La Mer - Bernhard Kellermann - E-Book

La Mer E-Book

Bernhard Kellermann

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Beschreibung

L’intégration progressive d’un allemand parmi les pêcheurs de Ouessant

Après un séjour de quatre mois à la pointe de Pern sur l’île d’Ouessant en 1907 dans la Villa des Tempêtes – ancien bâtiment hébergeant la trompette de brume à vapeur (1885 à 1900), – Bernhard Kellermann publie en 1910 Das Meer, traduit en français en 1924. L’île (Ouessant – jamais nommée), la mer, le vent, les femmes, les hommes partis sur l’Océan sont la matière de ce roman magnifique et intemporel.

« Nous avions tout ce que le cœur peut désirer. Nous avions des femmes à foison, nous avions à boire, nous avions des tempêtes qui tourbillonnaient à une vitesse de quatre-vingts nœuds. Nous n’avions besoin de rien : merci, passez votre chemin... Dans notre île, il n’y avait ni arbres ni buissons. Elle avait l’air d’une chaîne de montagnes tombée en ruines, et tout autour, les écueils râlaient dans le ressac. Mais nuit et jour il tonnait, écoute ! C’était la mer. Il ventait ; le vent criait continuellement, et quand un humain passait sur la lande, il ondoyait comme un drapeau en loques. À toute heure du jour et de la nuit, les mouettes stridaient. L’île et la mer leur appartenaient… »

Un roman autobiographique captivant et juste, empli de poésie

EXTRAIT

Yann et moi, nous nous mettions sous pression dans un quelconque petit bar ; puis Yann me regardait avec des yeux brillants et humides, et il me bourrait les côtes :
— Héhé ?
— Bon, disais-je.
Yann et moi nous nous comprenions d’une manière quasi mystérieuse.
— Mais encore un verre ! Hé, patron, encore un verre, vivement !
Nous démarrions. Et aussitôt nous partions à toute allure, comme si c’était une question de vie ou de mort. Nous n’avions pas une minute à perdre.
— Seulement, pas de façons, tu entends ? disait Yann. Elles n’attendent que ça...
— Tiens ! Disais-je, agacé de la perpétuelle tutelle de Yann. Aije fait des façons ? Sacré nom de Dieu !
— Allons, allons ! Yann riait.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Bernhard Kellermann (1879-1951) est un écrivain allemand. Il publie tout d’abord des romans inspirés de ses voyages, puis il devient correspondant pendant la Première Guerre. À l’issue de la seconde guerre mondiale, il prône la réconciliation entre les deux Allemagne.

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BERNHARD KELLERMAN

La Mer

roman

Traduit de l’allemand parGeorges Sautreau

BOUHET

CLAAE

2005

ean e-book 9782379110146

La mer

Nous avions tout ce que le cœur peut désirer. Nous avions des femmes à foison, nous avions à boire, nous avions des tempêtes qui tourbillonnaient à une vitesse de quatre-vingts nœuds. Nous n’avions besoin de rien : merci, passez votre chemin…

Dans notre île, il n’y avait ni arbres ni buissons. Elle avait l’air d’une chaîne de montagnes tombée en ruines, et tout autour, les écueils râlaient dans le ressac. Mais nuit et jour il tonnait, écoute ! C’était la mer. Il ventait ; le vent criait continuellement, et quand un humain passait sur la lande, il ondoyait comme un drapeau en loques. A toute heure du jour et de la nuit, les mouettes stridaient. L’île et la mer leur appartenaient. Parfois l’île s’abîmait littéralement sous leur déchirant bruit de limes. Quand je nageais là-bas près des récifs elles tendaient leurs têtes blanches, inquiètes ; il y en avait trois, cinq, dix, mais dès que j’approchais, il y en avait des centaines, des milliers. Elles tournoyaient en stridant, m’enveloppant comme un nuage grondant d’orage, et j’étais saisi d’une terreur mystique, tant leur nombre était grand. Et souvent encore elles crient dans mes rêves.

En route ! La grande voile fait un bruit de tonnerre et nous filons. Nos muscles sont durs et nos cœurs sont d’acier sonore…

Je ne saurais plus dire quand mon regard tomba sur Roseher pour la première fois. Je sais seulement que c’était un jour de courrier, au printemps : Roseher était l’unique fille blonde de l’île, et il est possible que ce soit justement par là qu’elle fit impression sur moi. A proprement parler elle n’était pas blonde, mais jaune, si l’on peut dire. Toutes les autres par contre étaient noires, et je les connaissais toutes.

De temps à autre, nous entreprenions une expédition : Yann « le petit capitaine », Poupoule mon chien, et moi ; et c’est dans ces explorations que je faisais leur connaissance. Il y avait dans l’île trois fois plus de femmes que d’hommes, car les hommes servaient sur les bateaux, et Dieu sait où ils étaient. Tant qu’elles étaient jeunes, elles étaient belles, et, vieilles, nous les évitions. Elles étaient brumes et cuites par le soleil, et le sang flambait sur leurs joues et dans leurs yeux, comme si elles sortaient d’un four incandescent. Elles avaient de fortes dents blanches et des cheveux d’un noir de jais qu’elles portaient dénoués et épars sur les épaules. Elles avaient le cœur simple, elles étaient gaies et bruyantes et elles n’hésitaient pas longtemps car elles n’avaient ni le temps ni le choix.

Yann et moi, nous nous mettions sous pression dans un quelconque petit bar ; puis Yann me regardait avec des yeux brillants et humides, et il me bourrait les côtes :

— Héhé ?

— Bon, disais-je.

Yann et moi nous nous comprenions d’une manière quasi mystérieuse.

— Mais encore un verre ! Hé, patron, encore un verre, vivement !

Nous démarrions. Et aussitôt nous partions à toute allure, comme si c’était une question de vie ou de mort. Nous n’avions pas une minute à perdre.

— Seulement, pas de façons, tu entends ? disait Yann. Elles n’attendent que ça…

— Tiens ! Disais-je, agacé de la perpétuelle tutelle de Yann. Aije fait des façons ? Sacré nom de Dieu !

— Allons, allons ! Yann riait.

Il faisait nuit, tout dormait. Les feux des phares nous poursuivaient comme de gigantesques lanternes sourdes et nous nous glissions comme des voleurs entre les masures. Souvent il fallait nous tapir derrière un mur bas pour ne pas être vus.

— Baisse-toi ! Commandait Yann. Puis Yann frappait à une fenêtre :

— Ouvre, ouvre donc ! Il frappait patiemment une heure durant, en murmurant :

— Ouvre ; c’est moi, Yann !

Enfin le verrou cliquetait et Yann se coulait dans la maison. J’attendais. Les nuages noirs roulaient par le ciel, le vent faisait claquer mon paletot, j’avais froid. Enfin Yann revenait, l’air rassasié et échauffé.

— Rien à faire aujourd’hui avec elle.

— Rien ?

— Non, nous avons choisi un mauvais jour.

— Oh ! Yann !

Et nous gouvernions dans une autre direction.

— Ouvre, ouvre donc, c’est moi, Yann ; Nous prêtions l’oreille, Poupoule grognait.

— Ouvre, ouvre donc !

Dans les masures de pêcheurs régnait une odeur douce et puissante, comme dans une étable.

— Embrasse-le, marche ! Commandait Yann. C’est mon ami — Napoléon — tu n’as jamais entendu parler de lui ?

Puis nous tenions la barre quelques lignes à l’Ouest, et nous frappions à une auberge écartée pour prendre des forces. L’hôte réveillé était frustré de son repos nocturne, mais comme nous avions une magnifique addition de un franc et que nous payions comptant, nous étions les bienvenus.

— Maintenant nous allons à Stiff, disait Yann, une demi-heure. C’est là que demeure Jeanne, mais il faut prendre garde, il faut qu’elle sorte…

Yann était insatiable.

— Crois-tu qu’elle sortira, Yann ?

Yann s’arrêtait et enfonçait sa casquette sur la nuque.

— Quand c’est moi qui frappe ? Hé ?

C’est de la sorte que je faisais connaissance avec les beautés de l’île. Je ne veux pas prétendre que nous souffrions de la disette, ce serait de l’ingratitude rien de moins.

Mais je n’avais pas encore vu Roseher.

Un mercredi je me rendis au port pour voir si le Commissionnaire entrerait sain et sauf. La mer était agitée.

Les pêcheurs se tenaient en haut des rochers qui dominaient la baie comme des tours, et sans un mouvement, ils regardaient le Commissionnaire ; parfois seulement ils crachaient, mais sans bouger. Ils avaient l’air fripés et déchiquetés, desséchés par le soleil, les yeux rodés par le vent. Beaucoup semblaient sortir de l’eau, les cheveux clairsemés collés aux tempes, les bourgerons pendant aux épaules. Près d’eux se tenait Joël, le marchand et le « Roi de l’île », en veston de cuir noir, la longue-vue aux yeux. Son visage rouge-cire-à-cacheter respirait l’aisance, il portait toute sa barbe, une barbe noire qui crépitait de santé.

— Oh la la ! cria-t-il.

Et il secoua la tête d’un air soucieux, car le Commissionnaire lui appartenait. Dans le lointain, — quelques loques de toile au bout de ses vergues — le cutter pataugeait dans la houle mugissante, enseveli sous les paquets de mer. Parfois il s’enfonçait jusqu’à la pointe du mât — adieu ! — non, il émergeait de nouveau. Derrière lui la pluie noirâtre tombait obliquement. Soudain tous les pêcheurs retinrent leur souffle, — si maintenant une voile craquait, ou si le vent cessait une seule minute ! De nouveau ils crachèrent : tout danger était écarté. Dans les niches des roches, les femmes des pêcheurs étaient accroupies par petites troupes, comme des poules que le vent a soufflées dans un coin. Sur elles tout flottait : les chevelures noires dénouées, les rubans des coiffes blanches, les jupes. La brune Jeannette était assise parmi elles, et elle leva les yeux vers moi en souriant. Je me tenais près des pêcheurs, immobile comme eux, et par moments seulement je retirais ma pipe de ma bouche et je crachais, à la manière américaine, entre les dents : j’avais atteint la perfection dans ce genre d’exercice.

Le Commissionnaire amena ses voiles et, avec un bruit de ferraille, il jeta son ancre rongée. Un petit nuage de rouille s’éleva, dont l’odeur parvint jusqu’à moi. Aussitôt, à l’accoutumée, on vit sortir du port ce petit bateau qui se mouvait à la façon d’un têtard, car on le manœuvrait avec une seule rame en poupe. Une demidouzaine de paquets ondoyants (des êtres humains), des ballots, une bande de petits cochons, tout cela fut jeté dans le bateau avec la hâte propre aux gens de mer une fois au travail. En un clin d’œil le canot fut plein à couler.

Les porcs criaient à tue-tête, et dans les niches des rochers, les femmes gloussaient de rire. Mais soudain elles se mirent à appeler. Elles faisaient le moulinet avec leurs bras en criant :

— Roseher ! Roseher !

A la proue du petit bateau dansant sur les vagues se tenait une jeune fille avec des cheveux de cuivre jaune flottant au vent.

Je ne l’avais encore jamais vue. Elle avait des cheveux jaunes ! Et son attitude était si calme !

Les porcs hurlants furent jetés à terre, les ballots, le sac postal, et toute une montagne de grosses miches avec une croûte gris-crasse. Les porcs les piétinèrent, la vague jaune les lécha et en teignit quelques-unes en brun avant que Joël ait pu les garer.

— Attrape, attrape ! criait-il.

Et un galopin à la culotte dépenaillée, le protégé de Joël, sauta au beau milieu de la montagne de pains.

Roseher débarqua adroitement du canot entre deux vagues et grimpa vivement le sentier dans un claquement de sabots. Plus elle approchait, plus ses cheveux devenaient jaunes. Elle était petite et mince, une jeune fille de seize ans ; elle portait une coiffe blanche, un fichu sur les épaules, et elle était vêtue de noir comme toutes les femmes de l’île.

Nous nous tournâmes vers elle. Les pêcheurs le firent sans bouger les pieds, leurs sabots étaient cloués au sol. Kedril retira sa chique de sa bouche et la mit dans sa casquette, sur sa tête.

— Voilà Roseher de retour ! dit-il.

Les autres ne dirent mot. Ils faisaient gicler le jus de tabac entre leurs dents et hochaient la tête avec une affabilité d’enfants. On le voyait bien qu’elle était là.

A ce moment Roseher nous regarda. Ses cheveux jaunes flottaient autour de son petit visage puéril et elle les écarta de la main. Les femmes lui crièrent quelque chose en riant, et elle me considéra de la tête aux pieds avec curiosité. Je retirai ma pipe de ma bouche, mais sans changer de mine. Alors le regard de Roseher revint encore à moi et s’attacha sur ma main où je portais une bague insignifiante. Puis elle me lança droit dans les yeux un regard rapide. Mais qu’était-ce donc que ce regard ?

Les femmes eurent un large rire, caquetèrent et partirent avec Roseher. En un clin d’œil le vent les avait soufflées derrière le coin. Mais avant de disparaître Roseher regarda encore une fois en arrière.

En bas dans la baie, le Commissionnaire se balançait, abandonné ; un matelot en chemise rouge grimpa sur le pont. Le facteur et receveur des Postes se mit au travail. Armé jusqu’aux dents, il se jeta en pleine mêlée. Il portait de hautes bottes de cavalerie et brandissait à la main un ridicule petit panier avec les lettres. Son service était meurtrier. Où qu’il arrivât, il lui fallait boire un petit verre. Mais le soir, il revenait toujours victorieux, baigné de sueur et soufflant comme un hippopotame, s’effondrer dans le bar de Chikel sous l’énorme fardeau de sa responsabilité, de son importance, et d’un service infernal pour lequel il avait rassemblé des forces huit jours durant.

La charrette au bidet blanc vint enlever les sacs et les ballots. Ce bidet, en marche ou à l’arrêt, vivait dans une sorte de constante génuflexion, il avait une bordure rouge autour des yeux et des naseaux, et il était presque complètement glabre. Il s’endormit instantanément et le galopin lui chatouilla l’intérieur des naseaux avec un brin de paille sans le moindre succès.

La charrette partit… le calme était rétabli dans l’île pour toute une semaine.

J’achetai au village pour deux sous de poisson et je retournai à la « Villa des Tempêtes ».

« As-tu vu qu’elle a regardé ta bague ? Me dis-je à moi-même. Elles sont bien toutes les mêmes à travers le monde entier. Comme elle a les cheveux jaunes, oho, ce n’est presque pas permis, hein, Poupoule ? »

Soudain son regard me revint à l’esprit. Singulier. C’était un — comment dirai-je ? — c’était un regard comme en ont les fous.

II

Le chemin passait tout en haut des rochers dans lesquels la mer pompait et raclait sans arrêt.

Jour et nuit elle était au travail. Elle trouvait une fissure et commençait à percer un tunnel. Il fallait qu’il soit fini dans mille ans, et elle se mettait courageusement à l’œuvre. Quelques pas plus loin elle martelait dans une grotte et burinait dans une faille. Dans mille ans la faille devait rejoindre le tunnel. Alors, pendant les grandes tempêtes, elle lancerait en l’air des pics et des pointerolles pour creuser une galerie. Et mille autres années plus tard le plafond était si mince qu’il s’écroulerait sous les averses, et un rocher se dressait, dégagé et tranchant comme une faux. Et la mer se cherchait une nouvelle tâche. Elle avait le temps.

Plus on approchait de la « Villa des Tempêtes », plus la mer devenait bruyante. Car de ce côté c’était le large, l’Océan, et le grand courant se brisait sur les écueils. Sans arrêt les colonnes d’écume montaient à l’assaut des récifs. Parfois, un grondement, comme si une énorme masse de rochers croulait dans la mer : une grosse lame. Je ne m’arrêtais plus, mais souvent encore l’effroi me pénétrait le cœur.

Lourdes comme du plomb, des gouttes détachées tombaient du ciel. Bas et pesants, les nuages se traînaient sur la mer sombre, comme une fumée noire, et la nuit vint vite. Nos deux phares se mirent au travail. Au nord, Stiff. Telle une lune effroyable pompant les ténèbres, il palpitait, surgi derrière la lande noire. Deux fois blanc et une fois rouge. Mais au sud, très haut dans le ciel, un soleil fantomal commença de tourner comme en démence avec ses quatre faisceaux de rayons blafards. C’était Creach. Il dardait ses gerbes de lumière dans la nuit à trente milles de distance. C’étaient de brusques coups d’éclairs doubles. Ils volaient sur la lande noire, les pignons blancs des masures, couraient comme un serpent étincelant le long des rochers de l’autre côté de la baie, attouchaient un récif, une vague, la frange d’un nuage, une voile… disparus, la nuit, le noir… et déjà ils vous éblouissaient de nouveau. Avec la nuit, alors que se taisaient les bruits du jour et que l’ouïe s’aiguise, la mer tonnait d’autant plus fort, et on en arrivait à se figurer vivre dans un orage perpétuel.

Creach illuminait mon chemin. Tous les rochers qui ressemblaient à des crânes d’éléphants polis par l’usure et à des squelettes d’animaux préhistoriques, reprenaient figure et s’emplissaient de vie quand le coup de lumière les balayait. Au milieu d’eux se dressait un moine blême, émacié, qui levait le bras et prêchait les squelettes : « Il n’est pas encore trop tard, ô sauriens ! » Chaque nuit il était là qui prêchait ; le jour, il n’était rien qu’un bloc de roche ordinaire. Moi aussi, il me prêchait, quand je passais devant lui : « Ce qui est vrai pour les sauriens, est vrai pour toi aussi ! » Et il se tournait vers moi, le bras levé : « Il n’est pas encore trop tard, païen ! » La « Villa des Tempêtes » elle-même avait l’air d’un crâne blanchi dont le nez rongé était ma seule entrée.

C’était autrefois une maison de veilleur, mais elle appartenait maintenant à Joël, le marchand, collectionneur de vieilles bicoques qu’il décorait de noms pompeux : « Villa des Tempêtes », « Sanssouci », « Louis XVI ».

Je déballai mes poissons, les écaillai, et les fis griller sur un petit feu dans un papier largement enduit de beurre. Du foie, je fis une sauce avec du beurre, du sel et du vinaigre. Et puis nous avions encore quelques petites pommes de terre. Princier !

Les appartements de la « Villa des Tempêtes » consistaient en une seule et unique petite pièce dont la moitié était prise par une informe cheminée, noire de suie, qui aurait presque pu m’engloutir. J’aimais à m’asseoir là-devant et à regarder le feu.

Les poissons grésillaient et dehors vacarmait la mer. J’avais l’ouïe fine et aiguisée et je distinguais individuellement chaque lame. Avide et sauvage, le courant se ruait contre les écueils ; dans le lointain, j’entendais gronder à intervalles réguliers, comme si des tuyaux de bronze roulaient à la côte. C’était le jusant dans la baie. Et à travers ce bruit, je percevais un lointain crépitement de feu de salve. C’était la mer à Creach. Elle avait broyé les rochers en débris et chaque lame montante et descendante roulait ces boulets de cent kilos. Mais ces éclatements et ces craquements et ces cris, qu’était-ce donc ? Non, je n’ouvrais plus la porte. Je ne voyais plus de noires carcasses de vaisseaux émerger et disparaître, je n’entendais plus crier des gens qui se noient. C’étaient les sombres écueils qui dansaient làbas, et je savais aussi d’où venaient les cris. C’était l’eau qui criait, le vent. Les pierres criaient.

Un heurt à la porte. Je ne me retournais pas. Qui pourrait venir ? Le vent pleurait à la lucarne, il pleurait d’une douleur qui n’a rien de banal, d’une douleur de choix capable de briser le cœur d’un saint. Puis il riait d’un petit rire insensé… et il était parti.

J’étais assis devant mon petit feu et je fumais ma pipe. « Hé, Poupoule, vieux camarade ! » dis-je en lui grattant la tête. Qu’était-il arrivé ? Rien. Mais il y avait dans l’air comme une odeur d’aventures.

Ce farfadet jaune, qui avait surgi de la mer aujourd’hui ! Je me préparais. Prends garde à toi, Yann !…

III

Dès le lendemain je partis à la découverte pour débusquer Roseher. Mais je ne la trouvai pas. Bah, elle pouvait parbleu bien rester où elle voulait, je n’en étais pas réduit à elle. Et le surlendemain je l’avais oubliée.

Les mouettes criaient et les hirondelles de mer passaient à tire d’aile, tintinnabulant et glougloutant. Il ventait. Le ressac tonnait. Nous partions à la pêche. Nous partions pêcher le homard et la langouste, notre bateau était rempli de casiers. Kedril, le pilote n° 1, recevait une dépêche, et nous filions entre les rapides lames noires comme un vaisseau-fantôme. Nous braillions comme des démons pour dominer le tumulte de la mer. Commandement et répétitions du commandement. Je servais la voile de misaine et j’avais à cœur de venir à bout du vent. J’arc-boutais mes pieds sur les membrures de la barque et souvent j’étais suspendu horizontalement au-dessus du bateau pour tendre la voile. J’avais les mains écorchées, les yeux enflammés par l’eau salée et le vent, les cheveux collés au visage. Nous croisions huit heures durant entre les montagnes d’eau, jusqu’à ce que le feu trouble de notre vapeur clignotât dans l’obscurité, et huit heures durant le vent nous égrenait ses trilles dans l’oreille comme une stridente petite flûte. Le pilote grimpait le long de la noire paroi de fer et disparaissait dans les hauteurs. Une fois en haut seulement son visage rougi par l’alcool et sa joue enflée, — c’était là qu’il conservait son tabac — émergeaient de nouveau dans la lumière des lampes. Adieu, pilote ! Le compagnon et moi, nous appuyions de toutes nos forces les gaffes contre le vapeur pour ne pas nous y écraser, et le monstre de fer s’éloignait. Alors nous filions dans la nuit, refaisant tous ces milles pour rentrer. Les paquets de mer crépitaient sur nos vêtements huilés. Nous avions les yeux tendus sur la route noire devant nous, guettant l’écume. Car où il y avait de l’écume il y avait des récifs. Mais par temps de brume, nous nous penchions par-dessus le bordage, le nez froncé, reniflant des tonnes entières d’air pour flairer les récifs.

Nous buvions. Oh ! Comme nous buvions effroyablement. La bouteille à la main, nous titubions le long des murailles et nous buvions, parce que nous étions altérés. Tout ce sel, il fallait bien le faire descendre. Les pêcheurs braillaient par la fenêtre. La mer avait ensauvagé leurs cœurs et qu’y pouvaient-ils faire ?

— Gueule aussi ! criait Yann.

Et je gueulais pareillement par la fenêtre. Cela nous donnait de l’agrément…

Mais durant des jours nous demeurions solitaires là-bas avec le vent et les mouettes, Poupoule et moi.

Devant ma maison, il y avait une pierre, grande et plate comme une table. Elle était grise dans le soleil, mais par temps trouble elle prenait une teinte foncée. C’est sur cette pierre que je m’asseyais pour regarder la mer.

Les nuages couraient dans le ciel et leurs ombres flottaient sur la mer comme des îles sombres. Le vent soufflait, tranchant l’eau d’un vert laiteux, sans discontinuer, et la mer était une armée de vagues aiguës ; l’horizon fumait. Le vent hurlait et cornait, et la mer était tigrée de larges bandes d’écume courroucées qui s’enfuyaient : tonnerre et éclairs.

L’heure passait et la mer était différente.

L’espace m’éblouissait. Je me levais comme si je voulais dire quelque chose, des mots énormes flottaient sur mes lèvres, des blocs de mots, mais leur sens m’était étranger, et je ne disais rien. Je me rasseyais. Le vent soufflait et attisait mon cœur, l’embrasant jusqu’en son tréfonds ancestral. Et je restais assis au milieu de l’étendue et du vide et des choses inconnues qui sont dans l’air. Je restais ainsi du matin au soir et alors je comprenais ce que mon cœur voulait me dire. Oui ! Je regardais en haut. Dieu s’était absenté, il avait provisoirement laissé la terre toute seule, du moment qu’elle était sortie de nourrice, mais les anciens Dieux vivaient encore, eux à qui je sacrifiais quand je venais par les montagnes, la hache de pierre à l’épaule. Entends-tu ? Quel grondement là-haut ! Les anciens Dieux étaient en route là-haut.

Mille kilomètres carrés d’eau, mille kilomètres cubes d’air, tout cela m’appartenait. Non, Ceux d’en haut ne devaient pas s’imaginer qu’ils avaient affaire à un gaillard ingrat et mesquin. J’allais voler la moitié d’une clôture de jardin et j’allumais un feu au milieu des rochers. J’y jetais des poissons que j’avais pris de ma propre main ; avec leurs yeux et leurs entrailles je les jetais dans le feu, et la fumée noircissait mon visage. Ils le verraient, s’ils passaient là-haut à travers l’éther !

Et jour après jour je restais assis sur la pierre devant ma maison.

Là-bas passaient les vapeurs.

Je distinguais le moindre nuage de fumée sous les nuées traînantes ; et même un mât qui cheminait à l’horizon, fin comme une aiguille, ne pouvait échapper à mes yeux. Le nuage de fumée grandissait, une tour grise et fumante se dressait sur la ligne de l’horizon. La tour s’arrondissait, il lui poussait des mâts, des cheminées, des ponts. Les mouettes s’élançaient des récifs et filaient en stridant. Et le vapeur approchait, luttant contre le flot. Sa proue s’enfonçait et disparaissait, longtemps, comme s’il sombrait. Puis la proue se dressait en l’air et la poupe s’enfonçait. Et de nouveau la proue s’inclinait. Et il passait. Les colonnes d’écume montaient verticalement jusqu’en haut de l’éperon, les paquets de mer balayaient le pont. Quand le temps était brumeux, il m’arrivait de perdre le vapeur de vue et j’étais obligé de le chercher plusieurs minutes avant de le retrouver. Dans la tempête ils apparaissaient comme des fantômes désespérés qui se battaient avec la mer. Ils avaient l’air glabres, comme rasés par l’orage. Ils émergeaient et disparaissaient, fumaient, ballottaient, plongeaient, et souvent cela durait une heure avant qu’ils eussent passé le grand courant.

Ils se dirigeaient vers le sud et le sud-ouest. De ma pierre je voyais jusqu’aux villes brûlantes et grouillantes de l’Asie, jusqu’à l’Afrique du Sud, jusqu’au Mexique, jusqu’à l’Amérique du Sud, et parfois jusque-là où les îles couvertes de palmiers sommeillent dans une mer de velours bleu, et les singes grimpaient dans nos cordages aussitôt que nous accostions.

Je guettais le large. Le vent tiraillait mes cheveux, des étincelles s’envolaient de ma pipe et filaient horizontalement sur la lande. Perchée sur un rocher, une mouette aux plumes hérissées guettait le large comme moi.

Poupoule était blotti près de moi et son nez se fronçait à toutes les odeurs qu’envoyait la mer. C’était un chien de navire, en retraite, un grand caniche noir à longs poils, et un vrai diable, et il avait parcouru toutes les mers. Je l’avais échangé là-bas à la côte, contre une bouteille d’eau-de-vie. De temps à autre il faisait une petite excursion, le museau à terre, à la recherche de colimaçons cachés. Il trottinait de-ci de-là et descendait à la mer. Il courait sur trois pattes, ce qui, sans aucun doute, augmentait son plaisir. Il bondissait en avant, puis en arrière, la gueule en biais, et happait la vague. Puis il revenait s’asseoir tranquillement près de moi.

Un trois-mâts se dressait sur la mer. Les yeux jaunes de Poupoule étincelaient vers moi à travers ses touffes de poils grisonnants.

— Oui, Poupoule, je le vois bien.

Mais Poupoule voulait savoir si c’était son bateau.

— Oui, c’est le tien ! Alors Poupoule poussait un hurlement bref et ardent. Je tapotais sa fourrure.

— Viens !

Nous partions. Nous cherchions une plume de mouette pour ma pipe en rôdant parmi les rochers.

— Dieu veuille, Poupoule, que nous trouvions une plume convenable !

La vague clapotait. Je la regardais et lui disais :

— Et toi, que veux-tu donc ?

Parfois je parlais aux grains de sable qui roulaient sur la lande ; car je ne pouvais pas toujours m’entretenir uniquement avec Poupoule. Je parlais aussi aux moutons noirs attachés de place en place à des piquets et qui attendaient qu’un brin d’herbe poussât. Je les saluais et leur exposais mon point de vue.

— Que messieurs vos pères fussent des moutons, avec votre permission, disais-je, cela n’a rien de honteux ! Non, là-dessus nous sommes parfaitement d’accord. Mais que vos descendants ne doivent encore être que des moutons dans des millions d’années, voilà qui vous rend méprisables.

Vous vous êtes fourvoyés dans une impasse, votre situation m’inspire de la pitié. Je vous demande pardon, Messieurs !

Je les saluais et m’en allais. Les moutons me suivaient du regard, grelottants de froid.

Nous avions trouvé la plume et nous retournions à la maison. Ecoute ! Tout autour, le bruit de moulin de mille chutes d’eau… Le grand poumon respirait. La mouette était en campagne, l’hirondelle de mer tintinnabulait.

Trii !… Trii !…

Deu-hi ! Deu-hi ! Goullougoullougoullou… deu-hi !

Le vent balayait la lande, et force m’était, de me cramponner aux pierres.

Mais quand le soleil brillait et que j’étais de bonne humeur, je m’asseyais dans les rochers et je tirais de ma poche ma petite flûte. Je l’avais achetée chez Joël, pour me faire passer le temps ; elle coûtait dix sous, mais elle possédait un son merveilleux. Oh, je ne jouais pas pour vous, ne craignez rien, je jouais pour la petite vague à mes pieds, pour les poissons dans la mer, pour le vapeur dans le lointain, pour Poupoule et pour moi.

Ah ! Quel son magnifique ! Merveilleusement clair, l’écho de la flûte se répercutait dans les rochers. Poupoule dressait les oreilles et me regardait, plein d’admiration.

IV

Pas le moindre événement. La mer cheminait. Dehors se fit entendre un piétinement, je me levai, le cœur battant. Ecoute, Poupoule ! Quel est ce piétinement ? Est-ce qu’on marche dehors ?

— Eh ! Attends donc, noir démon, où vas-tu ? Comme tes cheveux brillent ! Comment t’appelles-tu… Yvonne ? Je voudrais baiser ta nuque brune, Yvonne, à l’endroit où le souffle du vent sépare tes cheveux. Comme ça, tu vois, n’aie pas peur… Arrière, Poupoule ! Hahahaa, tu vois pourtant bien que ce n’est pas un mouton !

De nouveau il se passa plusieurs jours avant qu’un être humain se montrât par là. Je vidais ma pipe. Toc… toc… Le bruit résonna sur la lande. Alors un homme émergea de la lande et mit le cap sur ma maison. C’était Kedril qui venait m’inviter à sa noce.

— Alors, tu te maries, mon vieux ?

— Oui. Je bois trop. Viendras-tu ?

— Si je ne viens pas, c’est que personne ne viendra, pilote !

— Tu peux peut-être apporter ta flûte ? (Ma petite flûte était célèbre dans toute l’île.)

— Certainement, mon cher !

A cette noce je revis la jeune fille aux cheveux jaunes.

Pour ne rien perdre de la fête, j’étais sur les lieux dès le petit matin. Il y avait encore de la rosée sur les chaumes.

J’étais rasé de frais, mon col, encore blanchi en Europe (le dernier) étincelait au soleil. A la main je portais deux bagues, et à mon guet une mince chaîne d’argent que depuis cinq années déjà je traînais dans la poche de mon pantalon. Dieu sait pourquoi. Au milieu de ces pêcheurs j’avais un air de distinction suprême et je fis sensation.

A l’église, les femmes en coiffe blanche étaient agenouillées à gauche, et les hommes à droite. La chevelure blonde de Roseher tranchait sur toutes ces crinières noires comme un louis d’or nouvellement frappé parmi de vieilles monnaies de bronze. Chaque fois qu’elle faisait le signe de la croix, ses lèvres remuaient ; elle ne regardait ni à droite ni à gauche. Le prêtre caquetait comme une poule qui a subi une grande injustice et ne peut pas retrouver l’équilibre de son âme. Il tonnait contre l’ivrognerie. Sans doute, c’était lui qui naviguait sur mer dans le vent et la pluie, et vivait toute l’année de poisson séché et de tabac à chiquer, tandis que les pêcheurs restaient assis dans un fauteuil rembourré et se réchauffaient à l’amitié des Saints. Nous fûmes lentement grillés au feu du Purgatoire, puis un léger zéphir de béatitude passa sur nous, et le sermon était fini. Tous étaient empoignés. Kedril, le marié, qui était ivre dès sept heures du matin, prêtait l’oreille en tirant un bout de langue et l’alcool pur sourdait de ses yeux enflammés. Sa fiancée était à genoux, le dos gras et voûté, la tête penchée, comme prête pour l’exécution.

Pendant ce temps, Poupoule s’amusait royalement avec le perroquet vert de Joël qui faisait sa promenade matinale sur la place de l’église. Je les entendais tous deux qui se disputaient. Au rire éclatant et railleur du perroquet, Poupoule répondait chaque fois par un jappement de fureur.

Après la bénédiction nuptiale, tout le monde s’embrassa. Un homme fit la ronde avec une bouteille et chacun reçut une gorgée de vin consacré et un morceau de pain bénit. La petite place de l’église grouillait de coiffes blanches ; on eût dit qu’on venait de distribuer l’édition spéciale d’un journal.

Roseher se tenait non loin de moi, et de temps en temps elle tournait la tête vers moi. Au premier regard elle avait découvert que je m’étais paré aujourd’hui de tous mes joyaux. Deux vieux pêcheurs s’approchèrent d’elle, ôtèrent leurs bérets de leurs crânes chauves et, courbant les genoux, ils frottèrent contre ses joues leurs visages hirsutes. Roseher me sourit quand les pêcheurs l’embrassèrent.

Maintenant c’était mon tour. J’ôtai ma casquette et m’approchai de Roseher. Elle me regarda avec des yeux pleins d’un étonnement extrême. Ses yeux étaient gris-vert avec des étoiles jaunes au milieu. Ils avaient un tout autre aspect que la dernière fois. Comment avaisje donc pu penser que ces yeux avaient une expression de folie ? Ils me paraissaient seulement vieux. Ses lèvres gercées, d’un rouge intense, restaient ouvertes, pleines d’étonnement. Puis elle partit d’un éclat de rire enfantin. Elle serrait ses mains entre ses genoux et se secouait comme un barbet jaune cuivre qui sort de l’eau.

Tous furent gagnés par sa gaieté contagieuse, même moi ; je ris pour cacher ma défaite.

— Tu n’es pas un pêcheur ! dit-elle dans le français chantant des Bretonnes.

— D’où sais-tu cela ? Attends, attends, si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain !

De nouveau tout le monde rit.

Là-dessus les invités se rendirent au Grand Hôtel, et les non invités y allèrent aussi.

Le Grand Hôtel était une misérable masure jaune qui se trouvait à l’écart du village, à pic sur la baie, et ne pouvait pas se décider à choisir de quel côté tomber. Devant la petite porte gauchie, deux perroquets étaient perchés sur des boîtes à sardines. Sans le moindre signe d’émotion ils se tenaient tantôt sur la patte droite, tantôt sur la gauche, roulant leurs paupières cornées, grinçant du bec, et de temps en temps ils riaient et criaient d’un ton déchirant : voleur, canaille, feignant !

Au Grand Hôtel régnait Mme Chikel, une femme solide — à la bonne heure — au verbe haut, toujours aimable, toujours accueillante, et avec des mains comme des ancres. Dans son ombre, M. Chikel traînait son existence misérable, tel un champignon à l’ombre d’un chêne. Au physique aussi, avec le chapeau de planteur à larges bords qu’il s’était adjoint, avec ses éternels pansements à la tête, aux bras et aux jambes, il rappelait un champignon.

Parfois M. Chikel recevait un coup de bouteille sur le crâne, parfois aussi une simple série des plus ravissantes mornifles. Souvent aussi il était obligé, pour raison de santé, de passer la nuit à la belle étoile. Au clair de lune il apparaissait dans la porte et dégringolait l’escalier comme un ballot. La porte claquait dans la serrure, le verrou grinçait. Attention ! Par la fenêtre volaient des marteaux, des bouteilles, et Chikel était forcé de se retirer dans les rochers, dans une sorte de fort, et il dormait là.

M. Chikel avait une âme de chien. Souriez-lui, que fait-il ? Il tremble de la patte et sourit de retour. Si votre sourire est quelque peu railleur ou amer, il vous sourira railleusement ou amèrement. Froncez les sourcils et transpercez-le de vos regards comme si vous vouliez le tuer… il imitera tous vos gestes. Il était condamné à refléter l’état d’âme d’autrui, et l’on pouvait lui faire grimper et dévaler la gamme des sentiments jusqu’à ce que la sueur lui giclât par tous les pores.

Mme Chikel lui était tellement supérieure en force qu’il devait combattre par la ruse. Il aimait à se défendre avec des objets pointus, aiguilles ou tessons, qu’il mettait dans le lit ; il ne se gênait pas non plus pour verser un peu de pétrole dans la paillasse et laisser tomber une allumette à côté. Dès que Mme Chikel remarquait par exemple qu’un clou avait traversé la semelle de son sabot, ou quelque chose dans ce genre-là, elle frappait sans pitié sur le champignon.

C’est dans cet établissement, le premier de l’île, qu’eut lieu la noce de Kedril.

Les femmes des invités avaient apporté leurs propres couverts et leurs assiettes — car l’établissement n’en pouvait fournir autant — et le festin commença. Un spectre marin tout ébouriffé se leva et parla. Il parlait breton. C’étaient des noms, des noms, une kyrielle sans fin. De temps à autre quelqu’un faisait le signe de la croix et Roseher tressaillait soudain, penchait la tête et remuait les lèvres. Puis elle levait les yeux, un peu pâle et apeurée, tout en essayant de sourire. C’étaient les noms de tous ceux qui étaient partis sur la mer et qui n’étaient pas revenus… On servit les mets et les boissons. Il y avait du poisson, du mouton et un gâteau préparé, suivant une antique recette, avec du sang de porc, de la farine et des pruneaux. Au début ce fut guindé, à la paysanne, puis l’amusement commença. Et ce qui le déchaîna, ce fut un doute général émis sur la fidélité de l’épousée de Kedril. Kedril s’étranglait de rire.

Après le festin, on dansa sur la lande.

Boumba… boumba…, tous formaient un cercle et tapaient du pied avec leurs sabots, comme s’ils montaient un escalier et ils chantaient : Boumba… boumba. Cela dura un temps infini. Mais tout à coup une voix stridente de jeune fille commença à chanter et tout le cercle se mit en mouvement.

C’était Roseher qui chantait. Elle chantait avec une voix de fausset si haute et si stridente que même un grillon en eût été étonné. Elle chantait la chanson de noces bretonne :

« Donne-moi donc, donne-moi donc ton petit cœur, mon amour.   Donne-moi donc, donne-moi donc ton petit cœur tendre… »

En chantant elle dodelinait de la tête et regardait le ciel. Ses cheveux flottaient et la ronde tournait. Les sabots claquetaient, les fichus volaient et les longs cheveux des femmes et les rubans des coiffes blanches. Sur une moitié de la ronde tout flottait vers le centre, sur l’autre vers l’extérieur. Les pêcheurs, avec leurs têtes de noyés et leurs yeux clignotants, trottinaient gauchement, les femmes, avec leurs peaux tannées d’Indiennes, riaient en montrant leurs dents blanches tandis que les jupes se relevaient sur les épais bas blancs. Autour de la ronde se tenaient les enfants, vêtus de couleurs criardes comme des poupées, avec leurs têtes d’étourneaux, des joues rouges et des yeux étonnés et rayonnants.

Tout au fond, en dessous, grondait la mer. La marée montait et le ressac tonnait. Les mouettes stridaient et volaient au-dessus de la ronde, le vent soufflait. C’était Pété, le soleil brillait, mais l’île avait l’air d’un désert désolé hérissé de rochers ; Dans le lointain, sur une bande de mer d’un bleu profond, deux vapeurs glissaient vers le sud ; là-bas passait la route sur laquelle cheminait le Temps.

« Donne-moi donc, donne-moi donc ton petit cœur,mon amour »

Je suivais la tête blonde de Roseher ; elle tournait en rond comme une cloche étincelante qui tintait. Elle chantait d’une manière touchante…

Près de moi se tenait Yann, « le petit capitaine », car nous étions toujours ensemble. Aujourd’hui la tête de chardon de Yann n’était pas seulement lavée, mais récurée comme un pont de navire. On voyait encore distinctement chaque coup de brosse. Ses yeux bleuclair d’enfant étaient nettoyés comme des fanaux. Il portait, vu la solennité du jour, une vareuse blanche rétrécie, un col chiffonné, des manchettes bleues, des sabots noirs, et une mince canne de bambou. Dans sa cravate il avait planté de biais une épingle avec un brillant géant qui sortait de la longueur d’un doigt. Et avec cela — ha, ha, tu ne sens pas ? — il s’était parfumé, le dandy ! Quant à sa belle casquette bleue de capitaine, il la portait négligemment en arrière sur la nuque comme une chose accessoire et encombrante.