il être aussi émotionnel ? Un chat probablement ou un rapace nocturne.

Machinalement, comme pour mieux conjurer une petite peur, il dirigea son regard vers l’endroit mais se rassura aussitôt, ne remarquant rien de fantastique. Il s’apprêtait à regagner sa chambre car la fraîcheur de la nuit lui rappelait que l’été tirait à sa fin, quand, il n’en était pas certain… Il distingua, au clair de lune, une petite forme immobile, plus haut. Ce ne ressemblait pas à un chat ! Un écureuil, un ratzaï2 ? Non plus. La forme ne bougeait pas d’un poil. Curieux…

Pradence resta un moment à observer cette forme jusqu’à ce que le sommeil le reprenne. Il se frotta les yeux et lorsqu’il les rouvrit, il nota que la petite forme avait disparu. Il avait rêvé… Soupirant, et pestant contre sa surprenante imagination, lui qui d’ordinaire en était totalement dépourvu, il retourna à l’intérieur et cette fois actionna efficacement le loquet de la porte-fenêtre en poussant fort afin de s’assurer que l’incident ne se reproduise plus. Il tira soigneusement les rideaux. Puis, il regagna son lit plus rapidement qu’il ne l’avait quitté. Son rêve l’attendait…

Ainsi, il se coula à nouveau entre ses draps et, ayant retrouvé sa position favorite, se plongea dans les bras insondables de Morphée. Les paupières lourdes, il ne tarda pas à rejoindre le sommeil qu’il avait été contraint d’abandonner prématurément.

La nuit allait continuer son chemin quand…

Quand un bruit retentissant le fit bondir littéralement, ébranlant le sommier. Complètement désorienté, les couvertures rejetées, il s’assit et attendit, le cœur battant la chamade. Rien. Et puis… Des murmures de mécontentement et d’autres bruits similaires à ceux produits par une personne se cognant contre des obstacles qui gêneraient sa progression. Et dans sa chambre, il ne pouvait y avoir comme obstacles que des murs, des portes, un valet avec ses vêtements, quelques chaussettes en désordre gisant sur le parquet ainsi que ses pantoufles. Ce qui lui importait le plus, pour l’heure, était de savoir « qui » heurtait ces obstacles ? Et comment l’intrus avait-il pénétré chez lui ?

Quelqu’un avait donc eu l’audace de pénétrer dans sa chambre à coucher.

Pradence n’était pas vraiment un homme peureux. Il n’était pas non plus un homme très courageux. Mais prudent, oui ! Et la perspective de devoir partager sa chambre avec un inconnu ne l’enchantait guère. Cependant, il ne pouvait pas laisser qui que ce soit se promener en toute impunité dans sa chambre, et démolir le mobilier pour la seule et bonne raison qu’il ne le distinguait pas !

Il y a quelques instants, il était sorti de son lit pour un souffle de vent, problème qu’il avait réglé en deux coups de cuillère à pot. Malgré la forme étrange sur le toit de sa maison… Il répugnait à refaire le voyage et à de nouveau se balader dans une pièce sombre avec, qui plus est, quelqu’un à l’intérieur. Cependant, un bruit sourd suivi d’une série de grognements de colère ne lui laissa pas le choix. C’en était assez !

Il allait en avoir le cœur net, même… Même s’il devait affronter un monstre couvert de pustules. Il tenta d’allumer la première petite lampe et de surprendre le voleur potentiel mais le souvenir de l’ampoule grillée le décida à passer à l’action. Il arracha d’un coup sec le fil de la lampe et, armé de son pied, il sauta du lit en poussant un terrible cri de guerre. Il se dit qu’ainsi, il bénéficierait de l’effet de surprise et aurait une chance d’effrayer le « visiteur ». Il se prit les pieds dans le fil et dérapa en se projetant violemment contre l’armoire qu’il renversa à grands fracas, entraînant au passage toutes les étagères de livres. Il se releva aussitôt, bien décidé à affronter le premier qui rirait de sa maladresse. Malheureusement, il s’était fait mal… Presque rien mais… le genou était touché !

Désormais, debout, au-dessus de son armoire en morceaux, il regardait halluciné, la silhouette qui se découpait nettement dans la semi-obscurité. Elle se positionnait entre la porte-fenêtre et l’écran suspendu. Maintenant sa position, elle ne paraissait point décidée à donner des explications sur le fait qu’elle se promenait dans une habitation étrangère sans y avoir été invitée.

Pradence, qui n’en menait pas large, s’évertua, afin de briser la glace, à trouver un moyen de communiquer sans brusquer le mystérieux visiteur. Tout d’abord, les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Seuls des borborygmes incompréhensibles sortaient de sa bouche. Et puis, enfin, des mots se libérèrent et franchirent l’ultime étape qui consistait à former une phrase.

–Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Simple et efficace. Il attendit une réponse qui évidemment ne vint pas. Par contre, un souffle court, un peu rauque, parvint aux oreilles de Pradence qui comprit alors la situation : l’individu avait peur, lui aussi. Brusquement, il bougea…

Des éclairs de lumière fusèrent, inondant les rétines fragiles de Pradence qui, ébloui, tomba à la renverse. Bouleversé par un tel phénomène, il se calfeutra tant bien que mal derrière son lit près de la table de chevet qu’il avait bousculée et que maintenant, il écrabouillait totalement. Puis la chambre fut illuminée d’une lueur blanche. Pradence gémit, se cachant les yeux de plus belle. Et le silence retomba. Au bout d’un moment, Pradence risqua un coup œil. Dans la vive lumière, il vit que la silhouette était toujours présente…

Il se remit pesamment debout et fit face à celui qui apparemment déclenchait tout cela. La lumière blanche éblouissait la chambre. On y voyait comme en plein jour. Il pouvait détailler les traits du visiteur. De taille moyenne, des cheveux longs et blancs comme la neige des montagnes cascadaient sur ses fortes épaules. Dans le visage altier d’un homme dans la force de l’âge, deux tâches ensanglantées fixaient Pradence avec courroux. Néanmoins, ce n’était pas le trait plus extraordinaire de cet étrange individu. Sa tunique retint davantage l’attention du docteur : elle était faite de miroirs chatoyants et changeants qui projetaient en faisceaux une puissante lumière. C’était de cette tunique éclairante que provenait la lumière blanche !

Clignant des paupières, Pradence étendit les bras, les mains ouvertes en un geste de conciliation. Il ne comprenait pas vraiment s’il rêvait, mais il sentait intuitivement qu’il fallait que le carnage lumineux cesse, s’il voulait que sa raison autant que sa maison ne vacille.

Comme s’il devinait les intentions de Pradence, « le visiteur » fit quelque chose que ce dernier n’eut pas le loisir d’interpréter mais dont les résultats s’avérèrent déterminants…

Il ouvrit la bouche et un son doux et fluide se propagea dans la chambre à coucher et dans le cerveau de Pradence qui se boucha les oreilles en grimaçant. Puis, le son enfla et le sol trembla, obligeant Pradence à se coller aux murs, conservant les mains sur ses oreilles. Enfin, le son devint assourdissant et la pièce se disloqua sous le regard éberlué de Pradence. « L’apocalypse… »

Avant de s’évanouir, Pradence fut encore le témoin d’une étonnante vision : à travers un écran de fumée déclenché par le microséisme, l’individu ouvrit de nouveau la bouche et lâcha un autre son qui s’insinua dans son esprit : « Tetchä… »

Ayant dit cela, le « visiteur » s’éclipsa en se fondant à travers une armoire.

*

Le lendemain…

Le docteur Pradence gisait sur la moquette de sa chambre ravagée. Le calme était revenu. Un début de journée ensoleillée déversait sa lumière automnale et sa fraîcheur matinale en attendant celle, plus rigoureuse, de l’hiver. Un coucou, cadeau d’une maman trop contente de son accouchement et des soins prodigués par le bon docteur, se mit à sonner frénétiquement avant de tomber, le bec en avant, et de sombrer dans un mutisme total.

Cela suffit, cependant…

Lentement, Pradence reprit conscience. Toujours allongé sur le sol, il dirigea son visage ensanglanté vers le lieu de désolation qu’était devenue sa chambre. Le mur porteur était toujours présent mais autour de lui rien n’avait été épargné. Des fissures sur les murs, le lit défoncé avait bougé de plusieurs mètres et paradait au milieu de la pièce, tandis que les tables de chevet s’étaient encastrées dans l’armoire par laquelle le mystérieux visiteur s’était échappé. Les portes de cette dernière n’existaient plus ; on pouvait maintenant distinguer la pièce voisine, en l’occurrence, les toilettes.

« Le salaud ! » maugréa entre ses dents le médecin qui ne comprenait toujours pas pour quelle raison l’homme aux miroirs avait fait cela et pourquoi et comment il s’était introduit chez lui.

Il se redressa en gémissant : sa jambe le faisait souffrir. Elle n’était pas cassée ni fêlée, ni déboîtée, mais le gravas qui était à côté de lui l’avait probablement blessé. Il releva son pantalon de pyjama et constata qu’il avait une plaie importante au niveau du tibia. Il s’appuya contre ce qui restait de mur et en conclut qu’il en serait quitte pour un bel hématome et une sévère écorchure. Après tout, il était médecin, même si son métier consistait surtout à aider des femmes à accoucher !

Clopinant, il commença donc à déambuler dans sa maison dans l’espoir, vite contrarié par la constatation des dégâts, qu’il restât quelques vestiges potables. Ainsi, la demeure entière ne ressemblait plus qu’à un champ de ruines. Pradence voulut grimper à l’étage afin de s’infliger davantage de déconvenues. Si le toit demeurait encore partiellement, des trous énormes y laissaient en revanche voir le ciel. Rien ne pouvait laisser supposer que toute une famille avait emménagé ici pendant de longues années et c’était une chance que sa fille, pensionnaire dans une école d’art de la Cité de Mifar, ait décidé de rester réviser dans son petit appartement et que son fils, pour une fois, ait eu l’excellente idée de passer du temps avec ses copains dans les Montagnes Gelées. Ils auraient peut-être été tués…

Dans sa chambre à coucher, les murs porteurs semblaient, comme volontairement, avoir été épargnés. Il continua son chemin, chez lui, les larmes dans les yeux, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées encore bien embrumées. Il se souvint alors de l’étrange prénom prononcé par le mystérieux individu avant qu’il ne disparaisse.

« Tetchä »

Ce prénom, si prénom il y avait, ne l’informait en rien. Il ne connaissait personne s’appelant ainsi et s’il n’avait pas été le principal acteur du drame, il aurait juré, au moment de l’interrogatoire de la police, qu’il avait eu une hallucination, et que ce chaos n’était que la cause d’un petit séisme sans grande importance. C’était un séisme ! Quoi de plus naturel…

En réalité, il avait vu de ses yeux et entendu de ses oreilles un homme vêtu de façon incroyable accomplir des choses inconcevables - pour Pradence, en tout cas - et ensuite énoncer ce nom pour finir par s’en aller tout naturellement à travers les murs. Comme si de rien n’était !

Pradence, obstétricien, avait commencé son métier depuis trois années au sein du plus grand hôpital de la Cité. Il n’était pas du genre à avoir des rêves sans queue ni tête, étranges, fantasques, qu’un cerveau comme le sien, peu apte à la gaudriole, ne pouvait concevoir. Ni imaginer… À part des rêves érotiques, il allait sans dire qu’il n’était pas sujet à des visions oniriques surnaturelles. Car, ce dont il avait été le témoin était bel et bien d’origine surnaturelle !

Il y avait encore une pièce qu’il n’avait pas visitée : la cuisine. Cela tombait bien car il avait une de ces soifs ! Après, il appellerait les secours… Mais il se surprit à rire en s’imaginant à quatre pattes dans sa chambre, occupé en jurant à rechercher parmi les décombres, son précieux afona, alors que celui-ci avait toutes les chances d’être complètement en miette et donc hors d’état de fonctionner.

Il allongea le pas en priant pour que son réfrigérateur soit toujours dans sa cuisine et en état de marche. Cela serait dommage, cette pièce avait été la seule qu’ils avaient, sa femme et lui, réaménagée complètement, de A à Z. Pradence en était très fier, surtout pour ce qui était de l’installation du lave-vaisselle et… du réfrigérateur !

À dire vrai, il avait acquis ce dernier après un long combat contre le vendeur, un particulier, dont il avait noté les coordonnées sur le réseau « Ventes et achats rapides ». L’homme, un monsieur âgé de seulement 102 ans, ne voulait lâcher l’appareil qu’à condition que Pradence le paye comptant : 2 000 kristens ! Une réelle opportunité, prétendait-il… Alors qu’en réalité, neuf - Pradence s’était renseigné - il n’en valait pas plus de 350. Ils faillirent en venir aux mains… Pradence eut recours à des arguments convaincants comme : « Personne ne vous l’achètera à ce prix-là ! ». Ou : « Depuis combien de temps l’avez-vous mis en vente sur le réseau ? ». Comme rien n’y faisait, ce fut la femme du vieillard qui abrégea la difficile transaction. Et il eut beau s’énerver et tempêter, la vieille dame ne baissa point sa garde et, laissant son mari simuler une crise cardiaque, elle lâcha le réfrigérateur pour 300 kristens. Ce qui était tout à fait raisonnable.

L’affaire fut conclue. Et c’était une réelle affaire ! Le réfrigérateur était un meuble magnifique ! Un meuble comme on n’en fait plus ! Aussi haut qu’un homme avec un grand compartiment à glace et trois plus petits, en bas. La grande porte principale était en bois de chêne verni avec une poignée dorée ! Et à l’intérieur, il était immense. On pouvait tout ranger et encore… Il restait de la place !

Il refoula son chagrin quand il se souvint de Jeanne, sa femme, qui s’occupait de la maison et qui poussait toujours un cri d’acclamation lorsqu’elle l’ouvrait - et elle l’ouvrait souvent ! -, ce qui faisait rire le restant de la famille.

Pradence écarta ce qui avait été la porte de la cuisine et, lentement, pénétra dans la pièce. Il ne la reconnut pas. Les meubles à vaisselle avaient changé de place, les morceaux de certains d’entre eux s’éparpillaient un peu partout. La grande plaque de cuisson ultramoderne en vitrocéramique était retournée, les morceaux jonchaient le sol parmi les gravats. Mais le plus grave était l’état du fameux réfrigérateur…

Il avait voyagé sur toute la longueur de la pièce. La porte principale, arrachée de ses gonds, était, en partie, encastrée dans le four. Les autres compartiments, vidés de leur nourriture, semblaient avoir été soumis à une température extrême, et étaient complètement brûlés !

Des quartiers de viande provenant de gibiers chassés il y avait quelques mois et placés dans les compartiments de congélation étaient maintenant plus grillés que s’ils avaient été passés au barbecue. Affreux !

Mais qu’avait donc fait le « visiteur » ? Et en quoi cela concernait-il Pradence ?

Il allait s’en aller de cet endroit peu encourageant quand son attention fut retenue par un bizarre gribouillis écrit sur un coin de mur. Il s’approcha et constata alors que qu’il s’agissait de mots, peu lisibles, mais formant une phrase qu’il déchiffra comme suit : « L’Élu viendra, proférera, et les mondes se prosterneront… ».

Pradence interdit ne comprit pas un traître mot de ce charabia. De quoi s’agissait-il ? Pourquoi ce curieux visiteur était-il venu chez lui pour délivrer ce message ? Et surtout, quel rapport avec lui ? L’Élu ? Quel Élu ? Les Mondes ? De quels Mondes s’agissait-il ?

Soudain, fatigué, il chancela et dut se retenir à une chaise encore intacte pour ne pas s’écrouler. Sa jambe le faisait souffrir… Avec précaution il rejoignit le sol, devant l’entrée de la cuisine, là où il y devrait y avoir une porte. Sa tête tournait…

*

Les pompiers de la région, alertés par des voisins proches voisins, débarquèrent sur les lieux et récupérèrent le docteur Pradence bafouillant et errant autour de sa maison en ruine. Son état laissait deviner qu’il venait de passer de terribles moments. Son pouls battait en pulsations désordonnées. Ils eurent un mal de chien à le forcer à s’allonger sur une civière et à se calmer. Une piqûre soporifique fut la bienvenue. Ils l’emmenèrent…

Quand celui-ci reprit conscience dans une chambre de l’hôpital de Mifar, il raconta une telle histoire aux membres du personnel du service que ceux-ci crûrent avoir affaire à un de ces fous qui finissaient par mettre le feu chez eux. La Milice qui avait précédé les pompiers, constata, horrifiée, la situation et après une première ébauche d’enquête, décida, sans tarder, de questionner le docteur.

Rapidement cependant, les enquêteurs renoncèrent à poursuivre l’interrogatoire. En effet, ce que tentait d’expliquer Pradence était complètement incohérent. Par acquit de conscience, ils retournèrent fouiller les environs et principalement la chambre du témoin, lieu d’apparition du prétendu « visiteur ». Puisque le docteur affirmait qu’un individu avait pénétré dans sa chambre et était responsable du sinistre, ils recherchèrent également l’existence d’éventuelles traces, afin de vérifier si cette version pouvait être une piste digne d’intérêt. Hélas, comme ils le craignaient, à part l’inscription mystérieuse sur le mur de la cuisine, qu’ils attribuèrent au délire de Pradence qu’il soupçonnait de l’avoir écrite lui-même, ils ne trouvèrent rien tendant à prouver la thèse du visiteur et terroriste inconnu. Ils abandonnèrent donc et laissèrent les médecins se charger de « guérir » le docteur Pradence. Ainsi donc, après avoir soigné les quelques ecchymoses, la section du service de psychiatrie le prit en charge. Pradence se mit à hurler qu’il n’était pas fou, qu’il avait toute sa tête et qu’il disait la vérité sur le « visiteur ». Un bref examen des médecins conclut que le docteur Pradence n’était pas vraiment fou mais qu’il avait probablement engendré, par un excès de fureur et de chagrin incontrôlable, sous le coup d’une forte émotion depuis la maladie de son épouse, la totale démolition de sa maison.

Hélas, Pradence si têtu qu’il était, ne voulait pourtant point qu’on le montrât du doigt. En bref, il convint que, peut-être, il s’était laissé abuser par un évident manque de sommeil dont la cause serait la surenchère de travail. Il est bien inutile parfois de lutter contre une vague trop importante.

Damien, le fils, qui avait repris le travail à mi-temps dans une entreprise d’une grande ville du sud de la région Belminienne, en alternance avec des cours qu’il poursuivait dans une non moins grande école de commerce, fut rapidement mis au courant de la catastrophe. Délaissant son existence toute tracée, il vint rejoindre son père profondément abattu, qu’il trouva au chevet de son épouse toujours pas sortie du coma dans lequel elle avait plongé. Par la même occasion, il venait d’apprendre qu’il se faisait gentiment congédier, pendant un temps indéterminé, par l’institut de médecine de Mifar. L’état d’extrême nervosité dans lequel le découvrit Damien décida le jeune homme à l’aider, pour un temps, à surmonter le sinistre et l’état de la maman. La fille de Jeanne interrompit, elle aussi, ses études d’art dramatique, pour venir le soutenir. Jeanne se réveilla un mois plus tard sans se souvenir de quoi que ce soit. Les médecins, assez optimistes, assurèrent à la famille que ce traumatisme amnésique ne durerait pas et que tout rentrerait dans l’ordre… bientôt ! À demi rassurés par cette nouvelle mitigée, et en attendant la comparution au tribunal, ils s’envolèrent à bord d’une « aile » touristique, tous les quatre, chez les parents de Jeanne qui possédaient une grande maison bâtie devant la plage d’une île septentrionale. Ceux-ci proposèrent de les héberger et de les réconforter jusqu’à la décision de la cour de justice.

De retour à Mifar, en raison d’un état jugé par les psychiatres nommés au cours de l’instruction comme extrêmement perturbé, la responsabilité totale de Pradence dans cette affaire ne fut donc pas reconnue devant les tribunaux. Il ne risquait donc pas la prison, ni l’internement, mais il fallait qu’il cesse de s’acharner à vouloir porter plainte contre… l’homme aux miroirs !

Le juge, bon enfant, finit par suggérer que, pendant pas moins d’une année le docteur Pradence ne pourrait exercer son métier et devrait, en tout état de cause, rester en convalescence chez les parents de sa femme, sans oublier de rester à la disposition des autorités et des psychiatres de l’hôpital central de Mifar.

Pradence, satisfait de sa bonne fortune, accepta de bonne grâce ces formalités. Il avait perdu ses parents prématurément et ses frères et sœurs ne s’embarrassaient guère pour le contacter. Le médecin ne bénéficiait donc d’aucune aide ni obligation ne serait-ce que vis-à-vis de sa belle-famille et de celle qu’il avait créée lui-même : ses enfants et son épouse qui ne comprenait toujours pas pourquoi tout ce ramdam !

Avant de le laisser s’installer, les généreux beaux-parents avertirent Pradence qu’il n’était pas question, pendant le temps de la « reconstruction » (la sienne et de son domicile) de reparler de cette malheureuse affaire. « Il faut laisser du temps au temps… » disait Edmond, le père de Jeanne, qui avait fort à faire avec sa fille qui parfois lui demandait pour quelle raison il fallait habiter chez eux.

Malgré la quiétude d’une vie plus calme sur cette île au climat parfois rude mais sain, les cauchemars continuèrent pendant quelques mois. Robert Pradence se promenait en compagnie de sa femme, régulièrement, sur les petits chemins campagnards qui bordaient la petite maison des vieilles personnes, mais n’arrivait pas à évacuer de son esprit le mystérieux visiteur et son habit de miroirs. Ses nuits étaient encore fort agitées. Il devint somnambule et on le vit souvent parcourir de long en large les interminables chemins de la région. Par bonheur, Jeanne récupérait - les médecins avaient eu raison - et son amour pour son malheureux mari faisait des miracles ! Elle voulait croire qu’un beau jour les choses se tasseraient, que Pradence ressusciterait et que cesseraient les nuits hantées par le visage glabre du visiteur et de son habit de miroirs.

1 Daquils : Race d’humanoïdes en voie de disparition ayant la singularité troublante de se transformer en lézards à la nuit tombée et de nager dans des lacs sacrés. La légende explique que ce phénomène existe depuis que le premier Daquil soit allé se baigner dans un de ces lacs. L’eau serait donc magique… Quoiqu’il en soit, chaque année les touristes sont un peu plus nombreux à venir admirer cette étrangeté de la nature.

2 Ratzaï : Rongeur à la carapace aussi dure que de l’acier. Il sévit sur toutes les surfaces de la planète. Son extraordinaire aptitude à s’adapter à n’importe quel climat fait de lui une véritable vermine, détestée, souvent pourchassée !

1

Cinq années plus tard…

Tremblante, Rémine s’agenouilla sur le sol froid. Sa chemise de nuit était toute tachée de sang. D’habitude, en fin de journée, la chapelle était occupée par des fervents, mais ce soir, elle était seule et c’était très bien ainsi.

Une multitude de bougies éclairait la salle de recueillement apportant à la jeune femme un grand apaisement. Rémine aimait les endroits comme celui-ci… La pénombre réconfortante, le silence et la lueur mystique des bougies… Pourtant peu portée sur le culte, elle trouvait cependant cette chapelle, située au cœur de l’hôpital, simple et rassurante !

Elle leva la tête. De son socle, la statue de la Déesse-mère, figée dans la pierre, la regardait de ses yeux morts. En saluant la divinité, Rémine n’oublia pas de se prosterner devant elle. D’une main couverte d’ecchymoses, elle repoussa son opulente chevelure noire, maintenant en désordre. Elle se retourna brusquement. Il lui semblait que… Non, ils ne l’avaient pas retrouvée.

Ses lèvres s’agitèrent en une prière rapide ; c’était la première fois qu’elle priait. Elle s’arrêta, une grimace déforma son beau visage… C’était son ventre. Il tressautait. Le bébé était impatient de naître… Elle avait peur. Le petit être voulait vivre… Elle avait peur !

« Petite mère… prononça-t-elle d’une voix enfantine. Faites que mon enfant naisse normalement. Ne les laissez pas me le prendre ! Même si je dois mourir, aidez-le à survivre dans ce monde incertain… »

Sa tête bascula sur ses genoux.

*

Devant la porte de la chapelle de l’hôpital, deux personnes en faction l’observaient. Il s’agissait du médecin et de l’infirmière en chef. Sans se retourner, la tête baissée, Rémine perçut leur présence. « Ils attendront… » marmonna-t-elle.

Jamais elle n’avait couru comme cela, déambulant dans les couloirs de cette maternité, telle une folle, son bas-ventre dégoulinant de sang. Elle ne mettrait pas au monde son enfant sans demander protection à la Dame de la Cité. Alors, elle était partie d’un coup, sans donner d’explications. Le temps pour la jeune sage-femme de s’éloigner et elle disparaissait de la salle d’accouchement.

Eux… Eux, l’avaient cherchée dans tout l’établissement, inquiets, car le travail avait déjà commencé et la vie de la jeune maman était précaire. Désormais, ils prenaient garde de ne pas l’effrayer et provoquer ainsi des complications pour l’accouchement ; ils prenaient leur mal en patience…

Rémine ria sous cape. Elle avait une vague idée du pourquoi de leur acharnement : pour l’aider à mettre au monde son enfant et ensuite le lui voler et le confier à un laboratoire secret… comme pour les autres ! Tout le monde le disait… Dans un laboratoire secret pour des expériences secrètes !

Ses rêves l’avaient avertie… Elle ne possédait pas, hélas, le pouvoir d’empêcher leur méfait et c’était pour cette raison qu’elle prenait son temps… Pour son enfant, sa vie… Un peu de sang jaillit de sa bouche et coula lentement le long de la commissure de ses lèvres. Elle hoqueta. La Déesse-mère allait l’aider à se sortir de ce pétrin, elle le savait. Elle le lui avait demandé… Elle ne mettrait cet enfant au monde, ici, dans cet endroit maudit que si… la Déesse-mère l’autorisait !

Une petite fille… Une petite fille normale, bien sûr…

Le docteur Pradence jeta un coup d’œil à son poignet et consulta le cadran incorporé à sa peau. 19 heures. Il fallait y aller. Il s’avança…

–Restez où vous êtes, Docteur…

Pradence s’immobilisa, abasourdi. Il se mordilla la langue. Elle allait tout gâcher…

Rémine se remit debout péniblement ; son visage était blanc comme le marbre de la statue. Du sang inondait ses longues jambes ; elle ne s’en aperçut pas. Elle virevolta en agitant les bras en l’air et leur fit face. Fascinés par le spectacle navrant de cette jeune femme, future mère, ils ne savaient que faire. Pradence ne la reconnaissait plus. Pourtant il avait cru, tantôt, avoir réussi à lui faire entendre raison…

Elle respirait par saccades, essoufflée…

–Rémine, ma chère… supplia Pradence. Il est temps !

Rémine, d’une torsion, se remit droite et, lançant sa tête en arrière, lâcha un rire dément. Elle les avait dupés ! Elle s’inclina et épousseta méthodiquement le bas de sa chemise. Les mains poisseuses de sang, la jeune femme se redressa enfin et toisa le médecin qui, prudemment, se rapprochait d’elle.

–Ça y est, croassa-t-elle… Je suis prête !

Brusquement ses yeux se révulsèrent et son corps chavira. Elle s’effondra, la tête la première. Bousculant violemment le médecin, la jeune infirmière, en retrait, se précipita et rattrapa de justesse, aux creux de ses bras tendus, celle qui allait choir sur le sol.

*

Tetchä sortit toute fripée du ventre de sa mère…

Ses yeux clairs, déjà ouverts, se posèrent sur la toute jeune Tzébré, Andréa, infirmière débutante, qui l’ayant prise dans ses bras, doucement la berçait.

La petite avait eu du mal à arriver, le travail s’annonçait mal, elle venait par le siège et sa tête était restée coincée dans le col de l’utérus de la mère qui n’était toujours pas sortie de son évanouissement. Pradence était effrayé… L’escapade de la maman était la cause de la difficulté. Rémine était bien mal en point… Elle s’était mise dans un tel état de stress que sa vie était en danger. Son cœur battait faiblement, trop faiblement au goût du bon docteur qui craignait un arrêt cardiaque. Il n’existait pas d’autres solutions pour récupérer l’enfant et sauver la mère que de procéder à l’accouchement par césarienne. Et après un long combat qui à chaque instant affaiblissait la maman, avec soulagement, ils réussirent à extirper l’enfant… Et à sauver la mère…

Couper le cordon ombilical s’était avéré une affaire de haute voltige… La nouvelle arrivée, peu enchantée d’avoir été tirée d’un lieu si convivial avait hurlé et s’était débattue, agrippant fortement de ses petites mains le long tuyau de chair et ne semblant pas vouloir le lâcher. Andréa qui avait secondé le médecin, s’était véritablement transformée en guerrière pour l’obliger à libérer le cordon. Il ne s’agissait pas de la blesser avec les ciseaux… Rémine, endormie, ne sut jamais, heureuse inconsciente, à quel point la mise au monde de sa fille avait été un véritable tour de force.

*

Cette après-midi, quelques jours après l’accouchement difficile, Tetchä, l’adorable petite fille aussi chauve qu’un bagnard, jouait de ses doigts fins avec un bouton de la blouse blanche de l’infirmière. Celle-ci admira le visage de la petite avec une immense joie.

–Oh Madame, ses yeux sont stupéfiants ! Ils sont aussi clairs que de l’eau de source… c’est incroyable ! Regardez…

La maman, encore fatiguée par l’effort intense qu’elle avait fourni malgré elle, tendit les bras, invitant la jeune fille à lui confier l’enfant. Et la dévouée Andréa s’approcha de la mère qui accueillit contre son sein sa petite fille, recevant sa beauté si naturelle et son sourire radieux.

–Vous avez raison, Andréa… s’illumina la mère, ravie. Je n’ai jamais vu cela ! Elle est magnifique, ma Tetchä ! La Déesse-mère a donc exaucé mon vœu : ma fille est non seulement normale, mais d’une incroyable beauté !

Rémine soupira et tendit la main pour recevoir la pilule que lui tendait, tout sourire la jeune infirmière. C’était ainsi depuis la naissance de l’enfant. Andréa lui avait demandé de ne point se soustraire à la médication. Cependant, elle ne lui avait pas dit pourquoi il fallait les prendre. « Ordre des médecins… », avait-elle répliqué tranquillement à Rémine. Cette dernière se prêta donc, bon gré mal gré, à cette prescription qu’elle jugeait abusive. Le souvenir de ses premières contractions, ces douleurs atroces, la convainquit sans mal. Ce qu’elle avait souffert !

À part la présence rassurante d’Andréa, la pièce était vide. Adam n’y était, évidemment pas. Du reste, le cher homme ne l’avait jamais été. Refoulant ses larmes, elle se remémora les précédentes heures…

Après l’avoir déposée comme un paquet de linge sale aux portes de l’hôpital, Adam était retourné en compagnie d’individus de son acabit, des chercheurs comme lui, des rêveurs, fidèles à une image factice et dépourvue de sens commun. Son Adam sévissait dans des terres inconnues, en quête de races disparues. En fait, il n’avait pas daigné coucher dans la chambre que lui avait proposée le médecin. Il avait commencé à s’y installer et au dernier moment s’en était allé. Elle se remémora avec positivité cette journée décisive pour sa vie.

Folle de douleur, cassée en deux hier soir, elle avait dans un premier temps, afoné au fameux hôpital central de Mifar et avait essayé d’obtenir qu’un glisseur d’urgence lui soit envoyé. En écoutant la réponse de l’employé, sûrement un Natschiz dont la multitude de bras ne favorisait guère le mince cerveau croupissant au fond de son étroite boîte crânienne, elle regretta de ne pas avoir fait confiance au docteur Pradence.

Donc, le Natschiz lui rappela – pour le cas où elle ne s’en souviendrait pas (ce qui, d’ailleurs était le cas !) – que la plupart des chauffeurs étaient en grève, qu’il vaudrait mieux qu’elle se manifeste de nouveau dans deux ou trois jours. Alors que Rémine s’apprêtait à se cogner la tête contre les murs, l’employé, se confondant en excuses, s’interrompit, prétextant qu’il avait autre appel.

Hors d’elle, crispant sa main libre sur son ventre rebondi, elle lui hurla que si elle mourait, il en prendrait toute la responsabilité. L’homme, fidèle à sa nature, lui promit d’une voix onctueuse, qu’il ne pouvait rien faire de plus et que les circonstances…

Rageuse, elle envoya son « support » s’écraser contre le mur, et soudain prise de violents spasmes s’écroula sur le sol. Souffrant le martyre, elle réussit en rampant jusqu’à son sac à main à s’emparer de son afona afin de tenter l’ultime et peut-être vain, secours : son mari !

Une pensée pour le docteur Pradence… C’est lui qui lui avait suggéré de ne pas mettre un terme à la grossesse. À cet instant, elle le maudissait pour son incapacité à évaluer réellement et efficacement une situation !

Son bien-aimé, elle en avait été surprise, accepta de lâcher son cher travail aussitôt qu’il sût et promit d’arriver dans les cinq minutes devant le pavillon. Et cela en dépit du mauvais temps et de la menace de tempête de neige. Adam, le visage réjoui, s’extirpa de son nouvel engin, un Glisseur, remplaçant son ancienne volentail, nouvelle génération, beaucoup plus rapide, plus fluide, avec – confirmait-il – une impeccable tenue de route. Il bondit dans la maison, trouva son épouse et faisant fi des recommandations d’usage concernant le transport des blessés et des femmes enceintes, l’emporta dans son véhicule tel un chevalier sauvant sa bien-aimée. Rémine, résignée, se laissa emmener. Elle n’avait, de toute façon, plus la force de protester…

Du laboratoire d’Adam situé en plein centre de la Cité, à la maison, il y avait de la route, heureusement celle-ci n’était pas trop fréquentée et de ce fait le glisseur n’était point gêné par les autres véhicules. En revanche, le trajet du pavillon à l’hôpital Central fut, pour Rémine, un véritable enfer ! Elle n’avait jamais voyagé aussi inconfortablement que pendant cette après-midi. Bousculée par d’incessants freinages, d’accélérations abusives, elle avait cru sa dernière heure arrivée. Son mari l’avait prévenue que la route à certains endroits était complètement défoncée pour cause de récents travaux et qu’il faudrait peut-être se résoudre – c’était un risque à prendre – à emprunter le tracé aérien. Ce qui compliquait les choses car celui-ci risquait d’être très embouteillé. Il y renonça donc, avec l’accord de Rémine qui était prête à tout. Tout le monde avait eu la même riche idée de voyager par le ciel…

Heureusement, ces quelques heures épouvantables passées, au cours desquelles la future maman reconnut n’avoir pas été un exemple de patience, elle se réjouit dorénavant de tenir dans ses bras encore fatigués, le plus beau bébé du monde. La plus belle petite fille !

La hantise que l’on veuille lui prendre son enfant s’était atténuée, mais n’avait pas entièrement disparu… Pradence aurait dû se trouver à ses côtés, Adam aussi… Ses rêves n’abîmaient plus son esprit. En revanche, elle sommeillait les trois quarts des journées. Les comprimés que lui avait prescrits le docteur Darian qui l’avait visitée une fois y étaient sûrement pour quelque chose ! Elle prendrait son mal en patience mais finirait par rentrer chez elle…

2

Il naviguait poussé par une douce houle. Il naviguait sur un frêle esquif de bois, sans rames ni voiles. Le soleil était haut. Il tapait férocement, brûlant sa peau déjà parcheminée. La soif le taraudait… Il avait bien essayé l’eau de mer, mais le sel et surtout de savoir que des milliers d’habitants, poissons, cétacés, vivaient et mouraient dans cette eau, cette idée le révulsait. Assis, le corps droit, les yeux rivés sur l’horizon, Pradence attendait. Il attendait un miracle, ou une mort rapide qui le délivrerait de ce cauchemar. Soudain, autour de lui, l’eau remua. Il se fit attentif. La canne à pêche de fortune conçue à l’aide d’un morceau de rame cassée frémissait, indiquant que quelque chose l’avait frôlé. Prudemment, il se pencha par-dessus bord dans l’espoir d’apercevoir ce qui troublait ainsi son voyage… Entre deux eaux, une forme allongée se mouvait rapidement. Un long frisson secoua le grand corps de Pradence.

« Nous y voilà ! », murmura-t-il dans sa barbe de quinze jours. Un peu d’action ne peut que nous faire du bien ! Et puis si cela se solde par une fin prévue, au moins elle sera plus glorieuse que celle qui consiste à mourir de faim et de soif.

Pradence n’était pas dupe. Il avait bien conscience de la précarité de sa canne à pêche devant la férocité de celui qui nageait sous le bateau. Mais il n’allait pas lui laisser son existence avec facilité. Il lutterait jusqu’au bout et s’il l’emportait, à chaque bouchée qu’il ferait lorsqu’il dévorerait la bête, il se remémorerait les derniers instants de sa vie aquatique.

La forme tournoyante autour de l’esquif se rapprochait dangereusement. La corde qui servait de ligne s’arqua brusquement. Pradence se précipita aussitôt voulant la retenir, mais il ne fut pas assez rapide, la corde plongea dans l’eau et avec un bruit de branche cassée, la canne se fractura. Il eut le temps de voir surgir une énorme nageoire dorsale qui disparut aussi vite qu’elle était venue.

Pradence n’en menait pas large ; il avait vu sa mort de près. Épuisé par toutes ces émotions, il s’allongea au fond de son embarcation. Maintenant, il réalisait l’importance de la vie et la dureté de l’existence. Il se mit à pleurer comme un enfant. Le peu de la bête qu’il avait vu ne le rassurait pas ; il n’avait aucune chance !

Un coup violent fit tanguer l’esquif. Il sursauta et se tassa davantage au fond du bateau. Ses dents claquèrent involontairement. Elle était revenue ! Elle allait dévorer l’esquif comme une bouchée de pain et ensuite… ensuite le manger, le déchiqueter d’abord, le mettre en morceaux, le dépecer, le réduire en miettes, le…

Le visage mouillé de sueur, Pradence refit surface… sur la moquette de son salon !

Ouf, ce n’était qu’un rêve de plus… Mais morbleu, quel rêve ! Il y avait longtemps qu’il n’avait fait un tel rêve, sauf… sauf ceux causés par son sinistre et sa rencontre catastrophique avec l’homme aux habits de miroirs ! Mais aussi les rêves concernant son interminable année d’armée, qui l’assaillaient encore parfois, s’estompant par bonheur, peu à peu. Année particulièrement douloureuse dont il n’était pas très fier mais pendant laquelle il avait failli laisser sa peau !

L’escouade de Pradence – il était médecin sergent-chef – après un repos bien mérité au frais de la princesse auprès de quelques prostituées belles et perverses, était repartie en expédition punitive cette fois-ci dans les Montagnes Gelées, pays de légendes, sur lesquelles des autochtones rebelles Puréniens s’étaient réfugiés et n’avaient aucune intention de se rendre ou de capituler malgré la supériorité des Belminiens. Ces Puréniens, descendants directs des fameux Tyraciens de sinistre mémoire, avaient heureusement disparu de la surface de Pnar. Le gouvernement Belminien s’était donné le devoir de convertir par n’importe quel moyen ces peuplades primitives qui y survivaient et n’acceptaient pas la civilisation proposée par le gouvernement de Pradence. Mais ce dernier s’aperçut rapidement que ces peuplades n’avaient de primitif que leurs modes d’existence car leurs armes automatiques et la manière dont ils s’en servaient ne laissaient pas de doute quant à leur connaissance profonde de la civilisation moderne.

Encerclée par ces « primitifs » depuis quarante-huit heures, l’escouade dont Pradence avait eu le commandement endossa sans sourcilier, le froid, la faim, et surtout la peur…

La peur d’être dans le noir lorsque les feux allumés pour se protéger s’éteindraient, révélant une bande de Belminiens meurtris, gelés, ressemblant davantage à des cadavres qu’à des guerriers aguerris. Ils s’en étaient sortis grâce aux renforts qui, malgré leur répugnance à leur prêter main-forte, étaient arrivés au moment où tout allait basculer dans l’horreur. De longues nuits durant, alors qu’ils étaient tous, ou à peu près, de retour chez eux, dans la chaleur de leur foyer auprès de leur femme et de leurs enfants, ils eurent d’angoissants cauchemars qui les ramenaient à ces instants terribles pendant lesquels ils avaient dû férocement protéger leur vie et mettre fin à celles de ceux qui les attaquaient…

Quoique déçu, il avait toutefois consenti à venir partager un dîner avec les rescapés de cette terrible aventure. En effet, ses anciens collègues se glorifiaient de leurs blessures de guerre et de celles qu’ils avaient infligées à l’ennemi. Ils criaient bien fort que la guerre leur avait permis de se construire une personnalité et de découvrir leur appartenance à la race des vainqueurs. Pradence lui-même vaincu par leur stupidité avait rapidement abrégé sa soirée, entraînant dans son sillage son épouse médusée par la violence des propos de ces hommes maintenant tirés d’affaire mais qui n’estimaient ni ne comprenaient la vie et les valeurs humaines.

Soudainement émoustillé par le souvenir de cette soirée qui lui avait ouvert les yeux, Pradence se remit sur ses pieds avec souplesse ; son agilité, avec l’âge s’était peut-être quelque peu émoussée mais ne l’avait pas entièrement quitté. L’armée, comme sa « jeunesse », lui semblait néanmoins loin derrière lui. Il grimaça : de ces aventures guerrières il s’en était tiré avec une série de blessures sans gravité aux épaules et au torse, ainsi qu’une bonne cheville de foulée. L’humidité et l’arthrose avaient fait le reste, entraînant de diverses séquelles. Une peccadille quoi !

Pour se remettre de ces émotions diverses, le cauchemar de tantôt et celui d’avant, il alla jusqu’au bar et se servit un grand verre d’alcool de Zarn, plante poussant librement dans les campagnes Belminiennes et dont les habitants étaient bons consommateurs. Ainsi désaltéré, il retourna s’asseoir dans son canapé. Ses paupières s’alourdirent… Comme il était bien chez lui, loin des problèmes d’accouchements, de mères désabusées…

*

Deux jours plus tard… Dans sa maison de campagne de la province de Mifar, à l’intérieur des terres Belminiennes, à environ deux kilomètres de la petite ville de Cusmes, Robert Pradence, allongé comme à l’accoutumée sur son canapé, se reposait d’une grande promenade qu’il avait accomplie deux heures plus tôt en forêt. Un froid précoce annonçait un hiver rigoureux. Déjà ce matin, une fine particule de neige argentée envahissait la nature de sa blancheur immaculée. Les rivières commençaient à geler et Pradence avait dû, par endroits, casser la glace afin de délivrer la queue d’un castor noir qui, ainsi prisonnier, n’avait pas une chance de rester vivant bien longtemps. L’animal sauvé s’en fut rapidement sans se retourner et remercier le brave docteur. Il n’en voulut point à l’animal car il connaissait la nature et ses dangers.

Un tantinet avachi dans son vieux canapé, il réfléchissait âprement se laissant parfois agréablement surprendre par un relâchement étrange de la tête sur les genoux. Il se redressa avec un soupir. Il avait fait du chemin depuis le sinistre de sa maison qu’il avait fait construire selon ses plans et à la destruction complète en une seule nuit de laquelle il avait assisté. Il avait fait du chemin et, malgré tout, réalisait un de ses rêves les plus tenaces : une clinique privée ! Un établissement à sa convenance, dans le même parc que sa maison, entouré des mêmes arbres, baigné par les mêmes senteurs naturelles.

La vie, à nouveau, lui souriait. Seul, mais en paix. Sa clinique marchait bien et il arrivait à compléter ses heures en officiant à l’hôpital central de Mifar, lieu béni, où il avait recommencé ses activités d’obstétricien-gynécologue à la nouvelle maternité. Afin de lui montrer que ses ennuis passés étaient loin derrière lui, on l’avait nommé responsable de tout un service entouré d’une ribambelle d’aides-soignantes et d’infirmières diplômées.

Ayant soif et malgré ses courbatures, il se leva, et traînant les pieds, se dirigea dans la cuisine où ronronnait allégrement son « nouveau » réfrigérateur. Il appuya de son doigt sur l’écran de contrôle incrusté dans la grande porte et consulta aussitôt le contenu des différents compartiments. Il avait de la chance, y figurait ce qu’il recherchait : la carafe de jus de fruit. Il se saisit du récipient dans lequel tournoyait un jus de fruits de sa composition. Armé d’un grand verre rempli de liquide, il retourna s’installer de nouveau au fond de son canapé. En soupirant d’aise, il dégusta sa boisson, se faisant la remarque que les hivers étaient de plus en longs et aussi plus rudes chaque année. Son regard tomba par inadvertance sur une photo de famille sur laquelle sa femme, Jeanne, et ses deux enfants se tenaient par la taille, souriants à la vie. Ce bonheur parfait remontait à deux ans. Une fin d’été qui s’achevait en beauté par cette photo incroyable de sérénité et de bonheur parfait. Les rénovations d’entretien de la petite clinique privée et des appartements privés s’étaient achevées et permettaient à toute la famille de jouir enfin du frais d’une fin de soirée agréable sur la petite terrasse qui jouxtait son lieu de travail. Il partageait cette vie accomplie avec son épouse fidèle, Jeanne, qui l’avait bien aidé alors de la folie menaçait de le défaire progressivement. Son fils s’était installé dans un appartement en colocation avec un autre étudiant, au centre de Mifar pendant que sa fille, plus précisément celle de Jeanne, plus jeune, résidait en internat dans une école d’art dramatique situé au sud du Bassin Radjein près des Montagnes de la Belegoze, en plein nord. Pour une dernière année. Le garçon revenait au domicile parental régulièrement tous les mois, et avait droit, à l’étage, à sa chambre particulière, même s’il n’y couchait pas tous les jours. Mais parfois, lorsque le père avait trop de travail à l’hôpital central de Mifar, il ne daignait pas passer une courte soirée dans le petit appartement du calme quartier Touboum, à l’est de l’énorme métropole.

La vie s’annonçait donc tranquille quand, hélas, Jeanne s’éteignit d’une maladie mortelle. Maladie qu’elle avait soigneusement cachée toutes ces années durant, qui avait fini par avoir le dessus et l’abattre. Pradence avait déjà perdu sa première femme dans des circonstances à peu près semblables. Il jouait de malchance. Après un long calvaire thérapeutique Jeanne avait réussi le prodige de le persuader qu’il avait réellement eu un grand moment où sa raison avait vacillé, qu’il devait et pouvait surmonter son problème et qu’elle serait là pour l’aider pour peu qu’il le voulût. Malgré tout ce travail… elle le quitta ensuite pour un monde, peut-être meilleur, mais qui le laissait encore plus seul que jamais. Une fois de plus, il s’isola, se cachant de ses beaux-parents qui avaient eux aussi joué un rôle déterminant dans sa reconstruction. Depuis quelques mois, s’accrochant à son travail, il vivait. Le mal de nouveau, passait.

Pradence bailla et s’étira. Cette fois, pas de rêves récurrents mais des souvenirs douloureux. Ses yeux firent le tour de son salon. Son sinistre était devenu une hantise… Quelle ruine avait été cette pièce ! Il convenait qu’à l’époque, il avait eu du fil à retordre pour acheter cette habitation en état de délaissement complet, invendable jusqu’alors. Obtenir un permis de rénovation avait été de l’ordre de la fiction. Sachant que dans le pays on murmurait qu’elle avait très mauvaise réputation… Il se renseigna et l’histoire de la bâtisse l’encouragea à ne pas baisser les bras, malgré les difficultés qui se présentaient. Comme toujours, Jeanne le poussait de l’avant…

Au début, la future clinique se présentait en fait comme une immense demeure encore sur pieds mais passablement délabrée, qui avait appartenu à un écrivain Zanorksien qui l’avait occupée avec sa compagne Zirkanienne, pendant une dizaine d’années. Hélas, aux dires de ses voisins, le maître de maison était un homme tourmenté qui décéda dans des circonstances douteuses : sa femme retrouva son mari dans la forêt de la propriété, pendu par les pieds, les yeux crevés… Des marques de strangulation attestaient du décès. Sa femme avait constaté, cependant, la disparition de son mari. Elle l’avait recherché dans tout le domaine mais en oubliant complètement la vieille forêt. C’est pourtant au sein de celle-ci qu’elle le revit, mort, dans cette position infâme. Les spécialistes de l’investigation policière ne purent relever de traces d’ADN qui auraient permis d’identifier un éventuel coupable. Il portait vraisemblablement des gants. Pas de traces de pas non plus… Les vêtements étaient couverts de boue séchée et d’algues de rivière indiquant qu’il aurait séjourné un temps dans l’eau. La splendide et haute habitation de cet écrivain malchanceux fut condamnée, impossible à revendre en raison de son sinistre passé, progressivement laissée à l’abandon. Dans le pays, on la disait hantée…

Voulant ignorer les recommandations du maire de la petite ville, Pradence commença les travaux et avant de s’y installer comme médecin obstétricien – ce qui était, à dire vrai, son métier –, vint tout naturellement surveiller les travaux à chaque fois qu’il le pouvait… et que son travail à l’hôpital central de Mifar lui en laissait le loisir !

Les crédits pour acheter et rénover, il les gagnait à l’aide d’une certaine somme d’argent qu’il plaçait depuis dix ans sur un compte épargne logement spécial pour les médecins travaillant à l’hôpital central de Mifar. Le taux de ce placement culminait à 7 %. Ce qui représentait une véritable aubaine pour un « malchanceux » comme Pradence qui, déjà, touchait une coquette somme, point injustement pour un spécialiste qui se respectait et respectait son travail.

Aujourd’hui, bien qu’ayant de nombreux railleurs persuadés qu’il ne reprendrait pas le même train qu’eux, il avait continué sa carrière en devenant le responsable d’une petite maternité qui avait un bon rendement et lui avait même permis, au fil du temps, lorsqu’on l’envoyait en stage ou en simple déplacement dans Mifar, de s’acheter un petit appartement dans la ville haute.

Comme n’importe quel homme, il pensait dorénavant être à l’abri des problèmes et n’avait plus qu’à attendre que l’on vienne le consulter. S’il travaillait encore pour l’hôpital central de Mifar ce n’était que provisoire. En fait, il avait hâte d’expérimenter ses méthodes qu’il pensait révolutionnaires : « Accoucher dans des conditions paradisiaques au sein d’un environnement de qualité, parmi les arbres, le silence, le bien-être… ».

Sa patience fut récompensée : sa première patiente, après l’ouverture de sa petite clinique, surgit de sa volentail comme une sirène des profondeurs de l’océan. Il repensa aussitôt à ce songe étrange sous une lumière différente. Ce dernier faisait son apparition au moment décisif où basculait son existence de médecin et où il rencontrait Rémine…

Le contenu de ce cauchemar – appelons-le comme il se doit – symbolisait une menace latente : cette créature qui nageait autour de son radeau suggérait des ennuis en perspective et il ne pensait pas cette théorie idiote. Au contraire… En fait, il n’aimait pas la tournure que prenaient certains évènements autour de la rencontre avec Rémine et son futur bébé, que, pendant un moment, elle désirait plus que tout au monde alors qu’ensuite, le simple fait de se savoir enceinte la rendait malade. Et puis, cet accouchement compliqué qui avait bien failli tuer la mère… Ce rêve l’avait peut-être aidé à comprendre qu’il s’était fait berner, manipuler, tel un pantin entre les mains expertes d’un marionnettiste. Si on avait voulu l’éloigner sciemment de l’hôpital on n’aurait pas mieux agi ! Et dans l’intention évidente de lui signaler que son rôle avait des limites.

Pradence frémit intentionnellement. Il n’était pourtant pas de ceux qui se laissaient aller à une quelconque émotivité facile. Cependant, quand les hommes en costume débarquèrent dans son bureau il eut l’attitude d’un coupable… Le docteur regarda attentivement ces hommes en costume noir et or qui avaient défilé devant ses yeux, envahissant la petite pièce qu’on lui avait prêtée, faisant office de bureau. Leur comportement – ils agissaient comme s’ils étaient en pays conquis – ne lui avait inspiré aucune confiance, mais au contraire une sainte terreur. De quoi, l’accusait-on ? Ils étaient là, déambulant comme des fauves en cage, dans ce petit neuf mètres carrés. Pradence ne bougea pas d’un poil. Il attendit. Il attendit que l’un d’entre eux daignât lui expliquer le but de leur présence. Et puis, un homme replet, plus petit que ses compagnons, se détacha pour venir poser son énorme fessier sur son bureau. Il déplia un journal contenant un sandwich au fromage et lentement, en silence, entreprit de le manger. Pradence ne put détacher ses yeux de cet homme qui mastiquait assis sur son bureau, le défiant du regard. Il n’avait jamais apprécié que l’on mastique devant lui. L’homme s’essuya consciencieusement la bouche avec un mouchoir pour ensuite s’adresser à Pradence en ces termes :

–Vous ne comprenez pas, cher Docteur. Nous sommes envoyés par le Comité, vous savez et… nous allons nous occuper de la suite des évènements. Vous devez partir et nous laisser… c’est un ordre, plus qu’un conseil ! Vous avez accumulé un retard considérable concernant vos congés, cher Docteur. C’est le moment d’en profiter ! Rémine va rester avec son enfant quelques jours de plus en observation afin de s’assurer de leur bonne santé. Bien entendu, nous vous tiendrons au courant…

Il laissa un rot s’échapper de sa bouche qui s’élargit sur un sourire mauvais. Une nauséabonde odeur de fromage fit reculer le médecin incommodé qui ne put s’empêcher de renifler de dégoût. Pradence n’avait guère d’options. Il se devait de laisser la place ! Le Comité que ces hommes représentaient en avait décidé ainsi. Il rangea ses affaires dans sa petite mallette, son ordinateur portable, ses papiers… Puis, pesamment s’extirpa de derrière le bureau. Incroyable, depuis que cette fameuse agence était apparue dans sa vie, son impression d’en découvrir les pouvoirs s’accentuait de jour en jour !

Lentement, gardant le sourire, il marcha vers le couloir – un homme coiffé d’un feutre blanc ouvrit la porte. Sans un mot, Pradence se jeta sans se retourner dans le grand hall de l’hôpital central, sous les regards appuyés de certains collègues que le déshonneur du docteur réjouissait intérieurement. Le sort en était jeté…