La comédie des marionnettes - Stéphane Calabrese - E-Book

La comédie des marionnettes E-Book

Stéphane Calabrese

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Beschreibung

La vie d’Alice, galeriste réputée, est parfaite. Dans son petit pavillon parisien, entre un mari aimant et un fils adolescent, sa route est tracée, sans virages. Malgré une mémoire amputée de quelques années, elle et sa famille ont choisi leur chemin. Et pourtant, du haut de cette scène en apparence idéale, un marionnettiste surveille.
Patiemment, il guette le moment où il va intervenir pour faire basculer ce qui était en place. Pour montrer qui tire les ficelles. Pour créer le chaos.

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Stéphane CALABRESE

LA COMÉDIE DES MARIONNETTES

Pour elle, pour lui, pour eux.

« Le libre arbitre est l’alibi de Dieu »

–Jean Cocteau.

- CHAPITRE 1 - 14 Janvier1999.23h25

Alors deux mains se posent sur ses hanches. Elle les accueille en les rejoignant avec les siennes. Leurs doigts se croisent, s’entrelacent. Une bouche s’aventure dans son cou, se fraie un passage sous ses cheveux, juste pour la sentir. Son odeur, le grain de sa peau, la courbure si parfaite de sa nuque. Alice resserre son étreinte et guide ses mains vers son ventre. Pour qu’il l’entoure, qu’il la serre, qu’il ne la laisse plus partir.

Jamais.

- CHAPITRE 2-14 Décembre 2016.6h00

Le spectacle de la pluie qui s’écrase sur le bois de la terrasse a quelque chose d’hypnotique. Il est assis là, devant sa fenêtre, son café à la main, comme s’il assistait à ce ballet pour la première fois. Et pourtant, tous les matins, c’est la même scène.

À quelque choseprès.

Il ne saurait dire ce qui lui plaît à rester là, immobile, en regardant le jour se lever. Dans le silence. Cette sensation de plénitude qu’il ne s’explique pas, juste en regardant cette pluie incessante.

Il est six heures et, dans la maison, il est toujours le premier debout. Tout est déjà prêt sur l’îlot de la cuisine. Pour Alice, un bol de café allongé ainsi que des tartines posées à côté du grille-pain et une plaquette de beurre allégé. Elle ne prend que des produits allégés d’ailleurs. Depuis toujours. C’est plus une routine qu’autre chose puisqu’elle n’a jamais vraiment fait attention à sa ligne. Elle n’en a pas besoin. Le tempérament de ceux qui peuvent manger tout ce qui leur passe par la tête en gardant une silhouette parfaite… Rageant pour les autres.

Deux verres posés. L’un contenant de l’eau et l’autre, une rose. Rouge. De celles qu’elle préfère. Et un petit mot plié en deux dans l’assiette.

–« Je t’aime ».

Un rituel qu’il avait créé pendant leurs premières années ensemble. Un rituel qu’il a gardé sans vraiment savoir pourquoi. Le poids des habitudes.

6h30. C’est l’heure où elle devrait se lever si elle veut arriver à temps au boulot. Mais ça n’arrivera pas. Elle se lèvera quand il sera parti et elle sera en retard à la galerie. Comme tous les jours. Anthony et elle ne se sont pas croisés le matin depuis très longtemps. Pour un psychorigide de la ponctualité comme lui, c’est affligeant. Mais il l’aime. Plus que tout. Alors il accepte ses travers comme s’ils n’en étaient pas.

Parce que c’est comme ça.

À la place destinée à son fils, un bol de chocolat chaud, deux tranches de brioche et un jus d’orange. Il ne touchera à rien de tout ça. Anthony le sait. Adam ne déjeune jamais. Il achètera plutôt des barres chocolatées au distributeur, à 10h, pendant la récréation au lycée.

L’horreur.

Tout en sirotant son café maintenant froid, il regarde la bande dessinée posée la veille au soir, à côté de l’assiette vide.

Grimion gant decuir.

Depuis quelque temps il essaie d’intéresser son fils à la BD. Avant ça, il avait essayé de l’attirer vers certains documentaires scientifiques, le sport télévisé, le sport tout court. Pas moyen.

Là c’est la BD.

L’enfance d’Anthony a été bercée par l’univers des grands bédéistes. Le Neige macabre de Didier Convard et Christian Gine, le monde cynique des super héros d’Alan Moore et Dave Gibbons avec les Watchmen, ou encore le si triste et glaçant V pour Vendetta de David Lloyd. Toutes ces histoires sorties d’on ne sait où et qui ont forgé son imagination.

Là, il a choisi Grimion gant de cuir pour son fils. Un scénario peu commun et magnifiquement bien pensé qui aurait pu l’intéresser. Mais l’adolescent l’a simplement feuilleté et laissé là quand il est monté se coucher. Anthony avait prévu un aller-retour au festival d’Angoulême le mois prochain dans le cas où son fils aurait montré un tant soit peu de curiosité. Mais non. Cette distance qui existe entre eux depuis maintenant des années et qui ne cesse de grandir le terrorise. Il a l’impression de le perdre un peu plus tous les jours.

Les échanges avec ses amis, qu’Anthony a pu intercepter, sont tout aussi plats qu’Adam le laisse transparaître. D’ailleurs, des amis, il n’en a pas beaucoup. Max et Roméo. De prime abord, ces deux adolescents n’ont pas l’air de sortir du lot. Pas sûr qu’ils soient de bonnes fréquentations pour son fils. Il y a même une part d’Anthony qui souhaiterait y voir quelques informations délictueuses. Peut-être simplement pour se dire qu’Adam trouve de l’intérêt dans quelque chose. C’est dire la détresse de cet homme et ce sentiment d’impuissance qui le ronge.

Mais non. Adam ne s’intéresse à rien. Pas plus qu’à sonpère.

Alors il cherchera autre chose. Une autre voie d’accès vers son fils. Mais il a le temps et, pour Adam, il aura toujours l’énergie nécessaire. Oui, tous les moyens seront bons pour savoir ce qui pourrait l’attirer vers lui.

Car il est réellement fou de ce gamin.

*

C’est l’heure et il va devoir y aller. Il aurait aimé que sa femme se lève plus tôt pour pouvoir l’embrasser avant d’aller au bureau. Par principe. Mais ça ne se fera pas.

Anthony est collaborateur dans l’une des plus grosses sociétés d’expertise comptable et de conseil de Paris. Un métier qu’il apprécie moyennement. Un métier qui sécurise sa famille surtout. Des horaires de bureau facilement adaptables avec des collègues conciliants et un travail plutôt tranquille, sans stress.

Car c’est important. Anthony n’aime pas le risque. Il aime les choses posées, cadrées, les choses choisies.

Il n’aime pas les surprises, les virages.

Il aime la récurrence.

Il aime les lignes droites.

Il aime la pluie.

D’ailleurs elle n’a toujours pas cessé. Sur Paris, elle cesse rarement d’ailleurs.

Et c’est parfait commeça.

- CHAPITRE 3 - 14 Décembre 2016.7h00

Quand Alice entre dans la cuisine, Anthony est déjà parti. Pas vraiment moyen de savoir qu’il est passé par là trente minutes avant d’ailleurs. La machine à café a l’air de sortir de son carton d’emballage, posée au milieu d’une cuisine témoin. Anthony, fan de vieux films et de répliques cultes dirait que « ça brille comme un miroir de bordel 1».

Chez Anthony, rien ne dépasse ; ses vêtements, ses avis, sa vie. Un homme sans surprises qui cultive l’art d’être commun, à l’extrême.

Pourtant, Alice n’est pas malheureuse car il est gentil, éclairé, fin, il peut être prévenant et même avoir une pointe d’humour dans les grandes occasions. Bref, il est rassurant. Et il aime Alice et Adam de toutes ses forces. De l’extérieur on pourrait dire que sa famille est la seule chose qui le relie au monde des vivants. Anthony n’est pas homme à faire rêver. Ni elle ni son fils.

Le voir pédaler tous les jours avec Adam pour tenter de créer un lien sans jamais aucun résultat, ça lui fend littéralement le cœur. Le Coyote et le Road Runner. Et ces échecs quotidiens la rendent malade.

Pourtant Anthony n’est pas vraiment fautif car leur fils est hors norme, adolescent blasé, systématiquement sur une autre planète, rêveur éveillé. Malgré cette apparence plutôt commune du jeune d’aujourd’hui que rien n’intéresse, Alice sent une étincelle au fond de sonfils.

Dans ses rares échanges avec lui, elle ressent une finesse qui laisse à penser qu’il n’est pas comme les autres. Qu’il y a un trésor caché, une sensibilité particulière qu’il est difficile de percevoir pour les gens qui l’entourent, mais qui, pour elle, est évident.

Derrière cette carapace en acier il y a quelque chose d’unique, de différent.

Et très certainement, de magnifique.

Mais pour l’instant, ni elle ni son mari n’ont trouvé laclé.

Toutes ses amies, détentrices du savoir universel, et ayant les mêmes « spécimens », ne cessent de lui dérouler les platitudes similaires sur l’éducation de leurs gamins respectifs :

–« C’est la crise d’ado, il n’a pas trouvé sa voie, c’est juste une période ».

Le consensus est tel qu’Alice se défend de s’inquiéter. Mais au plus profond d’elle, elle sait ; elle sait qu’Adam est différent et qu’il n’est pas à sa place.

Et elle est tout à fait consciente qu’il le sait aussi.

1 Mon nom est personne (1973), Sergio Léone, Fulvio Morsella et Ernesto Gastaldi.

- CHAPITRE 4-14 Décembre 2016.8h30

Elle est enfin prête. Adam doit toujours dormir. Ce matin il commence à 10h30. Un dernier regard dans la chambre du garçon. Il a encore dû se coucher très tard avec ses jeux en réseau.

La galerie d’Alice est située en plein centre de Paris. C’est certainement la galerie privée la plus renommée sur Paname. Bon nombre de peintres, sculpteurs, photographes célèbres et en devenir sont passés dans le temple de la jeune femme.

Art contemporain post seconde guerre mondiale, art conceptuel, art éphémère tel que le Street art en passant par le pop art d’Andy Warhol et Roy Lichtenstein, Alice en experte, apprivoise toutes ces œuvres comme si sa galerie en était le refuge nécessaire et obligatoire.

À quelques occasions, elle y a même invité certains groupes de musique plutôt prometteurs ainsi que d’autres artistes solos dont les agents connaissaient bien l’intérêt qu’il pouvait y avoir à profiter de l’image de sa galerie.

C’est l’endroit où elle se sent chez elle, son havre de paix. L’endroit qui dénote tellement cruellement avec le conformisme ambiant de son hameau parisien et de sa vie monocorde.

Le moteur de l’Audi Q5 ronronne comme un félin qui se réveille. Dans le rétroviseur, sa maison s’éloigne lentement. Direction la galerie.

*

Alice est brusquement tirée de ses rêveries artistiques par le Bluetooth de la voiture. C’est Sophie, son exubérante assistante. Plus qu’une employée, avec le temps, Sophie est devenue l’équivalent d’une associée, d’une amie et d’une confidente. Petit brin de femme sur-énergisée, elle fait tourner cette galerie comme si c’était la sienne.

Sans elle, Alice serait perdue.

Et certainement moins stressée le matin !

–Alors, qu’est-ce tu fous ?

–Bonjour, Sophie

–Tu comptes venir aujourd’hui ?

–Bonjour, Sophie

–Y a moyen que tu sois à l’heure, une fois dans tavie ?

–Bonjour, Sophie

–Ouais, ouais, ça va bonjour. Alors, t’arrives quand ?

–Cinq minutes. J’ai eu du mal à démarrer parce que je n’trouvaispas…

–Ouais, c’est bon, on s’en fout. Y a un ami à toi qui est passé.

–Quiça ?

–Je n’saispas.

–Comment ça tu saispas ?

–Ben tu le connais apparemment. Et plutôt bien, si j’en crois mon sixièmesens.

–T’as un sixième sens,toi ?

–La preuve.

–Oui bon, OK, mais il t’a filé sonnom ?

–Non.

–Un numéro de téléphone ?

–Non.

–Une adresse peut-être ?

–Nonplus.

–Tu sais quoi, au juste ?

–Qu’il estbeau.

–Il est beau ?

–Trèsbeau.

–Ah ! OK. Sympa, l’information. Et qu’est-ce que tu veux que je fasse deça.

–Ce que tu veux. Moi, je m’entape.

–Et il est encorelà ?

–Non.

–Donc, tu m’appelles pour me dire de me dépêcher parce qu’un gars, très beau, que tu ne connais pas, qui n’a laissé ni nom ni adresse est déjà reparti ?

–Ouais, et alors ?

–Alors rien. À tout de suite.

–Fonce.

Malgré l’urgence apparemment plutôt négligeable de la situation, Alice, intriguée appuie sur le champignon.

- CHAPITRE 5-14 Décembre 2016.10h00

Adam est scotché devant l’écran de son ordinateur depuis 8h ce matin. Jeux en réseau dès l’aube. Une simple pause de quelques minutes quand maman vient vérifier qu’il dort toujours. Et c’est reparti.

Ce matin c’est Minecraft qui débute la journée. L’avenir est à ceux qui se lèventtôt !

Ses cours démarrent aujourd’hui à 10h30. Pas question de louper le bus de 10h20. Vingt minutes de trajet et on devrait y être, à peu près.

Comme d’hab. 

De toutes les façons ce ne sont pas les cinq minutes de retard- Adam n’est pas fortiche en math - qui vont changer quoi que ce soit à la journée. Les minutes restantes seront tout aussi inutiles. Max et Roméo l’attendront comme tous les matins devant l’entrée du collège. Eux, ils sont à l’heure. Ce qui, pour le coup, ne sert pas à grand-chose. 

Malgré les sempiternels discours moralisateurs de son père sur le fait qu’on ne choisit pas sa vie sans réussite scolaire et qu’on y joue son avenir, Adam ne cultive pas une rigueur nécessaire à quelque réussite scolaire que ce soit. S’il ne recherche pas spécialement l’échec, il recherche encore moins le succès.

–Adam, par pitié, ne te laisse pas embrigader par les fainéants et les cancres. Ils te tirent vers le bas. Tu vaux mieux queça.

Là, en l’occurrence, les fainéants et les cancres ce sont Max et Roméo. Mais pas plus qu’Adam.

En trois ados on approche les limites de l’anarchie structurée en phobie à la fois scolaire et de tout ce qui peut avoir un lien avec le travail ou quoi que ce soit de fastidieux. 

En somme, une sorte de crime organisé contre l’Éducation nationale.

–Adam. On commence par quoi, ce matin ?

–Roméo. Par se faire virer pour le retard.

–Adam. Oui, OK. Mais quelle matière ?

–Roméo. Y a une matière dans la salle de perm ?

–Adam. Bon. Mais dans l’hypothèse où on se ferait pas virer ?

–Roméo. Ça, ça n’arrive pas souvent.

–Adam. Merde, Roméo.

–Max. Si tu veux savoir, on va se faire virer d’SVT.

Matière que, de loin, que les trois camarades exècrent leplus.

–Adam. Ben voilà ! Max, on est sur quoi d’ailleurs en ce moment ?

Max. Reproduction sexuée et maintien des espèces dans les milieux.

Devant la réponse tellement inattendue de Max, Adam et Roméo se figent comme si leur ami était soudain possédé.

–Messe basse.

–Adam. Tu crois qu’il a appris sa leçon ?

–Roméo. Peut-être qu’il a sorti ça au hasard.

–Adam. T’es sûr ? Ça avait l’air d’une vraie phrase.

–Roméo. Non, pas sûr. Je pense que ça ne voulait rien dire. Faut pas forcément s’inquiéter.

–Adam. Ou alors il veut faire l’intéressant devant Laura. Ça fait quelques jours qu’il fait le malin dès qu’elle est dans les environs.

–Roméo. L’enfoiré.

Laura, bien qu’inaccessible pour les trois cancres, est l’égérie du lycée. Petite blondinette bouclée et première de la classe, les compagnons sont sous le charme. C’est à qui réussira à la séduire en premier.

Ce qui globalement n’est pas prêt d’arriver vu qu’aucun ne se sent capable d’oser tenter quoi que ce soit, conscient qu’ils sont d’être les parias de la classe.

–Max. Qu’est-ce que vous foutez les gars ?

–Roméo. T’as appris ta leçon,Max ?

–Max. Juste le titre. Pour que mes vieux me lâchent la grappe.

Soulagement. Ça n’est pas aujourd’hui que le groupe implosera sous le poids d’une trahison.

- CHAPITRE 6-14 Décembre 1998.8h30

Alice boucle sa ceinture de sécurité. Direction la galerie. Elle est heureuse. Un boulot gratifiant dans une des maisons d’art les plus populaires de Paris. Son rêve. Et, pour ne rien gâcher, Valérie, sa patronne, qui vient de proposer de lui vendre la galerie d’ici quelques années.

Valérie est excentrique, artiste dans l’âme, et c’est quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Et elle adore Alice. C’est la seule à qui elle pourrait consentir à céder son entreprise, sa création, son bébé. Et Alice en est pleinement consciente.

D’ailleurs, Alice a une grande nouvelle à faire partager à sa patronne, à son amie. Anthony vient de lui faire sa demande en mariage. Pas la demande la plus originale qui soit mais Anthony n’est pas homme capable de scénariser une demande digne des plus belles histoires d’amour.

Hier soir, au restaurant habituel positionné dans le ventre mou du classement Tripadvisor et hyper pratique car on y trouve toujours une place pour se garer, juste après le dessert, il a sorti l’étui de la poche de saJott.

–Alice, tu veux m’épouser ?

Alice s’y attendait depuis quelque temps.

Léger temps calme pour favoriser un certain suspens.

–Oui, Anthony. Biensûr.

L’émotion de cette scène surréaliste pour un personnage extérieur n’aurait pu tirer quelque larme que ce soit à la moindre adulatrice transie des séries télé à l’eau de rose des débuts d’après-midi sur les chaînes publiques.

–Merci ma chérie. Je t’aime. On demande l’addition et on rentre ?

Anthony est gentil, éclairé, fin. Il peut être prévenant. Il lui arrive même d’avoir une pointe d’humour dans les grandes occasions.

Mais Alice est heureuse. En tout cas, elle en a l’impression. D’ailleurs, ça doit certainement être ça une femme épanouie. À passer du temps avec la grande majorité de ses amies qui cumulent les tuiles, qu’elles soient sentimentales ou professionnelles, Alice se sent privilégiée. Un chemin de vie tout tracé. Une route sans embûches, avec des limitations de vitesse, certes, mais en tout cas, elle en est sûre, une route sans virages.

Le téléphone sonne. Faut vraiment qu’ils inventent un système pour pouvoir téléphoner en voiture ! Alice attrape son sac tout en essayant de garder un œil sur la route. Si Anthony la voyait, elle aurait droit à un sermon digne d’un pasteur télévangéliste en transe.

–Allô.

–Alice ?

–Qui d’autre.

–T’arrives à quelle heure ?

–J’ai eu un problème avec l’alarme de la maison.

–T’en aspas.

–J’arrive. Quinze minutes.

–Dépêche-toi. Faut préparer la salle pour le concert de cesoir.

–Le concert ?

–Putain, Alice !

–Ah ! oui, le concert. Tu les asvus ?

–Qui ?

–Les musicos.

–Tu l’as vu. C’est un pianiste solo. Pas encore. Mais apparemment c’est bon. En tout cas son agent l’a bien encensé.

–Le contraire serait troublant.

–Ouais. Ceci dit on a du boulot pour préparer tout ça dans la journée.

–Il arrive à quelle heure ?

–19h30.

–et le concert démarre… ?

–À19h30.

–Ah ouais ! Ces artistes, toujours les mêmes. Z’ont toujours l’impression que le talent les dispense d’humilité.

–Et toi t’es dispensée d’arriver à l’heure pour quelle raison déjà ?

–J’ar…. Dé…. Pl…. d.. …seau .. tout des…..

Alice s’apercevant qu’elle n’a pas pensé à lui parler de la nouvelle, écrase l’accélérateur de la Fiat et fonce sans le savoir vers le plus grand tournant de savie.

- CHAPITRE 7-14 Décembre 2016.16h30

Les trois compères sortent du lycée avant tout le monde. C’est bien le seul moment où ils sont premiers, d’ailleurs. Et, tous les jours, juste quinze secondes après que la sonnerie du lycée a retenti : un monde parallèle !

–Adam. Vous rentrez comment les gars ?

–Max. À pied, comme d’hab.

–Roméo. Pas moyen que tu rentres avec nous, des fois ?

–Adam. Non. Mon père met toujours un point d’honneur à venir me chercher.

–Max. Il a peur de quoi ?

–Adam. J’en sais rien. Mais il veut sans arrêt discuter de plein de trucs.

–Roméo. De quoi ?

–Adam. De rien en particulier.

–Max. Il te parle de rien ?

–Adam. Rien d’intéressant en toutcas.

–Roméo. Comme le prof de français ?

–Adam. Presque, mais en moins intéressant encore.

–Max. Non !!! Tu déconnes.

–Adam. Véridique !

–Roméo. Ah ! ben, il estlà.

–Adam. Ouais, jamais en retard. À demain, les gars. Je vous ferai un débrief.

–Roméo. Non, ça va aller. Merci.

–Max. N’oublie pas de faire la chimie, cesoir.

–Adam. T’es con ! me fais pas rire avant de monter dans la caisse, il va croire que je suis content de le voir !

Anthony est garé sur sa place habituelle. Pour être sûr qu’elle soit pour lui, il arrive toujours quarante-cinq minutes avant. Le temps suffisant pour écouter trois quarts d’heure de Tosca, timée pour terminer par l’interprétation de « E lucevan le stelle », interprétée par Luciano Pavarotti. À son sens la meilleure, avec la vision de la cantatrice, se jetant dans le Tibre depuis la terrasse du Château Saint-Ange, bernée par l’infâme Scarpia.

Anthony pousse même, de temps en temps, la malice jusqu’à mettre en pause l’ultime plainte du ténor se remémorant les moments de bonheur passé avec Floria, pour faire coïncider le passage le plus vibrant, limite physique du chant, avec l’entrée d’Adam dans la voiture.

« O dolci baci, o languide carezze, mentr’io fremente le belle forme disciogliea dai veli ».

Il y aura bien un jour où son fils va enfin lui dire : « C’est beau ça, qui-est-ce qui chante ? »

Instant rêvé, fantasme, Anthony pourra alors l’initier à l’opéra italien dont il possède une collection qui rendrait jaloux n’importe quel exalté de la grande musique. Il s’y voit déjà et tout se mêle dans sa tête : La Traviata sur fond du chœur des esclaves, enchaîné sur l’air de « La dona e mobile » du Rigoletto, de l’Éthiopienne Aïda et de l’égyptien Radâmes avec leurs fameuses trompettes, Azucena et son trouvère en chefs d’orchestre du « Stride la vampa », Jean de Florette voguant sur la Force du destin, Mozart et Rossini en marionnettistes de Figaro, Turandot la princesse mortelle sur fond de « Nessun dorma », Madame Butterfly, la valse de La bohème et tant d’autres encore.

Dostoïevski a dit : « vivre sans espoir c’est cesser de vivre ».

Adam entre dans la voiture. Suspens.

L’adolescent baisse le son : « Que c’est fort ton truc ! ».

Encore perdu !

–Salut, fils. Ça a été, ta journée ?

–Salut, papa. Ouais, pas plus et pas moins que d’habitude.

–C’est-à-dire ?

–Que ça aété.

–Tu ne veux pas m’en dire plus ?

–Max a pris une heure de colle.

–Pour quelle raison ?

–Il faisait une bataille navale avec son voisin. Une grande. Une huit bateaux.

–Ah ! bravo. Et son voisin n’a pas pris une heure de colle,lui ?

–Si. Aussi.

–Eh ! bien, c’est mérité.

–Sûrement.

–Et toi, t’es à côté de qui, en classe ?

–À côté de Max, papa. Comme d’hab.

- CHAPITRE 8-14 Décembre 2016.9h20

Tandis qu’Alice passe la porte de la galerie, une voix derrière elle l’interpelle.

–Eh ! bien, c’est pas troptôt !

–Salut Sophie. Excuse-moi. Je vais vite pointer et j’arrive.

–Pas la peine. J’ai déjà rédigé ta lettre d’avertissement. Pour le recommandé, t’es toujours à la même adresse ?

–T’as du charme quand t’es en colère ! Alors qu’est-ce qu’on a, aujourd’hui ?

– L’expo de la semaine prochaine est quasi prête. Mais on a du pain sur la planche toute la journée.

–Warhol ?

–C’est ça.

L’événement en question, c’est l’exposition de Pop art, ce mouvement culturel britannique subversif des années cinquante. Alice a toujours eu un faible pour les artistes controversés comme les Roy Lichtenstein, Jasper Johns, James Rosenquist, et surtout, Warhol qui, en tant que peintre, auteur, producteur et même cinéaste, est à ses yeux l’un des plus grands artistes du vingtième siècle. Le but de l’expo qu’elle propose est de faire découvrir au public l’éventail des talents de l’artiste, tout en amenant la galerie à devenir l’une des plus cotées de Paris.

–Tiens, au fait, ton bel ami t’a laisséça.

Sophie sort de sa poche un petit écrin, plutôt modeste, et le tend à Alice.

–C’est quoi ?

–Qu’est-ce que j’en sais ?

–Tu l’as pas ouvert ?

–Tu me prends pourqui ?

–Sophie !

–C’est une colombe.

–Une colombe ?

–Bizarre ton ami. Pourquoi il te donneça ?

–Mais je ne sais même pas qui c’est !

–Il est trèsbeau.

–Tu me l’as déjà dit. Il t’a dit s’il devait repasser ?

–Non, mais à mon avis, il repassera. Tout va bien avec Anthony en ce moment ?

–Pourquoi tu me demandesça ?

–Pourrien.

Alice ouvre l’étui et effectivement en sort une petite colombe blanche en porcelaine.

–En effet, c’est étrange. Pourtant, ça me dit quelque chose.

–Quoi ?

–Je ne sais pas. Une impression de déjàvu.

–Ouah ! j’ai l’impression d’être dans un roman-mystère de Michel Bussi.

–T’excite pas trop quandmême.

–Rabat-joie.

Alice récupère la colombe et la remet dans son écrin. Elle a cette sensation qu’elle devrait savoir à quoi correspond l’objet mais pas moyen de mettre un souvenir dessus. Et plus elle fait l’effort, plus la sensation s’échappe comme un rêve au réveil qui s’évapore tandis qu’on essaie de l’attraper, envain.

De toute façon, depuis l’accident, Alice en a pris l’habitude. L’habitude que sa mémoire sera à tout jamais une cruelle ennemie.

- CHAPITRE 9-14 Février 1999.17h05

L’homme à la casquette rouge roule depuis vingt-deux heures. Non-stop. Ce n’est pas lui qui a pris du retard. Les cadences imposées par son employeur sont inhumaines. Mais il n’a pas le choix. Sa famille compte sur lui ; surtout sur son salaire en l’occurrence.

Il est épuisé. La route défile avec monotonie entre les arbres de cette départementale qui n’en finit plus. L’homme, bien que sachant qu’il est loin de respecter la législation sur les contraintes horaires liées aux transports routiers, avale le bitume, telle une machine.

Un boitier TV posé sur le tableau de bord pendant le trajet lui fait passer le temps. Plutôt dangereux au volant mais il sait qu’il a de l’expérience. Observer la route tout en regardant l’écran ça ne peut pas poser de problème quand on est vigilant. Et lui, il l’est.

Vingt-deux heures.

C’est long.