La Vallée des Carnutes - Jean-Pierre Deséchalliers - E-Book

La Vallée des Carnutes E-Book

Jean-Pierre Deséchalliers

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Beschreibung

La vie est douce en pays carnute en cette fin du second siècle avant notre ère, au centre de ce qui deviendra un jour la Gaule, le commerce des céréales y enrichit désormais plus que les batailles et les butins. Cette quiétude est brutalement troublée par une série de morts aux circonstances effrayantes. Quel animal est sorti des enfers, et pourquoi ? Le druide Andanatos, autorité judiciaire incontestée, va devoir comprendre et dénouer l’écheveau, tandis que les menaces s’accumulent de toute part sur la Celtique

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Jean-Pierre Deséchalliers

LA VALLÉE DES CARNUTES

Illustration de couverture : Vincent Pompetti

Glossaire des mots et noms employés dans lerécit

Aciona L’Essonne

Adiantos « Ardent », père de Donotalos

Agedincum Villeneuve-sur-Yonne, capitale des Sénons

Alauda « Alouette », servante de Magissa

Albus « Blanc », maîtrebarde

Alcouindos « Élan blanc », diastudruis

Allos « Second », bouvier de Cauanoialon

Ambiens Peuple de Belgique installé au bord de laSomme

Ambitella « Petite rivière », vallée au nord de Cauanoialon

Ambrons Peuple voisin des Cimbres

Anagantios Quatrième mois de l’année (vers janvier)

Andanatos « Grande âme », druide d’Argiobetuos

Aneunos « Inspiré », druide

Aramos « Calme », apprenti druide, élève d’Andanatos

Arduonnos « Haut frêne », propriété de Nertomaros

Arelate Arles

Argiobetuos « Bouleau blanc », domaine d’Andanatos

Artopennos « Tête d’ours », écuyer de Danotalos

Arvernes Peuple de Celtique installé en Auvergne

Attalia Antalya, port du royaume de Pergame

Attalus « Grand front », druideéduen

Attucia « Grosses fesses », femme de Nertomaros

Autricum Chartres, capitale des Carnutes

Avallocium Alluyes

Avaricum Bourges, capitale des Bituriges

Axrotalus « Haut front », druide lexovien

Bebronos « Rivière aux castors »

Belenos « Le puissant », dieu gaulois protecteur de latribu

Belinos « Le fort », troisième fils de Catonos

Bibracte Mont Beuvray, capitale des Éduens

Bituitos « Homme du monde », roi arverne

Bituriges Peuple de Celtique installé enBerri

Boiorix « Roi terrible », roi des Cimbres

Canouion « Lieu près d’une rivière à roseaux », domaine de Senobenos

Carata « Aimée », servante de Dragenocagios

Carnutes Peuple de Celtique, installé entre Seine etLoire

Catonos « Combattant », chef d’Eburobriga

Cauanoialon « Clairière des chouettes », domaine de Donotalos

Cenabum Orléans

Cernunnos Dieu aux cornes de cerf du cycle de la vie et de lamort

Cimbres Peuple en provenance du Jutland

Cintus « Premier », bouvier de Cauanoialon

Commiorix « Roi des frappeurs », roi des Carnutes

Comnertos « Résolu », chef arverne

Condercos « Observateur », druide élève d’Uidimagios

Condollus « Grosse tête »,vate

Contessa « Chaleureuse », femme d’Andanatos

Couiros « Loyal », ancien ouvrier de Dergobrogilos

Craros « Frelon », ouvrier de Dragenocagios

Craxsius « Crapaud », maître de Dragenocagios

Cridiantos « Avisé », père de Magissa

Critocunos « Fait peur aux chiens », bras droit de Craxsius

Crixus « Frisé », druide de Pennelocos

Cunobarrus « Tête de chien », héros légendaire

Cunopos « Œil de loup », chef ambron

Cutios Sixième mois (mars à avril)

Dagabrunia « Belle poitrine », nourrice de Lutullus

Dagobena « Bonne femme », matrone de Cauanoialon

Dagodurnus « Bon poing », guerrier de Cauanoialon

Dagomarus « Très bon », druide arverne

Demetrios Frère d’Ephyra

Dergobrogilos « Chêne rouge », village carnute au bord de la Samodubra

Diastudruis « Druide choisi selon le rituel », maître des druides de Celtique

Dieu Riche Dieu de la terre, père divin des Celtes

Divicos « Vengeur », roi Thugène

Doigt Unité de mesure (18,5 mm)

Donnitius « Noble », vergobretéduen

Donotalos « Noble front », maître de Cauanoialon

Dorylaos Frère d’Ephyra

Dragenocagios « Haie aux épines », ferme de Craxsius

Druticnos « Vaillant », guerrier de Dergobrogilos

Drutos « Vif », cheval de Donotalos

Dunnonia « Brune », femme de Craxsius

Eburobriga « Mont de l’if », village carnute

Éburons Peuple de Belgique installé au Limbourg

Éduens Peuple de Celtique installé à l’ouest de laSaône

Egeius « Hérisson », gendre de Nertomaros

Enemnos « Enclume », forgeron de Dergobrogilos

Ephyra Du nom d’une néréide, chanteuse hellène

Eporedorix « Riche en chevaux », oncle de Donotalos

Equos Neuvième mois (de mai àjuin)

Eribogios « Qui frappe alentour », guerrier de Cauanoialon

Eripios « Œil d’aigle », archer de Suagrius

Esus « Très bon », dieu gaulois

Eudoxe Frère d’Ephyra

Fabius Quintus Fabius Maximus, général romain vainqueur de Bituitos

Genos Fils(de)

Gesatorix « Roi de la lance », roi Thugène

Giammonios Septième mois (d’avril àmai)

Helvètes Peuple de Celtique installé en Wurtemberg

Iiaros « Poulet », garçon de Dragenocagios

Isara L’Isère (La rapide)

Koinè Langue commune hellène

Lauenus « Heureux », fils de Troginos

Ledo LeLoir

Lémovices Peuple de Celtique installé en Limousin

Lexoviens Peuple de Celtique installé en Normandie

Lieue Unité de mesure (2223 m)

Liger LaLoire

Litulla « Fève », fille de Sulina

Livre Unité de poids (324 g)

Lucoletios « Loup gris », écuyer de Nertomaros

Lutetia Paris, capitale des Parises

Lutullus « Vigoureux », fils de Donotalos

Magioturcos « Le grand sanglier »

Magissa « Grande », mère de Donotalos

Mantius « Mâchoire », cuisinier de Pennelocos

Maros « Grand », cheval d’Artopennos

Massalia Marseille

Matucia « Courte », cuisinière de Cauanialon

Melinus « Jaune », homme de Nertomaros

Melissa « Doucette », femme de Senobenos

Ménapiens Peuple de Belgique de l’embouchure duRhin

Metlosedum Melun

Mid Milieu

Miletumaros « Grand par les destructions », père de Senobenos

Minicia « Douce », fille de Craxsius

Mistophoros « Mercenaire », garde thrace d’Ephyra

Moin LeMain

Nantiorix « Roi de la vallée », fils de Catonos

Nemausus Nemours

Nemossos Corent, capitale arverne

Nertomaros « À la grande force », chef de Dergobrogilos

Notos Dieu grec du vent du sud, nom du cheval d’Ephyra

Ogmios « Conducteur », dieu équivalent à Hercule

Orbius « Héritier », fils de Suagrius

Oscelius « Bœuf », laboureur de Dergobrogilos

Ostia Ostie, port deRome

Oxogarus « Crie comme un bœuf », fils de Druticnos

Parises Peuple de Celtique installé au nord de laSeine

Pas Unité de distance (90 cm)

Pennelocos « Bout du lac », résidence du diastudruis

Pennobogios « Briseur de têtes », roi ambron

Pergamon Pergame

Pied Unité de mesure (30 cm)

Plectre Pièce de bois ou d’os qui permet de frapper les cordes d’une cithare

Poséidonios Marchand macédonien, père d’Ephyra

Reburrus « Très gonflé », gendre de Senobenos

Rèmes Peuple de Belgique installé en actuelle Champagne

Renus LeRhin

Ritona « Celle du gué », marchande de poisson

Rodanus LeRhône

Rodumna Roanne

Rouicus « Bruyère », serviteur Andanatos

Ruittos « Trouvé », valet d’écurie d’Argiobetuos

Sagarius « Ferme », druide maître des traditions

Sagros « Tenace », guerrier arverne

Samilla « De l’été », épouse de Donotalos

Samodubra « Eau d’été », rivière de Dergobrogilos affluent duLedo

Samonios Premier mois (d’octobre à novembre)

Segonia « Victoire », femme de Suagrius

Senobenos « Ancien », maître de Canouion

Sénons Peuple de Celtique installé au bord de l’Yonne

Sepanios « Disciple », premier disciple d’Andanatos

Sequana LaSeine

Simiuisonna Huitième mois (de mai àjuin)

Sirinus « Le long », palefrenier de Cauanoialon

Sombris Les Romains

Sosigène Maître de musique de Pergamon

Suagrius « Au bon carnage », frère de Craxsius

Suallia « Petite », servante de Dragenocagios

Succin L’ambre

Suessions Peuple de Belgique installé dans le Soissonnais

Sulina « Qui a bonne vue », négociante de Dergobrogilos

Taranis « De l’orage », dieu gaulois

Tauillia « La taiseuse », servante de Segonia

Teutates « Père de la nation », dieu gaulois

Teutobodus « Corneille du peuple », roi Teuton

Teutons Peuple voisin des Cimbres

Thugènes Tribu helvète

Tigurins Tribu helvète

Toise Unité de mesure (6 pieds, soit 180 cm)

Toutia « De la tribu », femme de Reburrus

Troginos « Malheureux », métayer de Craxsius

Uenica « Du clan », négociante de blé de Dergobrogilos

Uidimagios « Au savoir éminent », druide maître dutemps

Uimpi « Jolie femme »

Uxounna « Eaux d’en haut », village sur la Samodubra

Vate Prêtre et devin de Celtique

Vectimaros « Aux nombreux raids », chef d’Avallocium

Vergobret Magistrat suprême élu pour unan

Vienna Vienne

Carte des peuples et lieux cités dans lerécit

Le calendrier gaulois tel que probablement utilisé par les druides à la fin du II e siècle avantJ-C

Samonios

30jours

d’octobre à novembre

Dumanios

29jours

de novembre à décembre

Riuros

30jours

de décembre à janvier

Anagantios

29jours

de janvier à février

Ogronnios

30jours

de février àmars

Cutios

30jours

de mars àavril

Ciallos

30jours

mois intercalaire ajoutéla 3e année du lustre

Giamonios

29jours

d’avril àmai

Simiuisonna

30jours

de mai àjuin

Equos

29jours

de juin à juillet

Elembiuos

29jours

de juillet àaoût

Aedrinios

30jours

d’août à septembre

Cantlos

29jours

de septembre à octobre

D ?

30jours

mois intercalaire ajouté la 5e année du lustre

La journée commence au coucher du soleil, le mois commence le sixième jour de chaque lune, les jours du mois sont comptés en deux quinzaines, cinq années font un lustre, quarante années font un siècle.

ChapitreI

Donotalos ouvrit les yeux. La nuit dans la chambre était noire, aucun rayon de lune ne venait souligner l’écartement des tentures de la petite fenêtre au ras du plancher. Le jour restait loin encore.

–Quoi ? 

Quelque chose l’avait réveillé.

Immobile, couché sur le côté dans la tiédeur des couvertures de laine, il attendit. Un lambeau de vent fit mollement battre le rideau, puis le feu crépita derrière lui dans la grande pièce en contrebas, et de nouveau le silence.

Il se retourna, se dressant sur le coude. Par-dessus la rambarde de l’étage où il avait installé son lit sous le chaume, il dominait le vaste rez-de-chaussée de l’habitation. Juste à côté de l’âtre contre le mur du pignon opposé, il devina la couche de son fils Lutullus à peine éclairée par les tisons rougeoyants. Forme vague sous les fourrures, l’enfant dormait paisiblement.

Ce qui l’avait alerté lui parvint de nouveau, bref. Il referma les yeux pour mieux écouter, retenant sa respiration. Au-delà des petits craquements de la maison, du souffle lent et irrégulier du vent, du bruissement des frondaisons proches, revint un frottement sourd, ou un grognement.

Un animal, assez gros, à peut-être trois cents pas, guère plus, vers les champs, donc à l’opposé des enclos où les bêtes d’élevage étaient parquées. Sans doute des sangliers attirés par la terre meuble du labour, venus fouiller et ravager les jeunes pousses. Mais quelque chose n’allaitpas.

Souple et nu, il se glissa hors du lit, descendit prestement l’escalier raide et traversa furtivement le rez-de-chaussée, évitant adroitement à la lueur des braises les étagères encombrées fixées au mur jusqu’au couloir d’entrée. Dans le noir, il tendit la main droite pour empoigner l’un des épieux qu’il savait rangés là contre la paroi, écarta doucement le volet de la porte qui pivota docilement sur ses gonds bien graissés, et fut dehors.

Une bouffée d’air l’accueillit, rafraîchissant sa peau. Il s’immobilisa un instant, balayant d’un regard aigu l’esplanade haute de Cauanoialon plongée dans la pénombre.

À gauche de l’ombre plus claire du cellier, à une trentaine de pas, il distingua une silhouette trapue, penchée au-dessus de la balustrade de bois qui limitait la cour en haut du talus : Artopennos. À côté de lui, tout aussi figés et silencieux, étaient assis deux chiens.

L’écuyer ne se retourna pas quand Donotalos le rejoignit, gardant la tête tournée vers les champs en contrebas. Sous une nuque large et brève, ses épaules massives tendaient son habituelle tunique de cuir brut. Il était tout équipé, dague longue dans un fourreau attaché de côté au ceinturon, braies nouées sur des bottes hautes, ses cheveux roux et gris tirés en arrière en une tresse serrée.

–Il a dû dormir en tenue, pensa Donotalos, et contenir les chiens. C’est pour ça qu’ils n’ont pas aboyé. 

Il sourit dans l’obscurité, comprenant qu’il venait de perturber le projet du chasseur.

Un interstice de lune entre des nuages opaques balayés par un vent du couchant éclaircit brièvement le paysage. Au-dessous du tertre où se dressaient les bâtiments de la propriété s’étendait de ce côté un vaste champ, retourné et semé de blé à l’automne, puis un petit bois contigu à main gauche à la forêt. Plus bas débutaient sur la droite les pâturages de la vallée, vers le village de Dergobrogilos.

L’origine du bruit, qui venait de se répéter, se situait au fond du labour, ou peut-être derrière dans le bosquet, étrangement plus éloigné qu’il n’avaitcru.

–Des sangliers ? interrogea-t-il dans un murmure.

Artopennos toujours immobile grogna en réponse :

–Plus gros, mais ça fouille. Trop loin de la forêt pour un ours en cette saison. Je ne saispas. 

Artopennos « tête d’ours » tenait son surnom tant de son physique, presque aussi large que haut, que d’une réputation de traqueur acharné, établie dans tout le territoire des Carnutes. Et, manifestement, cet animal était sa prochaine proie, d’autant plus passionnante qu’inconnue, probablement dangereuse, et parce qu’elle venait défier le chasseur lui-même près de sa propre tanière. Pour être prêt comme cela, il devait le guetter depuis plusieurs nuits, et avait bien l’intention de s’en occuper à sa manière. Mais l’irruption de son jeune seigneur compliquait les choses.

Après un moment, il ajouta du coin des lèvres :

–Bon, je vaisvoir.

–Pas seul, Arto, lui répondit Donotalos en le gratifiant d’une tape sur l’épaule, puisqu’on ne sait pas ce que c’est ! C’est toi qui m’as appris ça. Va réveiller les deux frères, je m’équipe et je vous rejoins. 

Et tournant les talons, il retourna vers la maison principale, laissant derrière lui Artopennos grommeler à propos de « gamin casse-pieds », ou quelque chose d’approchant.

Les quatre hommes se dirigèrent vers le bois en descendant le sentier qui longeait par l’extérieur la haie à droite du champ. Les jeunes feuilles de printemps dont se garnissaient les branches des noisetiers et des aubépines masquaient la vue vers le contrebas tandis qu’un léger vent opportunément un peu de face éloignait odeurs et bruits de leur cible. Se glissant dans une éclaircie, une grosse lune blafarde vint illuminer la scène.

Artopennos allait en tête, le corps et les jambes semi-fléchis, un solide épieu ferré au bout du bras droit, la main gauche serrant la poignée de sa dague. Il avançait vite, à longue foulée, aussi silencieux que les nuages, le regard fixé devant lui. Donotalos le suivait à cinq pas, vêtu de laine, sa courte épée favorite bien sanglée au côté, tenant une lance à bout de bras. Il marchait souplement comme à son habitude, parfaitement détendu, humant avec plaisir les odeurs de bois et de terre humide. Cette petite équipée nocturne le ravissait, elle lui rappelait ses premières chasses, presque au même endroit, à un jet de pierre des maisons, quand grives et merles faisaient les frais de son apprentissage à la fronde. Il revoyait le sourire de son père lui offrant cette première fronde qu’il avait tressée lui-même. Elle possédait un balancier parfait… Bon, ce n’était pas le moment de rêver, il ne manquerait plus qu’il aille buter sur Artopennos ! Revenant au moment présent, il jeta un bref coup d’œil pour vérifier la position des deux frères, placés en appui un peu en arrière et à l’écart du chemin.

À la vérité, pensa-t-il, il n’avait pas besoin de les voir pour s’assurer de la présence des inséparables : chargés des troupeaux de bœufs du domaine, ils dormaient habituellement près de leurs bêtes et en partageaient les effluves. Cintus, l’aîné et le plus vif, mince et noueux, s’était lui aussi armé d’un lourd épieu de chasse. Il s’absorbait à régler son pas sur celui d’Artopennos et à n’émettre aucun bruit, guettant tout signal de l’homme de tête auquel il vouait une confiance absolue. Quel que soit l’animal qu’ils allaient trouver au bout du chemin, il allait bientôt fournir peau et viande. Le cadet Allos suivait son frère comme toujours, fermant le groupe. C’était un garçon court, brun et rond, à la face inexpressive. Mais cette apparence engourdie cachait une musculature puissante, capable de coucher une bête en l’attrapant par les cornes, et le don d’un génie de la forêt facétieux à ce balourd : Allos tirait à l’arc d’instinct, à la vitesse de la foudre et avec une précision implacable.

Les deux chiens, invisibles, couraient quelque part dans l’ombre.

Au bout de la haie à l’angle du champ, le chemin obliquait sur la droite vers la vallée. Dans le virage, une ouverture dans la broussaille menait au bois, totalement noir dans la nuit.

Artopennos interrompit sa progression à cinq pas de cette entrée, arrêtant ses compagnons d’un mouvement du bras. Un silence complet régnait dans le taillis, même le vent y retenait son souffle. Les narines dilatées, il inspira profondément. Rien : l’air immobile et froid, une odeur fade de souche moisie, vraiment trop de silence. Où était passé l’animal ? Les nuits précédentes, il s’était tenu longtemps à proximité de cet endroit, bruyant et sûr de lui, mais ne laissant aucune trace, une véritable provocation ! De là, il n’avait pu ni voir, ni sentir, ni entendre venir le groupe de chasseurs. Il était tout proche, Artopennos en était certain : il avait attentivement écouté en descendant, et perçu des grattements et des reniflements. Il fallait le localiser avant d’être repéré soi-même, donc vite. À main gauche, de l’autre côté de la haie, dans le champ ? Trop à découvert. Alors devant, dans le bois. Mais s’il n’émettait aucun bruit, c’est qu’il se tenait immobile, aux aguets, scrutant comme lui l’obscurité, tout aussi aveugle, mais avec un avantage pour le flair d’autant que le vent rabattait un peu vers lui maintenant. S’avancer dans le noir était s’exposer à une charge imprévisible et beaucoup trop dangereuse. Finalement, s’aventurer seul n’était peut-être pas le bon choix, et c’était mieux d’être quatre, pensa-t-il avec un mince sourire. Il devrait tenir compte plus souvent de ses propres leçons, Donotalos n’avait pastort.

Il attendit sans bouger un cil, relaxant ses muscles et contrôlant sa respiration, prêt à frapper au moindre mouvement perçu, espérant qu’une éclaircie vienne lui révéler l’adversaire. Mais la déesse Lune n’était pas favorable aux chasseurs cette nuit-là, et un nouveau banc de nuages opaque défila brièvement, épaississant encore les ténèbres du bois. Bon, on ne pouvait compter que sur soi. Il éleva le bras, assura l’épieu dans son poing, et jugeant que ses compagnons verraient son geste avança lentement jusqu’aux premiers troncs. Les deux jambes bien en appui sur le sol, il rompit brusquement le silence d’un hurlement rauque :

–Hiyaa, hiyaa !

Dans un grand battement d’ailes, un oiseau jaillit de l’obscurité, filant droit vers les arbres, rasant sa tête au point qu’il en sentit le souffle. Par réflexe, il pivota les épaules pour l’éviter, et n’eut pas le temps d’autre chose : un choc brutal à la hanche le souleva de terre comme une brindille et le propulsa les pieds en l’air deux toises en arrière dans les ronces de la haie. Étourdi, il perçut un galop sourd, puis le claquement d’une arme, suivi des deux coups secs rapprochés bien reconnaissables de la frappe de deux flèches, et un cri aigu de douleur.

–Bren ! Ça avait chargé droit sur eux ! Il n’avait rien vu ! Pas possible ! Bren ! Donotalos…

Devinant dans l’ombre qu’Artopennos s’arrêtait à l’angle du bois, Donotalos s’était encore avancé de quelques pas avant de s’immobiliser à son tour. Il remarqua le bras levé du chasseur et relaya le geste vers les deux autres.

–Par les cornes d’Esus ! pensa-t-il, si on se tient bien alignés comme ça, seul Arto peut tenter quelque chose. C’est sans doute ce qu’il veut, le connaissant. Au moins, qu’on ne reste pas dans la ligne de tir d’Allos ! 

Il adressa un nouveau signe de la main aux deux frères pour qu’ils se déploient plus en avant. Si l’animal débusquait vers le champ en longeant la lisière comme c’était probable, cela placerait une lance puis un épieu sur son flanc droit et l’arc presque dans l’axe.

Artopennos leva le bras de nouveau, et disparut dans la nuit du bois. Donotalos vérifia d’un dernier coup d’œil la position de ses deux compagnons, et fit un pas prudent.

Le cri d’attaque du chasseur le figea, précédant le battement rapide et lourd du vol d’un gros oiseau. Alors, quelque chose d’opaque et d’énorme fonça vers lui dans un fracas de sabots martelant le sol et de branches froissées. Par réflexe, il plongea sur sa gauche, projetant sa lance droit vers ce qui jaillissait de la nuit, puis boula dans l’herbe, roulant le plus loin possible, pour se retrouver sur les genoux à dix pas de là. Il entendit le sifflement de deux flèches, deux impacts, puis le cri de Cintus.

Il se redressa d’un coup de rein, la dague déjà en main.

Il vit juste devant lui une gigantesque masse noire et indistincte qui sembla s’ébrouer avec un grognement rauque, puis s’élança avec une vitesse surprenante pour sa taille jusqu’à la lisière proche où elle fit d’un coup demi-tour. La bête et le chasseur, immobiles, se firent face à vingt pas l’un de l’autre le temps de quelques violents battements de cœur. Par les dieux infernaux, qu’est-ce que c’était que ça ? Donotalos sentit un voile glacé descendre sur sa poitrine, tétanisant ses muscles, et dents serrées accomplit sur lui-même un énorme effort pour vaincre la panique qui l’envahissait et maintenir ferme le poing qui tendait sa dague en avant. Il crut deviner deux yeux jaunes le fixant calmement un infime instant, avant qu’un nouveau grognement, plus prolongé et dédaigneux, vienne lui signifier que tout combat serait inutile. En un dernier froissement de branchage, le monstre se retourna et disparut dans la forêt.

–Cintus est blessé ! Le hurlement d’Allos le sortit de sa stupeur.

Distinguant une forme claire allongée au sol, Donotalos courut vers elle. Accroupi près de son frère dont il soutenait la tête dans ses mains, Allos leva vers lui un visage rond et égaré :

–Ça saigne !

 Les braies de Cintus étaient arrachées sur tout le côté de la cuisse droite, dévoilant une longue plaie d’où coulait un flot pulsant de liquide sombre. Artopennos survint, jeta un bref coup d’œil au membre blessé, et retrouvant ses réflexes de champ de bataille dénoua la ceinture du bouvier, la passa à la racine de la cuisse puis serra le garrot avec le manche de son couteau jusqu’à ce que le flux de sang s’interrompe.

La mâchoire crispée, Cintus se laissa faire sans un geste ni unson.

–On s’occupe de lui, lança Donotalos à Allos. Toi, remonte à la ferme. Préviens ma mère que Cintus est blessé et qu’on le ramène.Va ! 

Reposant doucement la tête de son frère, Allos se releva et s’élança sur le chemin.

–Aide-moi, demanda Artopennos en se redressant à sontour.

Et attrapant Cintus sous les bras, ils le chargèrent d’un coup de reins en travers des larges épaules de l’écuyer.

Les deux hommes remontèrent d’un pas rapide vers Cauanoialon, Donotalos maintenant le garrot serré contre la cuisse ensanglantée.

Le regard fixé devant lui, Artopennos résuma d’une voix hachée par l’effort :

–Je n’ai rien vu. Cintus n’a eu le temps de rien faire et Allos l’a touché, deux fois, ça n’a pas eu l’air de le gêner ! Toi, tu l’as raté, mais tu as visé quoi ?

Donotalos resta un moment silencieux, s’attirant un coup d’œil de biais de son compagnon. Il finit par répondre :

–Sais pas. Jamais vu ça. Moi, je pensais qu’on allait déloger une laie et ses marcassins venus fouiller le champ, maislà…

Après un instant, il osa ajouter :

–C’était… incroyable ! Ça m’a bloqué sur place ! 

À sa surprise, l’écuyer émit un grognement approbatif en retour.

–Mmh, j’ai senti ça aussi. Comme quand on va être pris pendant la bataille. Belenos m’en soit témoin, ça faisait longtemps !

Ils se turent le reste du chemin, guidés par des feux que l’on venait d’allumer à l’entrée de lacour.

La lumière oscillante des torches brandies par une dizaine de serviteurs avait réveillé les figures sculptées et peintes du porche principal, qui semblaient grimacer à leur approche. Immobile devant les battants grands ouverts, Magissa les attendait, grande et mince, sa robe pâle couverte d’une ample cape brune qu’elle serrait contre elle pour l’empêcher de flotter dans la brise qui se renforçait. À son côté se tenait Alauda, sa jeune suivante préférée, levant elle aussi un flambeau qui éclairait leurs deux visages. La face altière et impassible ainsi que les cheveux noirs tendus en arrière en un impeccable chignon de Magissa contrastaient avec l’effarement d’Alauda, dont les yeux clairs s’écarquillaient, ses longues mèches blondes retombant toutes emmêlées sur les épaules.

Les serviteurs se précipitèrent pour aider Artopennos à déposer délicatement Cintus au sol. Magissa s’approcha sans un mot et s’agenouilla près du blessé. Écartant le tissu déchiré, elle inspecta attentivement la plaie, desserra le garrot et fit une moue en voyant le saignement jaillir de plus belle.

Elle se releva souplement et lança une série d’ordres de sa voix nette :

– Portez-le dans l’appentis de la grande réserve. Allos, prends un cheval et va chez le druide. Dis-lui que nous avons un blessé et que nous requérons son aide. Prie-le de ma part de faire aussi vite qu’il le peut. Alauda, apporte une cruche neuve de vinaigre, et des linges propres. 

Puis se décidant enfin à considérer la présence de son fils et de l’écuyer, elle les dévisagea l’un après l’autre :

–Que pensiez-vous donc chasser, au milieu d’une pareille nuit ? 

Sans attendre la réponse, elle tourna les talons et dans une envolée de robe et de manteau suivit les serviteurs qui emmenaient le blessé.

L’épaule calée contre le garde-corps au bout de la banquette de bois, Andanatos se laissait bercer par les cahots de la charrette tirée par un robuste petit cheval. Il fallait bien toute la virtuosité d’Aramos, sans conteste le plus adroit conducteur parmi ses élèves, pour éviter au moins les plus profondes des ornières du chemin à peine visible dans l’obscurité qui menait à Cauanoialon.

Les yeux mi-clos, chaudement emmitouflé dans une cape de laine doublée d’une épaisse fourrure, le druide regardait défiler la nuit. Ses pensées revenaient aux évènements de la journée : il avait été appelé par Senobenos, le vieux maître de Canouion, l’une des fermes de la rive marécageuse de la Samodubra. Senobenos était affaibli depuis une bonne lunaison par une mauvaise toux qui le faisait cracher du sang. Malgré les décoctions de lierre et de molène que lui prescrivait Andanatos, ses forces déclinaient rapidement ces derniers jours, et le druide, inquiet, avait sauté sur un cheval pour emprunter aussi vite que possible le chemin de Canouion, défoncé et envahi d’ajoncs, mal entretenu comme tout le reste du domaine. Senobenos, très âgé, avait vu mourir jeunes ses deux fils, marié sa fille, et ne disposait plus depuis longtemps de l’énergie nécessaire à la bonne marche de ses affaires.

L’homme en robe blanche avait trouvé le vieux guerrier alité, décharné et à l’évidence au bout de son épuisement, mais acceptant avec sérénité de perdre son ultime bataille.

–Merci de ta prompte venue, Druide, avait murmuré Senobenos en guise de salutation, d’une voix rauque mais encore précise, tout en interceptant le rapide coup d’œil jeté par son visiteur aux deux bols non entamés posés à côté de sa couche. Ce n’est plus de remèdes dont j’ai besoin désormais, vois-tu, mais de ta compassion et de ton aide. 

Soutenant le regard fiévreux qui le fixait, Andanatos l’avait encouragé d’un mouvement de tête à poursuivre.

–Mon âme comparaîtra bientôt, et je fais confiance aux dieux pour que ce soit avec justice. Mais avant cela, j’ai pour toi une ultime demande, qui concerne Melissa.

Melissa était la troisième femme de Senobenos. Fille d’ouvriers libres, pauvre, mais toute jeune et de bonne mine, elle avait été embauchée comme domestique par la précédente compagne du guerrier. À la mort de celle-ci, il y avait cinq ans de cela, elle avait progressivement pris la direction du ménage puis de la maisonnée tout entière. Ne voyant pas pourquoi retourner chercher au loin ce qu’il avait chez lui, Senobenos avait fait de la discrète servante sa troisième épouse. Cette histoire bien banale n’avait choqué personne, tout le monde y trouvant son contentement : Senobenos une compagne qui s’était avérée irréprochable et douce, et Melissa la sécurité et une aisance inespérées.

–Tu l’as vu, mes affaires vont mal ces derniers temps, avait péniblement poursuivi le vieil homme. Mes bras ont manqué de force, et j’ai laissé mes serviteurs devenir paresseux et voleurs. La terre du domaine est fertile, mais vite envahie des herbes du marais si on ne l’entretient pas comme elle le réclame. Pour la remettre en état, il faudra un maître jeune et vigoureux.

Il se tut, la bouche sèche et cherchant ses mots.

Andanatos s’était saisi d’un des bols, et lui soutenant la tête avait fait précautionneusement avaler une gorgée odorante au vieil homme qui, péniblement, avait pu reprendre :

–Tu connais Reburrus, le mari de ma fille. Comment veux-tu que j’aie confiance en lui ? Il s’est révélé aussi veule que cupide. J’ai largement donné sa part à Toutia, mais il n’a cessé depuis leur mariage de me demander plus d’argent que nous n’en avions convenu devant toi. Quand je ne serai plus là, il cherchera à tout prendre, et vendra la ferme pour financer tous ses fumeux projets ! Je t’implore, Druide, de faire strictement respecter le contrat que nous avons passé, rien de plus, je ne lui dois plus rien ! 

S’agitant au fil de sa tirade, Senobenos avait essayé de se redresser, avant de se laisser retomber, la respiration coupée par un violent accès de toux. D’un geste apaisant, Andanatos l’avait incité à rester calme.

Après un instant, il pousuivit :

–Il ne me reste plus de fils, je veux que mes biens reviennent à mon épouse Melissa. Elle pourra retrouver un mari, elle est assez jeune pour que Canouion voie grandir une nouvelle souche. Et puis, je ne veux pas pour moi d’une cérémonie trop coûteuse, je refuse que l’on vende une terre pour ça !

Une ombre de sourire était passée sur le visage perlé de sueur. 

–Mes mérites guerriers n’ont pas été si considérables, crois-moi, les dieux le savent bien. Et c’était il y a si longtemps, tout a tellement changé.

Le souffle court, il s’était tu, avait agrippé un instant la manche du druide en le fixant, la mâchoire serrée, puis avait laissé retomber son bras et fermé les yeux, de nouveau secoué par latoux.

Andanatos avait attendu qu’il se reprenne pour placer doucement sa main sur la poitrine haletante.

–Les choses seront faites justement et selon ton souhait, Senobenos, je te le promets par Belenos le puissant. Melissa sera protégée et nul ne pourra lui porter préjudice. Le druide te le dit ! Repose-toi, et essaie encore de boire ces potions, elles te feront du bien. 

Senobenos l’avait fixé intensément, puis s’était détendu sur le lit, l’air apaisé.

–Merci, Druide, merci ! Que tous t’honorent et que les dieux te protègent toi aussi.

Il se tut long un moment, puis soupira : 

–C’est bien, laisse-moi. Il est temps maintenant.

Puis il ferma lesyeux.

Andanatos l’avait quitté doucement, avec le sentiment confus que Senobenos, le dernier au pays de sa génération, emportait avec lui tout un monde, où seuls les mérites d’un homme au combat déterminaient sa place parmi les siens. Senobenos avait guerroyé jusqu’à ne plus pouvoir tenir à cheval, ramenant objets, or et esclaves, dilapidant ses richesses et repartant quand elles s’épuisaient. Il n’en restait pas grand-chose, hormis les murs de la propriété et les terres, auxquels il avait paru si peu attaché toute sa vie. Une époque toute proche pourtant, mais que les jours présents repoussaient à grande allure dans le passé. La paix et le commerce enrichissaient aujourd’hui plus les hommes que le butin et l’or des mercenaires. Cette paix bénéfique pourrait-elle se maintenir ? Les temps à venir s’annonçaient imprévisibles, aux druides tout comme aux devins s’il en existait encore.

Il eut une pensée émue pour le guerrier qui ne connaîtrait pas ces temps-là, et considéra la lune presque pleine qui venait d’un coup de se dévoiler au ras des haies. Il lui sourit, et clama à voix haute :

–Voyage en paix, Senobenos, la lune t’accompagne. La vie rejaillira à Canouion ! 

Surpris, Aramos se tourna vers lui, et ne put éviter une ornière, secouant brutalement charrette et passagers.

–Ouch ! Maître, désolé ! Mais nous y sommes presque ! 

De fait se dressait devant eux le haut portail de Cauanoialon sous lequel ils s’engagèrent.

Guidé par les torches, Aramos mena son attelage jusqu’à l’une des bâtisses de la place centrale, juste à l’équerre de la maison principale. Magissa elle-même en sortit vivement dès que le cheval s’immobilisa, et s’inclina respectueusement devant le druide qui mettait pied à terre.

–Que tous t’honorent, Druide, je te remercie de ta venue alors que la nuit s’avance. Un de nos hommes est gravement blessé à la cuisse, la plaie est profonde et le flot de sang ne veut pas se tarir. Tonaide…

–Oui, c’est Cintus. Allos m’a informé, enfin il a essayé, l’interrompit Andanatos en la saluant à son tour d’un mouvement de tête. Mène-moi vite à lui. En vérité, poursuivit-il en lui emboîtant le pas, je n’ai pas très bien compris ce qui s’est passé, ni de quel animal il s’agissait.

Il regarda Magissa d’un air interrogatif.

–Mon fils se montrera sans doute plus précis, ou Artopennos qui l’accompagnait aussi, éluda Magissa. En tout cas, cela avait une corne, ou quelque chose d’approchant, qui a traversé la cuisse.

Elle invita le druide à franchir la porte basse de la réserve attenante à la longue bâtisse où l’on avait étendu Cintus sur une claie de bois habituellement réservée aux fruits séchés. Allos, déjà revenu au grand galop d’Argiobetuos, avait retrouvé son poste auprès de son frère, en compagnie d’Alauda et d’une servante plus âgée, Dagobena, bien connue au village pour ses compétences de matrone. Le visage du blessé, très pâle, luisait à la lumière des lampes à huile. Sur la demande d’Andanatos, Dagobena dénoua le bandage maculé serré autour de la cuisse et le druide, saisissant une des lampes posées sur le bois, se pencha sur la plaie dont il écarta légèrement les berges. Elle était profonde de trois bons travers de doigt, traversant entièrement la cuisse sur le côté, mais elle était nette, comme découpée par un couteau, et non comme par une corne ou une défense qui déchiquetaient habituellement les chairs. La pression du pansement levée, le sang coulait à nouveau par à-coups réguliers, mais rapidement réparée et pansée, une telle blessure avait de bonnes chances de guérir sans pourriture, à l’inverse de celles provoquées par les morsures ou les coups de griffe d’un animal.

–À toi, Aramos, fit-il par-dessus son épaule, s’adressant au jeune druide qu’il sentait attentif juste derrière lui, montre-nous ce que tu sais faire, je te laisse la place.

Aramos hocha la tête et ouvrant la besace qu’il portait en bandoulière en sortit une pochette de tissu qu’il déplia, révélant un assortiment de lames, de bobines de fil de lin et de longues aiguilles à chas, en choisit une au bout recourbé et y sertit un fil résistant. Avec l’aide de la matrone, il ouvrit largement les lèvres de la plaie, la nettoya d’un flot de vinaigre et repérant sans hésitation la source du saignement à la lumière oscillante des lampes, il l’obtura fermement en quelques nœuds précis.

Impassible, Andanatos le regardait faire, masquant sa satisfaction. Celui-là avait appris vite, et il était adroit, vraiment adroit, et calme. Ni les circonstances mouvementées ni l’impressionnante présence de Magissa ne l’avaient perturbé. En vérité, il n’y avait plus qu’à lui tenir la lampe !

–La blessure est propre et franche, Maître, commenta Aramos, en tamponnant d’un linge blanc la plaie désormais exsangue. Je crois qu’on peut la refermer entièrement.

–Fais ce que tu penses être bien, approuva Andanatos avec un hochement de tête en tendant sa lampe à huile à Dagobena. Tu n’as plus besoin demoi.

Il s’écarta de la table et fit signe à Magissa de le suivre.

Matucia avait de longue date installé sa couche au fond de sa cuisine, contre la cloison la séparant de la petite remise où elle resserrait ses provisions, la tête tout près de la porte. Cette position stratégique dissuadait tout pillard de tenter de s’y faufiler pendant son sommeil que tous savaient de surcroît particulièrement léger et vigilant. Aussi l’agitation dans la cour l’avait tout de suite éveillée, et menée à prendre immédiatement les mesures dictées par la situation. Quittant avec un soupir la tiédeur du lit, elle avait enfilé une ample robe de laine sur sa courte, mais forte corpulence, s’était chaussée de bon cuir fourré et coiffée d’un bonnet bien chaud, car elle était très frileuse, ce qui lui attirait les quolibets d’un entourage peu sensible au froid et habitué à se déplacer à moitié nu d’un bout de l’année à l’autre. Puis elle avait ravivé son feu d’un petit fagot de branches sèches, et lancé la préparation du repas pour les affamés qui n’allaient sûrement pas tarder à arriver. Quand le jeune maître était rentré dans la pièce en compagnie de l’écuyer, elle était en pleine action.

Sans un mot, la mine fourbue, Donotalos s’était lourdement affalé sur son banc familier auprès de l’âtre, les jambes étendues devant lui, et avait contemplé pensivement les flammes en lissant ses longues moustaches. Artopennos s’était assis en tailleur sur la natte de jonc à son côté, l’air morose, et tout aussi silencieux.

Posée près des braises dans un large pot à cuire, une bouillie de farine d’orge et de blé finement meulés répandait déjà alentour une douce odeur de lait chaud et de miel. Agenouillée devant la dalle du foyer, Matucia s’activait maintenant à découper, sur une planche avec un long couteau à lame étroite, de minces tranches de porc qu’elle jetait dans le chaudron suspendu au-dessus du feu. Le grésillement de la viande, le fumet de graisse brûlante et d’ail, la chaleur dégagée, rendaient définitivement muets les deux hommes qui attendaient patiemment, instruits par l’expérience, que la petite femme décide que le repas étaitprêt.

–Puis-je entrer, Donotalos Adiantogenos ? héla Andanatos en frappant à la porte, interrompant ce moment paisible.

Suivi de Magissa, il traversa le vestibule et pénétra dans la pièce.

–Bienvenue à toi, Maître Druide, salua Donotalos en se levant, le visage éclairé d’un large sourire, tandis qu’Artopennos sautait vivement sur ses pieds à la vue des arrivants et que Matucia elle-même daignait se détourner de sa tâche pour s’incliner respectueusement.

–Grand merci, mon garçon, répondit affectueusement Andanatos à son ancien élève, tout en dégrafant sa cape qu’il accrocha près de l’entrée.

Il se retourna vers la cuisinière en se frottant les paumes d’un air gourmand :

–Matucia, ce que tu prépares sent délicieusement bon, me permettras-tu d’y goûter ?

Ravie, Matucia s’inclina de nouveau, et choisissant un autre couteau dans la batterie alignée devant elle, se remit précipitamment au travail.

–Comment va Cintus ? s’inquiéta Donotalos, scrutant anxieusement le visage de l’arrivant.

Andanatos s’assit sur le banc et tapota du plat de la main la place à côté de lui pour inviter Donotalos à l’y rejoindre.

–Ton ami Aramos finit de le recoudre, la plaie est fermée et ne saigne plus. Il a perdu beaucoup de sang, mais avec l’aide de Belenos et quelques bonnes viandes, il s’en remettra, je pense.

–Aramos est là ? C’est lui qui soigne Cintus ? Il pansait déjà les merles que j’abatttais, autrefois !

–Oui, l’un soigne et étudie, l’autre chasse et se bat. Finalement, vous n’avez changé ni l’un ni l’autre, rétorqua Andanatos en secouant latête.

Soulagé, Donotalos éclata derire.

Magissa s’était discrètement assise au bord du lit de Lutullus, à côté de l’âtre. L’enfant dormait toujours profondément, nullement troublé par toute l’animation autour de lui. Elle caressa doucement les boucles brunes qui émergeaient des couvertures, restant attentive à la conversation.

–Et cette nuit, alors, que chassais-tu donc ? Qu’est-ce que c’est que cette énorme bête dont Allos m’a parlé ? ajouta Andanatos en levant les sourcils.

–Eh bien, finalement, on ne sait pas très bien, hésita Donotalos en jetant un coup d’œil à Artopennos, qui avait rejoint sa place.

–Bon, vous allez me raconter tout ça, répondit calmement Andanatos avec un sourire pour Matucia qui lui tendait une écuelle de bouillie chaude et parfumée plantée d’une cuillère de bois, pendant que nous nous réconfortons de ces émotions !

La cuisinière servit généreusement chacun, à l’exception de Magissa qui refusa d’un léger signe de tête. Donotalos emplit une cuillerée à ras bord, souffla dessus pour la refroidir puis l’avala lentement, réunissant ses idées avant de répondre. Il fallait peser ses paroles devant le druide.

–Au début, j’ai pensé que c’était un sanglier qui fouillait dans le grand champ sous la clôture…

Il raconta par le détail toute son équipée nocturne à un auditoire qui s’immobilisa pour le regarder, cessant de manger, quand il décrivit aussi bien qu’il le put son face-à-face avec un incroyable adversaire.

–Je n’ai pas eu le temps de faire grand-chose, et puis j’ai vraiment senti que ça ne servirait à rien et que je n’étais pas de taille ! termina-t-il sincèrement.

Quand il se tut, le druide se tourna vers Artopennos, toujours impassible dans soncoin.

–Même toi, Artopennos, tu t’es fait surprendre ?

Le ton était étonné.

–Je n’en sais pas plus que Donotalos, bougonna l’écuyer, le nez dans son écuelle.

–Mais selon toi, c’était quoi ? insista Andanatos.

–D’après ce qu’il raconte, je dirais que ça ressemblait à un très gros sanglier, articula finalement Artopennos. Énorme, comme je n’en ai jamais rencontré moi non plus, très rapide, et puissant. Et effrayant. J’y pense depuis que je l’ai à peine deviné quand je me suis relevé, de trop loin, il faisait sombre ! Il est passé à côté de moi et je n’ai rien entendu ni senti avant qu’il ne me renverse. À croire qu’il n’avait pas d’odeur.

Il secoua la tête, et reprit :

–Non, jamais rencontré ça.

Et levant les yeux de sa bouillie pour fixer tout à tour Andanatos puis Magissa, il ajouta d’un air mystérieux :

–Mais je n’affirmerai pas que je n’en ai jamais entendu parler !

–Oui ? l’encouragea le druide.

Artopennos parut hésiter, et finalement se renfrogna.

–Je ne suis qu’un ignorant, moi, druide, ces affaires-là me dépassent. Mais ça n’était pas normal.

Sous les regards interrogatifs, il replongea dans son écuelle, puis, refusant ostensiblement d’en articuler plus, saisit une copieuse tranche de lard frit sur le plat que Matucia avait cérémonieusement disposé devant les convives et se mit à la mâcher avec énergie, la poussant d’une grosse bouchée de galette puis d’une lampée de petit lait qu’il puisa dans une jatte.

Tous se tournèrent en silence vers le druide, Magissa avec une moue dubitative, les deux hommes avec curiosité, Matucia l’air franchement épouvantée.

–Tout cela vient éclairer certains faits qui se sont déroulés dans le pays ces derniers temps, déclara finalement Andanatos. Vous avez peut-être entendu parler de ce bûcheron qu’on a trouvé éventré près de Dragenocagios, ou d’un des esclaves de Craxsius, attaqué alors qu’il revenait des champs à la nuit tombée, la quinzaine passée. Celui-là s’en est sorti malgré lui, en tombant dans un fossé en tentant de fuir. Il a rapporté qu’une très grosse bête l’avait chargé, mais il était tellement terrorisé qu’on ne comprenait pas grand-chose à ce qu’il racontait, et que beaucoup ne l’ont pas cru. Pas Craxsius, en tout cas, qui l’a traité de menteur et fait fouetter. Pourtant, on a trouvé des traces, à ce qu’on m’a rapporté.

–Oui, mais à moitié effacées par la pluie, les deux fois, compléta Artopennos en reprenant part à la conversation. On est venu me demander mon avis, et je suis allé voir. Ça aurait pu être un gros mâle, un solitaire.

–Que l’invincible Artopennos voulait tuer tout seul, observa ironiquement Andanatos. Finalement, même à quatre, vous vous en êtes bien sortis, me semble-t-il. Tu as sagement fait de ne pas insister, Donotalos, tu as su comparer tes forces à celles de ton adversaire.

–Ah, mais j’ai essayé ! répliqua gaiement celui-ci. Je l’ai visé ! Et je l’ai raté. Mais Allos, lui, l’a touché.

–Et Cintus a failli le payer de sa vie. Non, nous devons réunir plus de quatre chasseurs légèrement équipés, beaucoup plus. J’irai en parler au chef du village. Je suppose que vous irez de jour inspecter les lieux. Pouvez-vous venir me raconter ce que vous aurez trouvé, avant midi ? Il est temps que je rejoigne un peu monlit.

Et après avoir salué chaleureusement chacun, Andanatos retrouva Aramos, qui l’attendait en somnolant aux rênes du chariot

Chapitre II

Une forte et longue averse prolongea la nuit, noyant tout autre bruit, et au petit jour le réveil fut paresseux, chacun restant réfugié à l’abri des maisons aux vastes toits de chaume et de branchages. Même les appels des bêtes manquaient de conviction. À son habitude, Artopennos fut un des premiers debout. Il passa le mors à Maros, son cheval pommelé gris et blanc aux épaules et à la croupe élevées et solides à même de le porter sans fatigue, et le sortit silencieusement de l’écurie. Puis il entama la ronde d’inspection qui inaugurait chacune de ses journées dans le domaine. Le portail franchi, il tourna à main droite en remontant la pente vers la forêt, selon un chemin invariable qui suivait le fossé hautement remparé qui cernait les habitations et les cours de Cauanoialon. Il en connaissait chaque pieu, chaque poutre, chaque pierre, et aucune anomalie n’aurait pu échapper à l’attention constante qui était sa raison de vivre depuis la promesse faite il y avait déjà bien des hivers. Tout en scrutant les défenses et les alentours, la mine sombre, il ressassait les événements de la nuit, irrité de les avoir si mal anticipés. Un guerrier devait tout envisager, et s’il devait risquer sa vie, il ne devait le faire qu’en pleine connaissance de cause ! Son imprévoyance avait mis Donotalos en danger, ce qui s’avérait pire que tout. De quoi enrager, après tout ce temps de vigilance sans faille.

Le passé remontait en flots au fond de sa gorge. Il lui semblait entendre dans les appels et les cris de la maison qui s’animait de l’autre côté de la clôture, les éclats de rire et la voix forte d’Adiantos, le père de Donotalos, son seigneur, sonami.

Artopennos l’avait servi comme premier écuyer dans ses incessantes campagnes, sans une hésitation, sans un doute. Guerriers redoutables, invaincus, ils avaient conquis honneurs et butins, assis la réputation du clan et ramené l’or qui avait permis de fonder et bâtir Cauanoialon tel qu’Adiantos l’avaitrêvé.

C’est lui aussi qui avait finalement guidé vers le vallon de la chouette le cheval de son maître, le corps ballant d’Adiantos sanglé sur le dos, après sa dernière bataille douze ans plustôt.

Par les dieux infernaux, cette bataille, quel piège, quelle déroute invraisemblable ! Artopennos en grinçait des dents chaque fois qu’il y pensait, c’est-à-dire souvent.

Une fois de plus, il laissa filer ses souvenirs.

Remontant la vallée dans le vacarme des appels superposés de centaines de trompes de cuivre, les colonnes des magnifiques guerriers de la coalition menée par le roi arverne Bituitos s’étaient fracassées tout le jour sur les rangées compactes de piques ferrées des soldats sombris, bien moins nombreux, mais solidement installés, légèrement en surplomb, reculant à peine sous les chocs malgré toute la violence et le tumulte dont les Celtes étaient capables. La cavalerie ennemie, montée de grands chevaux, prenait à revers les fantassins et les archers en vagues rapides et serrées, désorganisant un peu plus l’attaque à chaque passe. Et Bituitos avait envoyé encore et encore son armée à l’assaut, espérant faire plier, sous le poids de la multitude et de la vaillance, l’infranchissable mur sombri devant lequel s’amoncelaient en inconcevables tas les corps mutilés et sanglants. Et d’un coup, quand le soleil touchait le sommet des collines et que les chefs arvernes commençaient à envisager un retour sur les hauteurs pour regrouper les troupes et préparer la bataille du lendemain, le front des Sombris s’était ouvert. Piège évident, enfantin, dans lequel le fantasque Bituitos s’était engouffré sans hésitation, poussant toutes ses forces. Alors l’aile droite ennemie s’était soudain rabattue en un vaste mouvement de fléau, menée par l’irruption fracassante des éléphants. Oh, on savait qu’ils étaient là, et ils n’étaient pas si nombreux, mais peu en avaient réellement vu et sous leurs carapaces hérissées, avec leurs cris stridents, ils étaient terriblement impressionnants. Placé avec ses guerriers à la gauche du combat, Adiantos avait vite réagi, brandissant l’enseigne de la chouette pour rameuter son unité et la diriger dans la pente droit vers les monstres qui déferlaient. Les hommes avaient bien tenu le choc, se resserrant impeccablement à l’appel d’Artopennos en bloc compact derrière les boucliers, talon des lances plantées en terre, selon la manœuvre inlassablement répétée. C’était là toute la différence entre une troupe entraînée et aguerrie, et le ramassis hétéroclite de la majorité des alliés du roi arverne ! Un javelot fiché dans l’œil de la main même d’Adiantos, le premier éléphant s’était cabré en barrissant puis effondré juste devant eux, faisant trembler le sol, soulevant des gerbes de mottes, et éparpillant au loin nacelle et conducteur. Les autres monstres avaient préféré les contourner et poursuivre leur descente de la vallée vers le gros de l’armée, laissant le combat aux fantassins qui les suivaient. Cette fois, les conditions devenaient plus égales, et par Ogmios le puissant, sur la première colonne qu’ils avaient affrontée, eux, ils avaient eu le dessus ! Mais les Arvernes étaient en déroute, au centre Bituitos se repliait piteusement avec ce qui lui restait de troupes, et les officiers de plusieurs groupes sombris, les ayant repérés, ordonnaient à leurs hommes de converger vers eux. Ils avaient été contraints de se dégager au plus vite vers le bas de la vallée en longeant le fleuve, car le pont de bateaux qui avait permis de traverser était disloqué, tout en se défendant farouchement dans la nuit tombante contre un fort contingent d’auxiliaires ennemis. C’est là qu’Adiantos, hors de lui et provoquant outrageusement leurs poursuivants, avait chuté sous le nombre. Retrouvant avec de grands hurlements l’énergie d’une ultime contre-attaque, les guerriers de la chouette menés par Artopennos avaient récupéré leur maître inconscient, et courant comme ils le pouvaient encore, s’étaient fondus dans l’obscurité.

Adiantos, une mauvaise plaie au ventre, avait à toute force voulu revenir à Cauanoialon, laissant le commandement de ses soldats à son ami Comnertos, l’unique chef arverne qui avait vraiment sa confiance. Allongé dans un chariot, escorté du fidèle Artopennos qui avait évidemment refusé de le quitter, il avait tenu autant qu’il le pouvait et avait expiré juste avant l’arrivée.

Bien que libéré de son lien d’allégeance, Artopennos avait rejeté les avances d’autres chevaliers. Tous pensaient qu’il allait acheter un domaine avec ses parts de butin et s’y installer, mais il avait sans hésitation proposé de renouveler son engagement à Magissa, devenue seule maîtresse de Cauanoialon à la mort de son mari. Celle-ci avait accueilli cette offre avec un infini soulagement, sachant bien les convoitises et les risques engendrés par la disparition du seigneur d’un tel domaine, laissé aux mains d’un trop jeune fils et d’une femme, fût-elle issue d’une puissante, mais lointaine famille. La déroute de l’armée arverne et l’exil du roi Bituitos qui avait suivi avaient inauguré des temps instables et troublés, surtout pour ceux qui l’avaient soutenu.

L’écuyer avait promptement organisé la défense des lieux où chacun, du plus humble bouvier au maître forgeron, avait appris à se transformer en guerrier selon ses talents, qui en archer, qui en cavalier, qui en porteur de lance, les armes en permanence à portée de main. Il avait aussi recruté une dizaine de soldats professionnels parmi ses connaissances pour encadrer ses troupes inexpérimentées et mener l’entraînement. Déjà solidement clos et remparé par Adiantos, construit en haut d’une butte avancée sur le versant le plus élevé du vallon, Cauanoialon avait été gardé nuit et jour, les alentours surveillés par des patrouilles.

Et Artopennos avait attendu.

Ceux qui avaient trop vite cru le riche Cauanoialon bon à prendre avaient déchanté : quelques escarmouches bien déjouées avaient provoqué les prédateurs, qui s’étaient lancés exactement comme prévu dans une attaque frontale mal préparée, cruellement piégée et anéantie dans le sang. Les grappes de têtes coupées suspendues par les cheveux à un portique à l’entrée du domaine à la manière des anciens avaient certes horrifié la contrée, mais au moins plus personne n’était revenu se frotter à Artopennos, qui avait refusé de les décrocher et laissé les corbeaux achever leur travail, toujours selon la tradition.

Après quoi, resté maître militaire du terrain, le fidèle écuyer avait pu se consacrer à la seule raison qui l’avait fait déroger aux justes règles et survivre à la mort de son ami : tenir sa promesse de faire du fils d’Adiantos un guerrier digne de son père.

Dès venu l’âge de soulever l’épée de fer, Donotalos avait été impitoyablement soumis à la dure éducation d’un jeune chevalier celte, sans négliger aucunement l’enseignement des druides. À vingt ans maintenant, c’était un athlète grand et découplé, cavalier agile, vif et percutant à l’escrime comme au tir à l’arc, ne s’attirant pour autant après un exercice parfaitement réussi qu’un bref « bon, ça ira » de la part de son mentor.

En douze étés, la férule habile de Magissa et la crainte inspirée par Artopennos avaient transformé Cauanoialon au point de devenir le domaine le plus prospère à des lieues à la ronde. D’autant que sous le règne de Commiorix, en pays carnute comme dans beaucoup d’autres en celtique, une ère paisible de récoltes et de commerce tendait à remplacer celui si noble et excitant des batailles et des pillages.

Heureusement, il restait la chasse. Du moins tant qu’on ne savait quelle traîtrise ne venait pas fausser les règles dujeu !

Cette pensée ramena l’écuyer au temps présent. Poteaux et rambardes paraissaient intacts, l’étroite porte arrière parfaitement encastrée et invisible à qui n’en connaissait pas le secret, et la bordure des bois proches au-dessus du domaine tranquille. Sans qu’il ait besoin de le guider, Maros le mena un peu à l’écart, à hauteur des maisons, sur une élévation d’où l’on dominait le vallon. Là, toujours selon le rituel de la ronde matinale, le cheval s’arrêta. Le soleil clair du neuvième jour de cutios dissipait les nuées sur la vallée loin en contrebas, dévoilant une mosaïque de labours et de pâturages clôturés de haies courtes piquées du vert tendre des feuilles naissantes, longées de chemins sur lesquels s’engageaient les paysans qui se rendaient au travail. Un paysage paisible que le guerrier savoura jusqu’à ce que sa colère s’envole avec la brume.

D’où il se tenait, il voyait d’ailleurs parfaitement la limite du champ et du bois où il s’était si stupidement laissé surprendre la nuit précédente. Sortant de sa rêverie, il pressa les flancs de Maros qui prit le trot pour descendre la pente et rejoindre la sente du petit bois. Là, ayant attaché la longe du cheval à un arbrisseau à quelque distance, Artopennos avança doucement vers l’angle de la haie, examinant attentivement chaque coudée de terrain. De nouveau, la pluie avait effacé toute trace significative. Il ne trouva aucune empreinte interprétable, malgré la taille et le poids prévisibles de la bête, aucune fouille non plus dans le champ, aucune motte de terre retournée dans les sillons intacts où pointaient les jeunes pousses, aucune branche rompue ou pliée, rien ! Il ne vit même pas de marque au sol de sa propre chute, et pourtant il se savait plutôt lourd. Comme la nuit précédente en cet endroit, et comme sur les lieux des deux attaques précédentes qu’il était allé inspecter, il était vrai plusieurs jours trop tard, son expertise de traqueur était mise en échec. Du moins pour ce qui concernait la bête elle-même, car il retrouva facilement l’épieu de Donotalos fiché dans la racine d’un arbre, et une large tache sombre là où était tombé Cintus. La frustration fit vite place à la perplexité, puis à une étrange jubilation : décidément, Esus lui-même lui envoyait un adversaire à sa taille. Quel qu’il soit, il allait le débusquer, et l’affronter, on pouvait compter sur lui ! Et c’est finalement le cœur léger qu’il se hissa d’un élan sur Maros, qui le ramena d’un pas tranquille à Cauanoialon. C’était l’heure de l’entraînement, et en y repensant, ce lancer d’épieu en plongeant sur le côté avait raté sa cible.

Le fracas heurté des deux chevaux menés au plein galop fit se lever les têtes des paysans dans les champs qui bordaient le chemin vers Dergobrogilos. Ils interrompirent leur tâche un instant, appuyés sur les manches de leurs houes, pour suivre des yeux Donotalos et Artopennos droits sur leurs montures qui dévalaient la piste comme une soudaine bourrasque. Les deux hommes étaient en tenue de combat léger, tout cuir et baudrier, le fourreau de l’épée au côté, l’arc et le carquois fixés au harnais. À petits coups de talons aux éperons courts et de cris d’encouragement, Donotalos poussait Drutos, un jeune étalon récemment débourré, cadeau de sa mère qui l’avait fait venir de son domaine du Sud. Il fallait encore le tenir au plus près, mais sa robe marron clair et sa vivacité prometteuse lui avaient tout de suite plu. Le sol arrosé par la pluie de la fin de nuit était souple sous les sabots, l’air vif et léger sous le soleil qui s’élevait dans le ciel, et l’occasion excellente pour le cavalier comme pour la monture de se défouler un peu et d’approfondir leur connaissance mutuelle. Artopennos chevauchait sans effort à trente pas en arrière, soudé à son cheval par une pratique éprouvée, laissant Maros dérouler ses grandes jambes.

Depuis Cauanoialon, la route suivait le haut flanc de la vallée, au ras de la forêt, puis descendait à main gauche vers la Samodubra en serpentant entre des champs de plus en plus marécageux et envahis de joncs à mesure que l’on s’approchait de l’eau. Elle longeait après l’avoir rejointe la rivière vers l’ouest, vers le pont de bois qui permettait de gagner la large voie de Cenabum à Dergobrogilos, qui se poursuivait au-delà vers Autricum au nord. En tout trois lieues jusqu’à la demeure du druide située avant le village, qui seraient vite avalées à ce rythme.

En arrivant près des rives herbeuses de la Samodubra, Donotalos tendit imperceptiblement les rênes, allongea doucement les jambes, et Drutos se mit instantanément au trot, s’attirant un « Bien ! » et une caresse sur l’encolure. Satisfait des réactions de son nouveau compagnon, le guerrier se détendit et jeta un coup d’œil circulaire sur les alentours. Sur la grand-route de l’autre côté de l’eau, en avant de lui à peut-être un quart de lieue, presque à hauteur du pont, un groupe de cavaliers se dirigeait d’un pas tranquille vers le village. Deux allaient en tête, suivis à un peu de distance d’un troisième, guidant une monture de bât bien chargée. Des voyageurs, à l’évidence, sans arme visible. Sentant entre ses cuisses l’impatience de Drutos qui ne demandait qu’à recommencer leur jeu, Donotalos se tourna vers Artopennos toujours en couverture derrière lui avec le même écart, lui adressa un clin d’œil, et fouettant des deux talons relança son cheval avec l’intention de rattraper les inconnus. Drutos bondit en avant, Donotalos couché sur l’encolure pour limiter la prise au vent laissant filer l’animal de toute sa vitesse possible. Le pont se rapprocha rapidement, Drutos ralentit à peine dans le court virage qui y menait, et en fit retentir sous ses sabots les planches de bois du tablier.

Plus loin sur la route, les trois silhouettes s’étaient immobilisées, la tête tournée vers le guerrier en arme qui fonçait à si grand bruit vers eux. Le groupe se sépara, la première silhouette et celle de queue accélérant l’allure, tandis que la troisième, au contraire, fit volte-face et fila droit vers Donotalos. En un instant, les deux cavaliers se trouvèrent de front à cent pas, se précipitant l’un vers l’autre à pleine vitesse. Un peu surpris, Donotalos se redressa, reprenant le contrôle de son étalon pour observer son antagoniste. Il vit un haut et gracieux cheval noir, monté d’un cavalier parfaitement en ligne qui ne paraissait pas décidé à dévier une courbe menant à une très proche collision ! Percevant le doute de son maître, Drutos s’écarta pendant que leur adversaire fondait sur eux comme une bourrasque pour dévier à gauche au tout dernier moment vers le large fossé empli d’eau qui bordait la route. Il le franchit dans la foulée d’un long saut fluide, reprit souplement pied de l’autre côté et pousuivit sans ralentir à travers le champ vers ses compagnons. Le guerrier eut à peine le temps d’entrevoir une cape bleue et flottante, qui déjà lui tournait ledos.