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Extrait : "C'était à la fin de novembre ; par un temps de dégel, humide et brumeux, le train de Varsovie arrivait à toute vapeur à Pétersbourg. Le brouillard était tel qu'à neuf heures du matin on voyait à peine clair ; à droite et à gauche de la voie ferrée il était difficile d'apercevoir quelque chose par les fenêtres du wagon."
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Seitenzahl: 1412
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EAN : 9782335008500
©Ligaran 2015
Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train de Varsovie filait à toute vapeur vers Pétersbourg. L’humidité et la brume étaient telles que le jour avait peine à percer ; à dix pas à droite et à gauche de la voie on distinguait malaisément quoi que ce fût par les fenêtres du wagon. Parmi les voyageurs, il y en avait qui revenaient de l’étranger ; mais les compartiments de troisième, les plus remplis, étaient occupés par de petites gens affairées qui ne venaient pas de bien loin. Tous, naturellement, étaient fatigués et transis ; leurs yeux étaient bouffis, leur visage reflétait la pâleur du brouillard.
Dans un des wagons de troisième classe deux voyageurs se faisaient vis-à-vis depuis l’aurore, contre une fenêtre ; c’étaient des jeunes gens vêtus légèrement et sans recherche ; leurs traits étaient assez remarquables et leur désir d’engager la conversation était manifeste. Si chacun d’eux avait pu se douter de ce que son vis-à-vis offrait de singulier, ils se seraient certainement étonnés du hasard qui les avait placés l’un en face de l’autre, dans une voiture de troisième classe du train de Varsovie.
Le premier était de faible taille et pouvait avoir vingt-sept ans ; ses cheveux étaient frisés et presque noirs ; ses yeux gris et petits, mais pleins de feu. Son nez était camus, ses pommettes faisaient saillies ; sur ses lèvres amincies errait continuellement un sourire impertinent, moqueur et même méchant. Mais son front dégagé et bien modelé corrigeait le manque de noblesse du bas de son visage. Ce qui frappait surtout, c’était la pâleur morbide de ce visage et l’impression d’épuisement qui s’en dégageait, bien que l’homme fût assez solidement bâti ; on y discernait aussi quelque chose de passionné, voire de douloureux, qui contrastait avec l’insolence du sourire et la fatuité provocante du regard. Chaudement enveloppé dans une large peau de mouton noire bien doublée, il n’avait pas senti le froid, tandis que son voisin avait reçu sur son échine grelottante toute la fraîcheur de cette nuit de novembre russe à laquelle il ne paraissait pas habitué.
Ce dernier était affublé d’un manteau épais, sans manches, mais surmonté d’un énorme capuchon, un vêtement du genre de ceux que portent souvent, en hiver, les touristes qui visitent la Suisse ou l’Italie du Nord. Une pareille tenue, parfaite en Italie, ne convenait guère au climat de la Russie, encore moins pour un trajet aussi long que celui qui sépare Eydtkuhnen de Saint-Pétersbourg.
Le propriétaire de cette houppelande était également un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans. Sa taille était un peu au-dessus de la moyenne, sa chevelure épaisse et d’un blond fade ; il avait les joues creuses et une barbiche en pointe tellement claire qu’elle paraissait blanche. Ses yeux étaient grands et bleus ; la fixité de leur expression avait quelque chose de doux mais d’inquiétant et leur étrange reflet eût révélé un épileptique à certains observateurs. Au surplus, le visage était agréable, les traits ne manquaient point de finesse, mais le teint semblait décoloré et même, en ce moment, bleui par le froid. Il tenait un petit baluchon, enveloppé dans un foulard de couleur défraîchie, qui constituait vraisemblablement tout son bagage. Il était chaussé de souliers à double semelle et portait des guêtres, ce qui n’est guère de mode en Russie.
Son voisin, l’homme en touloupe, avait observé tous ces détails, un peu par désœuvrement. Il finit par l’interroger tandis que son sourire exprimait la satisfaction indiscrète et mal contenue que l’homme éprouve à la vue des misères du prochain :
– Il fait froid, hein ?
Et son mouvement d’épaules ébaucha un frisson.
– Oh oui ! répondit l’interpellé avec une extrême complaisance. Et remarquez qu’il dégèle. Que serait-ce s’il gelait à pierre fendre ! Je ne m’imaginais pas qu’il fît si froid dans notre pays. J’ai perdu l’habitude de ce climat.
– Vous venez sans doute de l’étranger ?
– Oui, je viens de Suisse.
– Diable, vous venez de loin !
L’homme aux cheveux noirs sifflota et se mit à rire. La conversation s’engagea. Le jeune homme blond au manteau suisse répondait avec une étonnante obligeance à toutes les questions de son voisin, sans paraître s’apercevoir du caractère déplacé et oiseux de certaines de ces questions, ni du ton négligent sur lequel elles étaient posées. Il expliqua notamment qu’il avait passé plus de quatre ans hors de Russie et qu’on l’avait envoyé à l’étranger pour soigner une affection nerveuse assez étrange, dans le genre du haut mal ou de la danse de Saint-Guy, qui se manifestait par des tremblements et des convulsions. Ces explications firent sourire son compagnon à diverses reprises, et surtout, lorsque à la question : « Êtes-vous guéri ? » il répondit :
– Oh non ! on ne m’a pas guéri.
– Alors vous avez dépensé votre argent en pure perte.
Et le jeune homme brun ajouta avec aigreur :
– C’est comme cela que nous nous laissons exploiter par les étrangers.
– C’est bien vrai ! s’exclama un personnage mal vêtu, âgé d’une quarantaine d’années, qui était assis à côté d’eux et avait l’air d’un gratte-papier ; il était puissamment bâti et exhibait un nez rouge au milieu d’une face bourgeonnée. – C’est parfaitement vrai, messieurs, continua-t-il ; c’est ainsi que les étrangers grugent les Russes et soutirent notre argent.
– Oh ! vous vous trompez complètement en ce qui me concerne, repartit le jeune homme sur un ton doux et conciliant. Évidemment, je ne suis pas à même de discuter, parce que je ne connais pas tout ce qu’il y aurait à dire sur la question. Mais, après m’avoir entretenu à ses frais pendant près de deux ans, mon médecin s’est saigné à blanc pour me procurer l’argent nécessaire à mon retour.
– Il n’y avait donc personne qui pût payer pour vous ? demanda le jeune homme brun.
– Eh non ! M. Pavlistchev, qui pourvoyait à mon entretien là-bas, est mort il y a deux ans. Je me suis alors adressé ici à la générale Épantchine, qui est ma parente éloignée, mais je n’ai reçu aucune réponse. Alors je reviens au pays.
– Et où comptez-vous aller ?
– Vous voulez dire : où je compte descendre ? Ma foi, je n’en sais encore rien…
– Vous n’êtes guère fixé.
Et les deux auditeurs partirent d’un nouvel éclat de rire.
– Ce petit paquet contient sans doute tout votre avoir ? demanda le jeune homme brun.
– Je le parierais, ajouta le tchinovnik au nez rubicond, d’un air très satisfait. Et je présume que vous n’avez pas d’autres effets aux bagages. D’ailleurs pauvreté n’est pas vice, cela va sans dire.
C’était également vrai : le jeune homme blond en convint avec infiniment de bonne grâce.
Ses deux voisins donnèrent libre cours à leur envie de rire. Le propriétaire du petit paquet se mit à rire aussi en les regardant, ce qui accrut leur hilarité. Le bureaucrate reprit :
– Votre petit paquet a tout de même une certaine importance. Sans doute, on peut parier qu’il ne contient pas des rouleaux de pièces d’or, telles que napoléons, frédérics ou ducats de Hollande. Il est facile de le conjecturer, rien qu’à voir vos guêtres qui recouvrent des souliers de forme étrangère. Cependant si, en sus de ce petit paquet, vous avez une parente telle que la générale Épantchine, alors le petit paquet lui-même acquiert une valeur relative. Ceci, bien entendu, dans le cas où la générale serait effectivement votre parente et s’il ne s’agit pas d’une erreur imputable à la distraction, travers fort commun, surtout chez les gens imaginatifs.
– Vous êtes encore dans le vrai ! s’écria le jeune homme blond. En effet, je suis presque dans l’erreur. Entendez que la générale est à peine ma parente ; aussi ne suis-je nullement étonné qu’elle n’ait jamais répondu à ma lettre de Suisse. Je m’y attendais.
– Vous avez gaspillé votre argent en frais de poste. Hum… Au moins on peut dire que vous avez de la candeur et de la sincérité, ce qui est à votre éloge… Quant au général Épantchine, nous le connaissons, en ce sens que c’est un homme connu de tout le monde. Nous avons aussi connu feu M. Pavlistchev, qui vous a entretenu en Suisse, si toutefois il s’agit de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev, car ils étaient deux cousins de ce nom. L’un vit toujours en Crimée ; quant à Nicolas Andréïévitch Pavlistchev, le défunt, c’était un homme respectable, qui avait de hautes relations et dont on estimait jadis la fortune à quatre mille âmes.
– C’est bien cela : on l’appelait Nicolas Andréïévitch Pavlistchev.
Ayant ainsi répondu, le jeune homme attacha un regard scrutateur sur ce monsieur qui paraissait tout savoir.
Les gens prêts à renseigner sur toute chose se rencontrent parfois, voire assez fréquemment, dans une certaine classe de la société. Ils savent tout, parce qu’ils concentrent dans une seule direction les facultés inquisitoriales de leur esprit. Cette habitude est naturellement la conséquence d’une absence d’intérêts vitaux plus importants, comme dirait un penseur contemporain. Du reste, en les qualifiant d’omniscients, on sous-entend que le domaine de leur science est assez limité. Ils vous diront par exemple qu’un tel sert à tel endroit, qu’il a pour amis tels et tels ; que sa fortune est de tant. Ils vous citeront la province dont ce personnage a été gouverneur, la femme qu’il a épousée, le montant de la dot qu’elle lui a apportée, ses liens de parenté, et toute sorte de renseignements du même acabit. La plupart du temps ces « je sais tout » vont les coudes percés et touchent des appointements de dix-sept roubles par mois. Ceux dont ils connaissent si bien les tenants sont loin de se douter des mobiles d’une pareille curiosité. Pourtant, bien des gens de cette espèce se procurent une véritable jouissance en acquérant un savoir qui équivaut à une véritable science et que leur fierté élève au rang d’une satisfaction esthétique. D’ailleurs cette science a ses attraits. J’ai connu des savants, des écrivains, des poètes, des hommes politiques qui y ont puisé une vertu d’apaisement, qui en ont fait le but de leur vie et qui lui ont dû les seuls succès de leur carrière.
Pendant le colloque, le jeune homme brun bâillait, jetait des regards désœuvrés par la fenêtre et semblait impatient d’arriver. Son extrême distraction tournait à l’anxiété et à l’extravagance : parfois, il regardait sans voir, écoutait sans entendre et, s’il lui arrivait de rire, il ne se rappelait plus le motif de sa gaîté.
– Mais permettez, avec qui ai-je l’honneur… ? demanda soudain l’homme au visage bourgeonné en se tournant vers le propriétaire du petit paquet.
– Je suis le prince Léon Nicolaïévitch Muichkine, répondit le jeune homme avec beaucoup d’empressement.
– Le prince Muichkine ? Léon Nicolaïévitch ? Connais pas. Je n’en ai même pas entendu parler, répliqua le tchinovnik d’un air songeur. Ce n’est pas le nom qui m’étonne. C’est un nom historique ; on le trouve ou on doit le trouver dans l’Histoire de Karamzine. Je parle de votre personne et je crois bien, au surplus, qu’on ne rencontre plus aujourd’hui nulle part de prince de ce nom ; le souvenir s’en est éteint.
– Oh je crois bien ! reprit aussitôt le prince : il n’existe plus aucun prince Muichkine en dehors de moi ; je dois être le dernier de la lignée. Quant à nos aïeux, c’étaient des gentilshommes-paysans. Mon père a servi dans l’armée avec le grade de lieutenant après avoir passé par l’école des cadets. À vrai dire, je ne saurais vous expliquer comment la générale Épantchine se trouve être une princesse Muichkine ; elle aussi, elle est la dernière de son genre…
– Eh eh ! la dernière de son genre ! quelle drôle de tournure ! dit le tchinovnik en ricanant.
Le jeune homme brun ébaucha également un sourire. Le prince parut légèrement étonné d’avoir réussi à faire un jeu de mot, d’ailleurs assez mauvais.
– Croyez bien que mon intention n’était pas de jouer sur les mots, expliqua-t-il enfin.
– Cela va de soi ; on le voit de reste, acquiesça le tchinovnik devenu hilare.
– Eh bien ! prince, vous avez sans doute étudié les sciences pendant votre séjour chez ce professeur ? demanda soudain le jeune homme brun.
– Oui… j’ai étudié…
– Ce n’est pas comme moi, qui n’ai jamais rien appris.
– Pour moi, c’est tout au plus si j’ai reçu quelques bribes d’instruction, fit le prince, comme pour s’excuser. – En raison de mon état de santé, on n’a pas jugé possible de me faire faire des études suivies.
– Connaissez-vous les Rogojine ? demanda subitement le jeune homme brun.
– Je ne les connais pas du tout. Je dois vous dire que je connais très peu de monde en Russie. Est-ce vous qui portez ce nom ?
– Oui, je m’appelle Rogojine, Parfione.
– Parfione ? Ne seriez-vous pas membre de cette famille des Rogojine qui…, articula le tchinovnik en affectant l’importance.
– Oui, oui, c’est cela même, fit le jeune homme brun sur un ton de brusque impatience, pour interrompre l’employé auquel il n’avait pas adressé un mot jusque-là, n’ayant parlé qu’avec le prince.
– Mais… comment cela se peut-il ? reprit le tchinovnik en écarquillant les yeux avec stupeur, tandis que sa physionomie revêtait une expression d’obséquiosité et presque d’effroi. – Alors vous seriez parent de ce même Sémione Parfionovitch Rogojine, bourgeois honoraire héréditaire, qui est mort voici un mois en laissant une fortune de deux millions et demi à ses héritiers ?
– D’où tiens-tu qu’il a laissé deux millions de capital net ? riposta le jeune homme brun en lui coupant la parole, mais sans daigner davantage tourner son regard vers lui. Et il ajouta, en s’adressant au prince, avec un clignement d’œil :
– Je vous le demande un peu : quel intérêt peuvent avoir ces gens-là à vous aduler avec un pareil empressement ? Il est parfaitement exact que mon père vient de mourir ; ce qui ne m’empêche pas de retourner chez moi, un mois plus tard, venant de Pskov, dans un état de dénuement tel que c’est tout juste si j’ai une paire de bottes à me mettre. Mon gredin de frère et ma mère ne m’ont envoyé ni argent ni faire-part. Rien : j’ai été traité comme un chien. Et je suis resté pendant un long mois à Pskov alité avec une fièvre chaude.
– N’empêche que vous allez toucher d’un seul coup un bon petit million, et peut-être ce chiffre est-il très au-dessous de la réalité qui vous attend. Ah Seigneur ! s’exclama le tchinovnik en levant les bras au ciel.
– Non, mais qu’est-ce que cela peut bien lui faire, je vous le demande ? répéta Rogojine en désignant son interlocuteur dans un geste d’énervement et d’aversion. – Sache donc que je ne te donnerai pas un kopek, quand bien même tu marcherais sur les mains devant moi.
– Eh bien ! je marcherai quand même sur les mains.
– Voyez-vous cela ! Dis-toi bien que je ne te donnerai rien, même si tu dansais toute une semaine.
– Libre à toi ! Tu ne me donneras rien et je danserai. Je quitterai ma femme et mes enfants pour danser devant toi, en me répétant à moi-même : flatte, flatte…
– Fi, quelle bassesse ! dit le jeune homme brun en crachant de dégoût ; puis il se tourna vers le prince. – Il y a cinq semaines, je me suis enfui de la maison paternelle en n’emportant, comme vous, qu’un petit paquet de hardes. Je me suis rendu à Pskov, chez ma tante, où j’ai attrapé une mauvaise fièvre. C’est pendant ce temps-là que mon père est mort d’un coup de sang. Paix à ses cendres, mais c’est tout juste s’il ne m’a pas assommé. Vous me croirez, prince, si vous voulez : Dieu m’est témoin qu’il m’aurait tué si je n’avais pris la fuite.
– Vous l’aurez probablement irrité ? insinua le prince, qui examinait le millionnaire en touloupe avec une curiosité particulière.
Mais, quelque intérêt qu’il pût y avoir à entendre l’histoire de cet héritage d’un million, l’attention du prince était sollicitée par quelque chose d’autre.
De même, si Rogojine éprouvait un plaisir singulier à lier conversation avec le prince, ce plaisir dérivait d’une impulsion plutôt que d’un besoin d’épanchement ; il semblait s’y adonner plus par diversion que par sympathie, son état d’inquiétude et de nervosité le poussant à regarder n’importe qui et à parler de n’importe quoi. C’était à croire qu’il était encore en proie au délire, ou tout au moins à la fièvre. Quant au tchinovnik, il n’avait d’yeux que pour Rogojine, osant à peine respirer et recueillant comme un diamant chacune de ses paroles.
– Il est certain qu’il était courroucé contre moi, et peut-être n’était-ce pas sans raison, répondit Rogojine ; mais c’est surtout mon frère qui l’a monté contre moi. Je ne dis rien de ma mère : c’est une vieille femme toujours plongée dans la lecture du ménologe et entourée de gens de son âge ; si bien que la volonté qui prévaut chez nous, c’est celle de mon frère Sémione. S’il ne m’a pas fait prévenir en temps utile, j’en devine la raison. D’ailleurs à ce moment-là j’étais sans connaissance. Il paraît qu’un télégramme m’a été adressé, mais ce télégramme a été porté chez ma tante, qui est veuve depuis près de trente ans et passe ses journées du matin au soir en compagnie d’yourodivy. Sans être positivement une nonne, elle est pire qu’une nonne. Elle a été épouvantée à la vue du télégramme et, sans oser l’ouvrir, elle l’a porté au bureau de police où il est encore. C’est seulement grâce à Koniov, Vassili Vassiliévitch, que j’ai été mis au courant de ce qui s’était passé. Il paraît que mon frère a coupé, pendant la nuit, les galons d’or du poêle en brocart qui recouvrait la bière de notre père. Il a cru justifier sa vilaine action en déclarant que ces galons valaient un argent fou. Il n’en faudrait pas plus pour qu’il aille en Sibérie si j’ébruitais la chose, car c’est un vol sacrilège. Qu’en dis-tu, épouvantail à moineaux ? ajouta-t-il en se tournant vers le tchinovnik. Que dit la loi à ce sujet ? C’est bien un vol sacrilège ?
– Certes, oui, c’est un vol sacrilège, s’empressa d’acquiescer l’interpellé.
– Et cela mène son homme en Sibérie ?
– En Sibérie, en Sibérie ! Et sans barguigner.
– Ils pensent tous là-bas que je suis encore malade, continua Rogojine en s’adressant au prince ; mais moi, sans tambour ni trompette, tout souffrant que j’étais, j’ai pris le train et en route ! Ah ! mon cher frère Sémione Sémionovitch, il va falloir que tu m’ouvres la porte ! Je sais tout le mal qu’il a dit de moi à notre défunt père. En toute vérité, je dois avouer que j’ai irrité mon père avec l’histoire de Nastasie Philippovna. Là j’ai certainement eu tort. J’ai succombé au péché.
– L’histoire de Nastasie Philippovna ? insinua le bureaucrate sur un ton servile et en affectant de rappeler ses souvenirs.
– Que t’importe, puisque tu ne la connais pas ! lui cria Rogojine en perdant patience.
– Si fait, je la connais ! riposta l’autre d’un air triomphant.
– Allons donc ! Il ne manque pas de personnes du même nom. Et puis, je tiens à te le dire, tu es d’une rare effronterie. Je me doutais bien – ajouta-t-il en se retournant vers le prince – que j’allais être en proie à des importuns de cet acabit.
– N’empêche que je la connais, insista le tchinovnik. Lébédev sait ce qu’il sait. Votre Altesse daigne me rudoyer, mais que dirait-elle si je lui prouvais que je connais Nastasie Philippovna ? Tenez, cette femme pour laquelle votre père vous a donné des coups de canne s’appelle, de son nom de famille, Barachkov. On peut dire que c’est une dame de qualité et qu’elle aussi, elle est, dans son genre, une princesse. Elle est en relation avec un certain Totski, Athanase Ivanovitch ; ce monsieur, qui est son unique liaison, est un grand propriétaire, à la tête de capitaux considérables ; il est administrateur de diverses sociétés et, pour cette raison, il a des rapports d’affaires et d’amitié avec le général Épantchine…
– La peste soit de l’homme ! fit Rogojine surpris, il est vraiment bien renseigné !
– Quand je vous disais que Lébédev sait tout, absolument tout ! J’apprendrai encore à Votre Altesse que j’ai roulé partout pendant deux mois avec le petit Alexandre Likhatchov, qui venait lui aussi de perdre son père ; en sorte que je le connaissais sur toutes les coutures et qu’il ne pouvait faire un pas sans moi. À présent il est en prison pour dettes. Mais il avait eu, en son temps, l’occasion de connaître Armance, Coralie, la princesse Patszki, Nastasie Philippovna, et il en savait long.
– Nastasie Philippovna ? Mais est-ce qu’elle était avec Likhatchov ? demanda Rogojine dont les lèvres blêmirent et commencèrent à trembler, tandis que son regard haineux se posait sur le tchinovnik.
– Il n’y a rien entre eux, absolument rien ! se hâta de rectifier celui-ci. Je veux dire que Likhatchov n’a rien pu obtenir en dépit de son argent. Elle n’est pas comme Armance. Elle n’a que Totski. Chaque soir on peut la voir dans sa loge, soit au Grand Théâtre, soit au Théâtre Français. Les officiers ont beau jaser entre eux à son sujet ; ils sont incapables de prouver quoi que ce soit : « Tiens ! disent-ils, voilà cette fameuse Nastasie Philippovna ». C’est tout. Ils ne disent rien de plus parce qu’il n’y a rien de plus à dire.
– C’est bien cela, confirma Rogojine d’un air sombre et renfrogné. C’est exactement ce que m’avait dit alors Zaliojev. Un jour, prince, que je traversais le Nevski, affublé de la houppelande paternelle que je portais depuis trois ans, je la vis sortir d’un magasin pour monter en voiture. Je me sentis à cette vue comme percé d’un trait de feu. Puis je rencontrai Zaliojev ; c’était un autre homme que moi : il était mis comme un garçon coiffeur et arborait un lorgnon, tandis que chez nous, nous portions des bottes de paysan et nous mangions la soupe aux choux. Zaliojev me dit : « Cette femme n’est pas de ton monde ; c’est une princesse ; elle s’appelle Nastasie Philippovna Barachkov et elle vit avec Totski. Mais Totski ne sait pas comment se débarrasser d’elle, car il a maintenant cinquante-cinq ans, et c’est l’âge de se ranger. Il veut épouser la première beauté de Pétersbourg. Là-dessus il ajouta que je pouvais voir Nastasie Philippovna dans sa baignoire en allant le soir même au Grand Théâtre, durant le ballet. Mais le caractère de notre père était si ombrageux qu’il eût suffi de manifester devant lui l’intention d’aller au ballet pour être roué de coups. Néanmoins, j’allai y passer un moment à la dérobée et je revis Nastasie Philippovna. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Le lendemain matin mon feu père me donna deux titres 5 % de cinq mille roubles chacun, en me disant : « Va les vendre et passe ensuite chez Andréïev où tu régleras un compte de sept mille cinq cents roubles ; tu me rapporteras le reste sans flâner nulle part ». Je vendis les titres, j’empochai l’argent, mais, au lieu d’aller chez Andréïev, je filai tout droit au Magasin Anglais où je choisis une paire de boucles d’oreilles avec deux brillants, chacun à peu près de la grosseur d’une noisette. Il me manquait quatre cents roubles, mais je dis qui j’étais et l’on me fit crédit. Avec ce bijou en poche je me rendis chez Zaliojev. « Allons, mon ami, lui dis-je, accompagne-moi chez Nastasie Philippovna. » Nous y allâmes. De ce que j’avais alors sous les pieds, devant moi ou à mes côtés, j’ai perdu tout souvenir. Nous entrâmes dans son grand salon et elle vint au-devant de nous. Je ne me nommai point à ce moment, mais chargeai Zaliojev de présenter le joyau de ma part. Il dit : « Veuillez accepter ceci, Madame, de la part de Parfione Rogojine en souvenir de la journée d’hier où il vous a rencontrée. » Elle ouvrit l’écrin, regarda les boucles d’oreilles et répondit en souriant : « Remerciez votre ami monsieur Rogojine de son aimable attention. » Sur ce, elle nous fit un salut et se retira. Que ne suis-je mort sur place à ce moment-là ! Si j’y étais allé, c’est parce que je m’étais mis dans la tête que je ne reviendrais pas vivant. Une chose surtout m’humiliait, c’était la pensée de voir le beau rôle tenu par cet animal de Zaliojev. Avec ma petite taille et mon piètre accoutrement j’étais resté bouche bée à la dévorer des yeux, honteux de ma gaucherie. Lui était à la dernière mode, pommadé et frisé, le teint rose ; il portait une cravate à carreaux et faisait des grâces. Nul doute qu’elle l’avait pris pour moi. En sortant je lui dis : « Si tu t’avises d’y penser, tu auras affaire à moi. Compris ? » Il me répondit en riant : « Je serais curieux de savoir comment tu vas régler tes comptes avec ton père ! » La vérité est qu’à ce moment-là j’avais plutôt envie de me jeter à l’eau que de rentrer à la maison. Puis je me dis : Qu’importe ? et je rentrai chez moi comme un maudit.
– Aïe ! sursauta le bureaucrate en proie à l’épouvante ; quand on pense que le défunt vous a parfois expédié un homme dans l’autre monde, non pas pour dix mille, mais même pour dix roubles !
Il fit en disant ces mots un signe des yeux au prince. Celui-ci examinait Rogojine avec curiosité. Rogojine, plus pâle encore en ce moment, s’exclama :
– Tu dis qu’il a expédié des gens dans l’autre monde ? Qu’en sais-tu ?
Puis se tournant vers le prince :
– Mon père ne tarda pas à tout apprendre. D’ailleurs Zaliojev avait raconté l’histoire à tout venant. Après m’avoir enfermé en haut de la maison, il me corrigea pendant une heure. « Ce n’est là qu’un avant-goût, me dit-il ; je reviendrai à la tombée de la nuit pour te dire bonsoir. » Que pensez-vous qu’il fit ensuite ? Cet homme à cheveux blancs alla chez Nastasie Philippovna, la salua jusqu’à terre et, à force de la supplier et de sangloter, il finit par obtenir qu’elle lui remît l’écrin. Elle le lui jeta en disant : « Tiens, vieille barbe, voilà tes boucles d’oreilles ! Elles ont pourtant décuplé de valeur pour moi depuis que je sais que Parfione les a acquises au prix d’une pareille aubade. Salue et remercie Parfione Sémionovitch ! » Sur ces entrefaites, ayant reçu la bénédiction de ma mère, j’avais emprunté vingt roubles à Serge Protouchine afin de prendre le train pour Pskov. J’y arrivai avec la fièvre. Les vieilles femmes, en guise de traitement se mirent à me lire la vie des saints. J’étais comme inconscient : j’allai dépenser mes derniers sous au cabaret et je passai la nuit prostré ivre-mort dans la rue. Le matin j’avais la fièvre chaude. Les chiens étaient venus m’assaillir pendant la nuit. J’eus peine à recouvrer mes sens.
– Et maintenant nous allons voir sur quel ton chantera Nastasie Philippovna ! ricana le tchinovnik en se frottant les mains. – À présent, monsieur, il ne s’agit plus de boucles d’oreilles. C’est bien autre chose que nous allons pouvoir lui offrir !
– Toi, tu as beau avoir couru avec Likhatchov, s’écria Rogojine en l’empoignant violemment par le bras, je te réponds que je te fouetterai si tu dis encore un seul mot sur Nastasie Philippovna.
– En me fouettant tu montreras que tu ne fais pas fi de moi. Fouette-moi. Ce sera une manière de me donner ton empreinte… Mais nous voici arrivés.
En effet, le train entrait en gare. Bien que Rogojine eût dit qu’il avait quitté Pskov clandestinement, plusieurs individus étaient venus l’attendre à la gare. Ils se mirent à l’apostropher et à agiter leurs bonnets.
– Tiens ! Zaliojev est venu aussi, murmura Rogojine en jetant sur le groupe un regard de triomphe, tandis qu’un mauvais sourire passait sur ses lèvres. Puis, se tournant brusquement vers le prince :
– Prince, sans savoir trop pourquoi, je t’ai pris en affection. Peut-être est-ce parce que je t’ai rencontré dans un pareil moment. Cependant je l’ai rencontré lui aussi (il désigna Lébédev) et je n’éprouve pour lui aucune sympathie. Viens me voir, prince, nous t’ôterons tes guêtres ; je te donnerai une pelisse de martre de première qualité ; je te commanderai ce qui se fait de mieux comme frac et comme gilet blanc (à moins que tu ne le préfères autrement) ; tu auras de l’argent plein tes poches et… nous irons chez Nastasie Philippovna. Viendras-tu, oui ou non ?
– Écoutez bien ce langage, prince Léon Nicolaïévitch ! dit Lébédev sur un ton d’importance. Ne laissez pas échapper une pareille occasion, je vous en conjure…
Le prince Muichkine se leva, tendit la main à Rogojine avec courtoisie et répondit aimablement :
– J’irai vous voir avec le plus grand plaisir et je vous suis très reconnaissant de la sympathie que vous me portez. J’irai même vous voir aujourd’hui si j’en ai le temps. Car, je vous le dis franchement, vous aussi m’avez beaucoup plu, surtout lorsque vous avez raconté votre histoire de boucles d’oreilles en brillants. Et, même avant ce récit, vous me plaisiez déjà, malgré votre visage assombri. Je vous remercie également de me promettre un vêtement et une pelisse, car l’un et l’autre vont m’être indispensables. Quant à l’argent, je n’ai pour autant dire pas un kopek sur moi en ce moment.
– Tu auras de l’argent, pas plus tard que ce soir ; viens me voir.
– Oui, oui, vous aurez de l’argent, répéta le tchinovnik ; vous en aurez dès ce soir.
– Êtes-vous porté sur le sexe féminin, prince ? parlez sans ambages.
– Moi ? euh… non. Il faut vous dire… vous ne savez peut-être pas qu’en raison de mon mal congénital, je ne sais rien de la femme.
– Ah ! s’il en est ainsi, prince, s’exclama Rogojine, tu es un véritable illuminé ; Dieu aime les gens comme toi.
– Oui, le Seigneur Dieu aime les gens comme vous, répéta le tchinovnik.
– Quant à toi, gratte-papier, tu vas me suivre, ordonna Rogojine à Lébédev.
Et tous sortirent du wagon.
Lébédev avait atteint son but. Bientôt la bande bruyante s’éloigna de la gare dans la direction du Voznessenski. Le prince devait tourner du côté de la Liteïnaïa. Le temps était humide et brumeux. Il demanda son chemin aux passants : comme la distance qu’il avait à parcourir était d’environ trois verstes, il se décida à prendre un fiacre.
Le général Épantchine habitait une maison dont il était propriétaire à peu de distance de la Liteïnaïa, vers la Transfiguration. À part ce confortable immeuble, dont les cinq sixièmes étaient loués, le général possédait encore une énorme maison dans la Sadovaïa et il en retirait également un loyer considérable. Il avait aussi un vaste domaine de grand rapport aux portes de la capitale, et une fabrique quelque part dans le district de Pétersbourg. Tout le monde savait que le général Épantchine avait jadis été intéressé à la ferme des eaux-de-vie. Actuellement il était gros actionnaire de plusieurs sociétés fort importantes. Il passait pour avoir une jolie fortune ; on lui attribuait le maniement d’affaires considérables et l’avantage de hautes relations. Dans certains milieux il avait réussi à se rendre absolument indispensable ; c’était notamment le cas pour l’administration où il servait. Néanmoins, il était de notoriété publique qu’Ivan Fiodorovitch Épantchine était un homme sans instruction et qu’il avait commencé par être enfant de troupe. Sans doute, ce trait était à son honneur, mais le général, bien qu’intelligent, était sujet à de petites faiblesses fort excusables et certaines allusions lui étaient désobligeantes. C’était en tout cas un homme avisé et habile. Il avait pour principe de ne pas se mettre en avant là où il est opportun de s’effacer, et beaucoup de gens appréciaient précisément en lui la simplicité et l’art de toujours savoir se tenir à sa place.
Ah ! si ceux qui le jugeaient ainsi avaient pu voir ce qui se passait dans l’âme de cet Ivan Fiodorovitch qui savait si bien se tenir à sa place ! Bien qu’il eût réellement, avec l’expérience de la vie et la pratique des affaires, certaines aptitudes très remarquables, il n’en aimait pas moins à se présenter comme l’homme qui exécute les idées d’autrui plutôt que comme un esprit indépendant. Il posait au « serviteur dévoué mais sans flagornerie » et il tenait (signe des temps) à passer pour le vrai Russe qui a le cœur sur la main. Sous ce dernier rapport il lui était arrivé des aventures assez amusantes, mais le général n’était pas homme à se décourager pour une déconvenue, si comique fût-elle. D’ailleurs il avait de la chance, même aux cartes, où il jouait gros jeu ; non seulement il ne cachait pas ce faible, dont il avait tant de fois tiré un beau profit, mais encore il le soulignait. Il appartenait à une société mêlée bien que composée de « gros bonnets ». Mais il pensait toujours à l’avenir : savoir patienter, tout est là, chaque chose vient en son temps et à son tour. Au demeurant, le général était, comme on dit, encore vert ; il avait cinquante-six ans tout au plus, âge où l’homme s’épanouit et commence sa vie véritable. Sa santé, son teint prospère, sa dentition robuste quoique noirâtre, sa complexion vigoureuse et musclée, sa manière d’affecter la préoccupation quand il se rendait le matin à son service et la gaîté quand il faisait le soir sa partie de cartes chez Son Altesse, tout cela contribuait à ses succès présents et futurs et semait les roses sous les pas de Son Excellence.
Le général avait une famille florissante. À la vérité, tout n’y était pas couleur de rose, mais Son Excellence y trouvait depuis longtemps déjà bien des motifs justifiant les espérances les plus sérieuses et les ambitions les plus légitimes. Après tout, y a-t-il dans l’existence un but plus important et plus sacré que la vie de famille ? À quoi s’attacher si ce n’est à la famille ? Celle du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. Il s’était marié de très bonne heure, alors qu’il n’était encore que lieutenant, avec une jeune fille presque de même âge, qui ne lui apportait ni beauté ni instruction et qui n’avait que cinquante âmes pour toute dot. Il est vrai que ce fut sur cette dot que s’édifia par la suite la fortune du général. Celui-ci ne récrimina jamais contre ce mariage prématuré ; jamais il ne l’imputa à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse. À force de respecter son épouse, il était arrivé à la craindre et même à l’aimer.
La générale était née princesse Muichkine. Elle appartenait à une maison sans éclat mais fort ancienne, ce qui lui donnait une haute opinion d’elle-même. Un personnage influent de l’époque, qui était de ces gens auxquels une protection ne coûte rien, avait consenti à s’intéresser au mariage de la jeune princesse. Il facilita les débuts du lieutenant et lui donna la poussée initiale. Or, le jeune homme n’avait pas besoin d’une poussée pour aller de l’avant ; un simple regard aurait suffi et n’eût pas été perdu. À de rares exceptions près, les époux vécurent en parfaite harmonie pendant le cours de leur longue union. Toute jeune encore, la générale avait réussi à trouver des protectrices très haut placées, grâce à son titre de princesse et à sa qualité de dernière représentante de sa maison ; grâce peut-être aussi à ses mérites personnels. Plus tard, lorsque son mari eut fait fortune et conquis une haute position sociale, elle commença à se sentir assez à l’aise dans le meilleur monde.
Dans ces dernières années les trois filles du général, Alexandra, Adélaïde et Aglaé étaient sorties de l’adolescence et s’étaient épanouies. Elles n’étaient que des Épantchine tout court. Mais elles tenaient par leur mère à une famille princière ; leur dot était assez élevée ; leur père pouvait prétendre à un poste de premier ordre, et toutes les trois étaient – ce qui ne gâtait rien – d’une insigne beauté, y compris l’aînée, Alexandra, qui avait dépassé vingt-cinq ans. La seconde avait vingt-trois ans et la cadette, Aglaé, venait d’atteindre ses vingt ans. Cette dernière avait un physique si remarquable qu’elle commençait à faire sensation dans le monde.
Mais ce n’était pas tout : les trois jeunes filles se distinguaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait qu’elles avaient beaucoup d’affection les unes pour les autres et se soutenaient entre elles. On parlait même de certains sacrifices que les deux plus âgées auraient consentis à leur sœur, idole de toute la famille. En société, loin de chercher à paraître, elles péchaient par excès de modestie. Nul ne pouvait leur reprocher d’être orgueilleuses ou arrogantes, bien qu’on les sût fières et conscientes de leur valeur. L’aînée était musicienne. La puînée avait un don particulier pour la peinture, mais, durant des années, personne n’en avait rien su, et, si on s’en était aperçu récemment, c’était pur hasard. Bref on faisait d’elles un vif éloge. Mais elles étaient aussi l’objet de certaines malveillances et on énumérait avec épouvante les livres qu’elles avaient lus.
Elles ne manifestaient aucune hâte de se marier. Satisfaites d’appartenir à un certain rang social, elles ne poussaient pas ce sentiment au-delà de la mesure. Cette discrétion était d’autant plus remarquable que tout le monde connaissait le caractère, les ambitions et les espérances de leur père.
Il pouvait être onze heures lorsque le prince sonna chez le général. Celui-ci occupait au premier étage un appartement qui pouvait passer pour assez modeste tout en répondant à sa situation sociale. Un domestique en livrée vint ouvrir au prince qui dut lui fournir de longues explications après que sa personne et son paquet eurent provoqué un regard soupçonneux. Quand il eut déclaré formellement et à plusieurs reprises qu’il était bien le prince Muichkine et qu’il avait un besoin absolu de voir le général pour une affaire pressante, le domestique perplexe le fit passer dans une petite antichambre attenante à la pièce de réception qui était elle-même contiguë au cabinet de travail. Puis il le confia à un autre laquais de service chaque matin dans cette antichambre et dont la fonction était d’annoncer les visiteurs au général. Ce second domestique portait le frac ; il avait dépassé la quarantaine et l’expression de sa physionomie était gourmée. Le fait d’être spécialement attaché au cabinet de Son Excellence lui donnait visiblement une haute opinion de lui-même.
– Attendez dans cette antichambre et laissez ici votre petit paquet, dit-il posément en s’asseyant dans un fauteuil et en jetant un regard sévère au prince, qui s’était assis sans façon sur la chaise voisine, son baluchon à la main.
– Si vous le permettez, dit le prince, je préfère attendre ici à côté de vous. Que ferais-je là-bas tout seul ?
– Il ne convient pas que vous restiez dans l’antichambre, puisque vous êtes ici en qualité de visiteur. C’est au général lui-même que vous désirez parler ?
Évidemment le domestique hésitait devant la pensée d’introduire un pareil visiteur ; c’est pourquoi il le questionnait de nouveau.
– Oui, j’ai une affaire qui… commença le prince.
– Je ne vous demande pas de me dire l’objet de votre visite. Mon rôle se limite à faire passer votre nom. Mais, comme je vous l’ai déclaré, en l’absence du secrétaire, je ne puis vous introduire.
La méfiance de cet homme paraissait croître de minute en minute, tant l’extérieur du prince différait de celui des gens qui venaient à la réception du général, encore que ce dernier eût souvent, presque chaque jour, l’occasion de recevoir, à une certaine heure, surtout pour affaires, des visiteurs de toutes les sortes. Malgré cette expérience et l’élasticité de ses instructions, le valet de chambre restait hésitant, l’intervention du secrétaire pour introduire ce visiteur lui semblant de toute nécessité.
– Mais, là vraiment… est-ce bien de l’étranger que vous venez ? se décida-t-il enfin à lui demander, comme machinalement. Peut-être commettait-il un lapsus : la véritable question qu’il voulait poser était sans doute celle-ci : est-il vrai que vous soyez un prince Muichkine ?
– Oui, je descends de wagon. J’ai l’impression que vous vouliez me demander si je suis bien le prince Muichkine et que, si vous ne l’avez pas fait, c’est par politesse.
– Hum… murmura le domestique avec étonnement.
– Je vous assure que je ne vous ai pas menti ; vous n’encourrez aucune responsabilité à propos de moi. Mon extérieur et mon petit paquet ne doivent pas vous étonner : pour l’instant mes affaires ne sont guère brillantes.
– Hum… ce n’est pas là ce que je crains, voyez-vous. Mon devoir est de vous annoncer et le secrétaire ne manquera pas de venir vous parler, à moins que… Voilà : il y a un « à moins que ». Oserai-je vous demander si vous n’êtes pas venu solliciter le général en raison de votre pauvreté ?
– Oh non ! Vous pouvez en être sûr. Mon affaire est d’un tout autre genre.
– Vous m’excuserez, mais la question m’est venue à l’esprit en vous voyant. Attendez le secrétaire ; le général est en ce moment occupé avec un colonel ; ensuite ce sera le tour du secrétaire de la société.
– Je vois que j’aurai longtemps à attendre. Dans ce cas n’y aurait-il pas un coin quelconque où l’on puisse fumer ? J’ai ma pipe et mon tabac.
– Fumer ! s’écria le domestique en jetant sur le visiteur un regard de stupeur et de mépris, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles. Fumer ! non ! on ne fume pas ici. C’est même honteux d’avoir une idée pareille. Ah bien ! voilà qui est extravagant !
– Oh ! ce n’est pas dans cette pièce que je pensais fumer. Je sais bien qu’on ne le peut pas. Mais je me serais volontiers rendu pour cela dans tel endroit que vous m’auriez indiqué. C’est chez moi une habitude, et voilà bien trois heures que je n’ai pas fumé. Après tout, ce sera comme il vous plaira. Vous connaissez le proverbe qui dit : « À religieux d’un autre ordre… »
– Mais comment voulez-vous que je vous annonce ? marmonna presque involontairement le domestique. – Et d’abord votre place n’est pas ici mais dans le salon d’attente, puisque vous êtes un visiteur, donc un hôte ; vous risquez de me faire attraper. Est-ce que vous avez l’intention de vous installer chez nous ? ajouta-t-il en glissant de nouveau un regard oblique sur le petit paquet qui continuait à l’inquiéter.
– Non, ce n’est point mon intention. Même si on m’invitait, je ne resterais pas ici. Je suis venu tout bonnement pour faire connaissance, et rien de plus.
– Comment ? pour faire connaissance ? demanda le domestique avec surprise et d’un air encore plus méfiant. – Pourquoi avoir commencé par me dire que vous veniez pour affaire ?
– Oh ! il s’agit d’une affaire si insignifiante que c’en est à peine une. J’ai seulement un conseil à demander. L’essentiel est pour moi de me présenter, car je suis un prince Muichkine et la générale Épantchine est, elle aussi, la dernière des princesses Muichkine. En dehors d’elle et de moi, il n’existe plus de princes de ce nom.
– Mais alors vous êtes de la famille ? s’exclama le domestique avec une sorte d’épouvante.
– Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Certainement, en cherchant bien et à un degré très éloigné, nous sommes parents. Mais cela ne compte guère. Je me suis adressé un jour à la générale dans une lettre expédiée de l’étranger, mais n’ai pas reçu de réponse. J’ai tout de même cru qu’il était de mon devoir d’entrer en relations avec elle à mon retour. Si je vous explique tout cela, c’est pour que vous n’ayez aucun doute, car je vous vois toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, cela suffira pour que l’on comprenne le but de ma visite. Si l’on me reçoit, tant mieux. Si l’on ne me reçoit pas, c’est peut-être également très bien. Mais il me semble que l’on ne peut pas refuser de me recevoir. La générale voudra probablement voir l’aîné et l’unique représentant de son sang. J’ai d’ailleurs entendu dire qu’elle tient beaucoup à sa lignée.
La conversation du prince paraissait empreinte de la plus grande simplicité, mais cette simplicité même, dans le cas donné, avait quelque chose de choquant. Le domestique, homme expérimenté, ne pouvait manquer de sentir qu’un ton parfaitement convenable d’homme à homme devenait tout à fait inconvenant d’un visiteur à un valet. Or, comme les gens de service sont beaucoup plus sensés que leurs maîtres ne le croient en général, le domestique arriva à cette conclusion : de deux choses l’une, ou le prince était un vagabond quelconque venu pour quémander un secours, ou bien c’était un benêt, dénué de toute espèce d’amour-propre, vu qu’un prince intelligent et ayant le sentiment de sa dignité ne resterait pas assis dans l’antichambre à causer de ses affaires avec un laquais. Dans un cas comme dans l’autre, il devait prévoir les désagréments dont il serait tenu pour responsable.
– Je vous prierai tout de même de passer au salon de réception, observa-t-il en mettant dans sa phrase toute l’insistance possible.
– Mais si je m’étais assis là-bas, je n’aurais pas eu l’occasion de vous raconter tout cela, repartit gaîment le prince ; vous seriez donc toujours alarmé par ma houppelande et mon petit paquet. Peut-être n’y a-t-il plus lieu d’attendre le secrétaire si vous vous décidez à m’annoncer vous-même ?
– Je ne puis annoncer un visiteur tel que vous sans l’avis du secrétaire, d’autant que le général vient de me recommander spécialement de ne le déranger sous aucun prétexte tant qu’il sera occupé avec le colonel. Il n’y a que Gabriel Ardalionovitch qui puisse entrer sans prévenir.
– C’est un fonctionnaire ?
– Gabriel Ardalionovitch ? Non : c’est un employé privé de la Société. Posez au moins votre petit paquet dans ce coin.
– J’y pensais. Puisque vous le permettez… Savez-vous ? je laisserai aussi mon manteau.
– Naturellement. Vous n’allez pas entrer chez le général avec cela.
Le prince se leva, ôta prestement son manteau et apparut dans un veston de bonne coupe, encore que passablement râpé. Sur son gilet une chaînette d’acier laissait pendre une montre en argent de fabrication genevoise.
Bien qu’il eût décidément classé le prince au nombre des pauvres d’esprit, le domestique finit par se rendre compte qu’il était inconvenant que le valet de chambre d’un général prolongeât de son chef la conversation avec un visiteur. Pourtant le prince lui plaisait, dans son genre bien entendu. Mais à un autre point de vue il lui inspirait une réprobation décisive et brutale.
– Et la générale, quand reçoit-elle ? demanda le prince en se rasseyant à la même place.
– Ceci n’est pas mon affaire, monsieur. Elle reçoit différemment selon les personnes. Une modiste sera reçue même à onze heures. Gabriel Ardalionovitch passe également avant tout le monde ; il a ses entrées même à l’heure du petit déjeuner.
– En hiver la température est plus élevée ici qu’à l’étranger dans les appartements, observa le prince. En revanche, elle est plus basse à l’extérieur. Il fait si froid là-bas dans les maisons qu’un Russe a de la peine à s’y faire.
– On ne chauffe donc pas ?
– C’est-à-dire que les poêles et les fenêtres ne sont pas construits de la même façon.
– Ah ! Vous avez voyagé longtemps ?
– Oui : quatre ans. D’ailleurs je suis resté presque tout le temps au même endroit, à la campagne.
– Et vous avez perdu l’habitude de la vie russe ?
– C’est vrai aussi. Vous le croirez si vous voulez, mais je m’étonne parfois de ne pas avoir désappris le russe. En parlant avec vous je me dis : « mais je parle tout de même bien ». C’est peut-être pour cela que je parle tant. Depuis hier j’ai toujours envie de parler russe.
– Vous avez vécu auparavant à Pétersbourg ? (Malgré qu’il en eût, le laquais ne pouvait se décider à rompre un entretien aussi amène et aussi courtois).
– Pétersbourg ? Je n’y ai habité que par moments et de passage. Du reste en ce temps-là je n’étais au courant de rien. Aujourd’hui j’entends qu’il y a tant d’innovations qu’on doit réapprendre tout ce qu’on a appris. Ainsi on parle beaucoup ici de la création de nouveaux tribunaux.
– Hum ! les tribunaux… Bien sûr, il y a les tribunaux. Et à l’étranger, dites-moi, les tribunaux sont-ils plus justes qu’ici ?
– Je ne saurais vous répondre. J’ai entendu dire beaucoup de bien des nôtres. Chez nous, par exemple, la peine de mort n’existe pas.
– Et là-bas on exécute ?
– Oui. Je l’ai vu en France, à Lyon ; Schneider m’a emmené assister à une exécution.
– On pend ?
– Non, en France on coupe la tête aux condamnés.
– Est-ce qu’ils crient ?
– Pensez-vous ! C’est l’affaire d’un instant. On couche l’individu et un large couteau s’abat sur lui grâce à un mécanisme que l’on appelle guillotine. La tête rebondit en un clin d’œil. Mais le plus pénible, ce sont les préparatifs. Après la lecture de la sentence de mort, on procède à la toilette du condamné et on le ligote pour le hisser sur l’échafaud. C’est un moment affreux. La foule s’amasse autour du lieu d’exécution, les femmes elles-mêmes assistent à ce spectacle, bien que leur présence en cet endroit soit réprouvée là-bas.
– Ce n’est pas leur place.
– Bien sûr que non. Aller voir une pareille torture ! Le condamné que j’ai vu supplicier était un garçon intelligent, intrépide, vigoureux et dans la force de l’âge. C’était un nommé Legros. Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, en montant à l’échafaud il était pâle comme un linge et il pleurait. Est-ce permis ? N’est-ce pas une horreur ? Qui voit-on pleurer d’épouvante ? Je ne croyais pas que l’épouvante pût arracher des larmes, je ne dis pas à un enfant mais à un homme qui jusque-là n’avait jamais pleuré, à un homme de quarante-cinq ans ! Que se passe-t-il à ce moment-là dans l’âme humaine et dans quelles affres ne la plonge-t-on pas ? Il y a là un outrage à l’âme, ni plus ni moins. Il a été dit : Tu ne tueras point. Et voici que l’on tue un homme parce qu’il a tué. Non, ce n’est pas admissible. Il y a bien un mois que j’ai assisté à cette scène et je l’ai sans cesse devant les yeux. J’en ai rêvé au moins cinq fois.
Le prince s’était animé en parlant : une légère coloration corrigeait la pâleur de son visage, bien que tout ceci eût été proféré sur un ton calme. Le domestique suivait ce raisonnement avec intérêt et émotion ; il semblait craindre de l’interrompre. Peut-être était-il, lui aussi, doué d’imagination et enclin à la réflexion.
– C’est du moins heureux, observa-t-il, que la souffrance soit courte au moment où la tête tombe.
– Savez-vous ce que je pense ? rétorqua le prince avec vivacité. La remarque que vous venez de faire vient à l’esprit de tout le monde, et c’est la raison pour laquelle on a inventé cette machine appelée guillotine. Mais je me demande si ce mode d’exécution n’est pas pire que les autres. Vous allez rire et trouver ma réflexion étrange ; cependant avec un léger effort d’imagination vous pouvez avoir la même idée. Figurez-vous l’homme que l’on met à la torture : les souffrances, les blessures et les tourments physiques font diversion aux douleurs morales, si bien que jusqu’à la mort le patient ne souffre que dans sa chair. Or ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel, c’est la certitude que dans une heure, dans dix minutes, dans une demi-minute, à l’instant même, l’âme va se retirer du corps, la vie humaine cesser, et cela irrémissiblement. La chose terrible, c’est cette certitude. Le plus épouvantable, c’est le quart de seconde pendant lequel vous passez la tête sous le couperet et l’entendez glisser. Ceci n’est pas une fantaisie de mon esprit : savez-vous que beaucoup de gens s’expriment de même ? Ma conviction est si forte que je n’hésite pas à vous la livrer. Quand on met à mort un meurtrier, la peine est incommensurablement plus grave que le crime. Le meurtre juridique est infiniment plus atroce que l’assassinat. Celui qui est égorgé par des brigands la nuit, au fond d’un bois, conserve, même jusqu’au dernier moment, l’espoir de s’en tirer. On cite des gens qui, ayant la gorge tranchée, espéraient quand même, couraient ou suppliaient. Tandis qu’en lui donnant la certitude de l’issue fatale, on enlève au supplicié cet espoir qui rend la mort dix fois plus tolérable. Il y a une sentence, et le fait qu’on ne saurait y échapper constitue une telle torture qu’il n’en existe pas de plus affreuse au monde. Vous pouvez amener un soldat en pleine bataille jusque sous la gueule des canons, il gardera l’espoir jusqu’au moment où l’on tirera. Mais donnez à ce soldat la certitude de son arrêt de mort, vous le verrez devenir fou ou fondre en sanglots. Qui a pu dire que la nature humaine était capable de supporter cette épreuve sans tomber dans la folie ? Pourquoi lui infliger un affront aussi infâme qu’inutile ? Peut-être existe-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation, de manière à lui imposer cette torture, pour lui dire ensuite : « Va, tu es gracié ! ». Cet homme-là pourrait peut-être raconter ce qu’il a ressenti. C’est de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parlé. Non ! on n’a pas le droit de traiter ainsi la personne humaine !
Bien qu’il eût été incapable d’énoncer ces idées dans les mêmes termes, le domestique en comprit la partie essentielle comme on pouvait en juger par l’expression attendrie de son visage.
– Ma foi, dit-il, si vous avez tellement envie de fumer, on pourrait arranger les choses. Mais il faudrait que vous vous dépêchiez, car voyez-vous que le général vous demande au moment où vous n’êtes pas là ? Tenez, sous ce petit escalier, il y a une porte. Vous la pousserez et vous trouverez à main droite un petit réduit où vous pourrez fumer, en ouvrant le vasistas pour que votre fumée ne gêne pas…
Mais le prince n’eut pas le temps d’aller fumer. Un jeune homme qui portait des papiers à la main entra soudain dans l’antichambre. Tandis que le valet le débarrassait de sa pelisse il regarda le prince de côté.
– Voici, Gabriel Ardalionovitch, – dit le serviteur sur un ton de confidence et presque de familiarité – un monsieur qui se donne pour le prince Muichkine et le parent de Madame. Il vient d’arriver de l’étranger par le train, avec le seul paquet qu’il a à la main…
Le prince n’entendit pas le reste qui fut prononcé à voix basse. Gabriel Ardalionovitch écoutait attentivement et regardait le prince avec curiosité. Puis, cessant d’écouter, il aborda le visiteur, non sans une certaine précipitation :
– Vous êtes le prince Muichkine ? demanda-t-il avec une amabilité et une politesse extrêmes.
C’était un fort joli garçon d’environ vingt-huit ans, blond, svelte et de taille moyenne. Il portait une barbiche à l’impériale ; ses traits étaient affinés et sa physionomie intelligente. Mais son sourire, pour affable qu’il fût, avait quelque chose d’affecté ; il découvrait par trop des dents qui ressemblaient à une rangée de perles, et dans la gaîté et l’apparente bonhomie de son regard perçait quelque chose de fixe et d’inquisitorial.
– Il n’a probablement pas ce regard quand il est seul, pensa machinalement le prince, – et peut-être ne rit-il jamais.
Le prince expliqua à la hâte tout ce qu’il put, à peu près dans les termes où il l’avait fait précédemment avec Rogojine, puis avec le domestique. Gabriel Ardalionovitch eut l’air d’interroger ses souvenirs :
– N’est-ce pas vous, demanda-t-il, qui avez envoyé, il y a une année ou peu s’en faut, de Suisse, si je ne me trompe, une lettre à Élisabeth Prokofievna ?
– Parfaitement.
– En ce cas on vous connaît ici et on se souvient certainement de vous. Vous désirez voir Son Excellence ? Je vais tout de suite vous annoncer. Il sera libre dans un moment. Mais vous devriez… Veuillez passer au salon de réception… Pourquoi monsieur est-il resté ici ? demanda-t-il d’un ton sévère au domestique.
– Je vous le dis : ce monsieur n’a pas voulu entrer.
À ce moment la porte du cabinet s’ouvrit brusquement pour laisser passage à un militaire qui tenait une serviette sous le bras et prenait congé à haute voix.
– Es-tu là, Gania ? cria une voix du fond du cabinet. – Viens donc ici.
Gabriel Ardalionovitch fit un signe de tête au prince et s’empressa d’entrer dans le cabinet. Une ou deux minutes s’écoulèrent, puis la porte se rouvrit et l’on entendit la voix sonore mais avenante de Gabriel Ardalionovitch :
– Prince, donnez-vous la peine d’entrer.
Le général Ivan Fiodorovitch Épantchine attendait debout au milieu de son cabinet et regardait venir le prince avec une vive curiosité ; il fit même deux pas à sa rencontre. Le prince s’approcha et se présenta.
– Bien, répondit le général ; en quoi puis-je vous être utile ?
– Je n’ai aucune affaire urgente qui m’amène ici ; mon but est seulement de faire votre connaissance. Je ne voudrais cependant pas vous déranger, car je ne suis au courant ni de vos jours de réception, ni des ordres que vous pouvez avoir donnés pour vos audiences… Pour moi, je descends de wagon… j’arrive de Suisse…
Le général eut un sourire fugitif qu’il réprima aussitôt avec l’air de se raviser. Puis, ayant encore réfléchi un instant, il fixa de nouveau son hôte des pieds à la tête et, d’un geste rapide, lui montra une chaise. Lui-même s’assit un peu de côté et se tourna vers le prince dans une attitude d’impatience. Debout dans le coin de la pièce, Gania triait des papiers sur un bureau.
– Le temps me manque un peu pour faire de nouvelles connaissances, observa le général ; mais comme vous avez certainement un but, je…
– Je prévoyais justement que vous attribueriez à ma visite un but particulier. Mon Dieu ! je vous assure que je n’en ai pas d’autre que le plaisir de faire votre connaissance.
– Certes ce plaisir est partagé. Mais, vous le savez, on ne peut pas songer qu’à son agrément. Il y a les affaires… Par ailleurs je cherche en vain ce qu’il peut y avoir entre nous de commun… autrement dit la cause de…