L'idéale - Charlotte Prangey - E-Book

L'idéale E-Book

Charlotte Prangey

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Beschreibung

Adèle, épouse parfaite et mère modèle, a toujours été plus soucieuse de son image que de ses sentiments. Le jour où elle croise le chemin d’Alice, femme libre et sans attache, Adèle vacille et remet en question sa famille, sa vie, ce qu’elle est. En quête d’une renaissance, elle se déconstruit petit à petit pour accoucher de cette autre qu’elle pense vouloir devenir.

Adèle est une femme d’un autre temps. Un temps pas si lointain où les règles du jeu étaient clairement établies, où les limites de chaque monde étaient visibles, un temps où les destins étaient distribués dès la naissance.

Adèle est une femme d’aujourd’hui, symptôme d’une société qui porte aux nues des personnages et non plus des personnes, une société qui va trop vite et dans laquelle tout le monde joue un rôle. Adèle se perd dans un monde d’apparences. Un monde où l’on existe par ce que l’on publie et non par ce que l’on accomplit.


À PROPOS DE L’AUTRICE

Charlotte Prangey a passé plus de 20 ans dans la communication et les médias avant de passer le cap de l’écriture. Son premier roman parle des femmes d’aujourd’hui, de celles qui ne trouvent plus leur place, tiraillées entre la nostalgie « du monde d’avant » et l’envie furieuse de faire partie de leur époque. Elle parle de cette course imposée par les réseaux sociaux et de toutes ces cases à remplir pour répondre aux tendances actuelles. Avec un style vif et moderne, elle raconte la vie d’une femme simple qui recherche le devant de la scène, une femme sans histoire qui fait tout pour s’en créer jusqu’à aller au point de non-retour.

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Charlotte Prangey

L’idéale

RomanDrame psychologique contemporain

1

Casser des assiettes. C’est ce que l’on est censé faire, non ? Crier. Hurler. Insulter. Claquer des portes. Mais surtout, casser des assiettes. C’est ce qu’elle voudrait faire à cet instant. C’est même ce qu’elle avait prévu de faire. Tout au long de la journée, elle s’est mise en scène des dizaines de fois dans cette séquence. Quelle que soit la version, elle cassait des multitudes d’assiettes. Elle s’est imaginée recouverte de poussière blanche, seule rescapée au milieu d’un monticule de porcelaine éclatée. Elle s’est vue, debout, tendue fièrement face à lui, dans ce brouillard de vaisselle explosée, décor parfait pour un duel final.

Mais rien, absolument rien ! Tout est immaculé autour d’eux. À terre, aucun morceau de faïence éparpillé et les voisins n’auront pas à taper au plafond pour faire cesser les cris. Elle reste figée, imperméable à toutes réactions, incapable de prononcer un mot plus haut que l’autre, incapable de dire ce qu’elle ressent vraiment. Les bons mots, les mots cinglants qu’elle aimerait lui envoyer en pleine figure, les mots blessants avec lesquels elle aimerait le gifler, sont cadenassés dans sa tête. Elle les perçoit, elle les entend, elle les connait par cœur, elle les a répétés tout l’après-midi se préparant pour la représentation générale de la grande scène finale. Mais ils restent prisonniers, loin au fond d’elle. Tout ce qu’elle dit est froid, sans vie, plat alors que tout hurle à l’intérieur. Au cinéma, tout se passe avec beaucoup de bruit, de fureur, de fracas, alors elle a naturellement pensé qu’elle aussi aurait droit à son tumulte.

Adèle interprète chaque scène de sa vie en s’inspirant de films ou de séries. Elle ne sait pas exister par elle-même. Elle ne saurait d’ailleurs pas quoi faire ou quoi dire. Après tout, on ne naît pas avec un mode d’emploi des bonnes réactions à avoir. Adèle encore moins qu’une autre. Elle n’a jamais été spontanée. Tout doit être anticipé, préparé, programmé. Elle analyse, recherche, se renseigne, étudie et choisit la réponse qui lui semble la plus adaptée. En général, celle qu’elle imagine que l’on attend d’elle. Il faut bien puiser l’inspiration quelque part. Certains ont un sens inné de la répartie. D’autres parodient avec minutie leur entourage ou rabâchent scolairement leurs principes éducatifs. Adèle, de son côté, reproduit avec application ce qu’elle voit sur son écran de télévision. Elle suit à la lettre les didascalies de sa médiathèque personnelle.

Acte 1 scène 2 : à l’annonce de la mort de quelqu’un, on crie, on s’écroule à terre et on pleure.

Acte 2 scène 3 : après un licenciement, on crie, on va se souler et on erre dans les rues désertes d’une ville en pleinenuit.

Acte 3 scène 1 : après une rupture amoureuse, on crie, on pleure et on écoute des chansons d’amour qui se terminent mal.

Et la grande scène de l’Acte 5 : après une trahison, on crie et on casse des assiettes.

A cet instant, elle se retrouve démunie et ne se souvient plus de l’interprétation attendue. Comment doit-elle la jouer ? Quelle est la mise en scène? Quel ton donner à son personnage? Elle cherche, réfléchit, fouille dans sa mémoire, tout se bouscule, tout se mélange. C’est le néant, le trou noir. Elle est comme aspirée de l’intérieur. Elle est momifiée. Seules ses mains s’accrochent désespérément à son verre de vin, bouée salvatrice qu’elle vide rapidement et régulièrement. Sa voix ne s’élève pas. Son visage reste impassible, ses yeux sont secs. Elle est comme une coquille vide, sans réaction. Pourtant, il s’agit bien d’une trahison. Elle connait le sens des mots, leur signification. Elle sait qu’elle ne fait pas de contresens. Elias la trompe, la dupe, se joue d’elle depuis des semaines. Quand il a appelé dans l’après-midi pour lui dire que tout était fini, elle a instantanément ressenti une douleur monstrueuse. Une souffrance immonde et inconnue qui lui a brûlé les entrailles. Pendant des heures, elle n’était plus qu’un ventre qui se tord, qui brûle, qui se consume. La souffrance est passée, remplacée par un vide qu’elle n’a jamais éprouvé auparavant. Au moins, avec la douleur, elle se savait encore en vie. Maintenant qu’elle ne ressent plus rien, elle n’en est même plus certaine. Elle n’est plus rien. Rien du tout.

Elle lui a quémandé une vraie explication lors d’une ultime rencontre. Elle vaut tout de même mieux qu’une rupture par téléphone. D’abord réticent, Elias lui a offert de passer une dernière soirée ensemble. Une soirée pendant laquelle ils iraient pour la dernière fois dans sa garçonnière, ce meublé impersonnel qu’il loue depuis quelques mois et dans lequel ils se retrouvaient une à deux fois par semaine entre 14 et 17 heures. Une dernière rencontre pour se dire au revoir dignement, sans larme, sans effusion, sans cri. Elias lui a proposé avec un sourire dans la voix une dernière nuit en souvenir des mémorables qu’ils ont partagées. La soirée bonus, fantasme masculin par excellence. Cette fameuse dernière nuit où l’on baise comme jamais auparavant puisque demain n’existe plus. Cette idée lui a encore plus torturé les entrailles. La colère est directement remontée dans sa bouche sous forme de bile.

Maintenant, il est là, devant elle. Elle le regarde s’agiter, déambuler sans cesse dans le salon. Il ne tient pas en place. Il tente de se justifier, de minimiser l’impact que cette histoire aura dans leur vie. C’est pire que tout.

–Écoute Adèle, tu savais qu’il y aurait une fin. On a passé de très bons moments, mais je dois protéger ma famille et toi la tienne.

–C’est toi qui es venu me chercher.

–Je sais et je ne regrette rien, mais comprends-moi, Alice est enfin prête à former une vraie famille. Elle est enfin d’accord pour construire ensemble un vrai foyer pour notre fille. Je dois faire quelque chose, tu comprends ? Je ne peux pas laisser passer ça, tu comprends ? C’est quand même normal que je les privilégie, non ? C’est normal nom d’un chien !

Oh oui, tout ça est tellement normal. Il retourne sagement vers la mère de sa fille et Adèle retrouve sa jolie petite vie parfaite avec son médecin de mari et ses enfants. Tout est banalement normal, un vrai scénario de téléfilm de l’après-midi. Mais qu’imaginait-elle ? Qu’ils allaient continuer comme ça pendant des mois ? À se retrouver dans cet appartement « témoin » dès qu’une fenêtre se profile ? Au fond, elle ne sait pas vraiment ce qu’elle espérait. Cette histoire n’était pas prévue. Elle n’aurait jamais dû arriver. Elle n’était pas au programme de sa vie. Un beau matin, il est venu la chercher. Le bel Elias l’a courtisée assidument pendant des semaines. Elle, la timide et polie Adèle qui ne sort jamais du cadre qu’elle s’est elle-même fixé. La sage et gentille Adèle qui est toujours là où on l’attend. Pendant des semaines, il a patiemment déconstruit tous les obstacles qu’elle mettait entre eux. Il recherchait alors un environnement classique, presque aseptisé, qu’Adèle incarnait à la perfection. Elle remplissait toutes les cases souhaitées : jolie, discrète, mais se parant d’un air altier pour imposer une certaine distance, cultivée, engoncée dans des traditions ancestrales et périmées, bourrée de manies bourgeoises ridicules. Exactement à l’opposé d’Alice et ses principes libertaires. Alice et sa haine des règles et des conventions. Alice et son refus d’avoir une vie rangée. Alice et son déguisement de femme engagée et indépendante. Que Adèle soit mariée n’était ni un obstacle ni un problème, bien au contraire. Au moins, elle n’attendrait pas de lui des témoignages d’engagement trop poussés. L’idée d’ébrécher ses certitudes bien proprettes ajoutait du piquant à toute cette histoire. Lui, le petit libanais débarqué en France il y a plus de vingt-cinq ans et qui continue à prouver sa légitimité, avec elle, la diaphane Adèle, l’incarnation impeccable de la Parisienne et de la jeune femme si bien éduquée. Quelle belle victoire ! Presque une revanche ! Il reconnaît qu’elle était absolument parfaite à ce moment-là, mais tout a changé. Maintenant, tout ce qu’il espère, c’est ne pas paraître pour un salaud, pas trop en tout cas. Après tout, il a été sincère pendant les quelques mois de leur relation et ils n’attendaient rien l’un de l’autre. Il n’y a pas matière à faire un drame ! Il n’a jamais été question d’une vie à deux ! Elle le sait bien ! Elle n’aurait jamais assumé de toute façon. On ne divorce pas chez ces gens-là. Il aimerait qu’elle réagisse différemment, qu’elle arrête de mettre autant de douleur dans tout ça. Il ne sait plus comment la prendre, quoi lui dire. Il lui parle avec douceur puis l’instant d’après s’énerve contre lui-même. Il la raisonne tendrement puis lui fait la leçon comme à une enfant gâtée. Il s’agite, se calme, se répète, s’excuse, se défend. Elle ne réagit à rien.

Elle ne ressent ni tristesse ni colère. Elle le regarde, froidement. Elle lui pose des questions comme un automate. Des questions précises, chirurgicales, qu’elle dit avec une voix monocorde, sans passion : Est-ce qu’il l’a utilisée depuis le début ? Est-ce qu’il a toujours su qu’il retournerait avec Alice ? Depuis combien de temps prépare-t-il son coup ? Que préfère-t-il chez Alice ? Que n’est-ellepas?

Elle se fout des réponses. Aucun mot ne la remplit, ne comble ce trou béant, ce vide qui prend entièrement possession d’elle. Elle perçoit les phrases, les justifications, les explications, mais ne les intègre pas vraiment. Elle entend les jérémiades, les complaintes, l’agacement dans la voix d’Elias, mais rien ne l’atteint. Tout rebondit sur elle. Le vide est trop gros, trop plein. Elle est ébréchée. Une pièce est cassée et empêche le moteur d’être réparé. Elle sent la fissure grandir et la disloquer. Comme un disque rayé, elle continue à poser des questions. Elle ne parvient pas à s’arrêter. Ce n’est plus vraiment elle qui décide, elle est poussée à poursuivre son interrogatoire malgré elle. « Est-ce son éducation bourgeoise de province qui le gêne ? Est-ce parce qu’elle n’a pas quitté Martin ? ». Elle est épuisée. Elle voudrait que tout ça cesse, là, maintenant. Elle voudrait le silence et le noir. Mais elle y retourne encore et encore, à bout de force. « Alice fait-elle mieux l’amour ? Est-ce parce qu’elle est trop timide au lit ? ». Elle voit les lèvres d’Elias bouger, mais déjà les sons ne lui parviennent plus. Dans sa tête, elle tourne en boucle : « C’est lui qui est venu me chercher. C’est lui qui est venu me chercher ». Il n’était pas prévu dans son plan de vie. Il n’aurait jamais dû être sur son chemin. Adèle a passé des années à construire chaque pan de son existence pour correspondre exactement à son scénario idéal. Patiemment, elle a rempli chaque case les unes après les autres, s’astreignant à une hygiène exemplaire, travaillant comme une acharnée, étudiant tous les sujets sans relâche, suivant les conseils des plus grands spécialistes dans chaque domaine. Tout fonctionnait à merveille, le plan se déroulait sans encombre jusqu’au jour où Elias est apparu. « C’est lui qui est venu me chercher. C’est lui qui est venu me chercher. » Il n’était pas prévu au casting de son film. Il ne devait pas intervenir dans sa parfaite petite vie.

Elias lui répète que ce n’est pas elle, que c’est lui le problème, qu’elle n’a rien à se reprocher, mais qu’il doit penser à sa fille. Il lui dit qu’ils pourront rester bons amis, qu’il sera toujours là pour elle. Elle est certaine d’avoir déjà entendu ces répliques quelque part. Où a-t-elle bien pu entendre ces phrases insipides à part dans un mauvais téléfilm ? Non, c’est bien ça, elle reconnait la tirade typique des séries pour adolescentes ou des films pour midinettes. Tout comme elle, Elias s’inspire du petit manuel de la rupture idéale en ressortant les phrases rabâchées lorsque l’on quitte quelqu’un qui ne compte pas. Toute cette situation est si banale, tristement, mais tellement banale. Un homme qui s’offre une petite aventure et qui décide de retourner vers sa femme en laissant la pauvre maîtresse sur le bas-côté, comme si tout cela n’avait pas vraiment d’importance. Après tout, elle aussi a une famille, elle aussi doit retrouver les siens. Tout cela est ridiculement banal. Elle l’a vu cent fois à la télévision ou lu dans un magazine féminin. Depuis le début de leur histoire, elle a envisagé cent fois ce scénario de fin si prévisible. Elle s’est déjà projetée dans cette ultime scène à plusieurs reprises. Elle s’est représentée sous les traits de mille personnages. La femme compréhensive qui ne veut pas jouer à la maîtresse hystérique et qui remercie pour le bon temps partagé. La femme sensible et amoureuse qui passe la nuit entre disputes et pleurs au milieu d’un amas d’assiettes cassées. La femme conquérante qui ne se laisse pas affecter par si peu et retourne à sa vie sans remords ni tristesse. Mais jamais elle ne s’était imaginée dans le rôle si froid d’un mannequin factice, vidée de toute substance. Jamais elle n’avait envisagé la douleur physique et intense d’un poignard fictif planté et remué continuellement dans l’estomac. Jamais elle n’avait pensé devenir ce néant qui la rend maintenant insensible face à Elias. Oui, c’est une histoire atrocement banale, mais c’est la sienne.

Les heures passent, sans but réel. Ils ont déjà bu deux bouteilles de vin. Ils n’ont rien avalé, mais l’ivresse ne vient pas. Adèle voudrait pourtant s’étourdir dans les brumes de l’alcool. Elle voudrait atteindre ce moment où les perspectives se floutent, où l’on bouge geste par geste pour ne pas vaciller, où l’on parle mot après mot pour ne pas bégayer. Ce moment où tout se voile et devient imprécis. Elle aimerait tant s’éloigner de cette immonde réalité, quitter la scène de ce vaudeville pitoyable. Elle, qui boit toujours de manière mesurée pour rester maîtresse de ses actes et de ses paroles, rêverait pour une fois perdre le contrôle. Mais elle est froidement lucide.

À plusieurs reprises, il tente de lui attraper la main, de lui caresser le visage. Après des heures de garde à vue, il pense être arrivé au bout de ce duel et veut passer à la scène suivante. À chaque tentative, elle se tend. Sans même lui dire un mot, son corps lui envoie une décharge qui le rejette violemment. Pourtant, c’est elle qui, au milieu de la nuit, l’emmène dans la chambre, le pousse sur le lit et l’enjambe brutalement. Soudainement, Adèle ressent une urgence incontrôlable. Ce n’est pas une excitation sexuelle, mais la nécessité de posséder le corps qu’elle a en face d’elle. Ce corps pour lequel elle s’est entièrement abandonnée. Ce corps qui l’a fait succomber. Comme un animal, elle a besoin de marquer son territoire, de le signer de son empreinte, de lui donner son odeur. Si l’époque le permettait encore, elle le tatouerait au fer rouge de ses initiales ou d’un motif qui les unirait aux yeux de tous et pour toujours. Une marque qui prouverait que tout cela a été bien réel. Et puis, elle n’en peut plus de ce vide dans son corps. Elle doit le combler, le remplir coûte que coûte. Elle l’embrasse sans aucune douceur, le mordille, avale sa lèvre inférieure, entre dans sa bouche profondément. Elias essaie maladroitement de la calmer, de ralentir leur étreinte, d’y ajouter de la tendresse. Vaine tentative, ce n’est pas ce qu’elle convoite. Elle veut l’habiter, prendre le contrôle. « C’est lui qui est venu me chercher, c’est lui qui est venu me chercher » se répète-t-elle silencieusement. Elle le regarde droit dans les yeux. Elle se déhanche, ondule frénétiquement sur lui. Quand elle le sent enfin durcir, elle ouvre son pantalon, attrape son sexe et se pénètre elle-même. Elle impose le rythme, la cadence. Elle ne le quitte pas des yeux. Elle veut le voir soumis. Elle veut le dominer. Elle lui griffe le torse, puis lui maintient les poignets prisonniers, au-dessus d’eux. Elle se déchaîne. Elle accélère. Elias bascule légèrement la tête en arrière, il ferme les yeux, se cramponne aux hanches d’Adèle et la garde fermement et profondément en lui. C’est le signal. Quand il jouit, Elias a une expression de douleur sur le visage. Les premières fois, elle s’en était même inquiétée. Elle avait eu peur de lui avoir fait mal. Maintenant, elle souhaite qu’il souffre vraiment, que ce corps-à-corps bestial l’ait meurtri et qu’il en garde une cicatrice indélébile. Elle se relève immédiatement après, comme éjectée par le dégout qui l’envahit. Elle va dans la salle de bain pour se doucher. Ce n’est pas dans ses habitudes, elle ne se lave jamais après l’amour. Elle trouve que c’est idiot, hypocrite même. Elle aime le parfum créé par le mélange des corps et des semences. Mais là, elle veut simplement se laver et sentir une odeur neutre de gel douche de supermarché. Évidemment, elle n’a pas eu d’orgasme, évidemment le vide est toujours là. Il est si puissant en elle, comme une entité à part entière qui a sa propre existence. Elle reste sous la douche longtemps, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau chaude, jusqu’à ce que l’eau froide, presque glacée, la fasse sentir encore envie.

2

Elias ronfle. Adèle n’en revient pas. Il dort comme après une soirée normale, une soirée lambda. Il dort alors qu’elle est en train de suffoquer, là, allongée à ses côtés. Il s’est même assoupi très vite après leur brutal corps à corps, plus rapidement qu’à l’accoutumée. Il a certainement dû profiter de l’effet soporifique du soulagement ressenti après un travail bien accompli. Il peut rayer de sa liste des choses à faire cette harassante rupture. Alors voilà, c’est juste ça ? Une aventure de quelques mois, quelques heures de paroles, un dernier rapport sexuel, un dodo et chacun rentre chez soi vivre sa petite vie tranquillement. Un modeste écart de route sans grande importance ou conséquence. Une histoire qui ne mérite même pas une insomnie. De son côté, elle sait que le sommeil ne viendra pas. Tous leurs moments défilent dans sa tête. Elle remonte le fil des mois jusqu’à ce jour où il est entré dans sa vie.

Elle attendait Martin dans la salle d’attente de la Clinique de la main où il officie en tant que chirurgien depuis des années. Ils avaient un dîner et comme il avait pris du retard dans ses rendez-vous, il lui avait demandé de venir directement au cabinet pour repartir ensemble après sa dernière consultation. Une consultation qui trainait en longueur. Elle avait tout de suite remarqué l’homme assis en face d’elle. Il était très racé, très beau. Le genre de type qui attire l’attention parce que tout est étudié pour. La tenue, faussement décontractée, travaillée dans les moindres détails. La barbe de trois jours, digne représentante de la caste des hipsters parisiens. La peau mate, les yeux très noirs. L’allure, parfait équilibre entre confiance en soi et force tranquille. Un côté mauvais garçon appuyé par des tatouages ressortant sciemment de la chemise ouverte. Il cochait toutes les cases de l’impeccable bad-boy dont raffolent les adolescentes. Mais, elle dut très vite admettre que son ténébreux charisme faisait aussi son petit effet sur les femmes de près de quarante ans. Aussitôt, elle s’était sentie « moins ». Moins attrayante, moins tendance, moins intéressante, moins captivante. Instinctivement, elle s’était sentie « trop ». Trop classique, trop bourgeoise, trop simple, trop sage, trop blonde, trop pâle. Elle se souvient qu’elle n’arrivait pas à lire le magazine qu’elle avait pris pour passer le temps dans la pile de vieux « Paris Match » et « Voici » qui trainait sur la table depuis des années, décor essentiel à toute salle d’attente médicale. Elle tournait machinalement les pages, mais en réalité, elle se concentrait sur son souffle afin de le maîtriser. Elle avait le sentiment de faire un bruit d’enfer et que sa respiration assourdissait toute la pièce. Elle se tenait très droite, poitrine en avant. Elle se sentait ringarde, démodée, un vrai cliché d’un autre temps. Lui était son exact opposé. Il représentait précisément tout ce qu’elle adore dire qu’elle déteste, mais qui la fascine. Elle croit bien qu’elle a rougi quand il lui a adressé la parole.

–Je peux vous poser une question ? Elias n’avait même pas attendu la réponse avant de poursuivre. Ma femme a son premier rendez-vous avec le docteur Buren. On a eu d’excellents avis sur lui. Mais bon, ça peut être surfait une réputation. Elle est peintre, vous comprenez ? Sans ses mains ... Vous le connaissez ? Vous en pensez quoi ?

–C’est le meilleur, lui avait assuré Adèle dans un grand sourire. Cela étant, je ne suis peut-être pas la plus objective vu que je l’ai épousé.

Elle avait ri d’un rire forcé qui se voulait charmant et enfantin, un rire de gourde.

–Non, sérieusement, votre femme est entre les mains les plus expertes de la profession. C’est le cas de le dire.

Elle était ridicule avec ses stupides traits d’humour. Elle sentait qu’elle surjouait, elle souriait trop grand, riait trop fort pour des banalités pareilles. Elle était entrée en scène dès ce premier échange. Elle s’était parée du personnage de la femme de médecin sympathique et décontractée qui n’est pas la simple petite bourgeoise qu’elle semble être au premier abord. Ils avaient discuté quoi… quinze, vingt minutes seulement et pourtant elle avait eu la sensation que quelque chose s’était produit entre eux. Elle avait le sentiment qu’ils s’étaient confiés l’un à l’autre, qu’ils avaient déjà fait connaissance. C’est en tout cas le souvenir qu’elle en a, six mois après. Puis, Alice avait furtivement passé une tête dans l’entrebâillement de la porte pour dire qu’elle avait terminé et qu’elle attendait Elias dehors, mais Adèle lui avait à peine prêté attention. Ni à cet instant ni les semaines qui ont suivi d’ailleurs. Pas une fois, elle n’a cherché à en savoir plus sur Alice. Son esprit s’absentait dès que la notion d’Alice apparaissait au détour d’une conversation, d’un appel téléphonique, d’un mensonge. C’était plus facile de la flouter, de la mettre très loin dans le décor de leur histoire, de la faire presque disparaître. Mais aujourd’hui, tout a changé et elle ressent le besoin de la connaitre, de la voir, de l’identifier. Elle ne veut plus de cette silhouette aux contours incertains, elle veut la rendre tangible, la parer de couleurs vives, l’enfanter pour l’intégrer à leur relation. Elle veut lui offrir un rôle dans son scénario, peut-être même le rôle principal. Elle a besoin de se la représenter pour pouvoir l’imaginer dans les bras d’Elias, pour les imaginer discutant ensemble, pour les imaginer rire, s’embrasser, se promener, faire l’amour, manger, s’aimer. Elle a besoin de l’incorporer dans son film alors qu’elle-même ne fait plus partie du paysage, maintenant que son rôle de figurante a été rayé de la distribution. Elle se sent salie, utilisée comme un objet de transition à l’obsolescence programmée. Elle veut savoir qui est cette femme à cause de qui l’on est courtisée et pour qui l’on est quittée. Adèle rit cyniquement. Comment Alice peut-elle être tout ? Comment peut-elle être la cause et la conséquence, le début et la fin, le pourquoi et le parce que ? Elle n’a été qu’une doublure et elle ne le réalise qu’à cet instant.

Elle se tourne vers Elias. Il ronfle, bruyamment, comme après une soirée trop arrosée. Il dégage une odeur chaude et un peu écœurante, mélange d’alcool et de sexe. Elle observe cet homme à côté d’elle. Celui qui lui a fait changer de route alors que tout était planifié, organisé. Elle regarde ce corps ferme, lisse, musclé pour qui elle a envoyé à la poubelle ses principes patiemment construits pendant des années. Elle n’est pas stupide et sait qu’Elias est un séducteur de la pire espèce, sûr de lui, égoïste, ne laissant aucune chance à sa proie. Il prend du temps pour façonner son image et devenir irrésistible. Il ne doute pas un seul instant de son aura et peut obtenir qui il veut. Il n’aurait jamais dû s’intéresser à une femme comme elle. Encore aujourd’hui, elle ne comprend pas pourquoi il est venu à elle. Elle ne ressemble en rien à Alice, elle ne peut même pas être une pâle copie. Que voulait-il ? Qu’attendait-il d’elle ? Et elle ? Que s’imaginait-elle ? Si elle était parfaitement honnête, elle avouerait qu’elle espérait faire le poids. Elle espérait que pour une fois la petite fille modèle gagne sur la fille populaire et remporte le cœur du garçon.

–Ma femme est artiste. Elle a décidé de se reconvertir dans la peinture et la sculpture il y a quelques mois. Elle s’est blessée avec un de ses outils. Nous sommes ici parce que sans ses mains…

Elias avait laissé sa phrase en suspension et montré ses mains avec inquiétude. Adèle avait eu instantanément envie de le rassurer, de le protéger.

–Ne vous inquiétez pas, mon mari est un vrai magicien.

Elias avait souri et repris ses esprits.

–Et vous ? Dans quel domaine exercez-vous vos pouvoirs ?

Son regard félin l’hypnotisait totalement et elle avait bégayé en lui répondant.

–Je tiens… enfin, j’ai un magasin de décoration… enfin pas que. Disons une boutique un peu fourre-tout où l’on peut trouver des tas de choses qui me plaisent et que j’ai envie de faire connaitre. Un endroit où j’essaie d’exposer des objets ou des œuvres différentes, que l’on ne voit pas partout. C’est l’idée en tout cas, mais ce n’est pas si simple.

–Où est cette petite boutique des merveilles ?

–Dans le 18e, près du Moulin Rouge.

Il n’avait pas lâché son regard du sien un seul instant et ne quittait pas ce sourire qui la déstabilisait tant.

–Je pourrais peut-être vous aider. Je cherche toujours des lieux pour exposer les uns ou les autres. Je ne suis pas artiste, ni designer, mais j’ai le nez pour ces choses-là. Je connais pas mal de monde dans ce milieu. Moi, j’ai juste un joli carnet d’adresses. C’est Alice l’artiste.

« C’est Alice l’artiste ». Adèle repense à ces premières phrases échangées dans une salle d’attente. Quelques mots qui paraissaient si innocents. Pourtant, dès les premières secondes, elle avait été troublée. Il provoquait en elle un sentiment si étrange, entre le malaise et l’attirance. « C’est Alice l’artiste. » La talentueuse Alice. La brillante et créative Alice. Celle qui a toujours été là, tapie dans l’ombre de leur aventure, et qu’elle ne voulait pas voir. Cette autre pour qui elle est abandonnée aujourd’hui. Cette intime étrangère avec qui elle a partagé un corps pendant plusieurs mois. Elle imagine la main de cette inconnue caresser le torse de l’homme qui dort à ses côtés. Elle imagine la bouche de cette inconnue embrasser ce ventre viril et musclé. Elle imagine les fesses de cette inconnue se déhancher sur lui comme elle-même l’a fait des dizaines de fois. Comment est-elle cette fille, cette autre ? A-t-elle une bouche pulpeuse qui embrasse goulument les lèvres charnues d’Elias ? A-t-elle de petits seins qui sautillent joyeusement à chaque saccade pendant l’amour ? A-t-elle de jolies mains ? A-t-elle les dents du bonheur ? Adèle n’en peut plus, elle a besoin de réponses. Des réponses qui vont remplir le vide créé quelques heures plus tôt. Elle doit savoir. Elle doit la voir. Pour voir tout ce qu’elle n’est pas. Pour voir ce qu’il voit, ce qu’il veut, ce qu’il désire plus qu’elle.

Adèle se lève sans bruit et va chercher le téléphone d’Elias. Elle n’a pas le code et ne tente même pas de le débloquer par des essais qui seront de toute façon infructueux. Une photo de sa fille en fond d’écran ne lui donne rien de nouveau à se mettre sous la dent. Elle regarde autour d’elle à la recherche des vêtements d’Elias. Elle a presque arraché sa chemise après l’avoir projeté sur le lit. Elle aurait voulu le déchiqueter, le dépecer. Elle n’avait jamais ressenti une telle envie de violence, un tel besoin de faire mal à quelqu’un. Jusqu’à lui, elle vivait sereinement et tranquillement sa petite vie. Cette vie construite case par case, étage après étage. Il a ébranlé la fondation sur laquelle elle construit son parcours depuis plus de vingt ans. Il est venu la chercher parce qu’il avait besoin de compagnie à ce moment-là et maintenant il la délaisse sur le bord de la route. Elle est cet animal que l’on veut à Noël et dont on se débarrasse avant les vacances d’été. Ce chien choisi pour réconforter, mais devenu encombrant quand on veut préserver sa liberté. Même calendrier, mêmes effets. Et cela déchaine en elle une rage inouïe qui reste muette. Adèle regarde encore une fois l’homme qui dort tranquillement dans le lit. Elle sent au fond d’elle l’éclat de la bombe prise en pleine figure et qui ébranle tout. Elle voit la fissure grandir à l’intérieur. Tout explose en elle. Cette petite aventure sans importance et sans conséquence qui est en train de tout changer. Ses principes, ses priorités. Tout est remis en jeu. Et lui qui ronfle sans état d’âme, c’est insupportable.

Alors quoi ? Elle fait quoi maintenant ? Elle doit se nourrir, se sustenter d’informations. Elle part en quête d’indices. Elle a besoin de quelque chose de concret. D’intégrer une personne vivante à son mal-être. Elle doit ingérer quelque chose pour se remplir. Elle a besoin de se raccrocher à du tangible, à du réel. Elle a besoin d’Alice. C’est fulgurant et évident. Elle a besoin d’Alice. Mais elle ne sait rien d’elle ou si peu. Elle est nouvellement artiste peintre, prépare actuellement son premier vernissage, elle est brune, sportive, a les yeux verts comme sa fille, quelques années de moins qu’Adèle, s’est blessée à la main, a été opérée par le grand chirurgien Martin Buren, vit avec Elias par période, n’aime pas les conventions, plus petite qu’Adèle, aime sortir du cadre, est aimée par Elias depuis leurs années lycée.

Elle sait tout ça par les petites bribes qu’Elias a lâchées durant ces derniers mois. Pourquoi n’a-t-elle pas fait plus attention à ses propos ? Toutes ces miettes d’information ne la mènent pas loin. Elle ne connait même pas le nom de famille d’Alice. Ils ne sont pas mariés. Jusqu’à aujourd’hui, elle se moquait bien de son nom, mais maintenant il lui est devenu vital. Adèle fouille dans les poches du pantalon qui traine par terre, près du lit, mais n’y trouve qu’un briquet. Elle retourne dans le salon à la recherche d’une veste. Il fait chaud en ce mois de juillet et Elias n’est pas vraiment du genre à se couvrir. Elle se sent frustrée. Elle n’a rien pour se gaver, pour combler ce vide toujours brûlant en elle. Elle tourne en rond comme une lionne en cage. Elle cherche dans sa mémoire un indice, un souvenir, un mot. Elle faisait de la photographie de mode avant de se mettre à peindre, elle danse, elle ne veut pas se marier, elle n’aime pas quitter Paris, elle ne cuisine pas, elle veut être dans une relation libre… en tout cas, elle le désirait jusqu’à maintenant.

Adèle fait les cent pas entre la cuisine et le salon quand son pied bute sur le portefeuille d’Elias. Elle se jette dessus comme un fauve affamé, sort les cartes de crédit, le permis de conduire, les billets, puis elle tombe sur une carte de visite, sa chasse touche enfin à son but. Elle a trouvé sa proie : Alice Besson. Elle se remet à trembler violemment. Une nouvelle déflagration dans l’estomac : la douleur revient, plus puissante que la première salve. Elle souffre, elle a mal, mais elle revit. Elle répète à haute voix : « Alice Besson, Alice Besson, Alice Besson », dix, vingt, cent fois, comme une incantation. Adèle est un peu déçue. Elle le trouve banal ce nom. Alice Besson. Tout ça pour une Alice Besson. C’est presque humiliant. Elle aurait voulu se retrouver face à quelque chose de plus exotique, plus original. Mais Alice Besson, c’est d’un commun. Presque autant qu’une Adèle Buren née Durand. Tout le monde connait une Alice Besson. Tout le monde peut avoir une Alice Besson dans sa vie. Et dès cet instant, mêmeelle.

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Alice Besson. 3 960 000 résultats.

Adèle est rentrée chez elle immédiatement après avoir trouvé sa récompense. Elle ne pouvait plus rester dans cet appartement tout aussi factice que leur histoire. Cette garçonnière impersonnelle façonnée par un cabinet d’architectes d’intérieur pour plaire au plus grand nombre sur Airbnb. Cette scénographie interchangeable que l’on voit dans toutes les émissions pour vendre une maison. Rien ne manque. Le canapé scandinave, la suspension en cannage, les dizaines de coussins en velours dans les teintes à la mode (vieux rose, vert menthe ou encore beige grès), le tapis berbère, il y a même le cactus géant et l’ilot central. Un vrai décor de magazine.