Emma s'envole - Shalimar Bouquet - E-Book

Emma s'envole E-Book

Shalimar Bouquet

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  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2017
Beschreibung

Une vengeance au goût amer...

Victime d'un viol alors qu'elle était adolescente, Louise parvient à retrouver la trace de l'un de ses agresseurs, Olivier, et emménage non loin de chez lui. L'homme qui a détruit sa vie incarne la réussite ; il possède une belle situation professionnelle, une grande maison, a deux beaux enfants et est marié à la ravissante Emma. Parce qu'il a tout, et qu'elle n'a rien, Louise décide de se venger, et prend pour cible l'épouse-trophée, rêveuse et nonchalante. Seulement, Emma n'est pas une proie facile...

Un thriller passionnant dont l'intrigue vous tiendra en haleine jusqu'à la dernière ligne !

EXTRAIT

Grande, brune, ronde et le teint pâle. Elle aurait probablement pu inspirer Renoir ou Rubens, voire même les deux. Cette femme est une héroïne réaliste : c’est la Nana du xxie siècle, née de l’imagination d’un Zola surfant sur le web. Les mains sur les hanches, un air buté et provocateur, forte en gueule et charpentée, sa posture et son allure laissent envisager la femme de caractère. Elle a toutes les raisons du monde d’en vouloir à la terre entière.
J’ai hérité du prénom de ma grand-mère, Louise. Le prénom d’une morte. Ma grand-mère a eu une vie de merde et moi aussi. La merde, c’est génétiquement transmissible ! L’hérédité, quelle injustice quand on y pense ! Pas moyen d’en sortir.
Les princesses engendrent des princesses, et les filles de rien tapinent comme leurs mères. C’est à cause de cette foutue loi que je n’ai pas eu de gosses, et aussi parce que ces salauds m’ont trop abîmée. La loose transgénérationnelle s’arrêtera avec moi.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Dévoreuse de livres depuis sa plus tendre enfance, Shalimar Bouquet a toujours voulu écrire. Après des études d’économie, elle a exercé divers emplois et est actuellement comptable. Mère de trois enfants, artiste dans l’âme, elle mène une vie passionnante, aux côtés de l’homme qu’elle aime, entre Lyon et Malte.

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SHALIMAR BOUQUET

EMMA S’ENVOLE

À Jahide

Avertissement au lecteur

Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Je ne suis pas Flaubert ! Emma Delamare, ce n’est pas moi. Cette œuvre est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

« Si le cheval connaissait sa force, serait-il assez fou pour accepter le joug comme il le fait ? Mais qu’il devienne sensé et s’échappe, alors on dira qu’il est fou… »

–August Strindberg, extrait de Maître Olaf.

Automne

1.

De : Lullaby Delamare

À : Élodie Loizeau

Objet : La colo et après ?

Hello Élo,

Élodie, je ne t’ai pas oubliée. Tu es mon amie et la seule véritable.

Ma mère m’a envoyée en camp d’ados afin que j’y fasse des rencontres. Avec les autres filles de mon âge, ça n’a pas marché. C’est comme ça, je n’y peux rien. Je n’ai pas le don de me faire aimer.

Je ne suis ni rebelle ni asociale. Je ne suis pas une garce. Je m’habille comme toutes les autres, écoute la même musique que les autres, lis les mêmes magazines de merde, colporte les mêmes ragots… mais ça ne fonctionne pas.

Avec les garçons non plus, d’ailleurs ! Je suis mignonne, sans histoires, même si je manque un peu d’éclat. Je n’ai pas ce qu’il faut pour attiser le désir et subjuguer les hommes.

Élodie, tu devais être un peu pareille à mon âge. Je me reconnais en toi. Seulement moi, j’ai plus de chance. J’ai des parents qui m’aiment, me protègent, me laissent grandir à mon rythme.

Je viens d’un milieu privilégié, non pas que mes parents soient richissimes – mon père est ingénieur, et ma mère, femme au foyer –, mais j’ai une vie préservée.

Je vis dans une banlieue bourge, un peu comme dans Desperate Housewives… En beaucoup plus modeste quand même. Je suis une Française – très – moyenne, pas une Américaine glamour.

Ma mère n’est pas trop mal dans son genre. Pour autant, ce n’est pas Éva Longoria !

Je ne reprendrai pas le chemin du lycée. L’école ne veut pas de moi, et le rejet est réciproque. Je suis scolarisée à la maison avec mon petit frère Solal.

Je sais, Solal et Lullaby, c’est un peu strange. C’est ma mère qui a choisi nos prénoms. Lullaby, ça vient de Le Clézio, et Solal est le héros de Belle du Seigneur d’Albert Cohen.

Je préfère quand même qu’on m’appelle Lulla. Surtout depuis que j’ai vu Sailor et Lula de David Lynch. Je trouve les acteurs trop sexys, en particulier Nicolas Cage. Quel dommage qu’il ait si mal vieilli ! Et puis, Lulla, ça fait plaisir à ma grand-mère, Lulu. C’est une jolie façon de lui rendre hommage.

Ma grand-mère est assez géniale dans son genre. Seulement, ça n’a pas toujours collé avec sa fille. Ces deux-là ont en commun un passé difficile, et le présent n’arrange rien : Lulu n’est pas fan de son gendre.

Lulu et Emma, sa fille aînée, cela aurait dû être une histoire d’amour inconditionnelle, comme il en existe exclusivement entre mère et enfant. Le lien est rompu. Depuis ma plus tendre enfance, je sens comme une rupture. Sans vraiment être au courant de ce qui s’est passé, je soupçonne un peu ma mère d’avoir merdé.

Emma ne réfléchit jamais avant de parler, et encore moins avant d’agir. Cependant, ma mère est intelligente… Tu n’imagines pas à quel point !

C’est elle qui nous donne des cours à mon frère et à moi. Je ne sais pas comment elle se débrouille, pourtant elle assure dans toutes les matières. Et dire qu’elle s’est arrêtée au BEP !

Au grand maximum, je bosse deux heures par jour, et cela me suffit amplement. Pour Solal, c’est plus difficile à évaluer. Il reste cloîtré dans sa chambre. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on peut le trouver en train de bouquiner ou scotché devant son putain d’ordi. On ne sait jamais s’il travaille ou s’il joue. Un jour, je lui ai posé la question. Il m’a répondu qu’il ne faisait pas la différence. Pour lui, c’est la même chose : il fait des maths pour s’amuser et joue pour améliorer sa dextérité. Puisqu’il le dit…

Aux yeux des gens qui nous entourent, Solal passe un peu pour un autiste. Ma mère protège son rejeton et le défend contre le reste du monde. Quand elle prétend que mon frère est simplement atypique, je suis tentée de la croire.

Mon père a réellement du mal avec Sol. La communication ne passe pas. Du coup, mon paternel ne s’intéresse qu’à moi. J’ai l’impression d’être fille unique. Il est vraiment gentil mon père. Seulement, je ne le vois pas assez. C’est un bourreau du travail. Récemment, il a été muté au siège, à Paris. Cela n’arrange rien : il est absent toute la semaine et ne rentre à la maison que le week-end. Il n’y a que ma mère qui semble satisfaite de cette situation. Elle n’a plus la contrainte de préparer à dîner le soir et de ranger la maison. Elle est libre, tout comme nous.

Sol et moi, on bouffe n’importe quoi à n’importe quelle heure. Le bordel ambiant ne nous stresse pas, et notre vie est belle ainsi.

Entre une séance de shopping, une visite chez le coiffeur, un cappuccino avec sa copine Angela, ses cours de gym et son implication dans notre scolarité, ma mère dessine des vêtements. Elle a toujours rêvé d’être styliste et promet de créer un jour sa propre collection.

Ma douce Élodie, tout cela doit te sembler bien futile. J’essaie seulement de te distraire. J’ai la chance inouïe de vivre dans ce qui paraît être un immense jardin d’enfants. D’accord, ce n’est pas le jardin d’Éden, mais si je le compare à l’enfer que tu as vécu, c’est quand même le paradis !

C’est incroyable comme on se ressemble, Élo. Je donnerais n’importe quoi pour que tu aies croisé ma route au lieu de celle de Yasmina…

Je raconte vraiment n’importe quoi : la rencontre était improbable. Tout nous sépare. Nous ne vivons pas au même endroit, et je n’avais que huit ans quand tout cela t’est arrivé.

Quand bien même nous aurions eu le même âge, Yasmina t’aurait plu malgré tout. Elle avait la beauté du diable, ainsi que cette faille béante, caractéristique de ces filles qui ont vécu et souffert. Elle t’a émue avec ses plaies ouvertes, alors tu t’es engouffrée dans la brèche au risque de t’y perdre…

Elle t’a présenté tous ces types, ces larves d’hommes, dont elle ne voulait plus être la proie. Elle t’a sacrifiée mon Élo : c’est le seul moyen qu’elle a trouvé afin de sauver sa peau. Yasmina aussi est une victime, une salope qui mérite la corde, mais une martyre quand même !

Quant aux lascars qui t’ont meurtrie, ces salauds ne sauraient être pardonnés. Pourtant, justice ne t’a pas été rendue, et cela me révolte. Le juge s’est montré indulgent envers ces connards sous prétexte qu’ils étaient mineurs au moment des faits. Comme ils étaient dans une démarche d’insertion au moment du procès, c’est toi, ma belle, que la justice a condamnée.

Face au crime, la clémence est une ignominie.

Fort heureusement Élodie, personne n’est condamné à vie ! Y a toujours des remises de peine. Ma mère m’a parlé de Boris Cyrulnik, l’homme qui a écrit, Un merveilleux malheur. Il y est question de résilience. Telle que je connais ma mère, le propos l’a probablement dépassée. Ce n’est pas pour la princesse Emma que le concept de résilience a été inventé. Ce livre a été écrit pour toi.

Je t’abandonne ma belle Élo, car je ne trouve plus ni les mots, ni la force de continuer. Je ne suis qu’une gosse de quinze ans pitoyablement choyée, et assez limitée question endurance.

Bisous.

À très bientôt,

Lulla.

P.S. : J’ai dit au directeur du centre que tu étais la meilleure animatrice que je n’ai jamais rencontrée. J’espère au moins que ce débile aura validé ton stage !

2.

Grande, brune, ronde et le teint pâle. Elle aurait probablement pu inspirer Renoir ou Rubens, voire même les deux. Cette femme est une héroïne réaliste : c’est la Nana du xxie siècle, née de l’imagination d’un Zola surfant sur le web. Les mains sur les hanches, un air buté et provocateur, forte en gueule et charpentée, sa posture et son allure laissent envisager la femme de caractère. Elle a toutes les raisons du monde d’en vouloir à la terre entière.

J’ai hérité du prénom de ma grand-mère, Louise. Le prénom d’une morte. Ma grand-mère a eu une vie de merde et moi aussi. La merde, c’est génétiquement transmissible ! L’hérédité, quelle injustice quand on y pense ! Pas moyen d’en sortir.

Les princesses engendrent des princesses, et les filles de rien tapinent comme leurs mères. C’est à cause de cette foutue loi que je n’ai pas eu de gosses, et aussi parce que ces salauds m’ont trop abîmée. La loose transgénérationnelle s’arrêtera avecmoi.

Louise écrit parce qu’elle n’arrive pas à dormir. Elle écrit pour survivre à la nuit. À cette nuit et à la suivante. Elle n’est pas encore prête à partir, pas tout de suite. Elle ne dérange personne puisqu’elle dort seule. Les hommes, il n’y a pas moyen : un mec dans son pieu, cela la ferait trop flipper. L’insomnie serait pire. Les quelques heures nécessaires à la régénération de son cerveau, elle ne les aurait pas. Même sous alcool, même abrutie de somnifères. Même avec un flingue sous son oreiller et un couteau entre les dents, Louise ne serait pas rassurée. L’homme est un prédateur, et cela, elle n’y peutrien.

Je ne suis pas cette conne de Shéhérazade qui raconte de belles histoires pour faire bander un connard de prince psychopathe. J’écris pour moi et aussi pour toutes celles qui me survivront.

Elle est insomniaque depuis qu’elle a quinze ans. Louise est née dans le ruisseau ou presque. Sa mère faisait le trottoir, et son père dealait : un scénario classique. Elle n’a jamais vraiment connu son géniteur, vu qu’il purgeait une peine bien au chaud dans une zonzon quatre étoiles, pendant que sa mère arpentait le pavé ou transpirait dans un salon de massage. À sa sortie de taule, le père de Louise s’est fait descendre, ce qui était certainement mérité. Comme pour compenser l’injustice sociale, la nature s’est montrée généreuse avec elle. Louise est née robuste, en bonne santé, presque jolie, pas trop conne. Une belle plante dans un mauvais terreau.

Elle aurait pu s’en sortir si des salauds ne l’avaient pas brisée.

À quinze ans, je me suis fait serrer par des types, dans une cave, en bas de mon immeuble. J’ai quarante-cinq balais, et je ne m’en suis toujours pas remise ! J’ai bien eu une amorce de vengeance. Je me suis servie de mon corps pour embobiner deux ou trois truands, pour jouer l’allumeuse qui fout la merde. La Caillera, c’est un milieu fermé, une grande famille incestueuse. Je me suis débrouillée pour que les enfoirés qui m’ont fait tant souffrir s’entre-tuent. Deux types sont morts par ma faute, mais cela ne me suffitpas !

Les petites frappes, les loosers, les loques humaines, cela ne l’intéresse pas. Louise veut la peau des autres, de ceux qui s’en sont sortis malgré elle. Ils ont construit leur vie en dépit de leurs actes, et cela, elle ne peut le tolérer.

Ils ont survécu et pas moi. Je ne saurais laisser passerça.

Elle se souvient d’un môme de son quartier. Il avait de beaux yeux noisette et des cheveux bruns. À l’école primaire, elle avait déjà le béguin pour lui, même s’il était plus jeune qu’elle. Il arrivait à Louise d’aller jouer chez le petit garçon. Il était dorloté par une mère qui l’élevait seule.

Quand ces ordures m’ont forcée, il a attendu son tour comme les autres, et il en a bien profité.

Louise vient de retrouver la trace du criminel. Elle s’est débrouillée pour emménager juste en face de chezlui.

Tu sais, mon gars, on va bien s’amuser… Et après ça, j’aurai ta peau, je le promets !

Elle écrit pour celles et ceux qui vont lalire.

Cette histoire finira mal, au moins vous saurez pourquoi.

3.

De : Lullaby Delamare

À : Élodie Loizeau

Objet : Tout sur ma mère.

Hello Élo,

J’avais l’intention de t’écrire avant, mais ma vie n’est pas franchement trépidante, et je ne savais pas de quoi te parler.

Il est 11 heures, et Sol pionce encore ! Il se réfugie dans le sommeil pour ne pas avoir à affronter le monde.

–Je n’ai pas besoin de me reposer, j’ai besoin de rêver. Le sommeil est un sas entre deux univers : je dors pour basculer dans mon monde onirique.

–Et vivre dans notre monde réel, cela ne t’intéressepas ?

–Le rêve est infiniment supérieur à lavie.

–Il faut pourtant être éveillé pour avoir conscience de vivre.

–Je me sens vivant quand je rêve. Quand je suis réveillé, je survis.

Mon frère me fait penser à l’une de ces créatures de la nuit, comme les vampires, les loups-garous, victime d’un maléfice ancestral qui ne le rend qu’à demi-humain.

Ma mère est dans sa phase créative.

Elle porte elle-même ses prototypes qu’elle fait fabriquer par Marilou, la voisine, ex-couturière reconvertie en MAF (mère au foyer). Comme tu peux le constater, l’émancipation féminine n’est pas arrivée jusqu’ici. Je te l’avais bien dit : on est dans Desperate Housewives !

Emma et Marilou (Marie-Line pour l’état civil) se connaissent depuis toujours. C’est ma mère qui a pistonné Marilou pour qu’elle puisse louer la maison, et mon père, lui, s’est porté garant.

Au fond, Marilou et Emma ne sont pas vraiment les meilleures amies du monde, néanmoins elles sont complémentaires. Et puis, ma mère n’a plus personne depuis qu’Angela est partie vivre à Bordeaux.

Je n’étais pas fan d’Angela : trop futile, trop légère. Ma mère est différente. Elle se retranche derrière une allure superficielle, pour qu’on ne sache pas à quel point elle est profonde, sensible et grave.

Elle pense que les gens l’aimeraient moins s’ils savaient. Ma mère est vive, spontanée, gentille et drôle. Pourtant, elle a peu d’amies. Je crois qu’elle se débrouille encore plus mal que moi.

Depuis qu’elle fréquente assidûment Marilou, ma mère dépense moins d’argent. D’abord parce que les deux femmes fabriquent elles-mêmes leurs vêtements – quoique ce soit surtout Emma qui les porte –, ensuite parce que Marilou a un train de vie nettement inférieur. Marilou a épousé un artisan plâtrier peintre, pas un ingénieur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que son mec n’est pas un marrant. Faut voir comme il surveille sa femme de près. Et puis, c’est lui qui fait les comptes.

Dans le genre « dépensière compulsive », Emma ne s’en sort pas trop mal. Mes parents ont un compte joint, mais ma mère a ses petites combines. Je sais qu’elle a au moins deux autres comptes ouverts en douce, et deux cartes de retrait secrètes.

J’ai un scoop. Une nouvelle locataire vient d’emménager.

C’est une belle femme d’une quarantaine d’années. Elle est grande, brune, et parle fort : tout le contraire de ma mère ! Je me dis que c’est une femme comme ça qu’il faudrait à mon père…

Maman a bien accueilli la nouvelle arrivante. C’est dire si elle est sacrément en manque de nouvelles têtes !

Ah, j’allais oublier. Ma génitrice était conviée à l’AG d’une asso où elle est adhérente. Il y avait là plusieurs parents d’enfants précoces : j’en conviens, ce n’est pas l’humilité qui m’étouffe, c’est comme ça qu’on nous a étiquetés mon frère et moi. Je subodore que le courant est bien passé entre les convives. Peu familière des sorties nocturnes, ma mère est rentrée à 1 heure du mat’, totalement euphorique. Elle n’était même pas pompette !

Gros bisous ma belle,

Lulla.

4.

De : Élodie Loizeau

À : Lullaby Delamare

Objet : Réponse.

Ma Lulla,

Quel plaisir de te lire ! Tu me distrais beaucoup avec tes histoires. Cela n’a l’air de rien, mais pour une fille qui essaie péniblement de se reconstruire après un séjour prolongé en hôpital psychiatrique et des années de dépressions post-traumatiques, c’est déjà beaucoup !

Tu as un style bien à toi, Lulla, et tu mériterais d’avoir ta propre chronique dans un magazine féminin.

Ton frère m’inquiète un peu. L’intelligence extrême est souvent source d’angoisse. Solal ressemble à ces petits génies trop fragiles qui prennent conscience de leur vulnérabilité trop tôt, bien avant de pouvoir se représenter l’étendue de leur potentiel. En grandissant, il deviendra artiste maudit, geek, addict aux jeux vidéo, aux paradis artificiels…, pour se protéger du monde. Ou bien il aura un destin exceptionnel, comme Einstein, Bill Gates, Mark Zuckerberg avant lui !

Ta mère a vraiment une personnalité intéressante. J’aimerais beaucoup la connaître ! Tu la décris comme une enfant gâtée, et à mon sens, c’est un peu réducteur. Tu ne la crois pas concernée par la résilience, je pense que tu te trompes. Je la vois comme une personne qui s’agite dans tous les sens, dépense sans compter, s’habille, se pomponne, s’entretient dans le but de plaire à tout prix.

Qui veut-elle séduire Lulla ? Quel est ce vide immense qu’elle cherche à combler ?

Je ne t’ai pas dit, le directeur de la colo n’a pas validé mon stage d’animatrice. Il me trouve trop sensible. Pourtant, au fond de moi, je sais que je suis faite pour ce métier, car j’adore les enfants et m’entends plutôt bien avec les ados.

J’ai aimé m’occuper de votre groupe, je vous ai trouvé adorables. J’ai été touchée par Élise, lorsqu’elle s’est mise à chialer parce qu’elle devait quitter ses parents. Cette grande fille de quatorze ans possède la stature d’un mannequin et l’âme d’un nouveau-né. J’ai été émue par Thomas, par sa maladresse, par les innombrables râteaux qu’il s’est pris… J’ai été bouleversée par Bastien, par son amour pour Juliette. J’ai versé des larmes en suivant l’idylle de Lucas et d’Océane… À quinze ans, certains êtres sont capables du pire, ont assez de sadisme et de méchanceté en eux pour détruire une vie ; d’autres, au contraire, sont déjà capables de donner le meilleur d’eux-mêmes.

Je n’ai pas eu la chance de rencontrer les bonnes personnes.

Tu m’as émue toi aussi, ma petite Lullaby. Il y a tant d’amour en toi que tu ne sais pas comment l’offrir… Tant de choses à exprimer, mais personne pour t’écouter. Toi non plus, d’une certaine manière, tu n’as pas rencontré les bons !

Continue à me raconter ta vie de petite bourge des banlieues chicos ! Continue à me parler du seigneur Solal, le dark angel des beaufs, ainsi que de ta mère, princesse rebelle à sa manière !

C’est de la vie et de l’espoir que tu me transmets dans tes mails.

Gros bisous, adorable Lulla.

Élodie.

5.

J-481

Elle a beau avancer à grandes enjambées, elle ne sait pas où elle va. Elle est dans le désordre, blonde, hâlée, mince et pensive. Ses yeux sont clairs, trop peut-être. Les larmes y affleurent, et elle est paumée. Ses pensées foisonnent et tourbillonnent. C’est un maelström dans sa tête. Elle se laisse engloutir, entraîner au fond d’elle-même. Elle ne redoute pas la noyade : c’est une bonne nageuse, presque une sirène.

Je vous donne un aperçu de ses profondeurs intimes. Je vous raconte Emma. Elle veut être lue pour exister. Son histoire, je la destine à un homme que les mots n’effraient pas. Robinson, Némo, Sindbad, ou qui que tu sois, je t’envoie une bouteille à la mer. Puisse ce voyage intérieur t’intéresser unpeu.

Toi, hors du monde, toi qui n’es pas entré dans ma vie, j’attends ta réponse à mon message de détresse joyeuse. Je l’envisage comme un écho qui reviendrait d’un paradis retrouvé.

Elle s’appelle Emma. Comme Emma Bovary ! Ce n’est pas en hommage à Flaubert qu’elle se prénomme ainsi. Sa mère a choisi ce prénom parce qu’elle le trouvait « classe ». Elle a bon goût sa mère, dans le genre précurseur (mon héroïne a quarante-deux ans). Emma, ça revient en force, c’est même ultra tendance. Ça fait héroïne de romans anglo-saxons contemporains. Un peu comme Rebecca, Elly ou Lisa. Il est des prénoms qui prédestinent à la réussite et à l’amour. Et mon Emma s’est juré d’avoir toutça.

Elle aime tout ce qui est contemporain, se nourrit de l’air du temps. Elle capte les émotions flottant dans l’atmosphère, et s’en inspire pour ses créations : toutes ses voisines en sont dingues ! Elle aurait plus de commandes si ses copines n’étaient pas si conventionnelles et tellement coincées. En fait, ses fringues, c’est surtout la styliste qui les porte. D’abord parce qu’elle rentre dans un 38, et aussi parce que l’originalité luisied.

Avec Marilou, elles font la paire. Des deux, Emma est la créative. Pendant qu’elle dessine les patrons, réalise les découpes, Marilou, elle, les assemble. Niveau rapidité, elle bat Emma à plate couture… C’est vraiment l’expression idoine, Marilou ne porte pas les tenues qu’elle confectionne. Christophe, son mari, n’aime pas ce style. À ce propos, il n’aime pas tellement Emma, et cette dernière le lui rendbien.

–Chérie, c’estmoi !

Pas possible, qu’est-ce qu’il fout là un mercredi soir ? Emma déteste quand il l’appelle : « chérie ». Ça fait vieux couple au bord de la rupture ! Bien entendu, elle extrapole…

–Olivier ? Tu rentres tôt. T’es en stage à Lyon ?

–Non, ma chérie, enRTT.

Incroyable ! Il n’a rien de mieux à faire de son temps libre que de venir lui casser les burnes ! Certes, il est des expressions plus féminines, nonobstant l’idée est éloquente. La blonde a prévu une soirée épilation, Häagen-Dazs devant la télé, papotage sur le net avec ses nouvelles copines virtuelles, et aussi au téléphone avec Angela. Pour une fois qu’elle a quelque chose de vraiment important à lui dire ! Et demain, elle déjeune avec Louise, la nouvelle voisine, avant de l’accompagner au spa. Après quoi, elle embraierait bien sur un cinoche. Elle n’a aucune disponibilité pour Olivier !

D’avance, elle connaît le programme de l’homme qui partage encore sa vie. Pioncer jusqu’à 11 heures du mat, se lever, passer aux chiottes, faire un brin de ménage (parce que monsieur se targue d’être ordonné !), déjeuner, faire la vaisselle, puis enfin, sur le coup de 15 heures, s’affaler devant la télévision. Après-demain, ce sera pareil, et samedi, il va filer chez bricotruc. Elle ne connaît personne de plus prévisible.

Dire qu’il bosse à Paris ! Les RTT parisiennes, ça sert à visiter le Louvre, la Cité des sciences et les jardins, faire du lèche-vitrines, du sport, visionner un porno dans un sex-shop… Et que sais-je encore ? Tout, n’importe quoi plutôt que l’ennui provincial !

L’homme qu’elle a épousé ne s’intéresse à rien. Même sa carrière qui paraît tenir une si grande place dans sa vie, est dénuée de sens. Ce qui anime Olivier, c’est le statut et l’argent qui va avec. À quelle fin ? Le confort, et c’est à peu près tout. Olivier se démène pour lui offrir une vie confortable, et elle devrait s’en satisfaire. Au minimum, se montrer reconnaissante. Ce n’est pas qu’elle soit ingrate (ou alors seulement un peu), c’est juste qu’il n’a rien compris. Elle n’a que faire d’une vie confortable, ce qu’elle désire, c’est une vie passionnante !

Sa mère me l’a toujours dit : elle n’a pas épousé le bon. Ou alors elle n’est pas formatée pour le mariage. Il y a un bug, une couille dans le pâté. Quelque chose ou quelqu’un a merdé quelque part. Soit ! Elle s’est fourvoyée, et alors ? C’est pas de sa faute (à la réflexion, un peu quand même) si on ne lui a pas fait de meilleure offre… Elle a eu Olivier parce qu’il voulait bien d’elle, et qu’elle pouvait l’avoir sans trop d’efforts. « Dans la vie, on fait ce qu’on peut, pas ce qu’on veut ». Cela résume assez bien l’état d’esprit d’Olivier et aussi sa philosophie.

Quelle ineptie ! Elle a choisi la facilité, elle en crève !

–Merde Emma, tu aurais pu ranger un peu. Et dire que j’ai épousé une femme de ménage !

–Justement, en allant vivre avec toi, je pensais que j’allais en sortir…

Elle lève les yeux au ciel et renonce à répliquer. L’époux est trop limité pour comprendre. C’est juste le grand mythe de Cendrillon qui la fout dedans. Une gentille boniche croit changer de statut en épousant un prince et finalement se leurre. Les princesses sont des ménagères comme les autres. Il y a longtemps qu’elle a jeté l’éponge, rendu son tablier.

On est mercredi soir et il l’emmerde. Il ne peut pas aller faire un tour au bar avec des potes ? Au moins, il rentrerait bourré, et peut-être que, pour une fois, il serait drôle ! Désinhibé, il irait à la chasse, rencontrerait une autre femme, et qui sait, celle qui lui convient. Eurêka ! Elle tient la solution : son mari doit avoir une maîtresse ! Il passerait ses RTT avec elle, et sa vie retrouverait un sens. Elle ne le verrait plus qu’un week-end sur deux. Elle retrouverait son Olivier embelli par l’amour, euphorique et léger. Un beau jour, il la quitterait pour elle. Cela l’arrange, puisqu’elle aurait le beau rôle. Elle retrouverait la liberté sans avoir à s’enfuir.

23 heures. Olivier s’est assoupi devant la télé. Il ronfle déjà. Elle va s’endormir seule en pensant à cet homme qu’elle a vu l’autresoir.

6.

Louise, la nouvelle venue à « Wisteria Lane », se félicite. Elle a rencontré la femme de l’homme qu’elle veut détruire. Ce n’est pas vraiment son style, mais elle n’est pas désagréable. Dans le genre petite bourge certainement moins coincée qu’elle en a l’air, elle n’est pas trop vilaine. Elle a dévisagé Louise avec son regard clair et l’a détaillée des pieds à la tête. Dans ses yeux, la grande a lu un soupçon d’arrogance, mais aussi de la curiosité. D’ordinaire, ce type de nana ne lui inspire aucune sympathie. Trop bien fringuée, trop sûre d’elle…, et ce regard glacial et stupéfiant qui vous fige ! Pour une raison qu’elle ignore, Louise sent la glace sur le point de fondre. Le volcan gronde sous la banquise.

Cette Emma, elle en fera son alliée.

Avec sa fille, Lulla, le courant est immédiatement passé. Lullaby est une adorable ado de quinze ans. Elle aussi l’a bien observée. Comme sa mère. Le regard scrutateur qui trahit la passion du détail, la volonté de voir en profondeur pour deviner l’âme, c’est de famille. Sauf que dans les yeux de Lulla, Louise a vu de l’empathie. Elle l’aimedéjà.

Louise va devoir tuer le père de cette gentille fille… C’est dommage…

Lulla n’est pas une gosse comme les autres : sa maturité et sa capacité d’écoute ont impressionné Louise. Elle décide de faire de Lulla sa confidente. La môme ne va pas à l’école, et Louise travaille à temps partiel. Elles auront du temps.

–Mes enfants n’ont jamais pu s’adapter aux contraintes de la scolarité. Le système ne leur convientpas.

Emma le lui a expliqué ainsi. La bourgeoise n’est pas ce qu’elle semble être, et les gosses sont inadaptés. Il y a une faille dans cette famille. Louise la trouvera, et sa tâche n’en sera que facilitée…

7.

–Dis Lulla, ils se sont rencontrés comment tes parents ?

–C’est une belle histoire. Tu as vu Will Hunting ?

–Non.

–Ça ne fait rien. Je te raconte quand même. Ma mère avait vingt et un ans. Elle bossait comme femme de ménage dans l’établissement où mon père terminait ses études : une école d’ingénieur. Ils se sont vus, et ils ont flashé l’un sur l’autre. Le coup de foudre, comme dans les films. Inexplicable et immédiat. On est des visuels dans la famille. C’est comme ça que je l’explique.

Elle poursuit.

–Mon père était plongé dans un bouquin d’économie. C’était pas vraiment sa tasse de thé, alors ma mère lui a tout expliqué. L’optimum de Pareto, ce point crucial où la satisfaction des individus ne peut être augmentée qu’en diminuant celles des autres ; Keynes et la raison pour laquelle il faut augmenter les salaires… Elle lui a aussi parlé de psychologie et des principaux moteurs de l’activité économique humaine : le dévouement au groupe, le goût du travail bien fait et efficace, et aussi l’intérêt pour le savoir désintéressé. Concernant ce dernier point, elle savait vraiment de quoi elle parlait. 

–Ta mère est diplômée en économie ?

–Non, elle a appris tout ça à la bibliothèque municipale pour quelques francs (la monnaie de l’époque) de pénalités de retard… Comme dans Will Hunting. Dommage que tu n’aies pas vu le film. Tu comprendrais mieux.

Louise admire Lulla. Dieu que cette gamine est intelligente !

Elle devine immédiatement de qui elle tient. Ce connard d’Olivier a beau être ingénieur, devant sa femme, il ne fait pas le poids ! Quand il sera mort, Emma n’aura aucun mal à trouver mieux.

8.

J-480

Swan.

Emma ne sait encore rien de cet homme, et pourtant il lui est déjà impossible de l’oublier. Aussitôt vu, aussitôt séduite ! Elle s’est sentie comme happée par un tourbillon d’énergie positive. C’est une impression inédite, quelque chose qui vient de loin, et en même temps, de nulle part. Elle n’avait jamais éprouvé cela auparavant. Elle s’obligea à détailler tous les participants, à enregistrer leurs visages, et à lire ce qu’ils exprimaient dans leur regard. Toutes les expressions passèrent au crible de son affect. Elle captait les émotions de tout le monde ou presque et s’en remplissait. Et une force irrépressible la ramenait à lui. Il y avait en cet homme quelque chose d’intensément lumineux. En lui, elle crut percevoir la profondeur et la chaleur et l’empathie, et s’en imprégna. Jamais personne ne lui avait inspiré une telle confiance, une sympathie aussi vive. Pour elle, il incarnait la promesse d’une vie meilleure. Ses enfants l’accompagnaient. Ils étaient calmes et paisibles, habitués à attendre, précocement dotés de patience. Emma les observait, contemplative et silencieuse.

Sa fille, neuf ans peut-être, lui rappelait Lullaby lorsqu’elle avait son âge. L’enfant ramena Emma en arrière. Elle se sentit presque nostalgique. À l’époque, elle y croyait encore un peu à son mariage. Au moins, elle essayait de s’en convaincre. Elle avait l’espoir qu’Olivier finirait par évoluer, par s’élever. Elle se disait qu’il finirait bien par grandir…

Soudain, Swan se leva. Il voulait profiter de la pause pour s’esquiver. Il s’avança vers elle pour lui parler. Emma vit aussitôt le regard que l’enfant adressait à son père. Ses yeux disaient : « Ne t’attarde pas, papa ! » Swan obéit à sa fille et préféra s’en aller sans dire un mot. Emma l’admira pour cela. Au plus profond de son être, elle ressentit pour lui une infinie tendresse.

Swan, je t’aime déjà. Je pressens cependant que je ne t’auraipas.

Évidemment, cet homme est marié, Emma aussi, en fait. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Elle ne le fait pas exprès. Elle doit avoir un don pour se mettre dans des situations inextricables. Plus il y a d’obstacles apparents, plus l’enjeu la stimule. Pour autant, Emma n’est pas masochiste. L’inconfort n’exerce sur elle aucun attrait, elle n’a pas le goût de la souffrance. Elle n’aime que ce qui est beau et agréable. Elle recherche toutes ces choses qui lui font sentir à quel point la vie est intéressante.

Quand elle avait rencontré Olivier, il était fiancé à une gentille fille, brillante et cultivée qui plaisait beaucoup à sa mère. Sa rivale – quoiqu’Emma ne se soit jamais abaissée à la considérer comme telle – était une fille de bonne famille, titulaire d’une maîtrise de chimie qu’elle apportait en guise de dot. Dans l’objectif avoué de devenir une femme d’intérieur accomplie, la fille de famille prenait des cours de cuisine. Emma était fauchée, bordélique, seule au monde, sans aucune perspective. Contre toute attente, Olivier avait choisi Emma, alors qu’elle ne lui avait rien demandé. À l’époque, elle-même était persuadée qu’il allait épouser cette autre avec laquelle il semblait tellement heureux. Pourtant, il l’avait choisie et non l’autre femme. La belle-mère d’Emma ne lui a jamais pardonné. Par faiblesse, par opportunisme et parce qu’elle avait tant besoin d’être aimée, elle s’était laissée élire. Peut-être aussi qu’Olivier lui plaisait un peu quandmême…

Cela n’était qu’une erreur de jeunesse.

Est-ce qu’une erreur cesse d’être une erreur quand on fait semblant d’y croire jusqu’au bout ? Comme il est difficile de s’avouer vaincue !

« I took my love, I took itdown

Climbed a mountain and I turned around

And I saw my reflection in the snow coveredhills

‘Til the landslide brought it down… »1

1 - « J’ai pris mon amour et je l’ai recueilli / J’ai escaladé une montagne et je me suis retournée / Et j’ai vu mon reflet dans la neige qui recouvrait les collines / Jusqu’à ce que le glissement de terrain me ramène au sol », Landslide, Fleetwood Mac.

9.

De : Lullaby Delamare

À : Élodie Loizeau

Objet : C’est la rentrée ! Heureusement, pas pour moi.

Hello Élo,

Tout le monde autour de moi a repris le chemin de l’école. Pas moi. Je poursuis ma scolarité à la maison, et c’est un privilège inouï. Je me lève quand je veux, travaille à dose infinitésimale mais productive (ça compense), mange quand j’ai faim, me couche quand j’ai sommeil. La vie rêvée quoi !

Les détracteurs du système affirment que ça ne prépare pas franchement à la vie professionnelle…

C’est vrai que, quand j’entends les gens me raconter leur vie au taf, je redoute un peu l’entrée dans la vie active.

Hier, Claire, la cousine de ma mère, est passée. Elle m’a expliqué dans le détail en quoi consiste son job de fonctionnaire.

Trente-six chandelles ! Claire vient de fêter son anniversaire. Maman rondelette d’une petite Zoé (trois ans), et épouse d’un quasi-quadra (déjà bedonnant à trente-neuf ans !), la cousine m’a semblé particulièrement remontée. Jamais son travail ne lui a paru aussi inepte, et en outre, elle ne supporte plus sa chef.

La parole a une fonction cathartique, et ça tombe bien, car je suis disposée à tout entendre !

Pour le fun et aussi pour te dissuader de postuler dans l’administration, je te retranscris notre conversation.

–Tu as des notions de management Lulla ?

–Pas vraiment…

–Prenez une employée lambda, moi, par exemple, qui réintègre son poste après un an de congé parental. Ladite employée, recrutée pour ses prétendues compétences en matière de gestion comptable, est pressentie pour remplacer une femme cadre dépressive inapte au travail. Jusqu’ici tout va bien, la gestion, ce n’est jamais que du bon sens paysan, si on excepte le fait que ce n’est pas ce que j’aime faire.

Claire poursuit :

–Au bout de six mois, le directeur des ressources humaines prend conscience que je ne suis pas assez gradée et pas suffisamment payée pour assumer la responsabilité d’un budget aussi colossal (quatre mille âmes qui bossent dans cette collectivité, ça génère un paquet de fric – l’argent du dévoué contribuable –). Deux solutions sont alors envisagées : la première, me promouvoir à un grade supérieur, la seconde, recruter quelqu’un pour m’encadrer.

–Comme je n’ai pas assez d’ancienneté pour être promue, c’est la seconde option qui a finalement été retenue. De fait, j’ai hérité d’un n+1 totalement néophyte en matière de gestion budgétaire mais gentil, ce qui est suffisamment rare pour être souligné… Le quidam occupe un poste improductif, mais gagne plus du double de mon salaire. C’est justifié vu qu’il passe son temps à se faire engueuler par la harpie qui nous supervise tous les deux (ma n+2) pour un travail qu’il n’a pas effectué et des décisions qu’il n’a pas prises… Puisque le boulot, c’est toujours moi qui le fais ! En ce moment même, mon collègue profite de trois semaines de congés, sacrément méritées. Je suis donc en direct live avec la mégère non apprivoisée, et je dois affronter seule un esprit aussi étriqué que nébuleux. Il me faut donc m’adapter à des injonctions contradictoires, à des sautes d’humeur, à une logique des plus approximatives. Pourtant, elle est chef et pas moi : est-ce à dire que son style d’intelligence est plus adapté à la réalité sociale que la mienne ?

–Peut-être… Ou bien c’est seulement que tu n’as pas trouvé ta voie. En tout cas, tu es bien la cousine de ma mère !

Voilà chère Élo. J’espère ne pas t’avoir trop saoulée avec les déboires professionnels de Claire. Je te raconte cela, parce que je trouve son exemple instructif et plutôt dissuasif, si toutefois l’envie de passer des concours administratifs t’effleurait…

À la base, la cousine Claire n’était pas destinée à une carrière d’employée de bureau. Enfant turbulente, vive, intrépide, elle rêvait de devenir pilote. Lectrice précoce et assidue, à neuf ans, elle dévora Vol de nuit de Saint-Ex.

Avoir douze ans et demi et vouloir conduire, c’est ne pas avoir renoncé à l’illusion de toute puissance de l’enfance. Claire a emprunté la voiture de sa mère pour faire un tour avec sa meilleure amie, Rose (au passage, comme la rose du Petit Prince).

Les petites filles ont eu un accident. La conductrice s’en est sortie indemne, mais la passagère est morte sur le coup.

Claire faisait partie de ces enfants qui pensent plus vite, agissent plus et s’expriment plus que les autres, une Ferrari parmi les Dacia. À quoi bon ? Qui voudrait conduire une Ferrari en sachant que l’engin rutilant est en réalité une arme pour tuer ?

Claire s’est juré de ne plus jamais reprendre le volant. Bien entendu, elle a renoncé à son rêve de pilotage. Pour ne pas avoir à conduire, elle a choisi un emploi sédentaire.

Il a suffi de quelques secondes d’inattention à Claire pour anéantir une vie humaine et ruiner sa vie professionnelle.

Georges Lucas aussi rêvait d’être pilote, lui aussi a renoncé à son rêve après avoir frôlé la mort de près. Il est finalement devenu le cinéaste de talent que l’on connaît notamment pour les scènes de course-poursuite en vaisseaux spatiaux. Star Wars regorge de pilotes de haut vol (c’est le cas de le dire), le tout jeune Anakin Skywalker dans l’épisode 1, le capitaine Han Solo…

Tu vois mon Élo, la réussite artistique et la réussite sociale, à quoi ça tient ?

Au fait, tu connais Star Wars ?

Mon frère m’a expliqué dans le détail ce qu’est la force, un champ d’énergie s’appliquant à tous les êtres vivants de l’univers. Bienveillance, assistance, et préservation sont les principes de base qui fédèrent les êtres portés par l’idéal du bien. Voilà pour les affiliés au côté clair de la force. Les adeptes du côté obscur ont comme seul objectif d’augmenter leurs pouvoirs pour dominer ou détruire.

Les sentiments amoureux sont proscrits dans les deux camps. L’amour, seul, peut faire basculer du côté lumineux vers le côté sombre et réciproquement.

La petite Claire a renoncé parce qu’elle a craint de perdre la maîtrise de la force. Sciemment, elle s’est gâchée, elle a opté pour l’immobilisme, car elle redoutait de nuire à autrui.

Le mouvement, c’est l’essence même de la vie Claire !

Georges Lucas aussi a laissé tomber le pilotage, mais il n’a pas pour autant renoncé à la force. Comme j’aimerais qu’un peu de l’énergie créative d’un Georges Lucas rejaillisse sur une cousine Claire !

Mon Élo, c’est la loose : tout m’intéresse, et en même temps, rien ne me passionne. Je ne suis pas Georges Lucas : je n’ai ni rêve, ni ambition, ni projet. Je ne suis pas comme ma mère qui court toujours après son rêve de devenir styliste, et après un homme…

Je ne sais pas comment tout cela va finir.

Gros bisous, mon Élo.

Lulla.

10.

Sournoise et résolue, Louise pose ses jalons. Elle prend ses repères, observe tapie dans l’ombre, et guette sa proie. Elle tape l’incruste chez sa chère voisine. Emma est sortie, quelle aubaine ! C’est la petite Lulla qui lui ouvre, et ça tombe bien, puisque c’est elle qu’elle vient voir. Avenante, la gosse l’accueille avec un sourire radieux. Elle semble disposée à causer. Cette gamine a décidément beaucoup de choses à dire. Le scoop du jour, c’est Emma qui a flashé sur unmec.

–Louise, tu sais quoi. Je crois que ma mère vient de tomber amoureuse.

–Ah ouais, qui est l’heureux élu ? Un pote de ton père ?

–Ça ne risque pas ! Mon père voit toujours les mêmes personnes, et ma mère les considère tous comme des beaufs, alors…

Lulla explique à Louise que sa mère a croisé un type durant une réunion, et que depuis elle a la tête ailleurs.

–Tu veux voir à quoi il ressemble ?

L’enfant allume son ordinateur et entraîne son aînée sur Facebook. Louise mate l’homme en question : Swan, quarante-quatre ans, du charisme à revendre et ce-je-ne-sais-quoi d’infantile qui le rend presque émouvant. Un séducteur né. Emma est tellement naïve : ça va être du gâteau !

–Elle n’a pas mauvais goût ta mère, même si ce type n’est pas vraiment mon genre.

–Le mien nonplus.

Informations personnelles. Qu’est-ce qu’il fabrique dans la vie ce brave homme ? « Associate Partner », et avant ça, « managing consultant ». Louise a un mal fou avec la profession des gens, en anglais, ça ne lui simplifie pas la tâche ! Et puis, ce style de job ça sonne creux : consultant, elle n’a jamais compris en quoi ça consiste. Louise est une fille du peuple, une pragmatique.

–Elle n’aurait pas pu s’amouracher d’un plombier ta mère ? Tu sais comme Susan Meyer dans Desperate Housewives.

Mais la blonde voisine n’est pas Susan. À Emma, il faut la pointure au-dessus. « Veut donner du sens et de l’envie, partager sa passion et ses valeurs, créer et favoriser la création en mettant en avant l’humain, « Mens sana in corpore sano », et l’environnement. » Tu parles d’un laïus ! Le bougre est sacrément prétentieux. Le pire, c’est que ça marche : les pétasses mordent à l’hameçon. Il faut croire que ce salaud est doué pour lacom.

Tant mieux, ça va me faciliter la tâche !

Louise ne peut pas espérer mieux. Emma va plonger sans son aide. Pas discrète pour deux ronds, insouciante comme une débutante, elle va se faire gauler par Olivier. Le mari cocu ne s’en remettra pas, et c’est là tout l’objectif de la manœuvre ! Louise n’a plus qu’à attendre et constater l’étendue des dégâts. Elle abandonne la môme Lulla, traverse la rue pour se rendre chez Marilou. Il faut qu’elles discutent entre adultes.

–Tu la connais depuis longtemps, Emma ?

–Depuis toujours. On était au collège ensemble. C’est en classe de sixième qu’on s’est connues. La première fois que je l’ai vue, elle ne m’a franchement pas fait bonne impression. C’était le genre première de la classe qui se la raconte, sauf qu’elle n’était même pas classée première.

–Elle était comment physiquement ?

–Pas mal pour une gosse de son âge (elle avait seulement onze ans) ! Fringuée bas de gamme, mais à lamode.

–Vous êtes devenues amies finalement ?

–Pas vraiment. C’est pire queça…

–Raconte !

Marilou hésite puis se lance.

–J’avais douze ans à l’époque, j’avais déjà des formes et je paraissais beaucoup plus âgée… Détail qui n’a pas échappé à mon vieux, je veux parler de mon beau-père. Tu vois où je veux en venir ?

–J’ai bien peur queoui.

–Emma que je prenais pour une petite niaise était en réalité sacrément futée. Je ne sais pas comment elle a fait, mais elle a tout de suite compris que quelque chose n’allait pas chez moi. Un jour, elle m’a coincée, baratinée à mort, elle a joué la bonne copine compatissante… et j’ai fini par cracher le morceau.

La voisine de Louise interrompt son récit, cette dernière demeure abasourdie. Cette Emma est surprenante ! Marilou poursuit.