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Dans une église de Naples, le jeune comte Vincenzo de Vivaldi voit pour la première fois la jeune Elena Rosalba. Son attention est attirée, et très vite il devient amoureux. Mais dans cette Italie de la fin du XVIIIe siècle, les parents de Vincenzo voient d'un mauvais oeil ce début d'idylle, Elena n'étant pas l'héritière d'une grande famille. La mère de Vincenzo complote contre cette liaison avec l'aide de Schedoni, son confesseur. Un soir, tandis que Vincenzo va sous les fenêtres de la maison d'Elena, un mystérieux moine l'avertit des terribles conséquences qui suivront s'il continue à vouloir Elena. L'avertissement se révèle juste, Elena est enlevée et emportée dans un couvent... Quand paraît L'Italien ou le confessionnal des Pénitents noirs, Ann Radcliffe est déjà célèbre, suite à la publication d'un précédent roman gothique, Les mystères du château d'Udolphe. Elle est encensée par des auteurs comme Byron, «monk» Lewis, Walter Scott. Elle influencera les soeurs Bronte et Dickens.
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C’est à l’église de San Lorenzo, à Naples, que le comte Vincenzo de Vivaldi vit pour la première fois Elena Rosalba. La douceur et le charme de la voix de la jeune fille, qui se mariait aux chants sacrés, attirèrent d’abord l’attention du jeune homme. Le visage d’Elena était couvert d’un voile ; mais une distinction rare et une grâce parfaite émanaient de toute sa personne. Curieux de contempler des traits dont l’expression devait répondre aux accents émus qu’il venait d’entendre, Vivaldi ne quitta pas la jeune fille du regard tout au long de l’office ; puis il la vit sortir de l’église en compagnie d’une femme âgée à qui elle donnait le bras, et qui paraissait être sa mère ou sa tante. Il se mit à les suivre ; mais elles marchaient assez vite, et il faillit les perdre de vue au détour de la rue de Tolède. Pressant le pas, il les rejoignit au Terrazzo Nuovo, qui longe la baie de Naples ; là, il les devança quelque peu, mais la belle inconnue restait toujours voilée ; et le jeune homme, retenu par une timidité respectueuse, qui se mêlait à son admiration, refrénait sa curiosité. Un heureux accident vint à son aide : en descendant les degrés de la terrasse, la vieille dame fit un faux pas ; et comme Vivaldi s’empressait pour la soutenir, le vent souleva le voile d’Elena, et découvrit aux regards du jeune homme une figure plus touchante encore et plus belle mille fois qu’il ne l’avait imaginée. Sur les traits de la jeune fille – des traits d’une beauté grecque – se peignait la pureté de son âme et dans ses yeux bleus éclatait la vivacité de son esprit. Elle était si occupée à secourir sa compagne, qu’elle ne s’aperçut pas d’abord de l’admiration qu’elle inspirait, mais elle n’eut pas plutôt rencontré le regard éloquent de Vivaldi, qu’elle rougit et rebaissa son voile.
La vieille dame ne s’était pas blessée dans sa chute ; mais comme elle marchait avec quelque difficulté, Vivaldi saisit cette occasion pour lui offrir son bras ; elle s’excusa d’abord en le remerciant, mais sur ses instances respectueuses, elle lui permit de l’accompagner jusque chez elle. Plusieurs fois, pendant le chemin, le jeune homme essaya de lier conversation avec Elena. Mais elle ne répondait que par monosyllabes ; et, déjà, ils étaient arrivés à la porte de la maison sans qu’il eût trouvé le moyen d’entamer cette froide réserve.
L’aspect de la demeure des deux dames lui donna lieu de penser qu’elles tenaient un rang honorable dans le monde, mais que leur fortune était médiocre. Cette habitation modeste – dont Vivaldi sut plus tard qu’on l’appelait la villa Altieri –, bâtie avec goût, entourée d’un jardin et de vignobles, dominée par un bois de pins et de palmiers, était située au haut d’une colline, d’où la vue donnait sur la baie de Naples et ses rivages enchanteurs. Un petit portique et une colonnade de marbre commun composaient une façade d’un style assez élégant. Vivaldi s’arrêta à la petite grille du jardin. La vieille dame lui renouvela ses remerciements, mais sans l’inviter à entrer.
Déçu, ne pouvant se résoudre à prendre congé, le jeune homme, tout troublé, demeurait sur place, fixant Elena, si bien que la vieille dame fut obligée de lui renouveler ses adieux. Enfin, il se hasarda à demander la permission d’envoyer prendre de ses nouvelles, et quand il l’eut obtenue, il adressa un long regard d’adieu à Elena, qui crut devoir le remercier à son tour des soins qu’il avait donnés à sa tante. Le son de la voix de la jeune fille et l’expression de sa reconnaissance accrurent l’émotion de Vivaldi ; ce fut avec peine qu’il s’arracha d’auprès d’elle. Puis, l’imagination remplie de cette céleste apparition, le cœur tout agité de ce qu’il venait de voir et d’entendre, il descendit au rivage, heureux de prolonger son séjour près du lieu qu’habitait Elena, espérant l’apercevoir sur le balcon, où la fraîcheur de la brise de mer pourrait l’inviter à paraître. Il passa ainsi plusieurs heures. Le soir venu, il retourna au palais de son père, à Naples. Il ne cessait de revoir, avec une joie mêlée d’inquiétude, l’image d’Elena et le doux sourire qui avait accompagné ses remerciements ; mais il n’osait encore imaginer aucun plan de conduite. Rentré d’assez bonne heure pour accompagner sa mère à la promenade du Cours, il croyait voir dans chaque voiture qui passait l’objet qui occupait ses rêves. Vain espoir ! Cependant, la marquise, frappée de son silence et d’un certain trouble qui ne lui était pas habituel, lui posa quelques questions auxquelles il répondit d’une manière évasive ; elle chercha alors d’autres moyens plus adroits pour le faire parler.
Vincenzo de Vivaldi, descendant d’une des plus anciennes familles du royaume de Naples, était fils du marquis de Vivaldi, favori du roi, plus élevé encore en puissance qu’en dignité. Très vain de sa naissance, le marquis joignait à son orgueil de race, un sentiment excessif de supériorité. Une conscience ferme et droite balançait chez lui l’ambition et la maintenait dans les limites de la morale. Telle n’était pas la marquise de Vivaldi, qui se vantait d’une généalogie aussi ancienne que celle de son époux ; mais dont l’orgueil n’était tempéré par aucune vertu. Violente dans ses passions, vindicative autant qu’artificieuse, elle aimait son fils, moins comme l’unique fruit de ses entrailles, que comme le dernier rejeton de deux illustres maisons, destiné à perpétuer la gloire et les honneurs de l’une et de l’autre. Quant au jeune Vincenzo, il tenait heureusement beaucoup plus de son père que de sa mère. Il avait la noble fierté du marquis et quelque chose de la violence des passions de la marquise, mais sans rien emprunter à cette femme hautaine de sa duplicité ni de son esprit de vengeance. Impétueux mais franc, prompt à s’offenser mais s’apaisant aussi vite, il était irrité du plus léger manque d’égards, tout comme il était touché des moindres attentions. Et si le soin de son honneur le rendait sensible à l’injure, sa bonté généreuse le disposait à l’indulgence.
Le lendemain de sa première rencontre avec Elena, il retourna à la villa Altieri, pour aller chercher lui-même les nouvelles qu’on lui avait permis de demander. La pensée qu’il allait revoir la jeune fille l’agitait d’une impatience à la fois joyeuse et craintive ; et comme ce trouble fiévreux augmentait à mesure qu’il approchait de la bienheureuse demeure, il fut obligé de s’arrêter à la porte du jardin pour reprendre haleine et pour composer son maintien. Il fut introduit dans un petit salon de compagnie, où il trouva la signora Bianchi – c’était la vieille dame – toute seule, occupée à dévider de la soie ; mais une chaise, devant laquelle était un métier à broder, témoignait qu’Elena venait de quitter la pièce. La signora le reçut avec une politesse réservée. Il espérait toujours que la jeune fille allait reparaître et tâchait de prolonger sa visite ; mais enfin, tous les sujets de conversation étant épuisés, il fut forcé de prendre congé de la vieille dame.
Son abattement était extrême. Il employa la journée du lendemain à se procurer quelques informations sur la famille d’Elena. On lui dit qu’elle était orpheline, que sa naissance était médiocre, sa fortune fort déchue, et qu’elle dépendait, pour vivre, de la vieille tante avec qui elle demeurait. Sous ce rapport, les renseignements n’étaient pas exacts ; car c’était elle au contraire dont le travail faisait subsister la bonne dame qui n’avait pour tout bien que la retraite où elles vivaient ; et la jeune fille passait des journées entières sur des ouvrages de broderie que les religieuses d’un couvent voisin vendaient fort cher aux dames de Naples. Ainsi Vivaldi ne se doutait guère qu’une magnifique robe de sa mère était l’œuvre des doigts d’Elena, de même que plusieurs copies de peintures antiques qui ornaient un cabinet du palais Vivaldi. Ces circonstances du reste, s’il les eût connues, n’auraient servi qu’à enflammer encore sa passion.
Elena savait endurer la pauvreté, mais non le mépris, et c’était pour écarter d’elle ce triste effet des préjugés vulgaires qu’elle cachait soigneusement l’usage, pourtant si honorable, qu’elle faisait de ses talents. Son courage n’était pas encore à l’épreuve du sourire humiliant de la compassion, et ses idées n’étaient pas assez mûres pour la mettre au-dessus du dédain, en lui faisant trouver une véritable gloire dans la dignité de la vertu qui se suffit à elle-même. Unique soutien de la vieillesse de sa tante, elle la soulageait dans ses infirmités et la consolait dans ses souffrances, avec une tendresse toute filiale ; car elle n’avait jamais connu sa mère qu’elle avait perdue étant enfant ; et la signora Bianchi lui en avait tenu lieu. C’est ainsi que cette pure et innocente enfant vivait heureuse dans sa retraite, et dans l’accomplissement de ses pieux devoirs, lorsqu’elle rencontra pour la première fois Vincenzo de Vivaldi. Ce n’était pas une de ces figures qu’on peut voir sans les remarquer. Elena avait été frappée de la vivacité de sa physionomie et de la dignité de son maintien ; mais elle se défendait déjà d’un sentiment plus tendre que l’admiration et s’efforçait d’écarter de son esprit l’image du jeune homme, en se livrant à ses occupations ordinaires pour recouvrer sa tranquillité un peu troublée.
Cependant Vivaldi désolé de n’avoir pu parvenir à revoir Elena résolut de retourner de nouveau à la villa Altieri dès que la nuit serait tombée. Ce soir-là même, la marquise avait chez elle une grande réunion. Quelques soupçons, provoqués par l’impatience trop visible de son fils, la portèrent à le retenir fort longtemps, en l’engageant à choisir de la musique pour son orchestre et à présider à l’exécution d’un nouvel opéra dont elle protégeait l’auteur. Dès qu’il crut enfin pouvoir s’échapper sans être observé, Vivaldi quitta cette société importune et, bien enveloppé de son manteau, il s’achemina à grands pas vers la villa Altieri, située à une petite distance de la ville. À peine arrivé, il franchit la haie qui fermait le jardin et s’enivra du plaisir de se trouver près de l’objet de son affection ; mais ce premier moment passé, il se trouva aussi isolé que s’il eût été séparé pour jamais d’Elena. Aucune lumière ne brillant dans la maison, il se dit que les dames étaient déjà retirées pour se coucher, et qu’il fallait cette nuit-là renoncer à tout espoir. Cependant, cédant à une impulsion involontaire, il continua à s’avancer vers la maison et se retrouva encore une fois sous le portique. Il était minuit, et le calme de la nature était plutôt adouci que troublé par le murmure des flots qui roulaient sur la plage. Vivaldi, absorbé par ses pensées, suivait d’un œil distrait les contours indécis du rivage et l’ombre lointaine de quelques navires qui poursuivaient leur route en silence, guidés par l’étoile polaire. Tout à coup, quelques sons touchants parviennent à son oreille, et lui rappelant ceux qu’il a entendus dans l’église de San Lorenzo. Frappé de ce souvenir, il s’élance dans le jardin du côté d’où vient la voix ; et, faisant le tour de la maison, il arrive à un massif d’où il entend distinctement Elena chantant un hymne à la Vierge et s’accompagnant d’un luth dont elle tirait les accords les plus mélodieux. Il demeura quelque temps en extase, osant à peine respirer, de peur de perdre une note de ce chant si suave ; bientôt les interstices d’une touffe de clématites lui laissèrent voir Elena dans une chambre dont les jalousies étaient ouvertes pour donner passage à l’air frais. La jeune fille se levait d’un prie-Dieu où elle venait d’achever sa prière ; une ferveur religieuse se peignait dans ses regards levés vers le ciel. Ses beaux cheveux étaient négligemment rassemblés sous un réseau de soie ; seules quelques tresses échappées se jouaient sur son cou et encadraient son beau visage, qu’aucun voile jaloux ne dissimulait plus.
Le jeune homme, partagé entre le désir de saisir une occasion qu’il ne retrouverait peut-être jamais et la crainte d’offenser Elena en se montrant à elle à une heure si avancée, hésitait tout troublé, lorsqu’il l’entendit pousser un soupir et prononcer un nom avec un accent d’une douceur remarquable… Était-ce une illusion ? Celui de Vivaldi, le sien ! Muet d’émotion, il écarta doucement les branches de la clématite. Elena s’avança vers la croisée pour fermer les jalousies ; le jeune homme, incapable d’un plus long empire sur lui-même, se montra ; elle tressaillit et demeura immobile un instant, puis, d’une main tremblante, elle ferma la fenêtre et quitta son appartement.
Vivaldi, désolé, erra quelque temps dans le jardin redevenu silencieux ; puis il reprit tristement le chemin de Naples. Alors, pour la première fois, il se posa une question qu’il aurait dû se poser plus tôt : pourquoi avait-il recherché le dangereux bonheur de revoir Elena lorsqu’il savait que l’inégalité de leurs conditions serait, aux yeux de ses parents, un obstacle insurmontable à leur union ? Il s’abîmait dans ses réflexions, tantôt presque résolu à ne plus voir la jeune fille, tantôt rejetant bien loin cette idée qui le désespérait, lorsque au sortir d’une voûte, vieux débris d’un immense édifice – la forteresse de Paluzzi – dont les ruines s’étendaient au loin, une forme noire parut se dresser devant lui et croisa sa route. C’était un homme vêtu en religieux, dont le visage était caché sous un large capuchon. Cet homme s’arrêta pour lui dire :
– Vincenzo de Vivaldi, vos pas sont surveillés ; gardez-vous de retourner à la villa Altieri.
En achevant ces mots, il disparut dans l’obscurité de la nuit, avant que Vivaldi, interdit d’une interpellation si brusque, eût pu en demander l’explication. Il appela l’inconnu à haute voix et à plusieurs reprises ; mais l’apparition ne revint pas.
Le jeune comte rentra chez lui, l’esprit frappé de cet incident et tourmenté d’un vague sentiment de jalousie ; car le résultat de ses réflexions fut que l’avis qu’il avait reçu provenait de quelque rival. Ce fut alors qu’il découvrit toute l’étendue et toute la violence de son imprudente passion. Souffrant d’un tourment jusqu’alors inconnu, il résolut à tout risque de déclarer son amour à la jeune fille et de demander sa main. En rentrant au palais Vivaldi, il apprit que sa mère avait remarqué son absence, qu’elle s’était informée de lui plusieurs fois et qu’elle avait donné ordre qu’on lui annonçât son retour. Cependant elle s’était couchée ; mais le marquis, rentré peu d’instants après son fils d’une excursion dans la baie, où il avait accompagné le roi, jeta sur le jeune homme des regards d’une sévérité inaccoutumée et le quitta sans explication.
Vivaldi, renfermé chez lui, se mit à délibérer, si l’on peut donner ce nom à un combat de passions contraires où le jugement n’entre pour rien. Il se promenait à grands pas, tour à tour troublé par le souvenir d’Elena, enflammé de jalousie, ou alarmé des suites de la démarche qu’il était enclin à risquer. Il connaissait assez les idées de son père et le caractère de sa mère, pour être certain d’avance que jamais ils ne voudraient se prêter au mariage qu’il rêvait ; et cependant, quand il y réfléchissait, son titre de fils unique ne lui donnerait-il pas le pouvoir de les fléchir ? Tout à coup, une nouvelle crainte l’assaillit : si Elena avait déjà disposé de son cœur en faveur d’un rival imaginaire ? Mais il se rassurait en se rappelant le soupir et le nom qu’il avait cru surprendre. Le jour naissant le retrouva dans les mêmes perplexités. Bientôt pourtant sa résolution fut prise, telle qu’on devait l’attendre de son âge et de son cœur passionné : il sacrifierait l’orgueil du sang et de la naissance à un choix d’où dépendait le bonheur de sa vie. Mais avant de se déclarer à Elena, il fallait s’assurer s’il lui inspirait bien quelque intérêt, ou s’il avait un rival, et quel pouvait être celui-ci. Cependant son respect pour la jeune fille, sa crainte de l’offenser, et le danger que son père et sa mère ne vinssent à découvrir sa passion avant qu’il sût lui-même si elle était partagée, opposaient à cette recherche de graves difficultés. Dans cet embarras, il ouvrit son cœur à un ami qui depuis longtemps possédait toute sa confiance, et il lui demanda conseil avec sincérité.
Bonarmo, jeune homme de plaisir, peu propre à servir de guide dans des affaires sérieuses, proposa, comme le meilleur moyen de sonder les dispositions d’Elena, de lui donner une sérénade, selon l’usage du pays. Si elle n’avait pas d’antipathie pour Vivaldi, elle répondrait, suivant lui, à sa galanterie par quelque témoignage de satisfaction ; dans le cas contraire, elle garderait le silence et demeurerait invisible. Vivaldi se récria contre cette manière grossière et banale d’exprimer un amour tel que le sien. Il avait trop bonne opinion de l’élévation d’âme et de la délicatesse d’Elena pour supposer que le vulgaire hommage d’une sérénade pût la flatter ou l’intéresser, et encore moins qu’elle voulût faire connaître ses sentiments par aucun signe extérieur. Bonarmo traita ces scrupules d’enfantillage ; l’ignorance où son jeune ami était encore des choses du monde pouvait seule, disait-il, l’excuser : il insista pour la sérénade. Si bien que Vivaldi, moins convaincu par les raisons de son ami que par la difficulté de trouver d’autres expédients, consentit à celui qu’on lui proposait, non qu’il en espérait quelque succès, mais il comptait fixer ainsi son incertitude et calmer son agitation. Ils prirent leurs instruments sous leurs manteaux et, cachant avec soin leurs visages, ils se dirigèrent en silence vers la villa Altieri. Déjà ils avaient franchi l’arcade où Vivaldi avait été arrêté la nuit précédente, lorsqu’en levant les yeux le jeune homme aperçut la même figure sombre qui lui était déjà apparue ; avant qu’il eût le temps de s’écrier, l’inconnu lui dit d’une voix grave :
– N’allez pas à la villa Altieri si vous voulez éviter le sort qui vous menace.
– Quel sort ? demanda Vivaldi en reculant de surprise. Expliquez-vous.
Mais déjà le moine avait disparu, et l’obscurité de la ruine ne permettait pas de retrouver sa trace.
– Que le ciel nous protège ! s’écria Bonarmo. Ceci passe toute croyance ! Retournons à Naples ; il faut obéir à ce nouvel avis.
– Ah ! dit Vivaldi, j’aime mieux tout risquer ; si j’ai un rival, je veux l’affronter sur-le-champ.
– Prenez garde, répartit Bonarmo, il est évident maintenant que vous avez un rival ; que peut votre courage contre des spadassins gagés ?
– Si vous craignez le danger, répliqua Vivaldi, j’irai seul.
Blessé par ce reproche, Bonarmo suivit son ami en silence jusqu’à la villa Altieri. Le jeune comte, se frayant le même passage que la nuit précédente, s’aventura dans le jardin.
– Eh bien ? demanda-t-il à son compagnon, où sont ces bravi si terribles ?
– Parlez bas, reprit l’autre, nous sommes peut-être à quatre pas d’eux.
– Soit, dit Vivaldi en portant la main à son épée, ils seront aussi à quatre pas de nous.
Enfin les deux jeunes gens parvinrent à l’orangerie, qui était toute proche de la maison. Là ils se reposèrent pour reprendre haleine et préparer leurs instruments. La nuit était sereine et calme. Ils entendaient au loin des voix confuses et virent bientôt le ciel tout enflammé par un feu d’artifice, tiré pour la naissance d’un prince de la maison royale ; des milliers de fusées s’élevaient du rivage occidental de la baie et éclataient dans les airs, illuminant à la fois les visages d’une foule immense, les eaux de la baie, les barques nombreuses qui glissaient à leur surface, et la riche cité de Naples et ses terrasses, et son Cours garnis de spectateurs et d’équipages. Tandis que Bonarmo était tout entier à ce beau spectacle, Vivaldi tenait ses yeux attachés sur la demeure d’Elena, dans l’espoir que l’éclat du feu d’artifice l’attirerait sur le balcon ; mais elle n’y parut pas, et aucune lumière dans la maison n’indiquait même qu’elle veillât. Pendant qu’ils étaient assis sur le gazon de l’orangerie, un bruit de feuillage, comme celui d’une personne qui écarterait les branches pour se frayer un passage, vint distraire l’attention de Bonarmo, et Vivaldi demanda :
– Qui va là ?
Un long silence fut la seule réponse.
– Serions-nous observés ? dit Bonarmo.
Tous deux se levèrent et quittèrent l’orangerie pour se rapprocher de la maison. Placés sous la fenêtre où Vivaldi avait vu Elena la nuit précédente, ils accordèrent leurs instruments et entamèrent la sérénade par un duo des plus mélodieux. Vivaldi avait une belle voix de ténor et donnait à son chant l’expression la plus pathétique, son âme respirait dans ses accents passionnés ; mais il ne put juger de l’effet qu’il avait produit, car la maison resta plongée dans le silence et l’obscurité. Seulement, dans un intervalle de leurs accords, Bonarmo crut entendre près de lui des gens qui parlaient avec une extrême précaution : il écouta plus attentivement ; mais il ne put s’assurer de la vérité. Vivaldi prétendit que ce murmure confus n’était que celui de la multitude répandue sur les quais de la ville. Ce qui le préoccupait en le décourageant, c’était l’inutilité de sa tentative ; il en éprouvait une douleur si vive que Bonarmo, redoutant les suites de son désespoir, essaya de le persuader qu’il n’avait pas de rival, et cela avec la même chaleur qu’il avait mise à lui affirmer le contraire. Enfin ils quittèrent le jardin, Vivaldi jurant sur l’honneur qu’il ne prendrait aucun repos avant d’avoir découvert cet inconnu qui troublait son bonheur, et de l’avoir forcé à expliquer le sens de ses mystérieux avis ; Bonarmo objectant les difficultés d’une telle recherche et l’éclat qu’elle ne manquerait pas d’amener, éclat fâcheux pour l’avenir d’un amour qu’il ne fallait point ébruiter ; mais Vivaldi résistait à toutes ces remontrances.
– Nous verrons, disait-il, si ce démon sous l’habit de moine osera de nouveau traverser mon chemin ; s’il paraît il ne saurait m’échapper ; s’il ne se montre pas, j’attendrai son retour avec la même constance qu’il a attendu le mien ; oui, dussé-je m’enfoncer dans ces ruines, et dussé-je y périr !
Bonarmo fut frappé de la véhémence que Vivaldi mit dans ces derniers mots ; cessant dès lors de s’opposer à son dessein, il le pria seulement de considérer qu’il était assez mal armé.
– Chut ! dit Vivaldi, au détour d’une roche qui surplombait leur route. Nous approchons de l’endroit : voici la voûte.
En effet, elle se dessinait dans l’obscurité, entre deux montagnes taillées à pic.
Ils marchaient en silence et d’un pas léger, jetant autour d’eux des regards méfiants, et s’attendant à voir d’un instant à l’autre le moine sortir d’entre les rochers ; mais ils arrivèrent à la voûte sans avoir rencontré le moindre obstacle.
– Eh bien, dit Vivaldi, nous voilà ici avant lui.
En disant ces mots, le jeune comte s’appuya contre la muraille, au milieu de la voûte, près d’un escalier taillé dans le roc. Après quelques moments de silence, Bonarmo, qui songeait à tout ce qui s’était passé, demanda à son ami :
– Croyez-vous réellement que nous puissions parvenir à saisir ce personnage ? Il a passé à côté de moi avec une rapidité surprenante, et je suis enclin à croire qu’il y a en lui quelque chose de surnaturel. Mais aussi de quelles circonstances extraordinaires son apparition n’a-t-elle pas été entourée ? Comment a-t-il su votre nom, lorsqu’il vous a interpellé pour la première fois ? S’il vous a averti de ne pas aller à la villa Altieri, c’est donc qu’il était instruit de la réception qui vous y attendait.
– Ah ! oui, s’écria impétueusement Vivaldi, et ce rival que je dois craindre, c’est lui, c’est lui-même ! Il s’est affublé de ce costume saint pour en imposer à ma crédulité, pour me détourner de mes projets sur Elena, et me voilà réduit à me cacher honteusement pour l’attendre, pour l’épier, ce rival, comme ferait un assassin !
– Pour Dieu ! dit Bonarmo, modérez ces transports, et songez en quel lieu nous sommes !
Mais ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à calmer son ami.
Un temps assez long s’était déjà passé dans cette sorte d’embuscade lorsque Bonarmo vit à l’entrée de la voûte, du côté de la villa Altieri, comme une ombre qui interceptait la faible clarté du crépuscule. Vivaldi, ayant les yeux tournés du côté de Naples, n’aperçut pas l’objet qui éveillait l’attention de son compagnon, et celui-ci, se défiant de la violence du jeune homme, jugea prudent de veiller sur les mouvements de cette ombre et de s’assurer d’abord si c’était bien le moine. À sa taille, à la draperie qui l’enveloppait, il crut reconnaître le personnage ; il secoua alors le bras de Vivaldi pour attirer ses regards de ce côté ; mais l’ombre, s’avançant sous la voûte, disparut dans l’obscurité. Alors, Vivaldi, incapable de se contenir plus longtemps, s’écria en étendant les bras pour occuper le passage :
– Qui va là ?
Personne ne répondit, Bonarmo tira son épée et déclara qu’il allait l’agiter tout autour de lui jusqu’à ce qu’il rencontrât la personne qui se cachait. Mais si elle venait à eux, ajouta-t-il, il ne lui serait fait aucun mal. Même silence. Ils continuèrent d’écouter, et crurent entendre quelqu’un passer près d’eux. Le passage, en effet, n’était pas assez étroit pour qu’ils pussent le bloquer tout entier. Vivaldi s’avança vers le bruit, mais il ne vit personne sortir de la voûte du côté de Naples, où la clarté plus forte l’aurait fait aisément découvrir.
– Assurément, dit Bonarmo, quelqu’un vient de passer à côté de moi, et je crois avoir entendu des pas dans l’escalier qui conduit au fort.
– Eh bien, suivons-le, dit Vivaldi.
Et il se mit à gravir les degrés.
– Arrêtez ! s’écria Bonarmo. Arrêtez pour l’amour du ciel ! prenez garde à ce que vous allez faire ! Vous aventurer dans ces ruines, par ces ténèbres ! poursuivre un bandit peut-être jusque dans son repaire ! prenez garde !
Mais Vivaldi, montant toujours :
– C’est le moine, s’écria-t-il, c’est le moine lui-même ! Il ne m’échappera pas.
Bonarmo s’arrêta un moment au pied de l’escalier. Puis, honteux d’abandonner son ami, il se détermina à braver le même danger et gravit aussi, non sans efforts, les marches usées, taillées dans le roc. Quand il eut atteint le sommet, il se trouva sur une terrasse ou plate-forme qui formait le dessus de la voûte, et qui commandait des deux côtés la route aboutissant au défilé : quelques débris de murailles et de créneaux indiquaient cette ancienne position fortifiée. Bonarmo chercha des yeux son ami, et ne le vit pas. Il l’appela : seul l’écho des rochers lui répondit. Il entra dans l’enceinte du principal édifice ; c’était un espace couvert de ruines, entre des murs qui suivaient les pentes de la montagne. Au sommet était une tour ronde, très élevée et très forte. Arrivé là, Bonarmo n’osa poursuivre plus avant ; il se contenta d’appeler Vivaldi à grands cris et regagna la plate-forme. Il crut alors distinguer les sons étouffés d’une voix humaine et, tandis qu’il prêtait une oreille inquiète, il vit sortir des ruines un homme, l’épée à la main. C’était Vivaldi. Bonarmo courut à lui. Le jeune homme était pâle, tout agité, et respirait avec peine. Quelques moments s’écoulèrent avant qu’il pût parler ou entendre les questions empressées que son ami lui adressait coup sur coup.
– Quittons ce lieu, dit-il.
– Très volontiers, répondit Bonarmo. Mais d’où sortez-vous, et qu’avez-vous donc vu pour être si troublé ?
– Ne me posez pas de questions ; sortons d’ici.
Ils descendirent du rocher, et lorsqu’ils se retrouvèrent sous la voûte, Bonarmo demanda s’ils allaient se remettre en sentinelle.
– Non, dit Vivaldi d’un ton bref qui étonna son ami.
Et ils reprirent le chemin de Naples ; l’un redevenu silencieux ; l’autre renouvelant ses questions, et aussi étonné de la réserve de son compagnon que curieux de savoir ce qui lui était arrivé.
– C’était donc le moine ? demanda Bonarmo. L’avez-vous surpris, saisi ? Parlez, de grâce.
– Je ne sais qu’en penser, répondit enfin Vivaldi, je suis dans une perplexité plus grande que jamais.
– Il vous a donc échappé ?
– Chut ! nous parlerons de ceci plus tard ; mais quoi qu’il en soit, ami, cette affaire ne peut en rester là. Je retournerai demain au même endroit, avec une torche. Aurez-vous le courage de m’accompagner ?
– Ce n’est pas, je l’espère, de mon courage que vous doutez, repartit Bonarmo. Mais, avant tout, je veux savoir quel est votre dessein. Avez-vous reconnu cet homme ?… Vous reste-t-il encore quelques doutes ?
– Oui, j’ai des doutes que la nuit prochaine éclaircira ; du moins je l’espère.
– Tout cela est étrange, dit Bonarmo. Il y a quelques instants à peine, j’ai été témoin de l’horreur que vous avez éprouvée en quittant la forteresse de Paluzzi, et déjà vous parlez d’y retourner ?… Et vous choisissez la nuit pour cette aventure, quand la clarté du jour vous offrirait moins de dangers !
– Les dangers ne m’effraient pas, répondit Vivaldi ; mais songez que le jour ne pénètre jamais dans le lieu que je viens de visiter. À quelque heure que l’on s’y hasarde, il faut être muni de torches.
Mais alors, observa Bonarmo, comment avez-vous fait pour trouver votre chemin dans une obscurité si complète ?
– Je me suis engagé dans ces détours sans savoir où j’allais ; il semblait que j’étais guidé par une main invisible.
– N’importe, reprit Bonarmo, il vaut mieux y pénétrer durant le jour, bien qu’il soit besoin d’un flambeau pour y pénétrer. Car ce serait une témérité impardonnable que de retourner dans un lieu probablement infesté de brigands, à l’heure même qui leur est le plus favorable.
– Non, répliqua Vivaldi, je veux guetter encore ce qui se passera sous la voûte, avant de recommencer mes recherches, et cela ne peut se faire que la nuit. D’ailleurs, il est bon de revenir là à l’heure où je puis espérer d’y rencontrer le moine.
– Il vous a donc échappé ?… Et vous ne savez donc pas encore qui il est ?
Vivaldi ne répondit qu’en demandant à son ami s’il était déterminé à le suivre. Dans le cas contraire, il chercherait un autre compagnon. Bonarmo voulut prendre le temps d’y réfléchir, et promit de prévenir le comte de sa résolution. Ils arrivaient à la grille du palais Vivaldi ; ils se séparèrent.
Vivaldi, n’ayant pas réussi à éclaircir le mystère des menaces du moine, résolut de se délivrer des tourments de l’incertitude, en déclarant ses sentiments à Elena. S’il avait un rival, elle serait sans doute assez franche pour le lui dire. Il se rendit de bonne heure à la villa Altieri. Ce fut avec peine qu’il obtint de Béatrice, la vieille servante, la faveur de l’annoncer à la signora Bianchi. Celle-ci, peu disposée d’abord à le recevoir, consentit enfin à une courte entrevue.
Il fut introduit, en attendant la vieille dame, dans la même chambre où il avait un soir aperçu Elena, à travers ses jalousies ouvertes.
Agité d’une vive impatience ou d’un enthousiasme plein de charme, il promenait tour à tour ses regards sur le prie-Dieu, d’où il avait vu Elena se lever, et sur tous les objets dont elle s’était entourée ; il semblait qu’ils eussent emprunté quelque chose de la douce influence qui rayonnait autour d’elle. Les mains de Vivaldi tremblaient en touchant le luth qu’elle avait tenu ; il croyait encore entendre la douce voix de la jeune fille. Il remarqua aussi un dessin ébauché, une nymphe dansant, copiée des peintures d’Herculanum, modèle de grâce et de légèreté, et reconnut cette figure pour appartenir à une collection de dessins du même genre qui ornaient le cabinet de son père, et que le marquis avait seul le droit de faire copier, en vertu d’un privilège spécial du roi de Naples.
L’imagination de Vivaldi aidait ainsi à ses illusions, et peu à peu son trouble s’était tellement accru qu’il fut tenté de quitter la maison.
Enfin, la signora parut. Elle le reçut avec un air de réserve très marqué qui redoubla son embarras ; et quelques moments se passèrent avant qu’il pût exposer l’objet de sa visite. Elle écouta froidement et d’un visage sévère ses protestations de tendresse ; et, lorsqu’il la pressa d’intercéder pour lui auprès de sa nièce, elle lui répondit avec dignité :
– Je ne puis feindre d’ignorer la prévention trop naturelle de votre famille pour une alliance avec la mienne. Je sais quelle importance le marquis et la marquise de Vivaldi attachent aux avantages de la naissance. Votre projet doit choquer leurs idées, à moins toutefois qu’ils ne l’ignorent. En tout cas, je dois vous déclarer, monsieur le comte, que si ma nièce leur est inférieure par le rang qu’elle occupe dans le monde, elle n’a pas à un moindre degré qu’eux-mêmes le sentiment de sa dignité.
Vivaldi, incapable de déguiser la vérité, avoua ingénument les dispositions de sa famille. Mais sa sincérité même, et l’énergie d’une passion trop éloquente pour ne pas commander la sympathie, radoucirent la signora Bianchi. Et puis elle se voyait, par son âge et ses infirmités, suivant le cours de la nature, sur le point de laisser Elena orpheline, seule au monde, sans parents et sans amis. Si jeune que deviendrait-elle ?…
Sa beauté et son peu de connaissance du monde l’exposaient à des dangers qui faisaient d’avance frémir la bonne dame. Une telle perspective pouvait justifier l’oubli de certaines convenances qui, en d’autres circonstances, auraient été toutes-puissantes sur elle. Devait-elle refuser d’assurer à sa nièce la protection d’un homme d’honneur qui aspirait à être son époux… Et si sa délicatesse se révoltait à l’idée de faire entrer Elena dans une famille qui la repoussait, sa tendresse et sa sollicitude pour cette chère enfant n’atténuaient-elles pas, devant sa conscience, le blâme auquel elle s’exposait ?
Mais, avant de prendre une décision, elle devait s’assurer du degré de confiance que Vivaldi méritait. Pour l’éprouver, elle ne donna à ses espérances que de très faibles encouragements et refusa absolument de lui laisser voir Elena jusqu’à ce que la réflexion l’eût amené à peser mûrement ses résolutions. À toutes les questions qu’il lui posa pour découvrir s’il avait un rival, elle ne répondit que d’une manière évasive. Et quand le jeune homme prit congé d’elle, il se sentit à la vérité un peu soulagé, mais il ignorait encore si sa jalousie était fondée et si les sentiments d’Elena lui étaient favorables.
Il avait obtenu de la tante la permission d’aller la revoir quelques jours après. En attendant cet heureux moment, le temps pesait à son impatience et il ne voyait qu’un moyen de l’abréger : c’était de se rendre de nouveau à la voûte mystérieuse et de rechercher les traces du moine ; mais le jour où il voulait mettre ce projet à exécution, il reçut un billet de Bonarmo qui refusait décidément de l’accompagner dans cette expédition hasardeuse et qui essayait même de l’en détourner. Ce ne fut pas dès lors aux ruines de Paluzzi qu’il songea à rendre visite ; une force irrésistible l’entraînait à la villa Altieri. Il arriva au jardin plus tôt que les jours précédents.
Il y avait à peu près une heure que le soleil était couché, mais l’horizon était encore bordé d’une bande d’or et la voûte céleste avait cette pure transparence particulière à ce climat enchanteur. Au sud-est, le Vésuve découpait sa masse sur le ciel d’un bleu sombre, mais le volcan se taisait.
Vivaldi n’entendait seulement que les cris de quelques lazzaroni qui jouaient ou se querellaient à peu de distance du rivage. Bientôt il aperçut une lumière qui brillait aux croisées d’un petit pavillon de l’orangerie et, cédant à l’espoir de revoir Elena, il s’avança de ce côté sans réfléchir à l’inconvenance d’une telle démarche, sans se dire qu’il était indiscret de poursuivre ainsi la jeune fille dans sa retraite et d’épier ses secrètes pensées. La tentation était trop forte. Arrivé près du pavillon, il se plaça devant une jalousie ouverte, caché toutefois par le feuillage d’un oranger. Elena était seule. Assise, dans une attitude rêveuse et mélancolique, elle tenait son luth sans en jouer. Sa physionomie et son regard voilé attestaient que son âme était en proie à un trouble profond. Se souvenant alors que, dans une circonstance semblable, il avait cru l’entendre prononcer son nom, Vivaldi allait se découvrir et se jeter à ses pieds, lorsque les sons du luth et de la voix d’Elena l’arrêtèrent. Elle chantait le premier couplet de la sérénade qu’il lui avait adressée la nuit de la fête, et cela avec un goût et une expression qui le ravirent. Elle fit une pause après ce premier couplet, et le jeune homme, entraîné par l’occasion, se mit à chanter le second. Son émotion faisait trembler sa voix, mais l’accent n’en était que plus pathétique.
Elena le reconnut bien vite ; elle rougit et pâlit tour à tour ; et avant la fin du couplet, le cœur palpitant, respirant à peine, elle était prête à s’évanouir. Vivaldi cependant s’avança vers le pavillon. À son approche, elle fit effort pour se remettre et lui ordonna de se retirer ; et comme le jeune homme continuait à se diriger vers elle, elle sembla se disposer à fuir. Mais Vivaldi, d’un geste suppliant, implora un moment d’entretien.
– C’est impossible, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme.
– Par grâce, reprit le jeune homme, dites seulement que vous ne me haïssez pas ! Dites que ma hardiesse, quand j’ose ainsi me présenter devant vous, ne m’a pas fait perdre tous mes titres à votre estime et à votre affection.
– Oubliez, dit Elena, oubliez ce que vous venez d’entendre.
– L’oublier ? Ah ! ne l’espérez pas ! ce chant que vous répétiez n’est-il pas un écho des sentiments que vous m’avez inspirés ? Ah ! le souvenir de ce doux moment sera, au contraire, l’éternelle consolation de ma solitude et l’espérance qui soutiendra mon courage.
– Assez, dit-elle, je ne me pardonnerais pas d’avoir prolongé un pareil entretien.
Malgré la sévérité qu’elle affectait, Elena laissa tomber sur le jeune homme un regard et un sourire qui démentaient ses paroles. Vivaldi voulut lui exprimer sa reconnaissance, mais elle avait quitté le pavillon et, comme il essayait de la suivre dans le jardin, elle s’échappa à la faveur de l’obscurité.
Dès ce moment, Vivaldi sembla vivre d’une existence toute nouvelle : le monde était devenu un vrai paradis, un séjour de délices et de félicité. Le doux sourire d’Elena avait laissé une impression ineffaçable dans son cœur. Au milieu des transports de sa joie, il défiait le sort de le rendre malheureux. Il revola plutôt qu’il ne retourna à Naples, sans plus s’occuper du fâcheux personnage dont il avait reçu les avertissements. Il passa toute la nuit à se promener dans son appartement. Le bonheur l’agitait comme avait fait le doute quelques jours auparavant. Il écrivit et déchira plusieurs lettres, craignant tantôt d’en avoir trop dit et tantôt de n’en dire pas assez.
Vers le matin, cependant, il en avait écrit une dont il était plus satisfait, et il la remit à un domestique de confiance pour la porter sur-le-champ à la villa Altieri ; mais à peine celui-ci était-il parti qu’il se rappela une foule de choses qu’il avait omises et qui auraient bien mieux rendu ses sentiments ; il eût voulu ravoir sa lettre à tout prix. À ce moment on l’avertit que son père le demandait. Vivaldi se rendit près de lui, cherchant ce que le marquis pouvait avoir à lui dire. Le doute ne fut pas long.
Le marquis prit la parole d’un ton plein de hauteur et de sévérité.
– Mon fils, dit-il, j’ai voulu vous entretenir d’un sujet de la plus grande importance pour votre bonheur et pour notre honneur à tous et, en même temps, vous fournir l’occasion de démentir un rapport qui me causerait beaucoup de peine si je pouvais y ajouter foi. Mais j’ai trop bonne opinion de mon fils pour admettre un instant ce qu’on m’a dit de lui ; j’ai même pris sur moi d’assurer que vous connaissiez trop bien vos devoirs envers votre famille et envers vous-même pour vous laisser entraîner à une démarche déshonorante. Je ne veux donc aujourd’hui que vous mettre à même de réfuter les calomnies dont vous êtes l’objet, et me voir autoriser par vous-même à détromper les personnes qui vous ont si mal jugé.
Vivaldi, qui attendait impatiemment la fin de cet exorde, pria son père de l’instruire de l’accusation portée contre lui.
– On m’a dit, reprit le marquis, qu’il y a non loin d’ici une jeune personne appelée Elena Rosalba. Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?
– Si je la connais ! s’écria Vivaldi. Mais excusez-moi, monsieur, ayez la bonté de continuer.
Le marquis regarda son fils d’un air sévère.
– On assure, dit-il, que cette jeune personne est parvenue à vous séduire…
– Il est très vrai, monsieur, que la signora Elena Rosalba m’a inspiré une tendre affection, mais elle n’a eu besoin de recourir à aucun effort ni à aucun artifice…
– Je ne veux pas être interrompu, reprit le marquis. On assure, vous dis-je, qu’avec l’aide d’une parente près de laquelle elle vit, elle a manœuvré avec tant d’art qu’elle a su vous amener au rôle dégradant de son adorateur.
– La signora Rosalba m’a élevée au contraire jusqu’à l’honneur de lui faire ma cour, répliqua Vivaldi incapable de se contenir plus longtemps.
Il allait continuer lorsque son père s’écria :
– Vous avouez donc votre folie ?
– Dites, monsieur, que je m’honore de mon choix.
– Jeune homme, je ne vois en vous qu’un enfant égaré par un enthousiasme romanesque, et je veux bien pour cette fois, mais pour cette fois seulement, vous pardonner. Reconnaissez votre erreur, abandonnez une maîtresse si peu digne de vous.
– Monsieur !
– Abandonnez-la, vous dis-je, et, à cette condition, je consens, car mon indulgence égale ma justice, je consens à lui accorder une petite rente, en réparation du dommage que sa réputation a souffert.
– Grand Dieu ! une pareille proposition ! Elena ! l’honneur, l’innocence même !
– On vous trompe, reprit le marquis, et je pourrais vous donner de sa mauvaise conduite telles preuves qui ébranleraient votre confiance, si enthousiaste que vous soyez.
– Calomnies ! Indignes calomnies !
– Je vous plains, dit froidement le marquis. Vous pouvez être de bonne foi, vous la croyez vertueuse malgré vos visites nocturnes chez elle ; mais supposons qu’il en soit ainsi, comment effacerez-vous la tache que vos assiduités ont infligée à sa renommée ?
– En proclamant devant le monde entier qu’elle est digne de devenir ma femme ! s’écria Vivaldi, les yeux étincelants de courage et de résolution.
– Votre femme ! dit le marquis, d’un accent qui exprimait à la fois un profond dédain et une colère inquiète. Si je vous croyais capable d’abjurer à ce point l’honneur de notre maison, je vous renoncerais à l’instant même pour mon fils.
– Comment donc, reprit Vivaldi, oublierais-je ce qui est dû à ma famille, quand je ne fais que défendre les droits de l’innocence méconnue ?
– Je vous demanderai, moi, d’après quel principe de morale vous désobéissez à un père. Quelle est donc la vertu qui vous apprend à vous dégrader, vous et les vôtres ?
– Il n’y a de dégradation que dans le vice, monsieur ; et, dans certaines circonstances, c’est une vertu que de désobéir.
– Ce langage paradoxal et romanesque, reprit le marquis irrité, me révèle suffisamment où vous puisez vos inspirations et ce que je dois penser de la prétendue innocence de celle que vous défendez avec cette ardeur chevaleresque. C’est vous, monsieur, sachez-le bien, qui appartenez à votre famille et non pas votre famille qui vous appartient ; vous avez à garder le dépôt de son honneur, et vous n’avez pas le droit de disposer de vous-même. Je vous préviens que ma patience est à bout.
Vivaldi ne put entendre attaquer la vertu d’Elena sans prendre de nouveau sa défense, mais ce fut avec les égards et la déférence d’un fils, quoique avec la dignité d’un homme. Ils se séparèrent fort irrités l’un et l’autre ; Vivaldi ayant fait des efforts inutiles pour obtenir de son père le nom du dénonciateur d’Elena, et le marquis n’ayant pu arracher à son fils la promesse de ne plus la revoir.