Comme meurt une danse - Claire Quilien - E-Book

Comme meurt une danse E-Book

Claire Quilien

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Beschreibung

La découverte de l’amour peut parfois se teinter de douleur...

Aquitaine, 1137. C’est le poème d’un troubadour. C’est le choc des épées. Ce sont les premiers frémissements d’un cœur amoureux.
À la veille du mariage de la duchesse Aliénor d’Aquitaine avec le dauphin de France, une de ses suivantes, Béatrix d’Hampton, rêve. Elle rêve naïvement de son chevalier et se languit de l’attendre.
Ses rêves se réaliseront dès qu’elle croisera le regard troublant d’un nouveau troubadour de la cour. En quelques mois, Béatrix est propulsée dans une vie dont son adolescence rêveuse ne soupçonnait guère la douleur. Secrets, passion, intrigues... C’est la fin de son enfance, qui s’endort comme meurt une danse...

Des puissants sentiments, des décors réalistes et somptueux, un décor médiéval que vous adorerez (re)découvrir... Claire Quilien signe une romance remarquable par sa précision et par son intrigue romanesque !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Quand l'écriture est aussi fluide que celle de Claire, j'avoue les mots raisonnent et j'ai pris plaisir à parcourir cet ouvrage." - Carine Sanchez sur Babelio

"Cette lecture fut un réel coup de cœur qui m’a fait voyager dans le temps, tout en me faisant rêver." - Melimelo Books sur Booknode

EXTRAIT

Elle courait. Sans regarder derrière elle, sans regarder devant elle, elle courait.
Elle voulait juste fuir cette douleur atroce, qui lui tordait les entrailles depuis des jours, cette sensation épouvantable de sentir son cœur se déchirer chaque fois qu’elle croisait l’un ou l’autre.
Ah, comme elle regrettait le temps où, innocente, elle rêvassait assise sur les murailles de l’Ombrière, à un grand et beau chevalier qui viendrait l’enlever, qui l’aimerait toute sa vie et serait le plus parfait des maris. Elle avait surtout trop lu. Maintenant, elle ne pouvait que courir, dans une vaine tentative de fuir la souffrance.
Enfin, elle arriva sur les remparts. Il n’y avait personne.
Alors elle s’effondra.
Dressant la tête vers le ciel, elle lui cria sa peine, sa colère, son amour…
Et puis ce fut le silence. Le silence bienfaisant de la nuit, qui apaise les âmes et console les jeunes filles en larmes.
Mais la douleur était toujours là.
Et elle resterait.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Historienne de formation, Claire Quilien utilise l’écriture pour transmettre ses deux passions de toujours : la romance et l’histoire. Comme meurt une danse, son premier roman publié, lui permet d’explorer une de ses périodes favorites tout en se penchant sur la psychologie de ses personnages.

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Pour Camille, ma première lectrice ;À nos deux ans en 312

Prologue

Elle courait. Sans regarder derrière elle, sans regarder devant elle, elle courait.

Elle voulait juste fuir cette douleur atroce, qui lui tordait les entrailles depuis des jours, cette sensation épouvantable de sentir son cœur se déchirer chaque fois qu’elle croisait l’un ou l’autre.

Ah, comme elle regrettait le temps où, innocente, elle rêvassait assise sur les murailles de l’Ombrière, à un grand et beau chevalier qui viendrait l’enlever, qui l’aimerait toute sa vie et serait le plus parfait des maris. Elle avait surtout trop lu. Maintenant, elle ne pouvait que courir, dans une vaine tentative de fuir la souffrance.

Enfin, elle arriva sur les remparts. Il n’y avait personne.

Alors elle s’effondra.

Dressant la tête vers le ciel, elle lui cria sa peine, sa colère, son amour…

Et puis ce fut le silence. Le silence bienfaisant de la nuit, qui apaise les âmes et console les jeunes filles en larmes.

Mais la douleur était toujours là.

Et elle resterait.

Chapitre 1

19 juillet 1137, palais de l’Ombrière, Bordeaux

— Béatrix, venez par là ! Les couturiers sont arrivés, venez voir les merveilles qu’ils nous ont apportées ! Dépêchez-vous, enfin !

Béatrix d’Hampton eut du mal à saisir les derniers mots de Mahaut de Salzac. Son amie était si pressée de se perdre dans les tissus luxueux qu’elle était déjà repartie, aussi vite que lui permettait la dignité, vers la cour du palais. À la vue de la pâle silhouette serpentant entre les talus des jardins, la jeune Anglaise esquissa un sourire amusé. Mahaut avait toujours été coquette, et à l’approche du mariage, son impatience ne connaissait plus de bornes.

Elle se leva posément du banc de pierre sur lequel elle était venue broder au soleil, et se dirigea, avec plus de calme que son amie, vers le rassemblement des damoiselles de compagnie d’Aliénor. Leur maîtresse, la toute nouvelle duchesse gouvernait l’Aquitaine, ce vaste territoire étranger au royaume de France et tout aussi puissant. On pouvait d’ici entendre des piaillements dans la cour principale. Toutes étaient bien excitées, pour seulement la promesse d’une nouvelle robe…

Mais Béatrix les comprenait, même pour des filles de la noblesse, c’était un événement plutôt rare. Et une jeune fille de quatorze ans, quels que soient ses revenus, sentait toujours son cœur battre un peu plus vite à la pensée de nouveaux vêtements. Ses deux années supplémentaires donnaient à Béatrix une sorte de recul qui mûrissait encore chez les autres, un calme qui devait plaire à la jeune duchesse, puisqu’elle était une de ses amies les plus proches.

Béatrix ne comprenait pas bien les raisons de l’engouement d’Aliénor pour sa personne. Elle était de caractère plutôt timide et réservé, aimait marcher de longues heures dans la ville en rêvant aux preux chevaliers des histoires, se sentait toujours peu à l’aise quand les autres suivantes de la duchesse s’amusaient à colporter des ragots sur les dames de la cour… Ce qui rapprochait vraiment les deux jeunes filles, c’était leur amour des troubadours, ces baladins qui passaient de château en château chanter l’amour courtois d’un chevalier héroïque pour sa dame.

Elles pouvaient passer des heures à se réciter ces ballades, ces odes qui faisaient battre leur cœur et remonter un frisson délicieux le long de leur dos. Peut-être, un jour, ce noble chevalier viendrait pour elles… Mais pour Aliénor, il n’y avait plus guère d’espoir. La petite duchesse d’Aquitaine épousait dans une semaine le fils du roi de France, Louis, que l’on disait sévère et pieux. Élevé dans un monastère dont il n’était sorti qu’à cause de la mort de son frère aîné, il semblait avoir beaucoup gardé du moine.

Ayant appris cela par les bavardages de sa servante Alaïs, Béatrix n’avait pas eu le cœur de rapporter cela à son amie. De toute façon, elle était sans doute déjà au courant. Elle espérait qu’il ne s’agissait là que de rumeurs infondées, et que le prince au contraire serait conforme en tout point à l’idéal de chevalerie que portait Aliénor. Qu’il saurait la rendre heureuse.

Là, dans cette union princière, se trouvait donc la raison de l’excitation de la suite de la duchesse. Pour son mariage, Aliénor serait resplendissante, et elle voulait que ses damoiselles de compagnie le soient tout autant. Cela serait comme une preuve du raffinement de la cour d’Aquitaine face aux centaines de Français qui commençaient déjà à envahir les murs du palais de l’Ombrière de Bordeaux. Béatrix trouvait amusant cet empressement à porter les couleurs sudistes, elle qui, de par son ascendance anglaise, venait de contrées encore bien plus septentrionales que le domaine du roi Louis VI.

Mais qu’importait ! En digne fille d’Ève, elle se réjouissait de passer les prochains instants à se pencher sur des malles posées dans la cour principale du palais et contenant des tissus fabuleux, à faire voler la gaze et les soieries dans l’air parfumé de ce début d’été. Aliénor avait été incroyablement généreuse, pour ses suivantes plus habituées au gros drap de laine qu’aux étoffes précieuses.

— Regardez, Béatrix, voyez cette ceinture ! La teinte en est de la couleur exacte de vos yeux, affirma Mahaut, en approchant ladite ceinture des prunelles de son amie.

Elle n’avait pas tort, au vu des approbations qu’émirent les autres jeunes filles. Béatrix avait des yeux d’une nuance particulière, entre le vert d’eau et le bleu pâle, selon la lumière. Et la couleur cette superbe ceinture s’en rapprochait grandement.

— Vous avez sûrement raison, Mahaut, répondit la jeune fille en riant. Et comme d’habitude, je vais me fier à votre bon goût !

Elles passèrent ainsi une bonne heure dans la cour, à choisir des étoffes, commander une coupe particulière, assortir bliauds et voiles… Béatrix se décida finalement pour un bliaud d’un vert profond, qu’elle maintiendrait à l’aide de la ceinture proposée par Mahaut. En chargeant sa servante des étoffes choisies, elle ne put empêcher son cœur de battre un peu plus vite. Peut-être serait-ce dans cette tenue qu’elle serait enfin assez belle pour être enfin remarquée ?

Elle qui ne connaissait de l’amour que ce qu’en disaient les troubadours et les trouvères, elle attendait avec impatience le jour où tout cela deviendrait réel pour elle. Elle voulait être la dame des pensées d’un preux chevalier, elle voulait se sentir aimée, choisie, protégée… Trouver la porte d’entrée de ce monde fantasmagorique qui imprégnait tout son siècle.

Prise dans ses rêveries, elle ne vit pas que le tissu qu’elle portait lui avait glissé des mains, et alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre, elle se prit les pieds dedans, et trébucha.

Ou plutôt faillit trébucher. En face d’elle arrivait un jeune homme, qui la retint au dernier moment. Rouge de honte, embarrassée, Béatrix marmonna de vagues remerciements et commença à remonter son bliaud pour fuir le plus vite et le plus loin possible. Mais l’inconnu ne lui laissa pas cette possibilité.

— Damoiselle, fit-il avec une courtoise inclinaison, je suis heureux vous avoir aidée à temps ! Puis-je avoir l’honneur de connaître votre nom ? Les Aquitains et les Français sont si bien mélangés ces jours-ci qu’il devient difficile de repérer les uns des autres.

Il releva la tête, et, de surprise, le cœur de Béatrix manqua presque un battement. Celui qui venait de la retenir était très différent des hommes d’ici, blonds et grands. De taille moyenne, sa peau était bien plus foncée que celle des Bordelais, à tel point que l’on aurait dit un de ces Sarrasins combattus à la croisade. Ses cheveux et ses yeux avaient la couleur du plumage d’un corbeau. Elle était sous le charme de ce regard captivant mais finit tout de même par répondre.

— Je suis Béatrix d’Hampton, au service de la duchesse d’Aquitaine. Et je vous remercie de votre aide, ajouta-t-elle timidement.

Une nouvelle fois, le jeune homme s’inclina bien bas, tourna les talons et disparut à l’angle du couloir. Béatrix reprit sa marche, encore étonnée de cette rencontre. Ce jeune homme étrange, dont elle ne savait même pas le nom… Qui était-il ? Elle ne l’avait encore jamais vu à la cour ! Sans doute un Français, ils commençaient à arriver depuis plusieurs jours. Mais comme il était fascinant… Rien qu’à se remémorer ses traits, elle sentait son cœur battre plus vite. Elle savait que les dames, nourries des poèmes et des chants courtois préféraient en général des hommes plus grands, plus forts. Mahaut elle-même lui avait un jour confié, avec l’innocence de ses quatorze printemps, que jamais elle n’épouserait un homme ayant les cheveux d’une autre couleur que blond.

Parfait, songeait la jeune fille, au moins elle serait tranquille du côté des demoiselles de la suite d’Aliénor, nulle ne viendrait s’intéresser à ce garçon à la peau sombre. À cette pensée, elle se réprimanda intérieurement. Voyons, elle était ridicule, on ne pouvait pas tomber amoureuse de quelqu’un d’à peine entrevu et avec qui l’on n’avait pas échangé plus de trois phrases !

Et pourtant…

***

Le banquet du soir fut particulièrement animé. Certains Français étaient arrivés dans la journée, et les demoiselles aquitaines étaient sous le charme de ces valeureux chevaliers, qui les régalaient d’exploits guerriers et compliments bien tournés. Mais Béatrix, elle, ne cherchait que son beau Sarrasin, ce qu’il était pour elle puisqu’elle ne connaissait pas son nom.

Elle dut bien se rendre à l’évidence, il n’était nulle part ! Elle aurait pourtant dû le repérer aisément. Mais qui était-il donc, alors ? Un simple serviteur, un commis… Non, ses manières étaient bien trop courtoises pour un simple homme de peuple. En toute logique, il aurait donc dû être présent. Peut-être était-il seulement malade ! Oui, c’était sûrement cela.

Perdue dans ses conjectures, elle faillit ne pas entendre le chambellan annoncer l’arrivée des troubadours à la fin du repas, et seul le claquement de main enthousiaste d’Aliénor pour mettre fin aux conversations, la sortit de sa torpeur.

— Votre Altesse, nobles dames et damoiseaux, sires et chevaliers, les troubadours qui vont ce soir vous régaler de leurs ballades viennent de loin, et vous les connaissez déjà ! C’est ce soir le grand Marcabru qui vient vous divertir, accompagné de son apprenti déjà presque aussi talentueux, Maïeul de Jumièges !

Béatrix manqua de s’étrangler à l’arrivée des troubadours. Celui qui l’avait empêchée de choir était en fait l’apprenti Maïeul de Jumièges.

Chapitre 2

19 juillet 1137, palais de l’Ombrière, Bordeaux

Béatrix était sous le charme. Lorsqu’il aurait fini son apprentissage, Maïeul serait certainement un grand parmi les troubadours. Sa voix plutôt grave, aux accents envoûtants, avait charmé toute l’assemblée. Tandis qu’il chantait le désespoir du chevalier à qui la dame imposait de dures épreuves pour gagner son amour, la jeune fille avait fermé les yeux, comme pour mieux imaginer les scènes décrites.

Elle se voyait à la place de cette noble dame, courtisée par un preux gentilhomme, qui prit dans son esprit les traits du jeune troubadour. Elle, jamais elle n’aurait fait languir plus que de raison son soupirant ! Au contraire, elle lui aurait accordé sans hésiter un baiser, preuve ultime de son amour. Mais ce temps n’était pas encore venu pour elle.

Après ce qui lui sembla être une bien trop courte éternité, le chant s’interrompit, sous un tonnerre d’applaudissements. Le jeune apprenti s’inclina bien bas devant la duchesse, mais alors qu’il se relevait, il sembla, peut-être à tort, à Béatrix que son regard était rivé sur elle. Incapable de le soutenir plus de quelques secondes, elle détourna les yeux, les joues en feu. Quand elle releva enfin la tête, le troubadour n’était plus là.

Elle soupira. Sa timidité maladive envers n’importe quelle personne autre qu’Aliénor et sa suite commençait à devenir un embarras conséquent. A seize ans, bientôt, dix-sept, alors que nombre des jeunes filles bien nées de son âge étaient déjà mères, épouses ou du moins promises, elle rêvassait encore comme une enfant, incapable de s’adresser à un homme sans rougir. Mahaut et Aliénor riaient régulièrement de son trouble, elles qui parvenaient sans effort à charmer n’importe quel représentant de la gent masculine.

Mais elle se détourna de ces pensées et s’efforça d’être attentive aux paroles chantées par Marcabru. Le passage d’un trobador, comme on le disait ici, aussi renommé, était rare, et elle ne voulait pas en perdre une miette. L’homme était véritablement un grand poète et un grand troubadour. Toutefois, elle ne retrouvait pas dans sa voix les mêmes accents chaleureux qu’avait eus Maïeul, la même langueur ensorcelante qui avait ravi son âme.

La soirée s’acheva fort tard. La lune s’était levée depuis longtemps quand Béatrix sortit sur les remparts respirer à pleins poumons l’air frais de la nuit. Elle en avait bien besoin, après avoir passé autant de temps dans la grande salle, à l’atmosphère alourdie de parfums et de fumée des bougies. C’était devenu une nécessité pour elle, cette balade nocturne. Son petit rituel, depuis maintenant presque deux ans. Depuis qu’elle était arrivée à la cour d’Aquitaine, en fait.

Ce soir, cependant, elle n’était pas seule. D’habitude, tous les habitants de l’Ombrière étaient à cette heure soit trop fatigués, soit trop ivres pour s’aventurer sur les remparts. Une silhouette noire se découpait contre les créneaux, contemplant la ville. À cause de la lumière de la torche fixée au mur qui lui faisait face, Béatrix ne pouvait distinguer les traits de celui qui venait interrompre sa méditation vespérale. Elle retint un mouvement d’humeur. Après tout, le chemin de ronde ne lui appartenait pas. Chacun était libre d’y déambuler.

— Décidément, damoiselle Béatrix, il semblerait que chacune de nos rencontres sorte de l’ordinaire, articula avec humour une voix qu’elle reconnut sans peine.

La jeune fille sentit ses joues s’embraser immédiatement. Lui. Pourquoi fallait-il qu’entre tous les habitants de ce château, ce soit lui qui soit là, et à cet endroit précis des murailles ? La Providence se moquait d’elle et elle n’était pas sûre d’apprécier son humour. Mais au fond… elle était ravie de sa présence. Le jeune homme exerçait sur elle une fascination indéniable, et elle était heureuse d’entendre à nouveau sa voix.

— Je… J’aime me promener ici le soir. Cela m’aide à mieux dormir. Et il faisait trop chaud, dans la salle de banquet.

Aussitôt, elle se trouva stupide de prononcer des paroles pareilles. Le palais entier se moquait bien de savoir si elle dormait bien ou non, et Maïeul plus encore. Parler de sommeil ou de température était d’une banalité affligeante. Mais elle n’eut guère le temps de se fustiger davantage.

— Je vous comprends ! répondit-il aussitôt, quel plus beau panorama que celui d’une ville qui s’endort ?

— Et quel air plus vivifiant que celui réchauffé par un rayon de lune ? soupira Béatrix, rêveuse.

—Seriez-vous une trobairitz également, damoiselle ? J’ai souvent entendu dire qu’à la cour d’Aquitaine, les femmes chantaient et composaient comme les hommes… Marcabru aura de la concurrence !

La jeune fille rougit de plaisir. Elle aimait lire, elle aimait les poèmes et les chansons dont elle s’imprégnait depuis deux ans. Ils avaient, d’une certaine manière, modelé la sensibilité de son esprit, qui avait maintenant tendance à voir le monde à travers ce prisme de la poésie et de l’amour courtois. Sans doute se prenait-elle parfois un peu trop pour ces nobles dames espérant les exploits de leur chevalier, mais tant pis. Avec les soins qu’elle apportait aux Bordelais les plus pauvres, c’était là une des rares choses qui égayaient un peu son quotidien.

Le troubadour se rapprocha d’elle pour lui désigner de la main quelques détails de la ville assoupie qu’il avait remarqués pendant son observation, quelques clochers crénelés qui déchiraient la nuit de leur ombre aride. La lune répandait sa clarté opaline sur la cité, facilitant leur contemplation. Mais pendant qu’il lui parlait, Béatrix regardait la main du jeune poète avec curiosité. Elle avait rarement vu une peau aussi sombre, et jamais chez un garçon d’approximativement son âge.

Une fois seulement, un seigneur s’en revenant de croisade s’était arrêté à l’Ombrière. Il y avait dans sa suite un vieil homme à la peau ridée, encore plus brune que celle de Maïeul. De nombreuses rumeurs avaient couru sur lui le temps de son séjour. Une telle carnation était une découverte pour la plupart de ceux qui le voyaient, et l’on murmurait qu’il s’agissait d’un sorcier Infidèle, ou alors d’un brillant astrologue que le seigneur allait offrir en présent au roi de France. En réalité, Aliénor leur avait confié que l’homme était un savant venu de Jérusalem. Chassé de sa ville pour avoir professé des thèses jugées hérétiques par ses coreligionnaires, il avait été sauvé de la lapidation en passant au service des Francs. Les rumeurs ne s’étaient point éteintes pour autant, un tel sujet de curiosité étant bien plus propice à la naissance de mille légendes qu’au rétablissement d’une vérité par trop convenue.

— Ma couleur vous intrigue, damoiselle ?

Elle n’osa pas répondre, de peur de passer pour une fille trop curieuse, ou pire encore, superficielle. Une jeune personne bien éduquée se devait de garder une conversation mesurée et de ne jamais faire preuve de la moindre indélicatesse. Mais Maïeul ne semblait pas en prendre ombrage. Il passa une main dans ses cheveux, plus bruns encore que sa peau, et se lança d’une voix de conteur.

— Mon père était un chevalier franc. Pas un noble de château, ou un grand chef de guerre, un simple chevalier. Sa foi était grande, et à l’appel du pape, il s’est croisé lui aussi. Il fut dans les premiers à partir pour délivrer le tombeau du Christ. Il se battit vaillamment, et fut blessé devant les murailles de Jérusalem. C’est pour cela qu’il ne put pénétrer dans la ville en même temps que les autres croisés. Quand il les rattrapa, il fut horrifié du carnage, du sang qui rougissait la terre des rues. Il quitta la ville, et aux ordres du roi Baudoin Ier, partit s’établir non loin de la ville sainte. C’est là qu’il rencontra ma mère, une mahométane qui s’est convertie pour lui. Ils ont été heureux pendant vingt ans, jusqu’à ce que ma mère meure en couches. Terrassé par le chagrin, mon père me ramena en Europe, et me confia aux bons soins des moines de l’abbaye de Jumièges et repartit guerroyer pour tenter d’oublier sa peine. C’est là que je fis la connaissance de maître Marcabru, qui me prit en apprentissage. Et me voilà maintenant voyageant par mont et par vaux en chantant des ballades… Je ne voudrais de nulle autre vie.

Entendant ces mots, Béatrix sentit son cœur se dilater. Maïeul était vraiment tels ces héros après lesquels elle soupirait, un baladin au charme sans pareil et à l’histoire tragique. Le jeune homme avait laissé sa voix mourir dans un soupir, reportant son attention sur la demoiselle qui lui faisait face. Il plongea ses yeux dans les siens, attendant une réaction.

Cependant, son regard sombre rendait muette la jeune fille. Il lui semblait qu’un feu dévorant brûlait derrière ces pupilles d’encre. Elle se sentait comme un insecte, irrémédiablement attirée par la lumière de ses prunelles, elle aurait voulu rester ainsi toute la nuit. Mais le troubadour, sans doute déçu de son silence, se détourna et reporta son attention sur le paysage.

Béatrix sentit une douloureuse impression d’occasion manquée. Pourquoi n’avait-elle rien répondu ? Se livrer ainsi c’était ouvrir un début de chemin. Vers quoi ? À vrai dire pour l’instant c’était le cadet de ses soucis. Elle voulait simplement trouver quelque chose à dire.

— Maïeul de Jumièges… Je vous comprends. Moi aussi j’ai beaucoup voyagé avant d’arriver à Bordeaux.

— Alors nous avons plus en commun que je ne le pensais, damoiselle Béatrix… murmura-t-il.

Et sur ces mots énigmatiques, il saisit délicatement la main de la jeune fille et l’effleura de ses lèvres, prolongeant le contact à peine plus longtemps que ne l’aurait souhaité la bienséance. Heureusement qu’il n’y avait personne pour les voir.

— Je vous souhaite le bonsoir ! acheva-t-il.

Béatrix fut incapable de répondre. C’était la première fois qu’un homme baisait sa main pour le geste en lui-même. Ce n’était plus une salutation parmi d’autres, un simple geste de politesse habituelle. Elle avait subitement pris conscience d’elle-même, au contact de la main ferme du troubadour.

« Nous avons plus en commun que je ne pensais ». Ces mots et ceux qu’ils avaient échangés flottèrent dans sa mémoire durant tout le temps qu’elle mit pour retourner dans sa chambre.

Chapitre 3

20 juillet 1137, palais de l’Ombrière, Bordeaux

Béatrix eut bien du mal à s’endormir, ce soir-là. L’attitude de Maïeul, ses confidences, ne cessaient de repasser en boucle dans un esprit bien trop prompt à s’enflammer. Elle voulait absolument y voir un signe de son intérêt pour elle, elle s’inventait sans raison mille et un futurs avec le troubadour aux yeux si fascinants. Elle se savait stupide, mais c’était plus fort qu’elle. Et quand Morphée la rattrapa enfin, elle ne rêva que de poèmes chantant les exploits d’un preux chevalier qui avait son visage.

La journée du lendemain passa comme dans un songe, entre les essayages de leurs nouvelles tenues et la préparation du mariage. Les demoiselles, bien que toutes de hautes naissances mirent toutes la main à la pâte, et les tâches étaient nombreuses : vérifier l’avancement des menus, l’approvisionnement des cuisines, trier le linge et les draps, s’occuper du logement des Français… Elles secondaient leur duchesse dans toutes ses tâches, apprenant par-là l’art d’être plus tard une bonne maîtresse de maison. Bien sûr, Aliénor disposait d’intendantes, mais elle aimait à s’investir personnellement dans la vie quotidienne de l’Ombrière.

Petite, elle allait souvent avec sa sœur Pétronille se réfugier dans les cuisines, où on avait toujours pour elles un grand verre de lait ou bien un fruit confit. Avec le temps, elle n’avait pas perdu cette tendresse qu’elle avait pour ceux qui la servaient. Les quitter lui serait difficile, et elle essayait de compenser la peine à venir en passant tout le temps qu’elle pouvait avec eux.

Les cloches sonnant none furent accueillies par les jeunes filles avec de longs soupirs de soulagement. Enfin, elles pouvaient se retirer dans leurs chambres, aller se promener au jardin, se rafraîchir le visage et refaire leurs nattes, d’où s’échappaient quelques mèches malicieuses, qui venaient leur chatouiller les joues.

Le banquet du soir et la cour d’amour qui suivirent furent un vrai régal pour les oreilles et les cœurs. Les troubadours étaient si habiles de leurs voix qu’ils faisaient naître des soupirs énamourés même chez les vieilles et respectables duègnes. Maïeul et son maître avaient été rejoints par d’autres baladins venus du sud, qui chantaient eux aussi la plainte d’amour du chevalier devant sa dame. Quand ce fut au tour du jeune homme qui occupait ses pensées de chanter, Béatrix sentit ses joues s’embraser lorsqu’elle l’entendit dédier sa ballade aux dames poétesses de l’Ombrière.

Dans l’assemblée, nul ne comprit, et on haussa les épaules. Encore une fantaisie de trouvère. Mais Béatrix, un sourire jusqu’aux oreilles, n’en avait cure. L’allusion à leur conversation d’hier soir était trop claire. Il venait de lui dédier une ballade, à elle, qui jamais n’avait encore ressenti cela, jamais ne s’était ici sentie importante aux yeux de qui que ce soit, à l’exception de Mahaut et d’Aliénor. Elle sentait une joie immense courir dans ses veines, qui lui donnait envie de chanter, de danser, de courir vers Maïeul et…

Mais déjà la chanson se terminait. Le jeune homme était le dernier à régaler les convives de son art, et la salle se vida petit à petit. Béatrix, comme hier, voulait se rendre sur les remparts. Un fol espoir lui taraudait le cœur, celui d’une rencontre peut-être moins due au hasard, mais certainement tout autant agréable que celle de la veille. Mais avant qu’elle n’ait fini de se lever, une main s’accrocha à la sienne.

— Béatrix, demanda Mahaut, ne voulez-vous pas dormir avec moi ce soir ? Cela fait si longtemps, et je suis certaine que vous avez bien des choses à me raconter !

La jeune fille hésita. Elles avaient pris l’habitude de dormir ensemble de temps en temps, se contant les mille et une histoires qui agitaient la vie de palais ou les potins courant parmi les demoiselles de la suite d’Aliénor. Et cela faisait au moins plusieurs semaines qu’elles n’avaient pas sacrifié à ce petit rituel. Un refus aurait paru suspect. Mais en même temps, si Maïeul venait sur les remparts et ne la trouvait pas… ?

— Béatrix, s’il vous plaît… supplia l’adolescente.

— C’est d’accord ! soupira-t-elle faussement avec une moue attendrie.

Le large sourire qui étira les lèvres de Mahaut compensa son sacrifice des quelques minutes qu’elle aurait peut-être pu passer avec Maïeul sur le chemin de ronde. La jeune fille, à peine sortie de l’enfance et pourtant déjà une adulte, tout autant dans son apparence que dans ses préoccupations, était terriblement attachante. C’est elle qui avait pris en charge Béatrix lors de son arrivée à la cour. Mahaut s’était conduite avec elle, malgré sa jeunesse, comme une véritable mère. Depuis, une amitié sincère liait les deux damoiselles de compagnie.

Elles grimpèrent rapidement les escaliers, en se racontant tous ces petits secrets qu’ont les jeunes filles de leur âge. Chacune d’entre elles rêvait, et faire vivre ces rêves même à travers de volatiles paroles était une manière de conjurer la peur du lendemain menacé de tant de maux qu’on ne savait pas combattre. Comme toutes leurs amies, elles enveloppaient leurs peurs d’un voile de rêveries.

Quand elles arrivèrent dans la chambre de la jeune fille, onze heures n’avaient pas encore sonné. Se débarrasser de leurs bliauds et enfiler une chemise propre ne leur prit que quelques instants, et elles s’allongèrent vite dans le grand lit de Mahaut.

— Alors, commença celle-ci l’air gourmand, quelles nouvelles avez-vous pour moi ?

— Eh bien, fit Béatrix en réfléchissant, ma servante a vu hier soir un seigneur français en train de conter fleurette Jeanne de Montgardin.

— Vrai ? Et Jeanne lui répondait ?

— Alaïs est passée rapidement… Mais il semblait qu’elle était ravie de l’intérêt qu’on lui portait !

— J’en suis ravie pour Jeanne, affirma l’adolescente en se calant plus confortablement contre les coussins du lit. J’avais peur que son histoire malheureuse de l’an dernier avec ce chevalier dont j’ai oublié le nom lui ait brisé le cœur… Et vous concernant, mon amie, un des Français aurait-il réussi à vous séduire ?

Son amie avait beau avoir parlé sur le ton de la plaisanterie, Béatrix demeura muette un instant. Un instant de trop pour la fine mouche qu’était Mahaut. Elle fronça les sourcils et darda sur la jeune fille un regard inquisiteur. Une fois de plus, Béatrix se sentit rougir. Ce n’était pas un Français, mais en examinant ses sentiments, il lui semblait qu’en effet, son cœur était pris. Devant le silence plus qu’explicite qui suivit sa question, Mahaut se redressa brusquement.

— Est-ce vrai ? Béatrix, vous êtes amoureuse ? s’exclama-t-elle.

— Moins fort, Mahaut, je vous en supplie, je ne voudrais pas que tout le palais soit au courant !

Bien que sa surprise soit toujours largement perceptible, la demoiselle reprit alors en s’efforçant de chuchoter.

— Mais dites-moi qui est ce jeune homme qui vous a charmée ? Serait-ce le sire du Puiset ? Il vous a dévoré des yeux tout le repas…

— Allons, ne racontez point de sottises. Il ne m’a pas lancé un seul regard. Et de toute façon, cet homme est un Français, il fait partie de la mesnie du roi Louis. Non, ce n’est pas lui. Je…

Sa voix se troubla. Son secret lui brûlait la langue, mais elle hésitait encore à se confier. Il lui semblait que ces premiers élans amoureux, ces premiers frémissements de son cœur n’appartenaient qu’à elle. Elle voulait en profiter encore un peu, savourer le plaisir de se sentir seule face à l’abîme qui commençait à s’ouvrir en son sein. Pourtant, elle faisait confiance à Mahaut, et savait bien qu’elle garderait le secret envers et contre tous, mais une certaine retenue empêchait encore les mots de franchir la barrière de ses lèvres.

— Allons, Béatrix, dites-moi, s’il vous plaît ! Vous savez bien que je vous soutiendrais, qui que soit votre mystérieux soupirant, quand bien même il ne serait pas d’aussi noble extraction que votre famille n’aurait pu le souhaiter !

— Il s’agit de… Maïeul de Jumièges, lâcha-t-elle dans un souffle.

— Le jeune ménestrel apprenti de Marcabru ? Quel bon choix vous avez fait là ! Il est vrai qu’il est d’aspect fort plaisant, et plein de talent, à en croire les ballades qu’il nous chante depuis deux jours. Ah, mon amie, je suis ravie pour vous ! répondit Mahaut joyeusement. J’espère que tout cela dépassera la simple durée des festivités… Oh, mais je comprends maintenant ses mystérieuses paroles, avant de commencer à chanter, c’est donc à vous qu’il a dédié sa ballade ! Quel bel hommage ... Mais comment cela se fait-ce ? Vous êtes-vous déjà parlé ?

— En fait, je ne vous ai point encore tout raconté. Hier…

Elles continuèrent ainsi à parler et échanger des secrets jusque fort tard dans la nuit. Mahaut approuvait sans réserve l’inclination de son amie pour le troubadour. Il n’y avait dans cet art rien de dégradant, bien au contraire. Après tout, le duc Guillaume, neuvième du nom, grand-père de leur duchesse avait été lui aussi un des troubadours les plus fameux de son siècle. Il en était de même pour beaucoup de seigneurs du sud du royaume, qui aimaient caresser, le soir venu, les cordes d’une lyre ou d’une cithare. Et surtout, elle se réjouissait de la voir enfin connaître les joies de l’amour, elle qui avait si souvent soupiré après.

De son côté, Béatrix se sentait comme soulagée d’avoir enfin prononcé à voix haute ce nom qui commençait à compter si fort pour elle. Cela ne faisait que deux jours qu’elle connaissait Maïeul, mais il emplissait déjà son esprit. Une seule peur demeurait, celle de se voir rejetée. Cette crainte féroce qui remplit le cœur de tout amant, aussi éternelle que le genre humain. Qui sur terre n’avait jamais ressenti cette brûlante morsure ?

Mais non, elle ne devait penser ainsi. Cela faisait seulement deux jours. C’était bien trop peu, lui soufflait sa raison. Mais bien assez, rétorquait son cœur. Pendant un long moment, ces deux voix bataillèrent au fond de sa conscience. Mais elle s’endormit paisible. Rien ne servait de trop s’inquiéter du futur. D’autant plus qu’après le mariage, il était pratiquement certain que Maïeul repartirait avec son maître sur les routes du royaume. Mieux valait qu’elle n’y pense plus.

Chapitre 4

25 juillet 1137, palais de l’Ombrière, Bordeaux

Aliénor était resplendissante. La petite duchesse avait toujours été une belle jeune femme, mais aujourd’hui, jour de ses noces, elle rayonnait. Vêtue d’un bliaud écarlate qui mettait sa jeunesse en valeur, elle attirait à elle tous les regards. Ses cheveux blonds coulaient en une longue cascade brillante le long de son dos gracile, à peine cachés par le voile léger qui reposait sur le sommet de sa tête. Elle s’avançait seule vers son futur époux, droite et fière comme une duchesse se doit de l’être. Son père aurait dû l’accompagner, mais on l’avait enterré quelques semaines auparavant.

Béatrix sentait naître une admiration profonde pour celle qui était à la fois son amie et sa maîtresse. À sa place, il lui semblait qu’elle n’aurait pas eu autant de courage. Et pourtant, elle savait les craintes d’Aliénor. Elle avait participé à son habillage, seulement quelques heures auparavant. Entourée de ses plus fidèles amies, l’adolescente avait laissé son cœur s’exprimer, une seule et unique fois, et ses larmes couler. À quinze ans seulement reposait sur ses épaules le poids de l’avenir de la France et de l’Aquitaine. Oui, elle avait peur, peur de ce mari qu’elle ne connaissait pas, de cette cour de France pour laquelle elle partait dans quelques jours et qu’on disait si rigide, peur de son destin que tous lui promettaient incroyable, mais qui restait si mystérieux…

Mais mue par la volonté extraordinaire qui la caractérisait, la duchesse avait effacé de son visage toute trace d’angoisse, et ne laissait plus paraître qu’une bonté rayonnante, l’espérance toute pure d’une jeune fille qui rêve. Elle était arrivée, maintenant, aux côtés de Louis de France. Lui aussi était beau. Les cheveux foncés, les yeux bleus, comme sa future épouse, leur jeunesse à tous les deux faisaient ressortir leur fragilité, donnant un éclat incomparable à leurs deux silhouettes côte à côte.

La cérémonie ne fut point trop longue, et une fois l’écho des acclamations populaires fondu dans l’air tiède de ce début d’été, la foule des invités se dirigea vers le palais à la suite des tout jeunes époux. Le chemin de terre, jonché de feuilles et de fleurs exhalait des senteurs agréables de roses et de menthe poivrée. Béatrix respirait à pleins poumons ce parfum estival, tandis qu’en arrivant à l’Ombrière, elle dégrafa avec Mahaut le manteau de pourpre d’Aliénor. Il faisait déjà très chaud, ce jour de juillet, et la jeune duchesse n’en pouvait plus. Tant pis pour les convenances, une Aliénor vivante et sans manteau valait mieux qu’une Aliénor rôtie et bien habillée.

Quand elle revint avec Mahaut dans la salle du banquet, nombre de places étaient déjà occupées. Français et Aquitains se mêlaient joyeusement, le vin étant depuis toute éternité un excellent facteur d’amitié entre les peuples. Plus de barrière de langue, au bout d’un certain nombre de verres. Les deux amies se glissèrent en bout de banc avec le reste des demoiselles d’honneur de la duchesse. Alors que l’on apportait les viandes rôties, les troubadours et les jongleurs arrivèrent au centre de la salle pour divertir les convives. Bien évidemment, Béatrix n’avait d’yeux que pour un seul, et sous le regard gentiment moqueur de Mahaut, elle applaudit à tout rompre dès que Maïeul eut fini de chanter.

Après le banquet vinrent les festivités. L’on dansa caroles et estampies jusque fort tard dans la nuit. Béatrix s’y divertit comme une enfant, ravie de laisser toute l’énergie qui la parcourait depuis le début de la journée se libérer dans ses danses vigoureuses aux rythmes entraînants. Mais Maïeul ne reparut pas de la soirée. Sans doute était-il fatigué de ses performances musicales des jours passés. Les cours d’amour s’étaient souvent achevées fort tard, et si les convives étaient libres de partir quand bon leur semblait, il n’en allait pas de même pour les troubadours. La jeune Anglaise ressentit tout de même un léger pincement au cœur en ne le voyant pas dans les rondes qui se formaient. Elle aurait aimé se mettre à ses côtés, danser avec lui en profitant de ce relâchement des convenances qu’imposait un tel mariage…

Tard dans la nuit, Béatrix sortit de la salle. Il y faisait bien trop chaud, et si l’on continuait à s’y abrutir de danses et de vin, on ne pourrait bientôt plus respirer. Toutes ces odeurs mêlées lui avaient toujours donné légèrement mal à la tête. Soulevant le devant de son bliaud, elle quitta la pièce et se dirigea vers les jardins, respirant à pleins poumons les senteurs parfumées de la nuit. C’était agréable de se promener ainsi, à petits pas dans un rayon de lune, avec pour seule compagnie les notes assourdies du fifre et du tambourin qu’elle continuait à entendre.

Quelques bosquets plus loin, alors qu’elle savourait la fraîcheur nocturne, une voix s’éleva, qu’elle reconnut immédiatement. La voix s’interrompit, buta sur un mot, laissa planer une seconde de silence, repartit de plus belle. Le troubadour était sûrement venu là s’entraîner, peut-être même composer. Malgré son envie dévorante de rester là pour se rassasier des accents chantants qu’il insufflait à ses vers, elle s’imposa de respecter son intimité, et continua sa balade. Elle commença à s’éloigner à reculons.

Mal lui en prit. Elle trébucha sur une branche d’arbre tombée à terre, vacilla un instant et retrouva son équilibre de justesse, non sans avoir poussé un de ces jurons qui ne devrait jamais se trouver dans la bouche d’une jeune fille. Alerté par le bruit, Maïeul jaillit de derrière son buisson, l’air inquiet. Il n’eut aucun mal à reconnaître celle qui lui faisait face, la lumière de la lune baignant son visage d’une clarté sépulcrale.

— Damoiselle Béatrix ! Allez-vous bien ?

— Oui, oui, répondit-elle, honteuse. J’ai simplement trébuché, encore une fois. Ne… ne vous occupez pas de moi, j’allais rentrer. Je ne voulais pas vous déranger.

Le troubadour ne répondit rien. Ses pupilles brillaient dans l’obscurité, reflétant les flammes des torches fixées au mur. Avec un sourire, il s’approcha d’elle.

— Voudriez-vous faire quelques pas avec moi ? Je crains que ma muse ne se soit enfuie.

Béatrix sentit ses yeux s’écarquiller comme ceux d’une chouette.

— Mais… Cela serait inconvenant ! Nous n’avons pas de chaperon, et…

— Allons, damoiselle, lui répondit Maïeul d’un ton amusé, préférez-vous l’inconvenance ou l’insécurité ? Les soldats de garde sont des soudards, et les quantités d’alcool qu’ils ont ingurgitées dans la journée ne vont pas aider à les civiliser. Je crains que leur comportement, à la vue d’une dame, ne soit guère chevaleresque. Il en traîne trop en ce moment dans les jardins, occupés à cuver leur vin, pour que vous promener seule soit totalement sans danger.

Béatrix se contenta de hocher la tête. En effet, il valait mieux qu’elle ne reste pas seule au milieu d’hommes qui n’auraient sûrement pas la prévenance de Maïeul à son égard. Et après tout, elle était ravie de pouvoir accepter son offre. Ils marchèrent ainsi quelques instants, en silence, à profiter seulement du chant des insectes tapis dans les buissons, et de ces mille et un bruits que la nature offre à ceux qui savent l’écouter.

— D’où venez-vous, damoiselle d’Hampton ? Vous connaissez mon histoire, alors que je ne sais rien de vous, demanda soudain Maïeul. Et vous ne ressemblez pas aux filles d’ici.

— Je crains que ma vie ne soit guère palpitante, commença-t-elle d’une voix troublée. Un de mes ancêtres, en 1066, accompagna Guillaume de Normandie dans sa conquête de l’Angleterre. Là-bas, il épousa une Saxonne, la fille du seigneur d’Hampton, qui lui légua ses terres. Mon père était le dernier descendant de cette lignée. Il s’est marié avec une aristocrate du voisinage, qui mourut il y a quelques années ; et il la suivit peu après dans la tombe, touché par la même fièvre maligne. Il ne me restait que mon grand-père qui m’envoya vivre à la cour d’Aquitaine en souvenir de l’amitié qu’il avait pour le duc Guillaume X. Ils avaient combattu je ne sais plus où, et le duc se trouvait aussi être mon parrain. Je serai mieux à l’Ombrière que seule dans un château lugubre, m’a-t-il assuré. Je suis arrivée il y a deux ans, et maintenant je vais suivre la duchesse à Paris. La ville de Bordeaux me manquera…

Elle s’arrêta soudain, étonnée d’avoir parlé autant. Elle qui d’habitude préférait jeter un voile pudique sur son histoire dont le souvenir lui pinçait le cœur, venait de se livrer à un presque inconnu. Les sentiments, ou du moins ce qu’elle pensait en être faisaient donc faire bien des étrangetés.

— Vous êtes courageuse, damoiselle Béatrix. Vous avez traversé la mer et la moitié de la France alors que vous n’aviez que…

— Quatorze ans, acheva-t-elle. On ne m’avait pas vraiment donné le choix. Le voyage a été long, mais je suis heureuse, ici. J’ai tout ce dont j’ai besoin.

Ou presque… Ces deux mots flottaient dans son esprit, et elle y pensait si fort, comme si elle voulait que son compagnon les entende. Mais un coup de vent soudain rompit sa concentration. Un violent frisson la parcourut de haut en bas. L’air avait été brûlant toute la journée, et s’était subitement rafraîchi. Les Aquitains disaient qu’ils tenaient leur caractère changeant de cette terre où ils étaient nés.

— Prenez ma pelisse, damoiselle, offrit gentiment Maïeul. Je m’en voudrais si vous tombiez malade à cause de moi. Cela vous serait fort désagréable, et moi, je serai privé du plaisir de votre compagnie !

Sans répondre, Béatrix se laissa faire, savourant les mots du jeune homme. Alors qu’il posait sa pelisse sur le dos de la jeune fille, elle sentit de nouveaux frissons qui n’avaient plus grand-chose à voir avec la fraîcheur des coups de vent.

Les deux promeneurs s’arrêtèrent, face-à-face. Très lentement, Maïeul saisit la main de sa compagne. La chaleur de sa paume irradiait tout le bras de Béatrix. Sa main prisonnière dans celle du garçon, elle se sentait remplie d’un bonheur tranquille, loin de tout ce qu’elle avait imaginé. Enfin, elle se sentait importante, enfin on la remarquait, elle d’habitude si transparente parmi ses amies. Enfin, elle se sentait vivre.

Le pouce du jeune homme caressait doucement le dos de la main de Béatrix. Elle aurait voulu que cet instant ne s’arrête jamais. Elle ne se souciait plus du vent qui soufflait en bourrasques désormais rapprochées, ou des feuilles volantes qui se prenaient dans ses cheveux. Toute sa conscience se concentrait là, dans ce petit carré de peau qui lui semblait soudain être le plus important. Enfin, ses prunelles d’encre fichées dans les yeux célestes de la jeune fille, il lui demanda, d’une voix plus grave qu’auparavant :

— Damoiselle Béatrix, je réclame l’honneur de pouvoir faire de vous la dame de mes pensées.

Chapitre 5

29 juillet 1137, palais de l’Ombrière, Bordeaux

— Et alors, que lui avez-vous dit ? s’enquit Mahaut d’une voix fluette.

— Enfin, Mahaut, à votre avis ? répliqua la jeune fille, levant les yeux aux au ciel et priant pour que ses joues gardent leur teinte d’albâtre.

— Ah, mon amie, je suis ravie pour vous ! Votre troubadour est beau, charmeur, poète, jeune et bien portant… Que demander de plus !

Les deux amies bavardaient joyeusement en assistant au chargement des nombreux chariots attendant dans la cour. On y travaillait depuis le début de la matinée, mais les caisses contenant les effets personnels de la duchesse et de sa suite étaient si nombreuses que la tâche était loin d’être achevée. La noce avait été célébrée il y a quelques jours seulement, mais déjà Aliénor et Louis s’apprêtaient à remonter vers Paris. On disait le roi Louis le Gros fort malade, et son héritier se devait d’être au chevet de son père, au cas où un malheur survienne. Une sourde angoisse dévorait la future reine, à l’idée de quitter la ville qu’elle aimait tant, mais elle n’avait pas le choix. Pour se consoler, Aliénor se répétait qu’elle ne serait pas seule. Sa sœur, ses amies partaient vers Paris également : Béatrix et Mahaut, elles aussi, quitteraient l’Ombrière d’ici quelques heures.