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Carmen L ne croit pas en Dieu -sans doute ne lui a-t-on pas assez parlé de lui. Elle a cependant un sens aigu du sacré qui, comme tout le monde le sait, peut aller se nicher n'importe où -sur une photographie qui a fait le tour du monde, sur la porte d'un frigidaire, à l'intérieur d'une église russe, dans le parfum d'un bouquet de fleurs ou le bruit d'un tambour.
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Seitenzahl: 135
Un matin en allumant mon ordinateur, j’ai eu la mauvaise surprise de constater que toutes mes icones avaient disparu. L’écran sous mes yeux était vide, désespérément vide. Carmen venait de se réveiller, elle a assisté à la scène et sur le coup, je pense qu’elle n’a pas compris pourquoi je me faisais une montagne d’une si petite mésaventure.
J’ai tout laissé tomber -le ménage, le repassage, les courses- pour emmener mon ordinateur dans une boutique d’informatique et un petit génie barbu, en quelques manipulations dont il avait le secret, a fait revenir les icones. Carmen m’avait accompagnée et sur le chemin du retour, dans la voiture, elle est restée très silencieuse. Ce n’est pas dans ses habitudes, d’ordinaire elle commente ma façon de conduire, se plaint de cette mauvaise habitude que j’ai d’attendre mille ans pour passer mes vitesses.
Là, elle ne disait rien, se tenait immobile sur le siège passager et quand nous sommes arrivées chez moi, elle s’est aussitôt enfermée dans mon bureau.
Je n’aurais jamais imaginé qu’un écran tout à coup vidé de ses images familières pourrait susciter les histoires qui suivent. Je crois que certains mots peuvent avoir un pouvoir étrange. Ils s’installent dans la tête avec tout ce qu’ils sont capables de contenir -des villes avec des citadelles et des odeurs de peinture à l’huile, des explosions et des coups de feu, un bouquet de fleurs avec des roses à l’intérieur, un bruit de tambour. Des destins.
Le mot icône, qui sous la plume de Carmen a pris un accent, en fait sans doute partie.
Dominique
Pour commencer…
La madone
Les lèvres rouges d’Anne Gwynne
La folle de St Petersburg
Xenia
Tania
Marc
Le bouquet
Réductions
Coulisses
J’ai aperçu de loin sa silhouette, qui se découpait dans le soleil couchant. Je connais cette façon qu’ont les dernières lumières du jour, par ici, de dessiner les formes afin qu’on ne puisse pas se tromper. Un trait très sûr, impitoyable, j’ai su tout de suite que c’était elle. J’ai reconnu les chairs épaisses à partir du bassin, le reste presque gracile et cette habitude de pencher la tête, cette inclinaison quasi permanente.
Il m’a semblé qu’elle avait attaché son voile. Ou alors c’est le vent qui l’aura rejeté en arrière, me suis-je dit. Depuis la veille au soir il est comme fou et nous envoie du sable, alors nous nous frottons les yeux, tous, à les rendre rougis comme par le feu et nous n’osons plus lever la tête vers le ciel.
Je l’ai vue faire elle aussi, de loin je l’ai vue se prendre le vent, la poussière de sable jaune. Les yeux sur ses chaussures, le corps plié, son voile déjà sali par le souffle du désert.
Et pas fière, ça la change. Une autre pourrait s’y tromper peut-être, la prendre pour une habitante de la Citadelle, une qui ne sort pas souvent et qu’on a du mal à identifier du premier coup. Pas moi, qui sais bien que ce n’est que le vent venu du Sud et l’affaire de quelques heures, cette humilité. Ensuite tout se calmera, le sable s’en retournera dans les dunes, il se posera en pluie sur les dos ronds du Sahara et elle... vous verrez qu’elle lèvera la tête et vous fusillera du regard.
Elle est du genre à ne pas vouloir des autres Il ne l’aurait pas prise en photo, elle, quand c’est arrivé. Ou il n’aurait pas été là et elle serait restée seule devant son mur, à faire semblant de pleurer, de se trouver mal.
Ce qui est vrai, vrai de vrai, c’est la nuit déchirée. Leur arrivée, sans prévenir.
Des bêtes fauves sous le ciel noir.
—Ils voulaient nous égorger, tous, lui disaient ceux qui étaient restés vivants. Ils jetaient les corps par les fenêtres. Vous êtes de l’AFP ? Allez voir à l’hôpital, mais ils ne laissent pas entrer les familles, alors un photographe...
Il en aurait choisi une autre à ce moment-là, une qui levait les bras vers le ciel pour l’insulter parce qu’il avait permis cela, ou une autre qui vacillait, les mains encore couvertes du sang d’un enfant, tout aurait été alors très différent. Mais comment lui dire une chose pareille, qu’il a dû se répéter mille fois ? Pourquoi remuer le couteau dans la plaie et venir le torturer avec des regrets?
Nous évitons de parler d’elle, c’est ce qu’il y a de mieux à faire et c’est comme si elle n’avait plus de nom. Juste la Madone, quand l’envie est trop forte. Avec le menton en avant, un coup, l’air de dire « l’autre, là ».
Parfois je dis L’autre, aussi et il fait semblant de ne pas comprendre, me demande de qui je parle.
—C’est qui, l’autre ? Tu ne peux pas dire les noms, de temps en temps, que je m’y retrouve ?
—La Madone, si je prononce son nom vous vous mettrez dans tous vos états et il faudra appeler le docteur. Vous savez bien qu’il déteste monter jusqu’ici, les escaliers le fatiguent, il dit que sa trousse est lourde, que d’en bas jusqu’ici, à mesure elle pèse une tonne et que nous vivons tous dans un quartier impossible. Qu’il faudrait raser les maisons, à la fin.
Je l’ai vue avancer très lentement, je l’ai vue se frayer un passage à l’intérieur du vent qui joue à emmêler le linge qui sèche, à tordre les draps et à faire voler les serviettes, les chemises et j’ai failli aller le prévenir. Lui dire voilà, dans quelques minutes elle frappera à votre porte avec son voile dans tous ses états qui lui couvrira le visage et vous lui crierez que c’est ouvert. Elle le sait bien, que c’est ouvert et que vous ne fermez que la nuit. Ici tout le monde fait ainsi, parce que le jour fait fuir les voleurs et les importuns.
Elle est au courant, connaît notre vie.
Mais j’ai renoncé à l’avertir, parfois il faut réfléchir avant de parler. Et je l’ai regardée un moment, qui approchait en soufflant. Je sais que la côte est difficile, et les escaliers. Ah, les escaliers. Elle agitait une main comme si elle cherchait une rampe à laquelle s’agripper, un secours pour ses jambes douloureuses, pour son cœur qui s’emballait. Mais il n’existe pas de rampe ici, personne n’a prévu d’en installer une parce que nous manquons de place, nos ruelles sont trop étroites, d’une fenêtre à celle d’en face les gens se touchent. Alors chacun monte, c’est tout. Un pas après l’autre, en s’appliquant. Et personne ne se plaint.
Elle, si. Je l’ai entendue râler de loin, en appeler à Dieu, qui aurait dû empêcher qu’on construise des maisons par ici, les unes au-dessus des autres sur une pente qui monte au ciel. Comme s’il avait réclamé une citadelle jusque dans son domaine.
Ces satanés escaliers disait-elle, ces satanés murs sales et ces odeurs à vomir, ces enfants qui traînent, ça n’a pas changé.
Jamais contente, décidément.
À un moment elle a relevé sa jupe pour monter plus facilement la rue dans laquelle elle s’engageait et j’ai aperçu ses chevilles, très fines, aussi fines que des poignets d’enfant et je me suis demandé comment elle arrivait encore à marcher, avec le derrière qu’elle a, le ventre, tout ce poids posé sur des chevilles pareilles. Mais ce devait être une question stupide, que j’ai vite laissée de côté. Et le soleil s’est couché d’un coup, c’est-à-dire qu’il a disparu derrière les premières terrasses et alors tout questionnement devenait inutile, parce qu’il m’a renvoyée à cette certitude : cette femme ne nous apportait rien de bon.
Comme s’il pouvait en être autrement.
Je me demande ce que j’espère, parfois. Ce que j’attend
—Cette photo ne m’a apporté que des ennuis, disait-il au début et il a répété cette phrase, toujours la même, pendant quoi - quatre ans, cinq ans.
Ensuite il en a pris son parti et s’est laissé aller au malheur comme on se laisse emporter par le courant de la rivière. C’est que le malheur n’atteint pas que les femmes, celles qui ont des enfants et les autres, restées sèches.
—D’ailleurs je n’ai jamais été mère, c’est ce qu’elle a dit à la télévision. Huit enfants, il a prétendu que j’avais perdu mes huit enfants, que c’était eux que je pleurais devant l’hôpital, au moment où il est arrivé avec son appareil mais c’est une invention ! C’est un mensonge de sa part, pour vendre la photo! Chez nous les femmes ont deux, trois enfants et elles s’arrêtent. Trois bouches à nourrir, c’est déjà beaucoup. Alors huit. Et pourquoi je pleurais devant ce mur, ça me regarde. Ensuite ils ont tous parlé de la Madone en collant leur nez sur mon visage… qui est-ce déjà, la Madone ? Et qu’est-ce que j’ai à voir avec elle ?
Elle était en colère, ses yeux le montraient et son voile tremblait sur ses épaules, des plis nouveaux apparaissaient, dérangeaient les autres. À un moment l’étoffe a glissé et elle l’a rattrapée d’une main, comme on attrape une mouche qui dérange.
—Ma photo partout, il n’a pas le droit. Vous comprenez ? Il n’a pas le droit de faire une chose pareille, moi je n’ai rien demandé.
Elle n’était pas si belle, à ce moment. Ou alors on avait mal réglé la lumière, ce qui est possible. Ensuite la caméra a fait un gros plan sur elle, parce qu’elle avait penché la tête. On ne se lassait pas de ce mouvement, qui renvoyait à la nuit des temps, à la douleur des mères quand on sacrifie leurs enfants. Il y a eu aussi ces yeux qu’elle faisait, qui s’en allaient très loin, exactement comme sur la photo, vraiment loin, là où les victimes prennent le chemin qui les monte au ciel. Et le regard bougeait lentement devant la caméra qui suivait tout cela, cette ascension -parce qu’il doit y avoir des tournants sur la dernière route, de larges tournants qui rallongent la marche. On croit qu’on monte tout droit au Paradis, mais non.
—Et qu’est-ce que tu en sais, toi ? Me dit-il quand j’évoque la question, parce qu’il faut bien le préparer à ce qui l’attend et parler un peu de l’au-delà.
Gros comme il est, d’après le docteur il ne va pas s’éterniser ici, son cœur va finir par lâcher.
—Je n’ai pas de certitudes pour ce qui est de grimper au ciel. J’imagine, c’est tout.
—Alors tais-toi et va me chercher un coca, j’ai soif.
Le coca cola est très mauvais pour lui, c’est une boisson bourrée de sucre et le docteur lui a interdit d’en boire. Mais les interdictions et lui. Seulement je ne peux rien lui refuser, moi et j’ai toujours deux bouteilles d’avance dans le frigidaire. Je n’ai jamais pris l’habitude de m’opposer aux gens et à lui, j’ai toujours tout passé.
C’est pourquoi il me garde auprès de lui. À son service. Même s’il ne me touche plus, à cause des kilos, des chairs qui plissent pour cacher le principal et de cette difficulté qu’il a à bouger, de plus en plus.
—Je n’ai même plus envie, c’est ce qu’il me dit. Voilà ce qui m’arrive, si tu veux tout savoir.
Ensuite il s’excuse et me caresse un bras, ou les cheveux. Il met les formes, sinon je serais partie depuis longtemps et retournée vers les quartiers d’en bas, d’où je viens. À côté de la caserne, vers les premières maisons. Je l’aurais quitté, comme la Madone a dû le faire.
Elle devait être trop essoufflée, ou alors elle avait envie de faire l’intéressante, encore une fois : elle s’est arrêtée devant l’épicerie, je la vois d’ici qui discute. On a dû la reconnaître de loin, à cause de cette façon qu’elle a d’arranger son voile et ils sont bien dix autour d’elle. On lui fait des courbettes, on la complimente, je les entends d’ici, et vous n’avez pas changé et on pense souvent à vous, par ici et comme vous êtes belle encore, presque aussi belle que sur la photo qui a fait le tour du monde. Et oui, il habite toujours là, comment voulez-vous qu’il déménage ? Il peut à peine passer d’une pièce à l’autre. Et il irait où, d’ailleurs ?
J’aurais tant voulu le sortir de cette maison mais je ne suis pas assez forte, ni assez persévérante. Je me disperse, une idée puis une autre qui vient bousculer la première.
—Vous pourriez au moins trouver un logement un peu plus bas, lui ai-je dit un jour. Vous auriez sûrement plus de visites et alors le temps vous paraîtrait moins long.
—Qui te dit que le temps me paraît long ? Je n’ai pas assez d’heures dans une journée !
Quand il élève la voix ainsi et qu’il postillonne, c’est qu’il ment. Il ment souvent et moi aussi, par exemple je sais bien que presque personne ne viendra jamais le voir et que cette solitude ne devrait pas s’arranger.
L’un de ses frères monte jusqu’ici, parfois. Le plus jeune, qu’il emmenait de temps en temps avec lui, au temps d’avant la Madone.
—Si tu veux voir Cheb Mami en vrai, tu viens, lui disait-il et le petit courait chercher ses affaires.
Parfois ils parvenaient à approcher le chanteur, d’autres fois ils attendaient des heures pour rien, à piétiner avec d’autres.
Quand il vient le voir, son frère lui donne des nouvelles de la ville d’en bas.
—Ils ont refait les trottoirs sous les arcades et ajouté deux lignes d’autobus. Il a fallu aussi abattre des arbres vers le Nord, ils avaient une maladie. C’est triste, non ? Tu reconnaîtrais mal le quartier, ça le rend bête l’absence des arbres, on ne s’y reconnaît plus, les rues n’ont plus l’air de rien. Et tiens, je t’ai apporté les gâteaux que tu aimes, comme l’autre fois.
—Toi tu me connais bien, lui répond-il. Tu sais comme je suis gourmand.
Il n’est pas gourmand, il mange, c’est différent. Il mange n’importe quoi, ce qui lui tombe sous la main, des fruits, du pain, de la semoule à pleines mains, du poulet à s’en faire éclater le ventre en rognant les petits os comme un animal, je le vois faire. Il mange dès qu’il se réveille et ne s’arrête que pour dormir. Et encore !
—Tu sais ce que j’ai rêvé ? M’a-t-il dit l’autre jour, avant que je parte faire les courses. Que j’étais invité à dîner chez Tom Cruise, à Los Angeles. On nous servait des hamburgers à plusieurs étages, avec…
—Ça ne m’intéresse pas, vos rêves. Et qu’est-ce que je vous prends, pour midi ?
Le docteur lui a établi un régime simple une fois pour toutes, mais il ne l’a jamais suivi. Il dit que cet homme veut le faire mourir et que sa vie est déjà assez difficile ainsi.
C’est vrai qu’elle est difficile, faite de désillusions, de portes qui se sont refermées, de critiques de tous les côtés. À cause de la photo qui a ému tant de gens, on l’a traité d’affabulateur, de parasite, de brigand, d’ennemi de son pays, toujours occupé à montrer ce qu’on faisait de pire par ici. Et cette vie qu’il mène est plus difficile encore depuis qu’il ne peut plus beaucoup bouger, avec le poids qu’il a à soulever. Il a eu d’abord du mal à marcher dans la rue, puis d’une pièce à l’autre et à présent…
—Soixante-dix kilos excédentaires selon les dernières normes, a déclaré le docteur, comme s’il annonçait la fin du monde.
C’était l’an dernier et je pense que depuis, le chiffre a augmenté. Je le vois bien et quand il me demande de l’aider à se redresser dans son lit, je me rends bien compte que cela me devient impossible. Ou alors c’est moi qui me fatigue à force, allez savoir.
Elle doit parler de lui, je vois de loin le balancement de ses bras, son corps qui remue et par moments, ils se retournent et regardent tous dans notre direction. Alors tout s’arrête, la parole, les gestes. J’ai beau ne pas être très maline, je peux deviner qu’il est au centre de la conversation. L’obèse, le pauvre homme qui n’a plus grand-chose pour vivre et cette décrépitude semble les ravir.
—Une descente aux enfers, disait-il au début, quand on a commencé à ne plus vouloir de son travail, que l’AFP lui a refusé toutes les missions.