Il sera mon fils - Marie Delprat - E-Book

Il sera mon fils E-Book

Marie Delprat

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Beschreibung

Alors que la vie s'écoule lentement de son corps, Martha est ramenée à la vie par une ombre étrange qui n'a rien d'humain...

Et si un jour, au tréfonds des enfers, le diable décidait qu’il ne voulait plus se cacher sous terre ? S’il entreprenait de se faire connaitre des humains, et d’en faire ses fidèles ? Et si, pour cela, il avait besoin de l’aide d’une jeune femme, une simple mortelle qui signera de son sang un pacte qui bouleversera son existence ?
Et si le diable avait un fils ?

Découvrez le monde souterrain, dans lequel se côtoient des démons et les hommes Conscients, gouvernés par le Seigneur de l'Enfer, et laissez-vous embarquer dans les périples de Martha, à la destinée extraordinaire...

EXTRAIT

Écrasée, étouffée, asphyxiée. Martha se retrouvait encore une fois dans ce même cauchemar. L’obscure silhouette était toujours au rendez-vous, et semblait plus déterminée que jamais à broyer la cage thoracique de la jeune femme. Il était toujours impossible pour Martha de voir clairement à quoi ressemblait l’intrus qui se tenait assis sur elle, pas plus qu’elle ne distinguait en arrière-plan ce qui devait logiquement être sa chambre, où elle s’était endormie, une éternité plus tôt. La douleur dans sa poitrine était intense, presque insoutenable. Il lui semblait que ses côtes étaient lentement broyées tandis que ses poumons cherchaient désespérément un peu d’air pour la garder consciente.
C’est une sensation horrible que de se faire tuer, même dans un cauchemar. C’était la troisième fois que Martha éprouvait cela en une journée. Elle ne pouvait toujours rien faire pour se libérer du poids du monstre qui l’oppressait. En réalité, la menaçante créature semblait liée à Martha par un lien viscéral, que rien ne peut briser. C’était exactement comme si elle avait toujours été là, dans l’ombre, attendant les moments de faiblesse de la jeune femme pour frapper. En fait, Martha avait le sentiment profond que cette chose obscure et effrayante était une partie d’elle-même, une partie haïe et rejetée, mais essentielle, de son être, comme un organe cancéreux, qui nous fait à la fois vivre et mourir.



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Marie Delprat

Il sera mon fils

Roman

PARTIE I

Chapitre 1

Martha ouvrit les yeux dans la pénombre. Elle ne voyait rien autour d’elle, tout était gris ; elle distinguait seulement des silhouettes vagues, comme recouvertes d’un voile obscur. Elle voulut se redresser, mais ne parvint pas à bouger un seul muscle. Hormis ses paupières et ses yeux qui s’agitaient, son corps entier était paralysé.

Martha sentit son rythme cardiaque s’accélérer, tandis qu’elle se rendait compte qu’elle ne pouvait pas non plus respirer : il lui semblait qu’un poids immense, presqu’insoutenable, pesait sur sa cage thoracique, empêchant l’air de pénétrer ses poumons. Elle eut un violent élan de panique et une sueur froide dans le dos la fit frissonner. Son instinct lui criait de se débattre, d’ôter ce poids écrasant qui l’étouffait, mais elle ne pouvait même pas bouger le petit doigt. Prisonnière de son propre corps, il lui semblait sentir la vie la quittant peu à peu à mesure qu’elle suffoquait.

Soudain, ses yeux semblèrent s’être faits à l’obscurité et elle pût enfin voir la chose qui la faisait suffoquer et l’empêchait de se débattre : là, juste devant son visage, sur sa poitrine dénudée, était assise une créature de forme humanoïde, sombre et menaçante, qui pesait de tout son poids sur les côtes fragiles de la jeune femme, la tuant peu à peu. Martha ne distinguait clairement aucun détail, elle n’aurait même su dire si cette chose avait un visage, un regard ; le monstre était tout aussi flou que tout ce qui l’entourait. Toutefois il était là, et il semblait à Martha, bien qu’elle ne puisse pas respirer, qu’il exhalait une odeur putride de soufre, de sang et de chair en décomposition. Prise d’une terreur absolue, elle voulut hurler, supplier, se dégager, s’enfuir, mais son corps dans lequel s’agitait un dernier souffle de vie semblait déjà fait de pierre froide. La chose silencieuse et meurtrière paraissait se réjouir de l’horreur qu’elle lisait sur le visage de sa victime, tandis que la jeune femme, la poitrine écrasée, sombrait dans l’inconscience.

–Putain de cauchemar ! s’exclama Martha en ouvrant les yeux, pour de bon cette fois.

Elle s’assit sur son lit, et fut aussitôt prise de vertige ainsi que d’une violente migraine.

Odeurs âcres d’alcool et de sueur. Bouteilles vides, sous-vêtements et chaussures jetés pêle-mêle, emballages de préservatifs, et bien d’autres choses inavouables jonchant le sol. Ce désordre résumait parfaitement la vie de Martha depuis maintenant plusieurs années.

Se massant les tempes pour tenter de soulager la douleur, elle jeta un coup d’œil sur son lit. De sous la couverture se faisaient entendre des ronflements sonores. La jeune femme devait bien l’avouer, elle n’avait aucune idée de l’identité de l’homme qui dormait là-dessous, pas plus qu’elle ne savait ce qu’elle avait fait la veille au soir. Elle se souvenait bien être sortie avec Alan, l’homme qu’elle fréquentait en ce moment, pour se rendre dans le bar miteux où ils avaient leurs habitudes, et qui fermait très tard. Toutefois, elle était persuadée que le type qui ronflait actuellement sous sa couette n’était pas Alan : ils s’étaient disputés en début de soirée, et elle ne le reverrait probablement jamais, comme l’écrasante majorité de ses amants précédents. Au début, ils la trouvaient jolie, attirante, s’amusaient avec elle un temps, puis la rejetaient, souvent en la traitant de pute, pour aller en trouver une autre, plus jeune, plus sexy, plus facile à manipuler. À une époque, Martha s’était demandé pourquoi elle n’attirait que les salauds qui la voyaient, au mieux comme un objet décoratif, au pire comme un jouet sexuel à la merci de leurs désirs. Mais la réponse s’était imposée à elle : elle les attirait car elle était comme eux. Jamais elle n’avait nourri d’autres sentiments pour un homme que du désir lubrique, du mépris ou de la haine. Elle avait eu également quelques aventures avec des femmes, mais celles-ci s’étaient tout aussi mal terminées. Une chose était sûre : Martha n’était pas faite pour les beaux sentiments, pour la confiance, l’affection, la stabilité d’un couple amoureux.

Et voilà pourquoi elle devait se débarrasser au plus vite de l’inconnu qui dormait toujours à côté d’elle. Voulant réveiller ce dernier, elle tira brusquement sur la couverture, dévoilant un dos poilu et couvert de taches de rousseur. Martha ne put s’empêcher de grimacer de dégoût. Se penchant sur le type, elle découvrit un front dégarni, des joues mal rasées, une peau pâle et assez ridée. Il devait au moins avoir quarante-cinq ans, soit deux fois son âge.

–Je devais être bien bourrée, moi, hier soir... murmura Martha avec un sourire écœuré. Allez, debout ! fit-elle beaucoup plus fort. Il fait jour et t’es encore chez moi, je t’ai pas prévenu hier soir de te barrer avant l’aube ?

Le type se réveilla enfin, se frotta les yeux, regarda autour de lui. Quand il eut enfin émergé, il voulut dire quelque chose, mais le regard noir de Martha lui fit clairement comprendre qu’il valait mieux pour lui de disparaître de son appartement au plus vite. Elle lui jeta à la figure son jean qui traînait dans un coin de la chambre. Il s’habilla puis fila sans même un mot d’adieu.

Ayant entendu la porte d’entrée claquer derrière lui, Martha se détendit un peu. La matinée était déjà bien avancée, mais qu’importait ? La jeune femme avait perdu son emploi de vendeuse dans un petit magasin de lingerie une semaine auparavant, pour avoir refusé les avances de son patron. Il lui restait encore quelques économies, donc elle ne comptait pas chercher un nouvel emploi tout de suite : autant profiter de ces vacances improvisées. Elle savait qu’il lui serait sans doute difficile de trouver une place, mais elle préférait ne pas s’en soucier pour le moment, tant qu’elle avait un peu d’argent de côté.

« Au pire, je ferai le trottoir... » pensa Martha en se traînant vers sa minuscule salle de bains.

À vingt-trois ans, cela faisait déjà quelques années qu’elle vivait ainsi, au jour le jour, sans aucune préoccupation concernant son avenir, hormis peut-être la recherche de nouveaux bars et boîtes de nuit à fréquenter, ou de nouveaux types prêts à lui payer ses cuites en échange d’une ou deux nuits dans son lit. Évidemment qu’elle n’était pas heureuse. Évidemment que, les soirs de solitude, lorsqu’elle n’était pas sous l’emprise d’alcool ou de drogue, et qu’elle se rendait compte de la misère de sa situation, elle se sentait profondément, douloureusement et éternellement seule. Elle était passée par plusieurs phases de dépression profonde, et avait même tenté de mettre fin à ses jours. Mais, comme par la volonté d’une force mystérieuse et cynique, elle s’était toujours tiré des situations les plus intenables, et son instinct de survie avait toujours repris le dessus sur ses pulsions autodestructrices. Ainsi, malgré le sentiment, enraciné en elle, qu’elle n’était rien pour personne et que sa vie n’avait aucune valeur, Martha était parvenue à survivre tant bien que mal, consommant toutes sortes de substances pour repousser ses démons.

Tandis qu’elle sortait de la douche, Martha entendit des coups violents portés sur la porte d’entrée de son appartement. Elle se dépêcha d’enrouler une longue serviette autour de son corps encore humide, mais il était trop tard : la porte n’était pas fermée à clé, et ses visiteurs inattendus s’étaient déjà permis d’entrer. Martha sursauta en entendant la voix d’Alan, son ancien amant, provenant de sa chambre :

–Martha, ramène-toi, je sais que t’es là ! beuglait-il.

Outrée par cette intrusion, Martha se précipita vers sa chambre sans même prendre la peine de s’habiller. Elle le regretta aussitôt, en voyant qu’Alan n’était pas venu seul : il était accompagné de deux acolytes, que Martha n’avait jamais vus. Alan se tenait debout, appuyé contre un mur, tandis que les deux autres fouillaient ses affaires, renversant le contenu des tiroirs, jetant oreillers et matelas à terre.

–Qu’est-ce que vous foutez ici ? s’exclama la jeune femme, choquée.

–Je pense que tu le sais, poupée, répondit Alan d’un air méprisant. Tu me dois de l’argent, beaucoup d’argent...

–Ça va, je vais te le rendre, ton fric ! Pas besoin de venir me menacer chez moi ! Laisse-moi juste un peu de temps, je te recontacterai et...

–Oh que oui, tu vas me le rendre, ce fric... Et tout de suite ! coupa Alan en s’approchant de la jeune femme, un peu trop près. Je ne t’ai pas pardonné la baffe que tu m’as mise hier soir, ça m’a mis en colère. Et j’ai décidé d’arrêter d’être sympa. Alors avec les potes, on est juste venus récupérer ce que tu nous dois, et après, promis, on te laisse mener ta petite vie de salope comme tu le souhaites.

Attrapant Martha par l’épaule, il la plaqua violemment contre le mur, puis lui arracha sa serviette.

–Mais je vois que tu t’es déshabillée pour l’occasion, tu nous attendais ou quoi ? murmura-t-il d’un ton faussement sensuel.

Ses deux sous-fifres gloussèrent pour ponctuer ce trait d’humour.

–Lâche-moi, fumier ! hurla la jeune femme de toute sa voix. Son ancien amant lui plaqua aussitôt sa grosse main sur la bouche en lui lançant un regard haineux.

–C’est qu’elle va alerter tous les voisins, cette pute... grinça-t-il entre ses dents jaunies. Bougez-vous le cul, vous autres ! ordonna-t-il aux deux imbéciles qui l’accompagnaient.

Après avoir jeté tout le contenu de l’armoire de Martha sur le sol, l’un des deux finit par mettre la main sur les dernières économies de la jeune femme : les billets étaient rangés dans une petite enveloppe, enfouie sous une pile de collants et de pantalons. Voyant qu’il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, Alan esquissa un sourire satisfait mais teinté de cruauté.

–Bien, donnez-moi ça et dégagez, maintenant, lança-t-il à ses acolytes.

Celui qui avait trouvé l’argent protesta.

–On pourrait peut-être s’amuser un peu, avant, suggéra-t-il en lorgnant le corps nu de Martha d’un regard répugnant.

–Ta gueule et fais ce que je te dis ! brailla Alan, contenant difficilement sa rage. Je vous rejoins plus tard, encore un truc à régler avec cette catin, ajouta-t-il en désignant Martha du menton.

Les deux types déguerpirent enfin, laissant Martha seule avec son ex-amant, qui la tenait toujours fermement, plaquée dos au mur, en la bâillonnant d’une main.

La jeune femme ne reconnaissait plus l’homme qui avait partagé ses nuits depuis quelques mois. Ils n’avaient jamais eu de véritable affection l’un pour l’autre, mais ils s’entendaient plutôt bien, et jamais Alan n’avait été violent avec elle. Avant de devenir son amant, il avait surtout été son dealer, d’où la dette qu’elle avait accumulée, et qu’il était venu se faire rembourser ce matin-là suite à leur dispute.

Le type n’avait jamais été très séduisant, mais ce jour-là, il était plus affreux que jamais. Ses yeux exorbités et injectés de sang fixaient ceux de Martha d’un regard fou, et, bien qu’il dût être aux alentours d’onze heures, il semblait avoir déjà descendu le contenu de la flasque d’alcool fort qu’il avait toujours sur lui. Martha eut soudain très peur de cet homme qu’elle avait jusqu’alors méprisé. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il pouvait être violent, dangereux, voire sadique. De plus, il ne sortait jamais de chez lui sans son couteau dans sa poche. Martha n’avait aucune idée de ce qu’il avait encore derrière la tête, alors qu’il venait déjà de lui enlever tout l’argent qui lui restait, ainsi que toute sa dignité. De terreur, elle serait déjà tombée à genoux, ses jambes se dérobant sous elle, si Alan ne la tenait pas fermement par l’épaule.

Il ôta soudain la main qu’il avait plaquée sur la bouche de la jeune femme, qui se mit aussitôt à crier.

–Lâche-moi, ordure ! T’as déjà tout mon fric, qu’est-ce que tu veux de plus ?

–J’ai pas trop apprécié le ton sur lequel tu m’as parlé hier soir, susurra Alan, soufflant son haleine alcoolisée au visage de son ex. Quand on me parle comme ça, j’ai l’habitude de me fâcher, tu le sais, n’est-ce pas ?

Sans attendre de réponse, il leva sa main libre et gifla violemment Martha, qui s’affaissa, sonnée, sur le sol. L’homme l’attrapa aussitôt par la mâchoire et la frappa de son poing fermé cette fois, lui éclatant l’arcade sourcilière. La jeune femme, à moitié assommée, ne chercha même pas à se défendre face à la montagne de muscles et de violence qu’était son agresseur. Recroquevillée, elle ne pouvait que gémir faiblement tandis que s’abattait sur son corps meurtri une avalanche de coups de poing et de coups de pied. Au bout de plusieurs longues minutes, Alan sembla en avoir fini avec elle. Observant le visage ensanglanté de sa victime avec une satisfaction sadique, il termina son méfait en lui crachant dessus. Juste avant que Martha ne sombre enfin dans l’inconscience, elle l’entendit prononcer :

–Et ne t’avise surtout pas d’appeler la police, car j’ai quelque chose de pas très joli à leur raconter sur toi... T’as pas envie d’aller en taule, n’est-ce pas ?

Chapitre 2

Deux mois plus tôt, un soir de mai, dont la chaleur écrasante annonçait la venue de l’été, Martha s’était rendue dans l’entrepôt désaffecté squatté par Alan pour son « travail », afin de passer la soirée avec lui. Il avait promis de l’emmener danser en boîte aussitôt son dernier client parti.

L’endroit, très peu accueillant, se trouvait à quelques kilomètres de chez elle, en périphérie de la ville, dans une vieille zone industrielle peu fréquentée. La façade décrépite, le plafond troué par endroits, les rats se promenant au ras des murs, tout coïncidait pour donner au lieu une atmosphère glauque et oppressante, mais Alan y avait vu le repaire parfait pour son trafic clandestin.

Martha se souviendrait toute sa vie des moindres détails de ce jour funeste. Un bus l’avait déposée à quelques rues de l’entrepôt, et elle avait fini la route à pied, accablée par l’air moite et étouffant. Ce n’était pas la première fois qu’elle se rendait dans ce qu’Alan appelait son « magasin », mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un fort malaise chaque fois qu’elle y mettait les pieds. Heureusement, Alan était présent lorsqu’elle arriva. Il s’apprêtait visiblement à quitter les lieux : il avait déjà enfilé ses gants de motard et son casque.

–Attends-moi ici, poupée, avait-il lancé à Martha. J’ai un truc à régler en ville, une commande spéciale, ça va me rapporter pas mal de thune. Je serai là dans deux heures et on passera une soirée romantique.

Martha savait pertinemment que ce qu’Alan appelait une « soirée romantique » impliquait deux bouteilles de vodka et des heures passées à assouvir les fantasmes sexuels infâmes du dealer, toutefois elle obéit à son injonction et pénétra dans l’entrepôt vétuste.

Elle attendit longtemps dans l’atmosphère angoissante du lieu, sursautant au moindre grincement, au moindre cliquetis, à moitié rassurée par l’idée du retour imminent de son amant. Pour se distraire, elle sortit de son sac à main un petit miroir de poche et entreprit d’appliquer un épais trait d’eye-liner sur ses paupières. Ensuite, elle se mit à tourner en rond en se rongeant les ongles, ne sachant que faire pour passer le temps.

Soudain, elle entendit comme un bruit de pas qui se rapprochaient. Elle se dit au premier abord qu’il ne devait s’agir que d’un rongeur. Et effectivement, l’homme qu’elle vit en se retournant avait tout du rat d’égout : les petits yeux vicieux au regard fuyant, les gestes saccadés, le poil graisseux. Toutefois il mesurait presque deux mètres de haut et portait des habits miteux, en lambeaux, tachés de graisse et de divers fluides corporels. Un sans-abri, sans aucun doute.

–Alan est pas là. Il va pas tarder à revenir, vous pouvez l’attendre ici si vous voulez, lui suggéra Martha, méfiante.

–J’sais pas qui est Alan, et je m’en tape, grogna le visiteur d’une voix éraillée. Toi par contre, ma petite, j’voudrais bien qu’on fasse connaissance, si tu vois ce que je veux dire...

Martha prit peur. Si le type n’était pas là pour voir Alan, alors que faisait-il ici ? Il ne paraissait pas totalement lucide, vu sa façon de s’exprimer et de se déplacer, et la jeune femme se sentit soudain vulnérable.

–Allez-vous en, je ne peux rien faire pour vous ! cria-t-elle, perdant ses moyens.

–Oh que si, ma mignonne ! Viens donc par-là, tu vas voir ce que c’est qu’un homme ! brailla le SDF en attrapant Martha par le bras.

Son odeur d’urine et de crasse donna un haut-le-cœur à la jeune femme. Par chance, elle réussit à se dégager en tirant sur son bras et s’enfuit en courant vers le fond de l’entrepôt. L’homme la suivit avec une rapidité surprenante, vu son état d’ébriété. Toutefois, la jeune femme avait l’avantage de la connaissance des lieux. Contournant une pile de caisses vides, elle se déroba quelques secondes à la vue du sans-abri qui la poursuivait, et passa une petite porte qui donnait sur un étroit escalier en colimaçon. Elle monta les marches le plus vite possible et déboucha sur une sorte de balcon qui longeait le mur sur toute la longueur du bâtiment, à environ quatre mètres de hauteur. Malheureusement, le bruit de ses pas dans l’escalier avait indiqué sa position à son agresseur, qui la suivait donc de près.

Soudain, Martha eut un élan de panique : elle ne l’avait pas remarqué plus tôt, mais le balcon sur lequel elle courait était effondré en plein milieu. Le trou était bien trop large pour qu’elle puisse atteindre l’autre côté en sautant. Elle dût s’arrêter de courir, désemparée, et se tourna vers l’homme qui la poursuivait. Essoufflée, tremblante de terreur, elle le vit se rapprocher en titubant, un sourire carnassier aux lèvres.

–Alors, ma jolie, on dirait bien que cette fois, t’es à moi... ricana-t-il en se rapprochant.

Mais Martha n’avait aucune intention de se laisser faire. Sans réfléchir, suivant uniquement son instinct, elle ramassa une épaisse barre de métal rouillé qui traînait au sol, et décida de s’en servir comme d’une arme improvisée. Le clochard ne s’en soucia pas le moins du monde. Ricanant, il s’approcha de la jeune femme. Au moment où il allait poser ses mains crasseuses sur les hanches fines de Martha, cette dernière, sans même avoir conscience de ses gestes, lui asséna un violent coup de sa barre de métal sur la tempe. Sonné, le type reprit ses esprits lorsqu’il s’aperçut qu’il avait une partie du visage en sang. Un éclat de colère traversa ses yeux livides. Il tenta un mouvement en direction de Martha, mais elle le frappa une deuxième fois, plus fort encore, dominée par sa peur et sa colère. L’homme tituba quelques secondes, puis s’affala de tout son poids contre la rambarde du balcon, le crâne ensanglanté.

Martha lâcha son arme improvisée et tomba, elle aussi, à genoux. Tandis qu’elle reprenait difficilement son souffle, elle entendit soudain un grincement sinistre, suivi d’un claquement. Et, sous son regard effaré, la portion de la rambarde sur laquelle le sans-abri était appuyé se brisa et tomba dans le vide, suivie du corps inanimé de l’homme, qui glissa doucement du balcon avant de s’écraser, avec un craquement affreux, quatre mètres plus bas. Martha, les yeux écarquillés d’horreur, fixa le corps disloqué sur le sol de l’entrepôt, sans vraiment comprendre ce qui venait d’arriver. Tremblante, elle retourna sur ses pas et descendit au rez-de-chaussée. Là, elle s’approcha craintivement du SDF gisant à terre et dût se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas avoir survécu à deux coups à la tempe suivis d’une chute de plusieurs mètres. Accroupie à une distance raisonnable du cadavre, elle l’observa avec un mélange d’horreur et de curiosité.

C’est ce moment que choisit Alan pour débarquer. Comprenant vite que quelque chose n’allait pas, il accourut auprès de Martha.

–Mais bordel, c’est qui ce type ? explosa-t-il en voyant le corps du clochard. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

–Je vais tout t’expliquer, je... commença Martha, mais elle s’étrangla puis fondit en larmes. Il lui fallut plusieurs minutes pour expliquer ce qui s’était passé au dealer. Le regard de ce dernier se durcit tandis qu’il se mettait à paniquer.

–Putain, Martha, t’es en train de me dire que t’as buté ce type parce qu’il voulait te sauter ? brailla-t-il une fois le récit plus ou moins achevé. Mais t’es malade ou quoi ?

–J’ai paniqué, je ne voulais pas frapper aussi fort ! se défendit la jeune femme.

–Je m’en tape ! Quand tu tues quelqu’un, c’est pas l’intention qui compte ! Qu’est-ce qu’on va en faire maintenant, de ce clochard ?

Alan était certes un criminel, un dealer assez influent, qui n’hésitait jamais avant d’agresser ceux qui lui tenaient tête, mais il n’avait jamais tué personne : il craignait bien trop d’être retrouvé par la police. Et là, cette femme, avec qui il couchait depuis peu, venait de buter un homme, dans sa cachette à lui... Surtout, ne pas céder à la panique. Garder la tête froide. Le type était un sans-abri, le genre dont tout le monde se fout, surtout les forces de l’ordre. Avec un peu de chance, personne ne s’inquiéterait de sa disparition. Il leur fallait juste se débarrasser du corps.

Martha pleurait toujours, agenouillée. Elle n’avait jamais été capable de maîtriser ses émotions, et c’en était bien trop pour elle.

–Allez, bouge, maugréa Alan. On a un cadavre à cacher.

C’est ainsi que leur soirée se résuma à traîner le SDF, enveloppé dans un sac poubelle, jusqu’au terrain vague derrière l’entrepôt, à creuser une fosse suffisamment profonde pour pouvoir l’y ensevelir puis à recouvrir le cadavre de terre. L’air chaud et parfumé de cette nuit de printemps donnait à cette scène macabre un air irréel, mais Martha ne parvenait pas à chasser de son esprit l’idée lancinante qu’elle avait tué un homme. Elle s’arrêtait parfois de creuser, frissonnante, prise de nausée, mais Alan l’obligeait bien vite à se remettre à la tâche. Il voulait terminer son œuvre funeste au plus vite, de peur d’être aperçu. Heureusement, il semblait n’y avoir personne à des kilomètres à la ronde.

Quand, enfin, au bout de plusieurs heures de labeur, ils eurent enterré le corps et camouflé l’emplacement de la tombe afin qu’il ne puisse jamais être retrouvé, Alan planta son regard d’acier dans celui de Martha.

–Ne t’avise jamais de parler de ça à quiconque, articula-t-il d’une voix menaçante. Tout d’abord, ça serait con de ta part, car c’est toi la coupable du meurtre, et je doute que ton joli petit cul ait envie de se retrouver en taule. Ensuite, si une enquête est lancée, les flics tomberont sur mon stock de marchandise et je serai dans la merde jusqu’au cou. Et si j’ai des problèmes à cause de toi, je préfère te prévenir, ton cadavre ira rejoindre celui de ton pote le clochard, là-dessous... Sauf que ta mort à toi sera bien plus lente et douloureuse que la sienne.

Sur ces mots, Alan et Martha retournèrent à l’entrepôt, puis Alan ramena la jeune femme chez elle à moto. Ils se revirent régulièrement après ce soir funeste, mais, d’un accord tacite, n’en reparlèrent jamais, jusqu’à ce matin d’été qui marqua une fin violente à leur liaison.

Chapitre 3

Martha reprit conscience plusieurs heures après le départ d’Alan. Aucune partie de son corps n’avait été épargnée par les coups de son ancien amant. La douleur était atroce, lancinante. La jeune femme sentait le moindre battement de son cœur se répercuter dans tous ses membres, comme un écho dans une cathédrale vide. Respirer lui faisait mal. Bouger lui faisait mal. Recroquevillée en position fœtale dans un coin de sa chambre, elle se mit à pleurer silencieusement.

Personne ne viendrait l’aider. Personne ne se souciait de ce qui pourrait lui arriver. Elle était seule au monde, abandonnée de tous, et cette certitude, plus encore que son corps endolori, la faisait terriblement souffrir.

Secouée de tremblements, Martha parvint enfin à se mettre debout dans sa chambre saccagée. Elle n’avait visiblement rien de cassé, mais tout son corps était couvert d’hématomes et saignait en plusieurs endroits. Dans la salle de bain, elle s’arrêta devant son miroir et observa son visage. Elle avait un œil au beurre noir, une joue recouverte de sang séché, et la lèvre inférieure éclatée. Des larmes coulaient sur son menton, prenant une teinte rougeâtre au contact de son sang.

Voir son visage ainsi défiguré fit un nouveau choc à la jeune femme. Elle resta un long moment à fixer son reflet, mais reconnaissait à peine son corps maltraité. Elle se sentait souillée, violée, détruite. Elle avait le sentiment, au fond d’elle, qu’elle ne parviendrait jamais à se remettre des événements de ce matin. Alan et ses sbires lui avaient tout pris : ce qu’il lui restait d’argent, sa dignité, son courage, la beauté de son visage. Elle ne se sentait pas capable de surmonter cette destruction d’elle-même. Sans argent, elle ne pourrait pas tenir longtemps et, avec son visage tuméfié, il lui serait impossible de retrouver du travail. L’avenir, qui, jusqu’alors, lui était indifférent, lui apparaissait soudain comme un monstre hostile et menaçant duquel elle ne voulait s’approcher pour rien au monde.

Le pire, c’était qu’elle était pleinement coupable de tout cela : elle aurait dû payer Alan à temps, elle n’aurait jamais dû devenir sa maîtresse, le laisser prendre autant d’importance dans sa vie... Les regrets et la culpabilité vinrent s’ajouter à la souffrance de Martha, et elle prit la seule décision qui semblait s’offrir à elle.

Reprenant un peu de vigueur, elle fit couler de l’eau fraîche sur une serviette et nettoya le sang qui avait coulé sur son visage fin, ses petits seins pointus et ses bras pâles. Puis elle démêla ses longs cheveux couleur de jais. Avec des gestes lents et calmes, elle se fit couler un bain d’eau chaude, puis alluma à l’aide de son briquet deux bougies parfumées à la rose, qu’elle disposa sur le rebord de sa baignoire. Seulement illuminée par les deux petites flammes, qui répandaient leur senteur florale dans la salle de bain, elle entra dans l’eau et s’y immergea entièrement. Elle resta quelque temps la tête sous l’eau, laissant le manque d’oxygène étourdir ses sens, puis se redressa lentement. Parfaitement détendue, elle ne pleurait plus, ne tremblait plus. Elle semblait avoir oublié tous ses soucis, toutes ses souffrances.

Enfin, pour achever son rituel de mort, elle se saisit d’une lame de rasoir. Avec application et précision, elle entailla d’abord ses chevilles fines, puis les veines bleues de ses poignets. Aussitôt, l’eau de la baignoire tourna au rouge vif, tandis que le fluide vital fuyait les veines de la jeune femme. Respirant profondément, elle sentait ses forces la quitter peu à peu, tout en appréciant le calme et la douceur de ses derniers instants. Elle qui n’avait jamais trouvé la sérénité dans sa vie, espérait l’atteindre dans l’anéantissement. Grisée par l’odeur entêtante de la rose, mêlée désormais à celle de la mort, elle sourit doucement en fermant les yeux pour la dernière fois, et noya sa vie dans le lac rouge sombre de son propre sang.

Chapitre 4

Le cauchemar recommençait. Martha se retrouvait, pour la seconde fois en quelques heures, paralysée, étouffée, dans un monde gris aux formes brouillées.

La chose était revenue s’asseoir sur sa cage thoracique, écrasante, cruelle. Toutefois Martha ne pouvait toujours pas distinguer ses traits : elle ne voyait qu’une masse noire, de forme vaguement humaine.

« Je suis déjà morte, putain, pensa la jeune femme. Pourquoi ce truc ne me fout-il pas la paix ? »

La créature ne semblait pas avoir l’intention de bouger, et cette fois, Martha non plus. Elle se savait paralysée, et, de toute façon, elle n’avait pas envie de se débattre. Elle souhaitait juste mourir, pour de bon. La sensation d’étouffement était désagréable, douloureuse, mais Martha ne s’en souciait plus. À quelqu’un qui vient de se trancher quatre veines, la mort n’apparaît plus comme une menace.

Elle se laissa finalement aller, ferma les yeux et tenta de replonger dans l’inconscience. Elle y parvint avec une facilité déconcertante.

Martha se réveilla, encore une fois. Vivante.

Ouvrant les yeux, elle ne vit tout d’abord que des formes floues à la lueur des bougies, qui s’étaient presqu’entièrement consumées. Après quelques secondes, sa vision redevint nette, et elle observa autour d’elle. Son corps dénudé était parsemé de petites gouttes d’eau sanguinolente, mais la baignoire était vide. La bonde semblait s’être débouchée d’elle-même pendant que Martha était inconsciente, et toute l’eau s’était évacuée.

Ses entailles ne saignaient plus ; au contraire, elles commençaient à cicatriser. Martha comprit que son suicide avait échoué de peu. Elle ressentait une grande faiblesse dans ses muscles, due évidemment à tout le sang qu’elle avait perdu. En outre, elle était frigorifiée. De forts tremblements parcouraient tout son corps, et elle claquait des dents. Attrapant le pommeau de douche, en grimaçant car ce mouvement réveilla la douleur dans son corps maltraité, elle se lava tant bien que mal, se débarrassant de l’odeur du sang, qui désormais lui paraissait insupportable.

Puis, avec des gestes automatiques, elle revêtit une épaisse robe de chambre et se rendit dans la minuscule cuisine de son appartement. Là, elle se prépara un café bien brûlant, dans l’espoir de retrouver un peu d’énergie. Et en effet, il lui sembla que le breuvage réparateur conférait une force nouvelle à ses membres affaiblis et couverts de bleus.

Martha n’avait aucune envie de pénétrer à nouveau dans sa chambre. Elle savait que la vue de ses affaires saccagées raviverait en elle des sentiments douloureux, qu’elle préférait refouler pour le moment.

Toutefois, alors qu’elle sortait du réfrigérateur les restes de son repas de la veille afin de les réchauffer, elle entendit un bruit sourd en provenance de ladite chambre. Elle se mit d’abord à paniquer, terrorisée, puis reprit ses esprits. Elle ne se laisserait pas avoir une deuxième fois. Si Alan ou un autre de ces enfoirés s’était re-pointé chez elle, il n’en repartirait pas indemne. Brandissant un long couteau de cuisine d’une main tremblante, elle se dirigea à pas de loup vers la porte entrebâillée de sa chambre. Le bruit persistait, comme si quelqu’un ouvrait et refermait les tiroirs de l’armoire. Martha saisit la poignée, et prit une profonde inspiration. Elle n’avait plus rien à perdre.

–Qu’est-ce que tu fais encore ici, sale fils de pute ? hurla-t-elle en ouvrant d’un coup sec la porte, qui alla claquer contre le mur.

Elle s’apprêtait déjà à se défendre à coups de couteau mais se figea soudain devant le spectacle qui l’attendait dans sa chambre. Bouche bée, dans l’incompréhension la plus totale, elle resta plantée sur le seuil sans oser faire un geste. Elle ne remarqua même pas que son couteau avait glissé de sa main et s’était écrasé sur la moquette avec un bruit sourd.

Lorsqu’elle avait quitté sa chambre plus tôt dans l’après-midi, la pièce était dans le pire des désordres. Tous ses vêtements avaient été jetés par terre par les sbires d’Alan, rejoignant les affaires qui y traînaient déjà. L’un des tiroirs de l’armoire avait été arraché, le miroir et la lampe de chevet brisés. Des morceaux de verre jonchaient le sol et le lit, dont les oreillers et le matelas avaient été déchirés.

Mais la chambre que voyait à présent Martha était totalement différente, comme transformée : le lit était fait, et les oreillers intacts. Il n’y avait plus aucun débris de verre sur la moquette, qui semblait plus propre qu’elle ne l’avait jamais été. Tous les vêtements devaient être rangés dans l’armoire, car Martha n’en voyait aucun traîner par terre. Le miroir et la lampe étaient comme neufs, et l’air embaumait une odeur de linge propre et de fraîcheur.

Toutefois, ce n’était pas ce qui impressionna le plus Martha. En réalité, elle n’avait constaté l’état de sa chambre que d’un rapide coup d’œil, avant de se focaliser sur celui qui avait tout remis en ordre, et qui se trouvait encore sur les lieux. Là, s’affairant à ranger les chaussettes de Martha dans le tiroir inférieur de son armoire, se tenait un être d’apparence pour le moins atypique.

Martha avait parfois eu des hallucinations, dues à certaines drogues, mais même dans le pire des délires, jamais elle n’avait vu une chose pareille.

Il devait mesurer à peu près un mètre cinquante de haut, mais c’était difficile à dire car il se tenait courbé. La partie supérieure de son corps ressemblait à celle d’un homme : un torse et des bras musculeux, un visage maigre au nez crochu, des cheveux frisés d’un brun-roux flamboyant. Mais la ressemblance s’arrêtait là : en effet, la créature possédait également deux longues cornes torsadées sur le sommet du crâne, et des pattes couvertes de fourrure d’une couleur similaire à ses cheveux et se terminant par de larges sabots en guise de jambes. Martha pensa aux faunes de la mythologie, toutefois la chose qui se tenait devant elle était bien plus imposante, de par ses muscles noueux et son visage sérieux, qui s’opposaient au caractère bucolique de ces créatures légendaires. Se tournant vers Martha, la créature prononça, d’une voix claire et douce :

–Pourquoi donc cette insulte, ma Dame ? Ma mère était une chèvre tout à fait respectable...

Il fallut un instant à Martha pour comprendre de quoi cette espèce d’homme-bouc parlait. Décontenancée, elle balbutia :

–Je suis désolée, je ne m’adressais pas à vous... Je pensais que c’était quelqu’un d’autre.

–Je vous en prie, ma Dame, ne vous en faites donc pas pour cela. C’est pour moi un si grand honneur de vous rencontrer. Vous êtes encore plus majestueuse que dans mon imagination, répondit la créature avec un sourire des plus aimables.

Martha jeta un coup d’œil sur sa vieille robe de chambre usée jusqu’à la trame d’où dépassaient ses chevilles nues. Avec son visage défiguré et dans cette tenue, elle ne voyait vraiment pas ce qu’on pouvait lui trouver de majestueux. Mais de toute façon, elle ne comprenait plus rien à ce qui lui arrivait depuis qu’elle avait passé la porte de sa chambre. Sentant qu’elle tenait difficilement sur ses jambes, elle s’assit sur le bord de son lit aux draps impeccables, puis respira un grand coup. Sa tête lui tournait, causant sans doute cette stupide hallucination qui se baladait dans sa chambre, essuyant désormais la poussière des meubles à l’aide d’un torchon à carreaux sorti de nulle part.

–J’ai presque terminé, ma Dame. Prenez vos aises, je vous prie, lança l’étrange faune.

–Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ? demanda Martha.

Après réflexion, elle finit par ajouter, plus bas :

–Si bien sûr vous êtes réel, ce dont je ne suis pas sûre... Alan m’a donné un putain de coup sur la tête, tout à l’heure.

–Mon nom est Astorius, mais le plus souvent, on m’appelle le Messager, répondit-il en s’asseyant sur le lit au côté de Martha. Oh, mais, il y a plus urgent que les présentations, il me semble ! s’exclama-t-il soudain. Avec votre permission, ma Dame...

Sur ce, l’homme-bouc écarta délicatement les pans de la robe de chambre de Martha, dévoilant le corps nu de la jeune femme. Puis il lui fit signe de s’étendre sur le lit. Méfiante, elle le regarda d’un air suspicieux, mais le faune lui adressa un sourire encourageant. Martha se dit qu’elle n’avait plus grand-chose à perdre et s’allongea sur le dos. Avec des gestes précis et assurés, tel le meilleur des médecins, l’étrange hybride qui prétendait se nommer Astorius se mit à palper les chevilles de Martha, là où elle avait tranché ses veines. Et, au grand effarement de la jeune femme, les cicatrices disparurent peu à peu, au rythme doux des massages de la créature. La douleur cessa elle aussi, pour se transformer en une sensation de soulagement. Après les chevilles, Astorius passa aux genoux et aux cuisses, qui étaient parsemés de bleus. Ensuite il monta jusqu’au ventre de la jeune femme, puis vint le tour de la poitrine, des épaules, de son visage maltraité. Pour finir, les coupures de ses poignets se résorbèrent elles aussi. Satisfait de son travail, l’homme-bouc recula de quelques pas, laissant Martha se mettre debout. La jeune femme se leva, puis, dans son miroir, observa son corps dénudé sous toutes les coutures. Plus un seul bleu, une seule imperfection. Les traces de l’agression et de sa tentative de suicide s’étaient effacées. Se penchant pour scruter son visage de plus près, elle remarqua toutefois une légère cicatrice rose sur son arcade sourcilière, là où Alan l’avait frappée.

–Je n’ai rien pu faire contre celle-là, se justifia le faune. On a beau guérir, se remettre de toutes nos blessures et souffrances, il y a toujours une cicatrice qui ne s’efface jamais, quoi que l’on fasse. Elle nous rappelle ce que l’on a enduré, et surtout, elle permet de se souvenir qu’on a été assez fort pour surmonter l’épreuve qu’on a dû affronter. J’ai toujours dit qu’il fallait chérir nos cicatrices, comme preuve de notre force, de notre courage. Mais bon, personne ne m’écoute jamais...

Reprenant plus ou moins ses esprits après le miracle auquel elle venait d’assister, Martha s’assit de nouveau sur son lit, et se prit la tête dans les mains.

–Je suis morte, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Tout cela, ce n’est pas la réalité ?

–Mais enfin, pourquoi dites-vous cela, ma Dame ? questionna le faune d’un air consterné.

–Parce que je me suis suicidée, et que soudain je me retrouve dans ma chambre, à poil, à discuter avec un type à pattes de chèvre ! C’est ça, la mort ? Putain, je l’aurais jamais cru ! Un homme-chèvre ! Il a fumé, Dieu, ou quoi ?

Pas étonné le moins du monde par cet éclat de colère, le faune reprit d’un ton posé :

–Tout d’abord, ma Dame, je ne suis pas un homme-chèvre. Je suis le Messager. Ma mère bien-aimée était certes de la famille des caprins, mais résumer mon être à ce simple constat serait pour le moins réducteur. Et pour soulager vos inquiétudes, non, vous n’avez pas encore rendu l’âme, si je puis m’exprimer ainsi. En vous voyant si près de commettre l’irréparable, je me suis vu obligé d’intervenir. Cela aurait été très mal vu, en-dessous, si vous étiez décédée si peu de temps avant d’obtenir l’honneur suprême, et, en plus, dans ces sordides circonstances.

–Oh bordel, je comprends plus rien, maugréa Martha. Si je suis pas morte, alors je dois avoir un sacré traumatisme crânien. Je suis bonne pour l’asile, maintenant ! T’es content de toi, le bouc ?

L’étrange créature se rassit au côté de Martha, et lui posa doucement une main velue sur l’épaule.

–Ma Dame, n’ayez crainte. Vous n’avez pas perdu l’esprit. Cette conversation fait bien partie de ce que vous concevez comme « réel ». Je suis ici pour vous protéger, et, tant que je veillerai sur vous, jamais il ne vous arrivera de malheur : vous êtes désormais en sécurité.

–Mais pourquoi êtes-vous ici ? Et d’où venez-vous ? demanda Martha.

–J’ai été envoyé ici afin de m’assurer que vous viviez dans de bonnes conditions pour accomplir la tâche qui vous a été confiée. Heureusement, d’ailleurs, que je suis arrivé à temps ! Cela aurait été un affreux scandale si votre suicide avait été couronné de succès. Je suis parvenu à éviter ça, mais, si je puis vous demander une faveur, n’en parlez jamais à personne : je ne suis pas autorisé à agir contre votre volonté. Par conséquent, j’ai commis une sévère infraction en débouchant la bonde de votre baignoire. C’était pour la bonne cause, bien entendu, mais, là d’où je viens, les juges sont impartiaux, et je ne souhaite pas être encore condamné à un millénaire de travaux forcés.

Martha avait énormément de difficultés à comprendre le discours de son étrange visiteur. Et ce dernier, au lieu de répondre clairement à ses questions, ne faisait que s’exprimer par périphrases, laissant le mystère entier. Toutefois, un point avait attiré l’attention de la jeune femme :

–Vous avez dit qu’une tâche m’a été confiée ? insista-t-elle.

–Ma Dame, il est encore trop tôt pour entrer dans les détails de votre rôle dans tout ceci. La seule chose que je peux vous dire, c’est que l’attention de tout un monde est désormais portée sur vous. Vous n’êtes plus seule et vulnérable : vous êtes sous la protection d’une foule innombrable prête à tout pour vous aider. Ne l’oubliez jamais. Je vais à présent devoir m’éclipser, les autorités attendent mon rapport.

–Attendez ! s’exclama Martha. Juste une dernière question, s’il vous plaît.

–Tout ce que vous voudrez, répondit aussitôt l’homme-bouc.

–Pourquoi m’appelez-vous sans arrêt « ma Dame » ? Mon prénom est Martha, vous savez...

–Je viens d’un lieu où les noms n’ont pas grande importance, dit le faune. De plus, mon respect et ma soumission envers vous ne me permettent pas de vous désigner par un autre nom que le plus admiratif de tous : vous êtes ma Dame, et vous le resterez, je l’espère, pour l’éternité.

Martha sentit que sa conversation surréaliste avec cet hybride surprenant était terminée. Toutefois ce dernier fut contraint de s’attarder encore : le chat Bouboule, qui partageait la vie de Martha depuis presque dix ans, venait de pousser de son front la porte de la chambre, et s’approcha d’eux d’un pas souple.

–Minou, minou, murmura Martha en tendant la paume vers lui pour le caresser. Toutefois, le chat l’ignora royalement et alla se frotter en ronronnant contre les jambes couvertes de fourrure d’Astorius.

–Je vous salue, vénérable Ridolius, dit le faune en se penchant pour caresser le dos de l’animal.

Comme pour lui répondre, celui-ci ronronna de plus belle.

–Je me porte très bien, et vous ? continua le faune. Les croquettes sont périmées, me dites-vous ? ajouta-t-il après un court silence. Bien sûr, je vais de suite en parler à votre maîtresse pour qu’elle règle ce problème afin de ne point endommager votre estomac délicat. 

Il se tourna vers Martha, qui le fixait avec des yeux ronds.

–Vous discutez avec Bouboule ? s’étrangla-t-elle.

–En effet, Ridolius et moi nous connaissons depuis un certain temps maintenant, et je dois admettre qu’il m’a été d’une aide précieuse, en me fournissant de nombreux renseignements utiles à votre propos, ma Dame.

–Pardon ? Ce chat passe sa vie à roupiller sur le canapé, et vous me dites qu’il vous renseigne sur moi ?

–En effet, tout l’art de ces fascinantes créatures consiste à faire croire aux humains qu’elles sont parfaitement inoffensives. Toutefois elles s’avèrent en réalité être des espions redoutables. Soit dit en passant, Ridolius m’a demandé de vous faire part de son mécontentement : vous êtes certes une maîtresse très affectueuse, mais il dit ne plus supporter le surnom que vous lui avez donné, et vous prie désormais de l’appeler Ridolius. De plus, il n’est pas satisfait non plus de la qualité de la nourriture que vous lui fournissez.

–Quel ingrat ! Ça fait dix ans que je supporte ses poils dans mon lit et ses traces de griffes sur les murs, et dès qu’il a la possibilité de me parler, c’est pour se plaindre ! s’exclama Martha.

–Je suis désolé, je ne fais que transmettre ce qu’il m’a dit, plaida Astorius. Bien, il est temps pour moi de vous quitter, je n’ai déjà que trop tardé. Au revoir, ma Dame. Nous aurons l’occasion de nous revoir très prochainement. Vénérable Ridolius, je vous salue.

Avant que Martha n’ait pu ouvrir la bouche pour lui répondre, l’étrange faune sauta en l’air, fit un tour complet sur lui-même et, au moment où ses sabots allaient toucher le sol, il s’évapora sans laisser aucune trace.

–Alors comme ça, tu m’espionnes pour le compte de l’homme-bouc, toi ? murmura Martha en grattant son chat sous le menton.

En guise de réponse, celui-ci lui lança un regard indifférent, puis quitta la pièce, laissant traîner quelques poils gris sur son passage.

Martha se sentit de nouveau atrocement épuisée. Elle avait toujours le sentiment que tout ce qu’elle venait de vivre n’était pas réel, et n’avait pas compris la moitié de ce que lui avait raconté Astorius. Dehors, il faisait déjà nuit. La jeune femme se glissa donc sans plus tarder dans son lit aux draps frais et propres, et dormit d’un sommeil réparateur.

Chapitre 5

Écrasée, étouffée, asphyxiée. Martha se retrouvait encore une fois dans ce même cauchemar. L’obscure silhouette était toujours au rendez-vous, et semblait plus déterminée que jamais à broyer la cage thoracique de la jeune femme. Il était toujours impossible pour Martha de voir clairement à quoi ressemblait l’intrus qui se tenait assis sur elle, pas plus qu’elle ne distinguait en arrière-plan ce qui devait logiquement être sa chambre, où elle s’était endormie, une éternité plus tôt. La douleur dans sa poitrine était intense, presque insoutenable. Il lui semblait que ses côtes étaient lentement broyées tandis que ses poumons cherchaient désespérément un peu d’air pour la garder consciente.

C’est une sensation horrible que de se faire tuer, même dans un cauchemar. C’était la troisième fois que Martha éprouvait cela en une journée. Elle ne pouvait toujours rien faire pour se libérer du poids du monstre qui l’oppressait. En réalité, la menaçante créature semblait liée à Martha par un lien viscéral, que rien ne peut briser. C’était exactement comme si elle avait toujours été là, dans l’ombre, attendant les moments de faiblesse de la jeune femme pour frapper. En fait, Martha avait le sentiment profond que cette chose obscure et effrayante était une partie d’elle-même, une partie haïe et rejetée, mais essentielle, de son être, comme un organe cancéreux, qui nous fait à la fois vivre et mourir.

Alors même que Martha en arrivait à cette conclusion perturbante, elle vit la forme noire se pencher sur elle, dans un geste qu’on ne saurait qualifier ni de menaçant, ni de rassurant, et l’entendit murmurer d’une voix glauque :

–Martha...

« Cette chose m’appelle, pensa la jeune femme. Je lui appartiens. Je suis vulnérable. Elle a le pouvoir de me tuer. Reste à savoir si elle en a aussi l’envie. »

Alors Martha sentit le poids sur sa poitrine s’alléger infiniment, jusqu’à disparaître, laissant place à une sensation de bien-être profond. L’air s’engouffra de nouveau dans ses poumons, et elle respira avec avidité. Elle se sentait désormais en sécurité, et soupira de soulagement. Toutefois, la créature était toujours là, identique à elle-même, obscure et floue, juchée sur la poitrine de la jeune femme, sauf que cette dernière n’en souffrait plus. Quoi qu’il se passe désormais, que cette intrusion soit un cauchemar ou la réalité, Martha n’avait plus peur. Elle avait accepté la présence de ce monstre mystérieux, qui ne pouvait donc plus lui faire de mal. Étrangement, la créature paraissait satisfaite de ce retournement de situation. Tandis que Martha émergeait de son cauchemar, elle parut se dissoudre dans les ténèbres.

À son réveil, Martha se sentait étonnamment bien. Malgré les événements de la veille, malgré le faune qu’elle avait vu en délire et le cauchemar répétitif et étrange qui envahissait ses nuits, elle sentait une énergie nouvelle dans ses membres et dans son esprit. Ses préoccupations habituelles, et sa vie en général, qu’elle consacrait principalement à se soûler dans des lieux mal famés en compagnie de types douteux tels qu’Alan, lui paraissaient désormais futiles et désolantes. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait faire maintenant, mais cette force qui était apparue inopinément en elle lui donnait envie de tout changer dans sa vie. Elle parvint assez facilement à faire abstraction de ce qu’Alan lui avait fait subir, et oublia bien vite l’hallucination étrange dont elle avait été victime peu après. Martha se sentait solide, elle allait s’en sortir une fois de plus.

La jeune femme sortit de sous ses draps, et sauta sur ses pieds avec une énergie retrouvée. Elle enfila rapidement des sous-vêtements en dentelle, une chemise et un jean, puis entreprit de se coiffer. Tandis qu’elle fouillait dans les tiroirs de sa chambre à la recherche d’un peigne, tout en se demandant vaguement depuis quand la pièce était aussi bien rangée, elle entendit un frottement contre la porte, puis vit son chat entrer d’un pas souple.

–Salut, Bouboule, dit Martha en essayant de le caresser.

Mais, en entendant sa maîtresse l’appeler encore par ce nom déshonorant, le chat se déroba avec un regard outré. Toutefois la jeune femme ne réagit pas, encore persuadée que son étrange rencontre avec le faune n’était que le fruit de son esprit torturé. Vexé, le vieux chat quitta la pièce pour aller gratter vigoureusement dans sa litière.

Ayant enfin mis la main sur son peigne, Martha se pencha sur son miroir pour démêler ses longs cheveux sombres. Tandis qu’elle examinait son reflet avec attention, car elle ne tolérerait aucun nœud dans sa chevelure, la jeune femme remarqua quelque chose qui lui glaça le sang.

Elle se figea, comme foudroyée, la main levée pour coiffer ses cheveux, les pupilles écarquillées. La terreur qui l’envahissait était telle qu’elle n’osait plus ni faire le moindre geste, ni respirer, ni même cligner des yeux. Là, juste derrière elle, à côté de son lit, se tenait une chose.

C’était une forme obscure, aux contours imprécis, que Martha voyait dans le miroir. À peu près de taille humaine, on aurait dit une ombre à l’apparence vaguement solide, comme gélatineuse, qui restait immobile, menaçante, terrifiante, comme dans les cauchemars répétés de Martha. Elle en était persuadée, la chose qui se tenait dans son dos était la même que celle qui avait tenté de l’assassiner dans son sommeil à trois reprises. Le cœur battant à tout rompre, la jeune femme réfléchissait à ce qui pourrait la sauver : appeler à l’aide ? À part son chat, personne ne l’entendrait. S’enfuir ? La chose se trouvait plus près qu’elle de la porte de sa chambre, donc autant la laisser la tuer tout de suite.

Cette fois, la jeune femme était réellement condamnée. Elle s’était débarrassée de la peur de ses cauchemars, mais c’était seulement pour la retrouver dans son miroir, une fois éveillée. Rassemblant le peu de courage qui lui restait, Martha se détourna brusquement pour faire face à la chose. Interloquée, elle sursauta.

Il n’y avait rien.

Pourtant, lorsqu’elle porta à nouveau son attention sur le miroir, l’ombre était toujours là, derrière elle ! C’était à n’y rien comprendre. Un frisson glacé parcourut son dos. Tremblante, elle murmura :

–Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

L’ombre parut réagir à ces paroles. Lentement, elle glissa pour se rapprocher de Martha, jusqu’à finalement se positionner à côté d’elle. D’un rapide coup d’œil, la jeune femme s’assura qu’il n’y avait toujours personne dans sa chambre, toutefois elle voyait encore cette masse obscure et informe, désormais toute proche de son propre reflet dans le miroir. Elle ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul lorsque la créature lui adressa la parole.

–Je suis toi, Martha... siffla l’ombre, de la même voix glauque et caverneuse que celle que Martha venait d’entendre dans son horrible rêve. Je suis une part de toi. Ne me reconnais-tu pas ?

–Je... je ne comprends pas, bégaya Martha, ne se sentant pas capable d’articuler quoi que ce soit d’autre.

–C’est une réaction normale, continua la voix venue de l’ombre dans le miroir. Toutefois, tu es arrivée à un stade de ta vie où il est essentiel que tu prennes conscience que j’existe, et que non seulement tu acceptes ma présence, mais aussi que tu t’en réjouisses. Car si je suis ce que tu as de pire, je suis aussi ce que tu as de meilleur.

–Mais allez-vous enfin m’expliquer ce que vous êtes ? cria Martha, perdant ses moyens.

Elle s’était détournée du miroir et balayait sa chambre vide d’un regard paniqué. Il lui fallut plusieurs secondes avant de réaliser que la voix d’outre-tombe qu’elle entendait ne venait pas d’un point précis de sa chambre.

En réalité, la voix était dans sa tête.

–Ne panique pas, Martha. Je ne te voudrai jamais aucun mal, à moins que tu ne t’en veuilles à toi-même, évidemment. Il m’est impossible de faire quelque chose que tu ne désires pas, et pour cause : je suis toi. Je t’ai rejointe dès ta naissance, Martha, je me suis fondu en toi, et depuis, jamais je ne t’ai quittée. C’est moi qui t’ai poussé à emplir tes petits poumons d’air pour la toute première fois, c’est moi également qui ai causé tes premiers pleurs. J’ai été le monstre affreux caché sous ton lit, la nuit, que ta mère chassait d’un simple coup d’œil, j’ai aussi été ta joie, étant petite, de recevoir une poupée pour ton anniversaire. J’ai été ta peur de ne pas réussir à l’école, ta colère envers tes parents distants, ton mépris teinté de jalousie pour les gens plus riches ou plus beaux que toi. J’ai été tes larmes douloureuses lors de la mort de ta grand-mère, ta rancune envers les patrons qui t’ont renvoyée, ton désir dévorant envers des hommes et des femmes. J’ai été ta terreur glaçante d’être abandonnée ou humiliée, j’ai été ton envie de boire pour oublier le quotidien, j’ai été ta culpabilité d’avoir tué un homme, et, par moments, ton envie de mettre fin à tes jours. Chacun de tes cris, de peur ou de plaisir, c’est moi qui les ai causés. J’ai vécu en toi tout au long de ta vie, grandissant chaque jour, me nourrissant de tout ce que tu ressentais, afin que tu le ressentes pleinement. Je t’ai forgée de manière à ce que peu importe ce que tu endures, tu t’en relèves toujours. Tes souffrances et tes désirs m’ont alimenté et m’ont donné ma force, la force de te pousser à continuer. Jamais tu n’as pris conscience de ma présence, et pourtant pas un instant je n’ai été séparé de toi, rattaché à ton être comme une ombre. Tu as pris mes agissements pour des envies, des psychoses, des dépressions ou juste l’effet des hormones, mais jamais tu n’as envisagé mon existence. Pourtant me voilà. Je suis toi, Martha. Ou, si tu préfères que je m’exprime ainsi, je suis ton démon.

Martha s’assit sur son lit, désemparée. Les hallucinations ne la quitteraient donc jamais ? Était-elle réellement devenue folle ? La voix venait indubitablement de sa tête, elle résonnait dans son crâne. Et au fur et à mesure qu’elle parlait, elle perdait sa sonorité grave et caverneuse pour s’adoucir, jusqu’à devenir une copie conforme de celle de Martha. C’était ça : Martha entendait sa propre voix lui parler intérieurement.

–C’est vous que j’ai vu dans mes cauchemars, n’est-ce pas ? Pourquoi tentez-vous de me tuer ? demanda-t-elle.

–Jamais je n’ai tenté de te tuer, Martha, répliqua aussitôt la voix intérieure de la jeune femme. Il m’est impossible de faire quoi que ce soit contre ta volonté, puisque ta volonté est notre volonté. Seulement, il est très difficile pour nous autres, démons, de réussir à communiquer avec nos hôtes lorsqu’ils sont éveillés. Pour y parvenir, il nous est nécessaire de d’abord passer par leur inconscient, qui nous transforme en monstres affreux et assoiffés de mort, car bien souvent nous reflétons leurs peurs les plus profondes. Ton inconscient est parvenu à m’accepter, il est maintenant temps que ta conscience en fasse de même afin que nous puissions coopérer.

À moitié rassurée par ces paroles, Martha demanda quelques explications.

–Mais qu’êtes-vous exactement ? Pourquoi êtes-vous ici ?

–Comme je te l’ai expliqué, je suis ton démon. Chaque humain, durant toute sa vie, est accompagné de l’un d’entre nous. Nous sommes vos serviteurs dévoués. Nous vous faisons ressentir les choses : le désir, la peur, la colère, le plaisir, tous ces sentiments qui sont si essentiels à votre vie, vous sont offerts par nous. Nous vous poussons à agir pour satisfaire vos désirs et pulsions, nous vous donnons votre force de vie, et votre force de mort. Il est dans notre nature même de permettre aux hommes d’avoir une vie pleine d’émotions, qui forgeront leur personnalité et leur courage afin de les rendre meilleurs et plus puissants, capables de survivre en toutes circonstances. Sans ses démons, l’Homme ne serait rien, il ne ressentirait rien, en un mot il ne vivrait pas.

–Un peu comme un ange gardien, en gros ? s’interrogea Martha.

Sa voix lui répondit par un rire ironique, qui ressemblait exactement au sien.

–Un ange gardien, dis-tu ? ricana-t-elle. Ce que les humains sont bercés d’illusions... Crois-tu vraiment que le devoir des démons soit de garder les humains ? Bien au contraire ! Il s’agit pour nous de vous détruire, de vous réduire en bouillie, afin qu’ensuite vous puissiez vous reconstruire, apprendre de vos erreurs pour en commettre d’autres, bien pires ! Ainsi, une fois arrivés dans l’après, vous aurez appris à vous maîtriser, à utiliser notre pouvoir dans votre intérêt, pour pouvoir recommencer à lutter encore plus ardemment !

–Vous dites que chaque humain possède un « démon », à ce que j’ai compris... dit Martha après un instant de réflexion. Mais pourtant, je n’en avais jamais entendu parler avant, et je n’avais jamais pris conscience de votre influence sur moi. Pourquoi m’apparaissez-vous à moi, ici et maintenant, alors que, jusque-là, j’ignorais votre existence ?

–Il est extrêmement rare que nous dévoilions explicitement notre existence aux humains, et même à nos hôtes. Bien que certains d’entre vous aient vaguement conscience de notre présence en eux, la grande majorité pense être animée par sa volonté propre, et ce dogme qui vous est intrinsèque ne peut être brisé que difficilement. À quoi bon perturber les humains ? Ils acceptent nos agissements lorsque nous sommes dans l’ombre, en justifiant vaguement les effets de notre travail sur eux par leurs envies ou leurs peurs, des pseudo-traumatismes d’enfance ou des désirs inconscients. En règle générale, nous n’avons pas besoin de leur signaler notre présence explicitement, et préférons rester dans l’anonymat tout au long de leur vie. Toutefois, dans le cadre de la tâche immense qui t’a été réservée, il était primordial que tu sois d’abord parfaitement réconciliée avec moi, autrement dit, avec toi-même. Car n’oublie jamais que si tu utilises mon pouvoir de démon à bon escient, je serai ton meilleur allié.

–Je ne comprends rien, répondit Martha. D’abord cet homme-bouc qui vient me parler d’une tâche qui m’a été confiée tout en rangeant ma chambre, maintenant ça... Allez-vous au moins me dire qu’est-ce que vous attendez de moi, à la fin ?

–Ah, ce vieil Astorius, cela faisait quelques siècles que je ne l’avais pas croisé, celui-là ! Et il ne m’avait pas manqué, je dois dire, avec son sourire fourbe et ses manières mielleuses, croassa le démon de Martha. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à moi de te parler du rôle que tu vas avoir dans ce projet. C’est probablement Astorius qui s’en chargera. Il a beau se faire passer pour quelqu’un d’important avec son air supérieur, il n’est rien de plus qu’un porte-parole, un pigeon voyageur auquel certains pouvoirs ont été confiés pour qu’il se plie à sa tâche sans rechigner. Quant à moi, maintenant que tu as accepté, je le présume, ma présence, je serai ton serviteur le plus fidèle, car le lien qui nous unit est indestructible.

–Je ne peux même pas te voir... murmura Martha.

À défaut de comprendre ce qui lui arrivait, elle souhaitait au moins pouvoir regarder l’entité étrange avec qui elle parlait.

–C’est normal, répondit le démon de Martha. Ceux de ma race n’ont pas d’existence matérielle en ce monde. De par le lien qui m’unit à toi, je peux t’apparaître en rêve, ainsi que dans les miroirs, car, après tout, que suis-je sinon le reflet de ton inconscient ? Toutefois, il m’est impossible de communiquer avec un autre être humain. Mais pour ravir ton regard, je peux prendre toutes les apparences, je peux être précisément ce que tu désires. Approche du miroir.