Et si j'ouvrais ta porte ? - Bertrand Lamy - E-Book

Et si j'ouvrais ta porte ? E-Book

Bertrand Lamy

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Beschreibung

Lisa, Eliott et Kinn se rencontrent sans jamais se connaître. 
Une vieille femme douce et solitaire se prépare à dévoiler les secrets de sa solitude. 
Un étudiant rongé par la peur d’y croire est sur le point de vivre un changement inoubliable.
Une mère rigide et perfectionniste risque de voir son monde parfait voler en éclat.

Malgré les trois générations qui les séparent, ils partagent bien plus qu’ils ne l’imaginent.
Et près de là, quelqu’un semble bien décidé à se joindre à leurs destins…

Laissez-vous emporter par cette comédie romantique feel-good où les vies s’entremêlent de manière inattendue. Rires, larmes et sourires sont au programme de cette histoire où l’amour et l’humour illuminent le quotidien.
Un roman pour se réchauffer le cœur et se rappeler que les belles rencontres se trouvent derrière chaque porte, même les plus improbables.



À PROPOS DE L'AUTEUR

Bertrand Lamy a toujours nagé dans son imagination. Petit, il écrivait déjà des histoires sur internet quand il n'engloutissait pas ses lectures. Une fois adulte, il a compris qu'écrire n'était pas qu'une passion, mais une véritable ambition professionnelle. Après avoir étudié la communication, il est donc devenu prête-plume et rédacteur : « je voulais absolument travailler dans l'écriture, puis je me suis lancé ». Mais plus loin que la rédaction, il rêve surtout de littérature. En plus d'être un lecteur chevronné, les histoires n'ont jamais cessé de flotter dans ses pensées, alors devenir auteur était le plongeon qu'il ne pouvait pas rater.

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Bertrand Lamy

ET SI J’OUVRAIS TA PORTE ?

PROLOGUE

ROSIE

J’ai envie de saluer cet homme et de sourire à cette femme que je ne connais pas. Si je le fais, est-ce que j’aurais l’air bizarre ? Il pleut dans la rue et les gens s’agitent. Le monde ne se regarde pas et personne ne prend le temps de se sourire. Je vois des gens que j’aimerais rencontrer. Si je le pouvais, je voudrais tous les connaître.

Une fois devant l’immeuble, je laisse tomber le poids de mon corps contre la porte d’entrée. Je manque de chuter quand quelqu’un la tire en même temps. C’est ma voisine, je crois qu’elle s’appelle Lisa. Elle affiche un sourire dès qu’elle me remarque. Je parierais qu’avant de me voir, elle ne souriait pas. Je lui réponds par mon meilleur rictus puis elle s’éclipse. Je jette un œil vers elle. Alors qu’elle s’élance avec élégance, je la surprends à scruter son reflet sur les vitrines.

Je traverse le hall de l’immeuble quand la porte des escaliers s’ouvre délicatement. C’est Eliott qui apparaît, on dirait qu’il vient de sortir du lit. Je lui offre une accolade ; il me dit qu’il doit filer avant de m’offrir un joli sourire. Son regard est fuyant et ses mots sont furtifs, comme s’il cherchait à se dérober. Quand il se dirige vers la sortie, je remarque qu’il serre un carnet dans son poing.

J’appuie enfin sur le bouton de l’ascenseur, les portes métalliques se mettent à coulisser et la concierge surgit. Elle tire une poubelle hors de la machine en me saluant chaleureusement. J’en fais autant. Ses lèvres me sourient, mais pas ses yeux. Son attitude diffuse une tendresse que son regard fragilise, on dirait qu’elle marche sur un fil. Je me demande si elle va bien.

De retour dans mon appartement, je me précipite sous la douche. Je monte la température et je laisse l’eau déferler sur mon visage. Je ferme les yeux et je m’envole dans mes pensées. Je repense à mes voisins et je ne peux m’empêcher de me demander : « que cachent-ils derrière leurs portes ? ».

PARTIEI

KINN

1.

Briser le sentiment de solitude et offrir de la saveur à une journée monotone. C’est ce que m’inspire ma théière quand je fais couler le liquide fumant dans ma tasse en porcelaine. Je mets d’abord l’eau à bouillir puis je choisis la saveur. Plutôt jasmin ou menthe ? Je laisse ensuite infuser avant de verser la boisson. C’est un rituel qui orne chacune de mes journées. Voilà ce qu’il se passe quand l’on gagne de l’âge : l’inattendu se fait rare et le quotidien se cristallise dans une série d’habitudes. Alors quand un détail vient faire la différence, c’est toute une mécanique précieusement huilée qui se met à trembler.

Je m’installe dans mon fauteuil, il est éclairé par la lumière de la fenêtre. De l’autre côté de la vitre, les passants s’activent dans la rue, ils ont entamé leur fresque quotidienne. Je me penche pour me verser une première tasse de thé. Ce matin, j’ai opté pour le jasmin. Après ma première gorgée, je laisse aller l’arrière de ma tête sur le dossier du fauteuil en maintenant l’anse du bout des doigts. Mes yeux se promènent dans cet appartement que je connais par cœur. Si je perdais la vue demain, je m’y retrouverais autant qu’hier : la porte d’entrée donne sur un petit salon décoré d’une table, d’un fauteuil, d’un canapé deux places, utile en cas de visite, et d’un vase sans fleurs déposé sur une commode près d’une vieille photo de famille. Je fais basculer mon regard vers la minuscule cuisine puis je pivote mes yeux un peu plus encore ; le renfoncement de la pièce forme un couloir (selon moi, ce n’est pas suffisant pour parler de couloir). Il est composé de trois portes : la salle de bain, la chambre et l’autre pièce. Pendant un temps, c’était la chambre d’ami. Pendant un autre temps, c’était l’atelier. Maintenant, c’est l’autre pièce.

J’ai appris à connaître chaque recoin de cet appartement et à en aimer chaque défaut. En arrivant ici, j’ai amené avec moi les nombreux bagages de ma vie. J’y suis venu avec mes souvenirs, ceux que j’ai oubliés avec le temps et ceux qui ne s’envoleront jamais.

Je suis concierge pour l’immeuble depuis quelques années maintenant. L’avantage du poste, c’est que le logement est offert avec. En vieillissant seule, je n’avais pas vraiment besoin d’une grande maison pour accueillir enfants et petits-enfants. En vieillissant seule, j’ai accepté que le silence devienne mon meilleur ami. Peut-être me trouverez-vous morose, mais que voulez-vous ?

J’aurais pu prendre ma retraite depuis longtemps, mais je ne veux pas. Être concierge permet de perturber le calme de mes journées ; rencontrer régulièrement les résidents et partager un mot ou deux avec eux me met du baume au cœur. Je dois dire que l’immeuble est habité par un paquet de personnages hauts en couleur, ça me rappelle Mona.

Je prends une gorgée de thé, c’est encore trop chaud. Je ferme donc les yeux le temps d’un instant. Je me revois pousser cette porte pour la première fois. Mona portait des cartons et j’en portais d’autres. On trouvait l’endroit petit, mais la chambre d’ami nous réconfortait, on avait décidé que ce serait la sienne. J’ouvre les yeux et je regarde par la fenêtre. Mona répétait qu’il fallait acheter des rideaux pour empêcher les passants de voir à l’intérieur ; dès le lendemain, on parcourait les magasins pour en trouver. Ils sont un peu délavés aujourd’hui, mais le rouge est encore suffisamment vif pour me rappeler que cette époque a bien existé.

Je prends une nouvelle gorgée, la température est bonne. En face de moi, le canapé n’a pas accueilli le poids d’un corps depuis si longtemps que j’ai perdu le souvenir de l’heureux visiteur. Peut-être le livreur ? La chambre d’ami n’a pas non plus été occupée depuis si longtemps que j’ai cessé de la nommer ainsi. Je soupire. C’est l’unique bruit qui rompt le calme enraciné dans la pièce.

Je compare souvent la vie d’un humain à celle d’un rosier. Au début, on s’éveille seul, chétif et fragile. En grandissant, on hérite de nos plus belles épines pour se protéger du monde extérieur. Les beautés que l’on rencontre au cours de notre vie font fleurir les roses qui nous décorent. Certaines fanent vite, d’autres nous embellissent longtemps. Certaines perdent leurs pétales naturellement, jusqu’à disparaître complètement, mais d’autres nous sont arrachées brutalement. Tout au long de notre vie, on suit ce cycle. Nos roses fleurissent et flétrissent, elles apparaissent et disparaissent. À la fin, chaque rosier termine son parcours de la même façon : les fleurs et les épines se détachent petit à petit et le rosier redevient aussi fragile qu’il l’était à sa naissance.

Mes roses à moi ont déjà toutes disparu. La vie n’a plus de nouvelles surprises à m’offrir, l’engrais est épuisé. Encore une fois, me trouvez-vous morose ? Disons que je me suis fait une raison. Depuis que j’ai compris que tout se terminait un jour, j’ai décidé de ne plus donner d’amour pour ne plus recevoir de chagrin. Je bois une nouvelle gorgée de thé. À ce moment, j’ignore encore ô combien j’ai tort…

LISA

2.

Toujours avoir le contrôle tout en restant élégante. C’est ce que m’inspire le moment où je scrute mon reflet dans le miroir. J’évalue la qualité de mon maquillage, j’ajuste ma broche à cheveux en m’assurant qu’aucune mèche ne s’échappe et je fais deux pas en arrière pour mieux m’observer. Je regarde l’heure, je suis presque en retard. À la droite du lavabo, les deux cafés sont déposés au creux du plateau cartonné. Quelques gouttes se sont échappées des gobelets, je les essuie avec une feuille d’essuie-tout. Chaque matin, Anita ou moi apportons des cafés achetés en chemin, celui de l’agence est infect et j’aime que tout soit parfait. Tout le temps. C’est important. Je garde le contrôle et je ne dérive jamais. Même si tout est fragile, je ne laisse rien paraître.

Avant de sortir des toilettes, je saisis le plateau avec les deux cafés. Les gobelets sont encore chauds et je n’ai même pas eu besoin de me dépêcher. Je jette un second regard à mon reflet puis je dépose un sourire sur mon visage. En poussant la porte des toilettes, je regarde l’heure, je peux encore viser les cinq minutes de retard socialement acceptées. Je me contente de la marche rapide pour ne pas risquer de transpirer. « Sauver les apparences » devrait être le slogan de ma carte de visite.

J’arrive à l’agence. Le bâtiment qui accueille nos bureaux est un vieil entrepôt en briques rouges, c’est là que Peter, fondateur et patron, a choisi d’installer les locaux. Un open-space. Il paraît que c’est bon pour la cohésion d’équipe et le partage d’idées ; rien n’est jamais suffisant pour encourager la créativité. Je fais coulisser la vieille porte en bois d’une main, en tenant fermement les cafés de l’autre. « Girafe », c’est le nom de l’agence, inscrit en grosses lettres à l’entrée des locaux. « De la hauteur dans nos idées », ça, c’est le slogan qu’ils ont réinventé l’année dernière. J’insistais plutôt pour « De la hauteur dans vos idées », question de mettre l’accent sur le client et non sur nous-mêmes, mais la mégalomanie de Peter n’était pas du même avis. Selon lui, le but du slogan est de faire briller l’agence et non le client.

–Six minutes de retard. Trop tard Lisa, t’es en retard pour de vrai maintenant !

Je ne suis même pas encore arrivée jusqu’à mon siège qu’Anita s’écrit déjà depuis l’autre bout de la pièce. Maintenant, l’équipe informatique me regarde et je dois adopter un air doublement confiant. J’affiche mon plus beau sourire, je relève le menton et je traverse la pièce avec assurance.

–Anita, dis-je en abandonnant mon sourire de façade, tu es une plaie.

–Chérie, pour une fois que je suis à l’heure, je veux que tout le monde le sache !

Je lui tends son café. Elle retire le couvercle en plastique pour vérifier que je ne me sois pas trompée dans la commande. La fougère dessinée avec la mousse de lait est intacte.

–Ton nouveau client, tu sais celui qui lance sa marque de laits aromatisés ?

J’acquiesce d’un sourire tout en m’installant sur ma chaise de bureau. J’appuie sur mon clavier pour démarrer mon ordinateur pendant qu’Anita poursuit.

–Il a déposé une caisse d’échantillons. Et tu veux que je te dise quelque chose ?

Elle se penche vers moi et me fait signe d’en faire de même. Je jette un œil vers les autres bureaux, la graphiste nous regarde.

–Immonde.

Je recule sans enchérir. Je regarde autour de nous en affichant mon meilleur sourire. Je m’assure que personne n’ait entendu, on n’est jamais trop prudent. Anita conclut par un rire assumé tout en agitant ses mains au-dessus de sa tête. En tapant mon mot de passe, je lui fais lire sur mes lèvres que, oui, ce lait est immonde.

Je travaille chez « Girafe » depuis bientôt cinq ans, mais j’ai toujours aimé la publicité. Imaginer puis mettre sur pieds… Je savais qu’il me manquait quelque chose en comptabilité. L’envie de créer ne me quittait pas et, comme je ne suis pas une artiste, la publicité est devenue mon art. J’ai rencontré Anita dès mon premier jour. Elle occupait déjà l’ordinateur voisin. Depuis, en plus d’être ma voisine de bureau, elle est devenue ma collègue favorite. Elle travaille à l’agence depuis bientôt neuf ans ; elle m’a toujours juré qu’elle partirait avant sa dixième année de carrière. Je sais qu’elle ne partira pas et, égoïstement, j’en suis ravi. Il faut le dire, je ne me verrais pas seule ici, entourée de toutes ces nouvelles mères qui ne parlent que de leur périnée ou des prouesses de leurs bambins. Comme le dit Anita, « le pire ce sont les défilés de photos dans le bain », ce qui est le passe-temps favori de Giselle, la réceptionniste. Charles, lui, dit que je suis dure avec les autres. Je ne suis pas d’accord.

Anita se lève ensuite en récupérant son carnet et un stylo correctement rangé sur mon bureau. Elle prend le vert, elle sait que je ne l’utilise pas, je préfère prendre mes notes avec un stylo noir. En s’éloignant vers sa réunion, elle se retourne pour s’écrier :

–Bon courage pour ta présentation !

Anita me lance son encouragement tout en traversant les locaux. Elle est déjà de l’autre côté de l’agence quand elle brandit son poing jusqu’à heurter notre patron.

–Bonjour Peter. Belle cravate !

Elle n’a pas pris son café avec elle. Je remets le couvercle qu’elle n’a pas replacé. Au retour de sa réunion, il sera froid.

***

J’aime m’isoler face à un miroir, c’est l’instant de répit que je m’autorise. Au travail, je connais celui des toilettes à la perfection, je pourrais en tracer les contours. C’est l’endroit idéal pour se maquiller et s’apprêter. La position du miroir me permet d’obtenir un aperçu de mon profil et c’est plutôt agréable. Quand on y pense, se voir de profil a toujours quelque chose d’insolite. J’applique délicatement mon rouge à lèvres préféré, le rouge vif. Je replace le col de mon chemisier et j’ouvre le dernier bouton. Je m’attache les cheveux. Je replace attentivement une mèche rebelle derrière l’oreille. Je referme le dernier bouton du chemisier. J’ajuste ma broche à cheveux, j’en porte toujours une. J’ouvre le dernier bouton du chemisier. Je vérifie l’heure sur mon téléphone. Je me regarde une fois de face ; une fois de profil. Avant de ressortir, je referme le dernier bouton du chemisier.

–Le gars de la compagnie de café est arrivé, souffle Anita sur mon passage.

Je sais, Anita. Nous sommes jeudi. Il est 14h02. Et chaque jeudi à 14h00, Kristof, l’agent marketing de la compagnie de café a rendez-vous chez « Girafe ». Il vient pour une campagne que nous leur préparons depuis plusieurs semaines. Kristof arrive toujours à l’avance, mais Peter aime faire patienter nos clients quelques minutes avant de les accueillir. « C’est une question de prestige », c’est ce qu’il dit. Pour les faire attendre, Giselle leur sert souvent quelque chose à boire et Kristof prend toujours un thé, ce qui est cocasse. Comme chaque jeudi, je sors donc des toilettes entre 14h00 et 14h05. Soigneusement apprêtée, je traverse ensuite les locaux jusqu’à mon bureau. Je veille toujours à capter son regard ; puis je m’installe sans me retourner. J’ai l’air inaccessible et ce sentiment me rend puissante.

Quand vient l’heure, Peter accueille Frobisher et Kristof. Une fois tous installés en salle de réunion, Giselle nous dépose une carafe d’eau. La repousse de sa teinture rousse est de plus en plus visible. Alors que Peter lance la discussion, je réalise que j’ai oublié de prendre de quoi écrire. Quelques secondes passent et Kristof me prête finalement son stylo. Un stylo vert. La poisse. Mon rouge à lèvres a tenu toute la journée, c’est au moins ça.

À cet instant, je pense encore avec certitude que je garderai le contrôle des événements, mais il y a parfois des choses qui nous dépassent complètement…

ELIOTT

3.

Réussir à sortir de mon lit et trouver le courage d’aller déambuler dans ma vie. C’est plus ou moins ce que m’inspire le matin. On se réveille dans la chaleur de nos draps, on s’y sent bien, on s’y sent à l’abri, on a envie d’y rester. Pourtant, je dois trouver le courage pour repousser la couverture et poser le pied par terre. J’imagine une baignade dans une mer trop fraîche : l’eau paraît si froide au contact du corps qu’on repousse le plongeon, alors qu’on sait bien qu’après la fraction de seconde où l’on sera complètement immergé, tout ira mieux. C’est un peu pareil avec mon corps et l’extérieur de mon lit… Il suffit que mes pieds et mon plancher se rencontrent aussi.

Les rayons du soleil transpercent mes rideaux qui sont trop fins pour retenir la lumière. La lueur dessine une ligne sur le sol, j’ai l’impression qu’elle me trace le chemin de ma journée. Je tire mon drap pour recouvrir complètement ma tête. Je pense à la journée qui m’attend… Non, j’ai beau chercher, je n’y trouve rien d’excitant.

Je me dirige vers mon armoire, un trajet rapide considérant la petite taille de ma chambre. Je sais me contenter de peu. J’enfile des habits. Même si je dors toujours en sous-vêtement, je n’aime pas sortir de ma chambre sans quelque chose sur le dos. J’ouvre ma porte, Rosie est installée autour de notre table haute. Elle et moi, on est en colocation depuis l’université. Dès notre rencontre à l’adolescence, on s’est toujours dit qu’on habiterait ensemble durant nos études. Et avec Rosie, quand on se promet quelque chose, ce n’est jamais des paroles en l’air ! Je déteste déblatérer sur des projets si ce n’est pas pour les réaliser. Quel intérêt ? Dans ce cas, autant économiser son énergie pour rêver de ses envies plutôt que de se fatiguer à les verbaliser. J’en connais un rayon sur le sujet. J’ai des envies plein la tête, mais je suis incapable d’en faire des projets. Mais avec Rosie, tout est différent. Quand il est question de nos envies, on ne s’endort jamais dessus, mais c’est surtout grâce à elle.

–J’ai fait couler du café ! lance-t-elle tout sourire. Si t’en veux, c’est prêt.

J’avance et je me sers une tasse. Le liquide fume encore, je suis chanceux. Je pourrais faire couler le café à l’infini juste pour en entendre le bruit et en sentir l’odeur. En approchant de Rosie, je remarque qu’elle dessine un nouveau croquis. Voici la personne la plus matinale que je connaisse ; elle dit souvent que si elle pouvait ne jamais dormir, elle ne dormirait jamais. Pour elle, le sommeil est une perte de temps. Moi, je le vois plutôt comme une pause bien méritée. Je m’assois face à elle et je dépose mon menton dans ma main en me penchant vers sa feuille. C’est un portrait, on distingue encore les lignes qui permettent de centrer les traits du visage.

–Tu sais, si un jour t’as besoin d’un modèle, je suis là.

Elle s’arrête dans son tracé pour mordiller le bout de son crayon. Elle me regarde en souriant, je sais qu’elle cherche quelle plaisanterie m’envoyer au visage.

–Mmmh… comment dire ça poliment ?

En disant ça, elle plisse ses yeux d’un air farceur, et je ris. Rosie a toujours été ma meilleure amie. Je crois qu’on s’est toujours nommés comme ça. On a toujours été un binôme, Eliott et Rosie, Rosie et Eliott. On a passé nos premières années d’école ensemble et on s’y est construit l’un avec l’autre. J’ai assisté à son premier chagrin d’amour, on a fumé notre première cigarette ensemble durant nos premières vacances sans parents, on a même gagné notre premier salaire ensemble. Elle m’a aidé à savoir qui j’étais quand j’en doutais et je l’ai soutenu dans ses projets quand elle hésitait. Et comme on en voulait encore plus, on a eu l’idée de la colocation. Mon père disait que c’était une bêtise et qu’on serait partout à la fois et nulle part en même temps. Je pense qu’il a eu tort parce qu’à mon avis, on est meilleur ensemble. Du moins, je suis meilleur quand elle est là. Je crois qu’on a tous besoin de quelqu’un pour nous secouer comme un prunier quand on prend un peu trop racine. Souvent, c’est moi le prunier.

***

Aujourd’hui, je n’ai qu’un seul cours qui commence cet après-midi. En choisissant mon emploi du temps, j’ai libéré mes matinées pour pouvoir travailler sur mes projets personnels. Finalement, ces matins me servent surtout à procrastiner. Je me lève en milieu de matinée, je déjeune sans me presser, je prends ma douche sans trop me dépêcher… et c’est exactement ce qu’il s’est passé ce matin.

J’arrive en salle de classe pile pour le début du cours ; je suis le type de personne qui n’est jamais en retard, mais jamais en avance non plus. J’arrive à l’heure et c’est tout. Je m’installe à côté de Liam avec qui j’ai sympathisé dès la rentrée de la cohorte. Depuis, on s’assoit côte à côte, on se met en équipe pour les projets et on s’entraide pour réviser. Liam, lui, est passionné de psychologie, je crois que c’est sa plus grande passion. Il veut travailler en clinique, recevoir des patients et les aider à se sentir mieux. Il répète souvent que la cohabitation entre le corps et l’esprit n’est pas toujours simple et qu’il aimerait aider les gens à mieux cohabiter… ou quelque chose qui ressemble à ça. Mais j’aime qu’il soit passionné, ça me motive à l’être un peu plus, parce qu’il n’est pas vraiment drôle. On discute plus qu’on s’amuse et on débat plus qu’on rêvasse. En tout cas, on ne s’est jamais vus hors de l’école ; il y a des gens avec qui on développe une relation propre à certaines sphères de notre vie et je crois que c’est bien comme ça.

Je sors mes feuilles de notes et mon stylo tandis que Liam prend ses notes sur son ordinateur. J’aime écrire à la main, parce qu’en m’appliquant sur mon écriture, j’ai l’impression de m’évader… un peu comme Rosie avec ses dessins. Aujourd’hui, notre cours porte sur la psychologie des relations interpersonnelles : comment le cerveau fonctionne avec autrui, comment s’organisent nos émotions au contact de l’autre et tout plein d’autres choses. Je trouve ça intéressant la psychologie, mais l’idée d’en faire mon métier ne m’a jamais vraiment emballé. Pour moi, étudier, c’est comme aller cueillir des fleurs. Peut-être qu’on ne veut pas cueillir des fleurs pour devenir fleuriste, peut-être qu’on veut juste les mettre dans un vase pour décorer. Moi, j’ai envie de mettre la psychologie dans un grand vase et l’utiliser pour décorer quelque chose d’autre. Je me dis qu’au pire des cas, j’ouvrirai ma clinique, c’est une voie rassurante pour éviter les doutes et les peurs.

Alors qu’on aborde la théorie des cerveaux droits par rapport aux cerveaux gauches et la façon dont un côté dominant peut affecter nos relations, je perds le fil et je fais glisser une feuille par-dessus mes notes de cours. Liam pose une question, je n’écoute pas la réponse et je baisse les yeux sur ma feuille. Les noms de personnages se succèdent au rythme du dialogue que j’ai écrit lors du dernier cours.

La scène est simple : un personnage incarne l’ignorance ; celui-ci arrive dans un endroit qu’il n’a jamais découvert alors son esprit repousse tout ce qu’il ne connaît pas. C’est là qu’il rencontre le second personnage qui incarne la connaissance. Ce qui est su par l’un est remis en question par l’autre ; car le cerveau emprunte toujours les mêmes chemins s’il n’y a jamais de nouveaux tracés, notre esprit risque alors de répéter les mêmes pensées sans jamais en fabriquer de nouvelles. Dans cette scène, le mentor aide le nouvel arrivant à créer de nouvelles pensées. Et à la fin, celui-ci se sent prêt à s’aventurer.

Je fais quelques ratures et je modifie quelques mots. Je me relis puis je ressens quelque chose comme de la fierté. C’est comme ça que j’aime utiliser la psychologie : en la mettant en scène. Quand j’écris mes dialogues, je donne une voix au cerveau, c’est ce qui me passionne.

Maintenant, j’ai hâte de faire lire la scène à Rosie. Elle est un peu comme ma bonne fée et j’ignorais encore qu’elle serait loin d’être la seule…

KINN

4.

Il y a longtemps que j’ai installé une chaise dans le hall de l’immeuble. Elle ne prend pas beaucoup de place et ne dérange personne. Alors quand je ressens soudainement une douleur dans le dos, je préfère m’y asseoir quelques minutes. À ma droite, la serpillère est déposée contre le mur ; à ma gauche, la porte de l’ascenseur se met à coulisser. Monsieur Léo, du premier étage, surgit en piétinant la pellicule d’eau qui se reflète au sol. Cet homme vieillit et l’idée ne semble pas l’enchanter, chaque jour l’enferme un peu plus dans la colère. La nouvelle locataire du quatrième descend à son tour, elle tient son chien du bout de sa laisse et le prend dans ses bras dès qu’elle remarque le sol mouillé. Elle rayonne depuis son emménagement. Je ne me souviens pas de son prénom, « c’est Nadia », me confirme-t-elle joyeusement. Depuis quelques années, c’est de ces interactions que sont animées mes journées.

Je décide de reprendre le travail et le douleur dans mon dos me relance aussitôt. Je me rassois et je ferme les yeux, je me vois alors allongée dans l’herbe avec Mona. C’était un jour ensoleillé, on était jeune, on soufflait le pollen des pissenlits. « Le pollen, c’est le flocon de neige du printemps », disait-elle. On se regardait, on devait chacune fermer une paupière pour ne pas être éblouies par le soleil. On s’était promis qu’on vieillirait ensemble pour continuer à souffler des pissenlits à deux.

Quand je m’apprête à reprendre le nettoyage avec ma serpillère en guise de pinceau, la porte d’entrée s’ouvre et monsieur Eliott, le jeune garçon du deuxième étage, se faufile à l’intérieur du hall. Il a le nez plongé dans une feuille et sa lecture semble le captiver au point qu’il ne me remarque pas. Il avance vers l’ascenseur sans relever les yeux, jusqu’à ce que les portes se referment derrière lui. Avec le temps, on s’habitue à devenir invisible.

***

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous chez le médecin. « Contrôle de routine », c’est ce qu’ils disent pour justifier mes visites. Prise de tension, analyse sanguine et séance de questions-réponses, voici le programme de chaque rendez-vous. En attendant l’heure, je suis installée dans mon fauteuil avec ma tasse de thé et j’assiste au cheminement des piétons. Oui, je préfère le calme de mon appartement au tumulte de l’extérieur.

Une fois la vaisselle remise à sa place, j’accroche l’écriteau informant de mon absence et je sors de l’immeuble. Dehors, je fais attention à longer les murs pour ne gêner personne. À l’intersection, j’attends que le feu change de couleur avant de traverser. J’en profite pour fermer mes yeux quelques secondes et repenser au jour où Mona et moi avons eu nos premiers emplois. Ce jour-là, on marchait au pas de course, nos têtes pleines d’ambitions et nos esprits gorgés de rêves. Il faisait froid et, après quelques minutes, la fraîcheur avait achevé de rougir le bout de nos nez.

–Traversez ou mettez-vous sur le côté, madame, vous dérangez tout le monde.

C’est ce que me lance une mère lorsqu’elle me passe à côté. Je la regarde filer devant moi en maintenant la main de son enfant qui peine à suivre la cadence. Une fois arrivé au milieu du passage piéton, le petit se retourne pour me sourire. Je continue ensuite à fouler le béton qui habille la ville, je dévale lentement les trottoirs repeints par la saleté et je contemple le monde s’activer autour de moi.

En arrivant chez le docteur, je souhaite bonjour au réceptionniste qui m’invite à patienter en salle d’attente. Assise paisiblement, j’observe les patients entrer et sortir. Le docteur n’est jamais un endroit imbibé d’ondes positives et si la légende affirme que les corbeaux annoncent le malheur, j’estime que les médecins sont de grands corbeaux en blouses blanches. Certains patients affichent de grises mines alors que d’autres semblent plus indifférents. Je me demande à quoi ressemble le quotidien de ces personnes… Est-ce que ce vieil homme est veuf ? Est-ce que cette jeune femme est une bonne mère ? J’aime observer le monde qui m’entoure et le questionner. Tranquillement, je suis passée d’actrice de ma vie à simple spectatrice. Le calme de la réception est soudain interrompu par l’entrée d’une jeune femme vêtue d’un tailleur et d’un chemisier, j’imagine qu’elle sort du travail.

–Bonjour, j’ai rendez-vous avec monsieur Damen.

–De la part de ? rétorque le réceptionniste d’un air suspicieux.

–Dites-lui que c’est Anita de chez « Girafe », on a rendez-vous pour un site web.

Elle est invitée à patienter, ce qu’elle fait sans poser plus de questions. Elle s’empare rapidement de son téléphone pour pianoter sur son écran sans jamais relever les yeux. Je pense que le monde passe à côté de beaucoup de choses en ne prenant plus le temps de le contempler. Quand mon tour arrive, je m’installe sur le même tabouret que d’habitude. Les murs sont tapissés de plusieurs affiches, celle sur les risques de la cigarette et celle sur l’identification d’un infarctus sont mes préférées. Après ses quelques excuses, le médecin entame sa routine habituelle : il passe le brassard autour de mon bras, le sert à l’aide d’un bouton, observe l’écran et note sur son calepin quelque chose que je ne cherche pas à discerner. Je m’allonge ensuite pour passer aux prises de sang. Je ferme les yeux pendant qu’il prépare l’aiguille et je revois Mona passer la porte de mon appartement un jour d’hiver. Elle revenait d’une prise de sang, elle était pâle comme la neige, elle s’était évanouie à la vue de la seringue et je m’étais moquée d’elle. Ce souvenir me fait sourire jusqu’à ce que le docteur l’interrompe pour poursuivre la consultation.

Le moment de l’interrogatoire, comme le dit le docteur, est probablement mon favori. Il me demande d’abord comment je vais (dans la vie, on nous demande souvent comment nous allons sans vraiment chercher à connaître la réponse) ; j’estime que ce n’est pas si différent ici. Je ne peux pas m’empêcher de penser que sans la blouse blanche, je redeviendrais invisible. Heureusement, la sincérité derrière le questionnaire m’importe peu et je me contente de répondre aux questions. « Oui, Docteur, tout va bien », « non, Docteur, je n’ai pas de vertiges », « c’est vrai qu’il m’arrive de boire trop de thé », « si passer la serpillère est vue comme de l’exercice physique, alors il m’arrive d’en faire ! ».

Puis nous nous serrons la main et je suis invitée à prendre mon prochain rendez-vous avec le réceptionniste. Je me dis qu’un jour, le docteur entrera dans la salle d’attente en appelant mon nom, sans obtenir de réponse.

ELIOTT

5.

Ce soir, c’est atelier découpage de carottes et épluchure de courgettes. Rosie se moque de moi parce que je ne sais pas comment couper des carottes en cubes. Si une carotte est un cône, pourquoi ce serait logique d’en faire des carrés ? On en rigole, mais elle ne me montre pas comment faire. Ça ne me dérange pas, je n’aime pas vraiment cuisiner, inutile de me rendre meilleur à la tâche. Mais le faire avec Rosie, c’est comme partager une activité ludique, un peu comme un jeu de société qu’on va manger à la fin en buvant du vin et en débattant du film à regarder.

–Au fait, j’ai quelque chose à te faire lire !

Je me dirige vers mon sac pour attraper mon carnet de notes. Elle plaisante en disant qu’elle n’a pas vraiment envie de lire de la psychologie à cette heure-ci. En retournant m’asseoir sur le canapé, je lui ressers du vin pour qu’elle soit dans de bonnes conditions. Rosie sait très bien ce que je vais lui montrer, ce n’est pas la première fois qu’elle lit l’une de mes scènes. Pendant que ses yeux parcourent la feuille, je ne peux m’empêcher de m’asseoir à côté d’elle pour suivre sa lecture. Je commence à lui expliquer ce que je veux dire par telle ou telle réplique ; elle me fait signe de la laisser lire calmement. J’ai toujours peur quand quelqu’un d’autre découvre ce que j’écris… C’est intimidant de rendre visible ce qui se cache dans notre tête. Les yeux de Rosie parcourent le papier et je retiens mon souffle en attente d’une réaction de sa part.

–Eliott, c’est vraiment bien ce que tu écris ! C’est intéressant et c’est différent aussi. Et la différence, c’est ce qui rend les choses spéciales.

Je baisse la tête en souriant, je ne sais pas réagir autrement quand je reçois des compliments. J’ai du mal à accepter que je le mérite. Je lui explique alors que c’est l’un de mes cours qui m’a insufflé l’idée.

–Je comprends pas pourquoi t’en parles en culpabilisant. T’apprends quelque chose et t’en fais ce qui te plaît. C’est pas ça le but ?

J’acquiesce et j’écoute attentivement ses paroles parce que je sais qu’elle tire toujours dans le mille, même si l’on pourrait penser qu’elle a abusé des livres de développement personnel.

–J’étudie pas l’histoire de l’art pour raconter la vie des tableaux et des sculptures ! Je le fais parce qu’un jour, j’en ferai quelque chose qui me plaira.

Je la regarde sans savoir quoi répondre. Rosie a raison, ce sont de belles paroles, le genre de paroles qu’on a tous envie d’entendre. Elle sait ce qui est bon pour elle, mais moi, j’ai peur. Je veux que mon père soit fier et je me dis que, pour y arriver, il faut suivre un certain chemin plutôt que d’en sortir. Rosie est courageuse de savoir comment suivre ses envies.

Après cette discussion, on décide de regarder notre série du moment. On ne parle pas vraiment, mais j’ai du mal à suivre l’épisode à cause du bruit de mes pensées. Je m’égare dans un flot de rêveries sans que rien ne soit vraiment précis. J’aime me laisser transporter par mon imagination, ça me fait du bien, c’est comme regarder par une fenêtre qui donne sur un monde où je peux être ce que je veux. C’est fou, tout le réconfort qu’on peut trouver dans notre imaginaire.

***

Je suis couché, mes vêtements de la journée dorment sur ma chaise pendant que je suis emmitouflé sous mes draps. J’ai déjà éteint la lumière, mais à force de ne pas trouver le sommeil, j’ai repris mon téléphone pour parcourir les réseaux sociaux et me promener sur quelques applications de rencontre. Rosie n’a pas éteint la lampe du salon et j’entends encore son émission, elle se couche toujours plus tard que moi mais elle se lève aussi toujours plus tôt. Je dépose finalement mon téléphone puis je me retourne dans mon lit pour faire face au mur.

Une fois sur le point de m’endormir, ma porte s’ouvre et quelqu’un allume la lumière. Je me retourne en râlant et je tombe sur Rosie avec son ordinateur dans les bras. Je réajuste seulement le drap sur mon corps quasiment nu qu’elle s’est déjà assise sur mon matelas.

–Je t’ai trouvé quelque chose.

Elle fait pivoter son écran en même temps qu’elle parle, j’ajuste ma position pour m’offrir un meilleur aperçu.

–C’est un atelier d’écriture à l’école de théâtre. Je t’ai inscrit, c’est cadeau !

Elle s’exprime fièrement et rapidement pour ne pas me laisser le temps d’intervenir. Je m’approche pour mieux voir son écran.

–Mais de quoi tu parles ? Laisse-moi tranquille, je suis fatigué.

En lui répondant, je me retourne dans le lit. Elle ne répond rien, mais elle ne semble pas prête à bouger. Je connais Rosie et je sais qu’elle restera ici jusqu’à ce qu’elle obtienne une réaction satisfaisante. Je veux simplement dormir. « Je suis déjà assez occupé », je lui marmonne.

–T’as quelques cours dans la semaine et c’est tout ! En plus, on trouve toujours le temps quand on le veut vraiment.

–Justement, Rosie, j’ai pas envie et j’ai pas d’argent à mettre là-dedans.

–C’est ton cadeau d’anniversaire !

Mon anniversaire est dans plus de trois mois, mais je ne réagis pas parce qu’elle le sait. Je me contente de la regarder en haussant les sourcils.

–Écoute. La première séance est offerte. Si t’y vas et que tu veux pas continuer, je serai remboursée.

Je reste silencieux, je sais qu’elle n’a pas terminé son argumentaire.

–Si t’aimes, t’y retournes. Si t’aimes pas, t’y retournes pas. D’accord ?

Je sais comme Rosie est entêtée. Pour qu’elle me laisse tranquille, je lui garantis que j’y réfléchirai. Une réponse qui semble la satisfaire puisqu’elle m’offre un beau sourire avant d’enfin sortir de la pièce.

–Le premier cours, c’est cette semaine. Bonne nuit !

Elle referme la porte sans éteindre la lumière, mais je suis incapable d’être fâché contre elle. En m’endormant, je rêve d’une grande salle de spectacle. Je me vois caché dans les coulisses à scruter ce qu’il se passe sur scène. Les gradins sont pleins, c’est mon spectacle qui se joue sur les planches. Dans ce rêve, j’ai l’air vraiment heureux.

KINN

6.

L’après-midi touche à sa fin, je m’apprête à m’installer avec une tasse de thé quand j’aperçois le livreur par la fenêtre. Cette livraison a lieu tous les mois, nous recevons des produits cultivés par une ferme et l’immeuble sert de point de relais pour les commandes. Le moment de les entreposer n’est jamais mon moment favori.

–Je vous laisse le stock devant la porte, je vais pas pouvoir vous aider aujourd’hui.

C’est ce que me dit le livreur lorsqu’il me fait signer sa feuille. Quand on porte le poids de l’âge et quelques rides avec ça, on bénéficie souvent d’une forme de compassion que j’accueille plutôt bien. C’est souvent le cas avec le livreur, mais il faut croire qu’aujourd’hui est une exception. En signant, je regarde dehors, la journée touche à sa fin. Les premiers travailleurs sortent de leur bureau et s’empressent de rentrer chez eux, les vitrines se ferment une à une et les terrasses des cafés s’empilent pour sonner la fin de la journée. Le livreur met finalement les voiles à bord de son camion et me voilà seule face à une vingtaine de colis à déplacer vers l’intérieur.

C’est seulement au troisième paquet qu’un javelot vient se planter en bas de mon dos, en plein dans les lombaires. Je dépose le colis et je m’assois sur ma chaise pour soulager la douleur. Je jette un œil à la pile de cartons qui retient la porte principale, il en reste tellement que je n’ai pas le courage de les compter. J’ai toujours été travailleuse, mais mon corps me crie maintenant ses limites ; et les douleurs dans le dos sont un rappel à l’ordre efficace quand je décide de mettre la sourdine. Je dépose donc l’arrière de mon buste contre le dossier de la chaise et je clos mes paupières le temps d’un instant. Je me souviens du petit appartement où nous vivions en colocation pendant nos études, Mona et moi. On avait si hâte de s’y installer qu’on portait les cartons trois par trois quitte à ce qu’ils nous bloquent la vue. À l’époque, on ne pensait pas à nos lombaires. Mona répétait qu’elle avait hâte de décorer le salon, je lui répondais qu’encore fallait-il avoir de quoi le faire. Lorsque j’ouvre les yeux, je décide de reprendre ma tâche. Si je ne me penche pas brusquement, tout devrait bien se passer. Un quatrième paquet, un cinquième, le sixième est plus léger, un septième, je soulève le huitième quand je chancèle sur la gauche. J’avance, je recule, je vois du noir, je m’arrête sur place quand une main se dépose dans mon dos.

–Donnez-moi ça, Kinn.

Le poids du colis quitte mes bras et me revoilà assise sur ma chaise, ma main plissée est enveloppée d’une main à la peau encore neuve. Madame Rosie, la jeune femme du deuxième étage, se tient près de moi. Elle a une main dans la mienne, une autre sur mon épaule et elle me regarde en attente d’un signe de vie.

–Vous voulez de l’eau ou je dois appeler une ambulance ?

–De l’eau suffira.

S’il fallait appeler une ambulance à chaque vertige d’une personne âgée, le réseau des secours serait vite engorgé. Elle ne bouge pas tout de suite et elle ne me lâche pas. J’ai envie de lui dire que je vais bien et qu’elle n’a pas à s’inquiéter, mais sa présence émane quelque chose de paisible et son inquiétude semble sincère.

–Servez-vous dans mon appartement, la porte est ouverte.

J’articule en pointant ma porte donnant sur le hall de l’immeuble, le prix à payer d’une concierge.

–Vous pouvez me tutoyer, c’est bizarre sinon.

Elle rétorque en même temps qu’elle s’engouffre derrière ma porte. J’ai toujours vouvoyé les résidents, je les nomme aussi «monsieur » ou « madame » avant leurs prénoms, c’est une formule de politesse qui me tient à cœur vu car je travaille pour eux. Madame Rosie réapparaît avec un grand verre d’eau qu’elle vient me tendre affectueusement.

–Vous avez vraiment un bel appartement !

J’ai envie de lui répondre qu’en passant la majorité de notre temps quelque part, on veille à s’y sentir bien. À son âge, elle ne doit pas connaître ce sentiment. Son logement lui sert de dortoir et c’est hors de ses murs que se déroule sa vie.

–Merci pour le verre d’eau, madame Rosie. Je ne vais pas vous retenir.

–Attendez, on doit d’abord rentrer tous les colis !

Elle pointe du doigt le restant de la pile tout en affichant un sourire qui s’étire jusqu’à ses oreilles. Si certains pensent qu’il y a de vieux aigris, c’est simplement que ces personnes ne supportent pas l’idée d’avoir besoin des autres. S’ils repoussent toute forme de bienveillance, c’est pour avoir l’impression de conserver une forme d’indépendance. Ce n’est pas mon cas, je n’aime pas déranger, c’est tout.

–Allez, Eliott mange chez son père ce soir, je n’ai rien de prévu.

Elle argumente car elle ressent mon silence comme une forme d’hésitation. J’accepte son aide et elle me tend sa main pour m’aider à me relever, je la saisis avec plaisir. Les choses vont plus vite à deux. Madame Rosie se baisse sans ménager ses lombaires, elle se déplace rapidement sans économiser son souffle et elle se retourne sans surveiller l’état de ses genoux. Elle est souriante et sa compagnie m’offre quelque chose de rafraîchissant.

Quelques paquets plus tard, madame Rosie demande à utiliser mes toilettes. Je lui réponds en lui indiquant le renfoncement de mon salon faisant office de couloir :« première porte à droite ». J’hésite à l’accompagner, je ne veux pas qu’elle entre dans l’autre pièce, mais la porte est fermée à clé et cette pensée me soulage. En l’attendant, je décide de déplacer les derniers colis. Alors que je m’apprête à déposer l’un des derniers cartons, quelqu’un se glisse dans l’entrée tout en veillant à ne pas piétiner le dernier paquet qui maintient la porte. C’est madame Lisa qui rentre probablement du travail. Elle est aussi apprêtée que d’ordinaire, elle porte une robe élégante, un rouge à lèvres déposé avec délicatesse et des cheveux attachés à la perfection grâce à une belle broche. Elle me regarde d’une manière perplexe jusqu’à ce que madame Rosie réapparaisse pour me venir en aide.

–Bonsoir madame Lisa, dis-je avec courtoisie.

–Bonsoir Kinn, répond-elle en traversant le hall avec charme.

Madame Lisa vit au dernier étage avec son mari et sa fille. Ils habitent le plus bel appartement de l’immeuble, ce qui correspond à leur schéma familial idéal. Cette femme trace l’une des plus belles lignes de sa vie ; j’espère qu’elle le sait.

–Je crois que c’est le dernier, achève Rosie.

Elle dépose le paquet et recule pour vérifier que tout est en ordre. Je souffle, elle souffle aussi. Je veux la remercier sans grappiller de son temps, alors je l’invite à revenir prendre le thé, « quand vous aurez le temps ». Je préfère toujours offrir l’échappatoire plutôt que d’essuyer une excuse brodée de mensonge, mais elle accepte aussitôt l’invitation avant d’emboîter le pas vers son appartement.

–Kinn, pas besoin de m’appeler madame.

LISA

7.

Il y a quelque chose d’exaltant dans le fait de rentrer chez soi. Je ressens toujours un sentiment de relâchement et d’apaisement quand je vois l’immeuble s’approcher. Je pense au plaisir de pousser ma porte, de respirer l’odeur d’encens que j’ai soigneusement choisi de consumer, de détacher mes cheveux et d’enfiler mes chaussons d’appartement qui m’attendent à côté de mon paillasson. Mais ce que j’aime le plus, c’est de pouvoir serrer ma fille dans mes bras, d’embrasser mon mari et de détacher mon soutien-gorge.

En arrivant au pied de l’immeuble, je tombe sur Kinn, la concierge. Elle est occupée à transporter des colis. Celui qu’elle porte paraît lourd, je songe à lui proposer mon aide quand la jeune demoiselle du deuxième étage déboule pour lui prêter main forte. Je suis soulagée d’avoir été devancée, j’aurais volontiers offert mon assistance si la fatigue et l’envie d’arriver ne m’appelaient pas si fort. J’équilibrerai mon karma une prochaine fois.

–Bonsoir, madame Lisa, lance poliment la concierge.

–Bonsoir, Kinn.

La concierge prend toujours le temps de précéder nos prénoms par « monsieur » ou « madame », mais elle a toujours rechigné à ce qu’on en fasse autant. « Kinn, c’est suffisant », dit-elle. Je pense qu’elle devrait prendre sa retraite, mais il faut croire qu’elle aime être ici. Je n’ai pas hâte d’avoir cet âge. Je traverse le hall jusqu’à l’ascenseur, plusieurs colis de différentes tailles sont amoncelés, la pile n’est pas droite. Un de plus et c’est la chute.

Sixième et dernier étage, fond du couloir, porte 606. On a eu de la chance, on a eu le coup de cœur dès la visite. L’appartement est spacieux, lumineux, bien agencé avec une superbe vue depuis la terrasse. « Le plus beau de tout l’immeuble », c’est ce que répétait l’agent immobilier et ce que nous confirmait Kinn. Après l’emménagement, j’ai insisté pour un intérieur épuré, alors on a repeint les murs en blanc et d’autres en gris. J’insère les clés, je fais un tour, un sourire se dessine sur mon visage.

Même après six ans de mariage, Charles n’a jamais cessé de m’offrir de tendres accueils. Comme si je lui manquais à chaque fois que je m’éloignais. Comme si ma présence embellit son moment à lui si bien qu’il prend toujours le temps d’embellir mon moment à moi. C’est pour ça que j’aime mon mari. Depuis notre rencontre, il n’a jamais cessé de me faire sentir spéciale. Pendant les préparatifs de notre mariage, j’étais tellement nerveuse que plus personne ne voulait m’aider. Charles, lui, était toujours là pour m’épauler. Pendant mon dernier mois de grossesse, j’avais l’air d’un ballon d’hélium colérique et lunatique. Charles, lui, était toujours là pour me faire sourire. Et même pendant mon accouchement, où je l’ai détesté sans manquer de l’en informer, Charles était là pour me tenir la main en me rappelant de bien souffler. Le temps s’écoule et Charles est toujours là pour illuminer notre quotidien.

En rentrant, je vois qu’il a déjà donné le bain à Maya. Quand mes journées s’étirent, c’est lui qui s’occupe de la récupérer à la garderie. Il est vice-président d’une compagnie de recrutement, ce qui lui permet d’arranger ses horaires facilement. C’est pratique pour l’organisation.

–J’aime ton maquillage d’aujourd’hui.

Charles remarque toujours mes efforts de coquetterie. Je sais que certaines personnes font des pieds et des mains pour que leur partenaire remarque un changement capillaire ou un nouvel accessoire. Mais avec Charles, ça n’arrive jamais. Il n’a jamais cessé de me regarder.

***

–Les clients ont été satisfaits. L’idée de base n’était pas géniale, mais j’ai rectifié le tir.

Mon mari m’écoute attentivement pendant que je nous verse deux verres de vin. Je m’installe face à lui pendant qu’il nous sert le repas qu’il a préparé. Maya agite ses couverts d’un air excité. En découpant sa portion, je poursuis :

–Tu me connais, je ne laisse jamais le bateau prendre l’eau.

–Si je te passais en entretien d’embauche, je te donnerais mon propre poste.

Je lui souris. Intérieurement, je me demande s’il n’enchaîne pas secrètement les comédies romantiques. Il me sert une assiette puis je retourne vers la cuisine récupérer le sel. Il est passé faire des courses aujourd’hui et c’est plus fort que moi : je pars vérifier qu’il n’ait pas oublié les indispensables.

–D’ailleurs Charles, plus besoin d’acheter de café. Un client nous a laissé des provisions pour toute l’année.

Évidemment, je parle de Kristof.

–Tu diras à ton client que je l’aime, riposte-t-il en inclinant son verre.

Je souris à nouveau en détournant le regard. En me levant, je débarrasse son assiette. Il laisse toujours des restes. Ce soir, ce sont trois haricots et un petit peu de moutarde. Maya a terminé plus de la moitié de son plat avant d’aller au lit, je suis satisfaite.

***

J’ai toujours aimé faire la vaisselle, je le vois comme une séance de méditation. Frotter les assiettes, rincer les couverts et repenser à sa journée, c’est le moment idéal pour replacer ses idées tout en pensant à demain. Je suis sur le point de rincer le dernier verre quand je sens un bras venir enlacer ma taille et mes pieds s’envoler du carrelage froid de la cuisine. Je lui crie de faire attention au verre, je ne veux pas le briser. Charles ne m’écoute pas et continue de me faire tournoyer en me serrant contre lui. Il me chatouille et j’éclate de rire. Le creux de la hanche, c’est mon point faible, et il le sait. Je ris alors il rit aussi. Il me relâche contre le mur. Je l’embrasse, sans oublier de déposer le verre de vin sur le comptoir.

–Au lit maintenant, s’élance-t-il en posant ses mains sur mes épaules.

Je lui réponds qu’il est encore tôt pour aller se coucher, il me rétorque que si l’humain passe un tiers de sa vie dans son lit, ce n’est pas seulement pour y dormir.

Plus tard cette nuit-là, je me trouve étendue au fond des draps, je scrute le plafond. Charles dort et son bras est enlacé autour de moi. Il n’a jamais été ronfleur et tant mieux, car cela me donne des démangeaisons. Je le regarde dormir, le drap s’élève et s’abaisse au rythme de sa respiration, il est beau quand il dort. Sa bouche est entrouverte, ce qui lui donne un air apaisé. Sa main est glissée sous son oreiller, ce qui lui donne un côté pensif. Je me demande à quoi ressemble Kristof quand il dort…

KINN

8.

Ce matin, je reçois la visite de madame Rosie. Je ne m’attendais pas à la revoir si tôt suite à son précieux coup de main. Je l’invite à entrer et elle s’installe sur le canapé deux places. J’ai perdu l’habitude d’y voir quelqu’un. Elle s’assoit là où Mona s’asseyait ; cette image me pince le cœur. Je lui verse alors du thé pour recentrer mes pensées. Si je n’ai pas l’habitude que des résidents me rendent visite, tout semble naturel pour madame Rosie.

Nous commençons par écouler les sujets de surface. Elle me parle de ses parents, de sa vie en colocation, de ce qu’elle aime cuisiner et de ses dernières vacances. Lorsqu’elle aborde ses études, le sujet s’étire. Madame Rosie apprend l’histoire de l’art et j’ai longtemps aimé la peinture. Nous discutons de dessin puis elle me parle de ses projets.

Au fil des années, j’ai rencontré assez de personnes pour apprendre à décrypter le genre humain. Il y a ceux qui parlent d’une vie qui n’est pas la leur, ceux qui mentionnent un futur idéal sans même chercher à l’atteindre, ou encore ceux qui parlent de leur vie avec rancœur parce qu’elle ne leur a pas offert ce qu’ils attendaient. Avec les années, on a côtoyé une si grande palette de personnes qu’on sait déceler ce qui se cache derrière chaque récit. En écoutant madame Rosie, c’est de l’innocence que je vois. Ses plus belles roses sont à fleurir et elle ne s’en doute pas encore.

–Et vous, Kinn ? Parlez-moi de vous !

Je la regarde, elle me sourit innocemment en attendant une réponse. Je n’ai rien à raconter. Tout ce qui a été beau est terminé et tout ce qui m’a fait sourire un jour est loin derrière. Je n’ai pas d’enfants, je n’ai pas non plus de partenaire. Ma famille s’est estompée avec les années, mes parents ne sont plus là et Sully, ma petite sœur, n’est plus dans le portrait. Je n’ai plus d’amis… Mona était la seule. Je n’ai plus de projets ou de rêves parce que je n’ai plus assez de temps pour me le permettre.

–Je n’ai pas de belle histoire à raconter. Si vous voulez de beaux récits de vie, vous vous trompez de personne, madame Rosie.

À son expression, je comprends l’étonnement que lui procure mon intonation. Sa bouche est entrouverte, elle est en train d’y tourner sept fois sa langue avant de poursuivre. J’ai le sentiment que je lui inspire une certaine limite qu’elle n’ose pas franchir, c’est celle-ci qu’elle analyse.

–Et vous avez été amoureuse ?

À mon tour d’être surprise. Elle me questionne calmement comme si elle me sondait à son tour. Elle n’assume ses mots qu’à moitié, en ravalant sa phrase en même temps qu’elle la prononce. Je ne m’attendais pas à un tel vent de spontanéité. Jeune, on s’imagine que des évènements comme l’amour ou la parentalité vont forcément venir tisser le fil d’une vie comblée. J’ai rapidement compris que ce fil pouvait se rompre plus tôt que prévu pour adopter une allure bien différente.

Je saisis la théière pour verser du thé dans nos tasses. Le silence s’est emparé de nous et laisse flotter l’instant présent. J’en suis responsable, mais le silence est la seule réponse que j’ai su trouver. Elle se contente de boire une gorgée et de me sourire délicatement. Madame Rosie n’insiste pas. Elle est dotée d’une intelligence émotionnelle qui n’est pas donnée à tous. Mona aussi était comme ça.

–Je peux vous poser une dernière question ?

Je me demande si elle craint d’être impolie. Malgré tout, l’envie de questionner prend le dessus. Je ressens un froid à l’intérieur de moi, j’aimerais me refermer comme une coquille. Docteur Damen ne pose que des questions de surface, un bilan technique sur mon alimentation et sur mes heures de sommeil, pas sur mon passé ou mon vécu. Je la regarde, elle sourit en m’adressant un regard complice. Je ne suis pas offusquée par sa curiosité, ce n’est pas ça. Je suis déstabilisée par son intérêt, c’est ça. Depuis des années, je n’ai rencontré personne qui voulait écouter mes réponses. Je n’ai plus l’habitude d’être assise face à quelqu’un qui veut sincèrement savoir.

–C’est quoi derrière la porte fermée à clé ?

La chambre d’ami. L’atelier. L’autre pièce. Décidément, cette jeune fille bien curieuse a le don de poser les questions qui déstabilisent. Je ne sais pas quoi répondre et je ne veux pas opter pour la carte du silence à nouveau. Sa compagnie est agréable, je ne souhaite pas accabler la pièce d’un second malaise.

–C’est un débarras où j’ai accumulé de vieilles affaires, un vrai bazar.

Elle me répond d’un hochement de tête. Est-ce qu’elle est perplexe ? Non, elle ne remet pas ma réponse en question. C’est différent, elle pense à quelque chose.

–Alors je vais revenir et on va tout trier !

Sans me laisser le temps de riposter, elle me propose aussitôt une heure et une date. Pourquoi cette jeune femme souhaite-t-elle passer du temps ici ? Avec moi ? Je n’ai pas la réponse, mais je ne peux pas m’empêcher d’y être sensible. Depuis Mona, j’ai pourtant décidé de ne plus rien partager avec personne. Préférer la solitude à la compagnie, c’est choisir la paix plutôt que le risque.

–Je ne suis pas très intéressante, madame Rosie.

Elle ne dit rien, elle fronce simplement les sourcils en déposant ses grands yeux sur moi, comme une enfant voulant comprendre une information dénuée de sens. Elle se lève et nous ne disons rien. En s’éloignant vers la porte, elle ajoute seulement :

–J’apporterai des cartons !

ELIOTT

9.

Ce soir après mon cours, je vais directement chez mon père. Je mange chez lui au minimum une fois par semaine et au maximum quatre ou cinq fois. Liam habite dans la même direction alors on fait la route ensemble. Pendant le trajet, il ressasse le cours d’aujourd’hui et je l’écoute sans trop intervenir. Je me dis qu’une séance de révision ne fait jamais de mal.