La vérité bafouée - POIROT - E-Book

La vérité bafouée E-Book

POIROT

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Beschreibung

Un accident domestique entraîne la mort de deux frères de 4 et 5 ans pendant que Marie, la mère, s'envoie en l'air avec son amant. Pour des motifs connus d'elle seule, elle va s'ingénier à maquiller l'accident en crime. En parfaite comédienne manipulatrice elle ira même jusqu'à orienter les soupçons vers son amant. Influencé par son épouse, le mari va éliminer son concurrent, il sera condamné à dix ans de prison. En dépit des doutes du mari et du commissaire chargé de l'enquête, Marie va très longtemps échapper à toute sanction. Jusqu'au jour où...

À PROPOS DE L'AUTEUR

POIROT : Ancien responsable de bureau d’études dans l’industrie des matières plastiques, puis dessinateur indépendant. Aujourd’hui à la retraite. Rédacteur et modérateur occasionnel dans le média participatif Agoravox. Né un beau jour d’avril à La Bresse, face à la ligne bleue des Vosges. Réside, depuis 25 ans, à Caissargues, la première agglomération au sud de Nîmes. Passionné de littérature. Aime écouter la musique blues des noirs américains. Garde une âme sportive en pratiquant la randonnée et le ski. Auteur d’un premier roman publié en 2017 chez Complices éditions Sale temps pour les Jumeaux.

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La vérité bafouée

Polar

André POIROT

Phénix d'Azur

1

Ils étaient là. Face à face, couchés sur le flanc, les mains liées dans le dos à l’aide de lacets de chaussures. En apparence, pas de marques de coups, aucune blessure visible. On pouvait supposer une certaine délicatesse dans l’œuvre criminelle. Posés de la sorte, les deux corps formaient un cercle presque parfait. Aucun animal nocturne n’était venu déranger ce tableau macabre. Plusieurs poignées de coquelicots jonchaient l’intérieur du cercle voulu par l’assassin. Quel âge peuvent-ils avoir, s’interrogeait le capitaine penché sur les deux enfants ? On dirait des jumeaux. Ils se ressemblent tellement. Il pensait à sa famille, sa petite fille doit avoir le même âge ; une boule d’angoisse broyait ses viscères tandis qu’une incontrôlable envie de vomir le submergeât. L’homme qui les a découverts se tenait debout derrière lui, sa main gauche cachait la vilaine grimace qui torturait son visage horrifié. On lui demanda de s’éloigner sans piétiner les lieux. On attendait le commissaire qui serait chargé de l’enquête. Dans un souffle violent et hurlant, le vent promenait des nuages nonchalants au milieu d’un ciel sombre et menaçant. Les arbres, comme pris par une main invisible, se balançaient en lâchant des craquements sinistres et inquiétants. Soucieux, les visages humains scrutaient le plafond mobile qui défilait au-dessus d’eux. Les vols saccadés d’oiseaux piailleurs ajoutaient à l’ambiance irréelle couvrant le lieu. Maudit lieu, pensait l’homme qui avait découvert la scène. Mais quelle mouche m’a piqué ? Pourquoi suis-je passé par là ?

Des rubans quadrillèrent le secteur. Les gendarmes relevaient les empreintes. On photographiait la scène. On mesurait la clairière. Au loin, le clocher du village venait de sonner les sept coups qui vinrent percuter le relatif silence oppressant entourant les victimes. Avec sa main droite experte, un homme frappait nerveusement sur le clavier de son notebook en s’adressant au témoin. Il lui demandait s’il connaissait les enfants. D’autres enquêteurs arrivèrent, ils se partageaient les relevés ; certains s’éloignèrent du lieu, les yeux rivés sur le sol, ils écartaient délicatement les herbes hautes à la recherche d’indices. On osait à peine respirer devant le regard sévère du médecin qui venait de pénétrer dans cet environnement lugubre.

Comme s’il voulait se moquer du drame présent, un semblant de soleil revenu forçait ses rayons obliques à traverser le feuillage. Indécent… Avec la complicité des feuilles, il osait tracer des arabesques sur la peau en illuminant les corps gisants. Avec la contribution du vent, l’astre rougeoyant plaquait sur le sol un ballet d’ombres mouvantes accompagnées par le frissonnement du pourpre des coquelicots. Dans tous les yeux des observateurs, on pouvait lire la colère qui couvait. Quatre ans, peut-être cinq au maximum. L’innocence de deux corps blancs et nus tachés de lumières pointillées. Spectacle choquant, révoltant. Spectacle hypnotique pour des yeux avides de sensations rares.

Parmi les curieux entourant la scène une femme choquée et en pleurs affirma qu’elle connaissait les enfants, l’ainé fréquentait la même école que son petit-fils. Lors de l’anniversaire de ce dernier, les deux enfants couchés dans l’herbe étaient invités. C’est elle qui avait servi le goûter. Elle se rappelle bien, c’était la semaine dernière. Elle est affirmative. Le nom de famille des enfants est Tuillier, mais elle a oublié les prénoms.

— Des prénoms américains je crois, énonçait-elle en reniflant abondamment tout en répondant aux questions des gendarmes.

En même temps que le commissaire et deux de ses lieutenants arrivèrent les malheureux parents. Des chuchotements, un bruit de moteur, des claquements de portières. Des pas, des cris, les branches écartées. Elle apparut, le visage rouge, le cou enveloppé dans une sorte de fourreau, chevelure ébouriffée, corps secoué de gestes saccadés. Son cri a rempli la forêt, le temps s’est arrêté, tout s’est figé pendant la longue plainte animale qui sortait de sa gorge. Le brouhaha qui s’en suivit plongea les êtres et la nature dans un cauchemar proche du supplice des condamnés. Quand elle a vomi, le soleil s’est caché. Elle a hurlé le nom de ses enfants. Certains reculaient devant l’ampleur du drame, devant la colère, la peur et le désespoir. Lui l’agrippait aux épaules, il fermait les yeux. Sur son visage hébété, on pouvait lire l’incompréhension. Un fantôme. Un écorché vif. L’effort surhumain, la force qui le tenait debout l’abandonna ici, sur le gazon. Deux hommes se précipitèrent pour l’aider. On l’emporta vers une ambulance. Dans la foule, c’étaient des ah mon dieu, des oh, c’est terrible ! C’est le père ? Et comment que c’est lui ! Mais il est pas d’ici, c’est elle qui est d’ici ! Et alors qu’est ce que ça change ? Aux derniers arrivants, on racontait ce qu’on venait de voir. Elle portait une minerve. Il parait qu’elle a été agressée chez elle par des voyous, des tueurs. Elle aurait pu y passer elle aussi. On supputait les conséquences d’un tel crime. Certains imaginaient déjà un dénouement rapide. Ici tout se sait, l’assassin ne pourra pas s’échapper… Un observateur attentif aurait pu compter autant de justiciers potentiels que de curieux anonymes. La caméra d’un technicien de la police balayait l’ensemble de la scène dans l’espoir de saisir un comportement douteux ou anormal parmi le public. Certains assassins expriment un désir morbide incontrôlable à venir admirer leurs exploits, voire à participer activement au courroux général entourant l’endroit de leurs crimes. Ils peuvent même s’ingénier à tenter de participer à l’enquête en se mettant en avant pour répondre aux interrogations policières. Nombre d’assassins sont des psychopathes avérés.

Derrière le cordon policier, ils étaient là, voisins, badauds, debout sur la pointe des pieds leurs regards curieux essayaient d’embrasser la scène. Ne rien perdre de ces instants inoubliables, qui resteront gravés dans leurs cerveaux. Certains tentaient même quelques photos avec leurs portables devant le regard désapprobateur des autres. Les femmes avaient les yeux rougis par les larmes. Les hommes le regard sévère. Ils dirent qu’on ne s’en prend pas aux enfants. Pas quelqu’un de chez nous, murmuraient-ils. Jamais vu ça par ici. La rumeur courrait de bouche à oreille, ils voudraient savoir, ils se heurtent au mutisme des forces de l’ordre.

— Il va pleuvoir ! les mots sortis de la bouche d’un importun amenèrent une rumeur courroucée.

Tous les regards convergèrent vers l’homme qui venait de troubler le recueillement alors qu’une saute de vent plus violente arracha quelques poignées de feuilles aux amandiers alignés à l’orée du bois. Dans l’ambulance des pompiers, on soignait Gérald Tuillier, le père des victimes. Lorsqu’il sortit, soutenu par une femme en uniforme, les yeux inquiets suivirent leur lente progression. Ils retournaient sur la scène du crime. Gérald marmonnait tandis que son accompagnatrice opinait en hochant la tête du haut vers le bas. Son visage ingrat ne laissait apparaître aucune empathie, elle avançait lentement, le regard rivé sur ses chaussures. Les premiers journalistes apparurent en même temps que les premières gouttes d’eau accompagnant la lueur qui traversait le ciel, succédant à un grondement encore lointain. S’en suivit un bruit de feuillage servant d’accompagnement au concert de la pluie qui plombait l’atmosphère sombre entourant le lieu. Une forêt de parapluies s’étendit sur la foule. Les flops sourds des impacts des grosses gouttes couvraient le murmure des conversations. Les micros indiscrets tentaient de voler quelques commentaires quand le craquement sec du tonnerre précéda le violent orage de grêle qui dispersa les curieux. Tous se replièrent vers les véhicules.

On évacua Gérald et son épouse Marie en les protégeant de la colère du ciel. Les longs gémissements de la femme ajoutaient à l’ambiance de fin du monde imposée par la nature. Dans les veines des badauds, le sang se figeait pendant que les cœurs s’asséchaient. L’impression que quelque chose d’irrémédiable venait d’arriver, que rien ne serait plus comme avant s’enracinait dans les esprits.

Les deux frères, Bryan 4 ans et Kevin 3 ans, morts.

Sans être formelles, les conclusions du médecin légiste tendaient vers une mort par noyade. Sauf que le point d’eau le plus proche se situait à plusieurs centaines de mètres de l’endroit recevant les dépouilles.

Meurtre ou accident ? Bien sûr, il s’agit d’un assassinat, les enfants n’ont pas pu se noyer accidentellement et venir à l’endroit où on les a trouvés totalement nus. Le médecin a relevé des traces de griffures, de coups et de strangulation sur les deux corps. D’après ses constatations, les marques et impacts laissés sur la peau proviendraient de mains d’enfants, comme si ceux-ci s’étaient battus. Mais ses déductions iraient plutôt vers une défense réciproque des deux enfants. Ils auraient tenté de s’accrocher l’un à l’autre pendant que le ou les assassins les maintenaient sous l’eau.

L’attention du médecin s’attardait sur les corps. Au premier abord le visage violacé et surtout ce champignon de mousse qui apparaît à la bouche et aux narines indique un séjour prolongé dans un milieu aquatique. Un début de cyanose des ongles ajoute à la conviction du professionnel.

 

2

Marie vient d’avoir quinze ans quand elle fait sa première fugue, les gendarmes la retrouveront à quelques kilomètres de son domicile, boudeuse et muette. Le jeune homme qui l’accompagne tente de prendre la fuite, il sera vite rattrapé, il est majeur. Elle refuse de donner la plus petite explication. Quelques mèches de ses cheveux noirs mi-longs viennent barrer un visage émacié assorti d’un éternel sourire à la fois gracieux et ironique. Sans obscurcir ses traits, les grands yeux profonds jettent des éclairs de fureur en direction de ses interlocuteurs. Des ennemis qui ne méritent que mépris.

— Foutez-moi en taule si vous voulez. J’m’en fous !

On appela ses parents. Ces derniers prétextèrent un manque de moyen de locomotion pour ne pas se déplacer à la gendarmerie.

— Gardez-la quelques jours en prison, ça lui fera du bien a répondu la mère avant de raccrocher le combiné.

Sympas les vieux ! En raccompagnant Marie à son foyer, sous un soleil de plomb, les gendarmes désiraient s’entretenir avec les parents, jauger l’environnement, visualiser le lieu de vie. Ils souhaitaient s’imprégner de l’atmosphère et de la teneur du foyer. Ils ne furent pas déçus.

Visiblement, l’adolescente avait honte de sa famille. À la sortie du village, une vielle demeure en pierres de taille flanquée d’un hangar en tôles appuyé sur sa face nord. Trois épaves de voitures garnissaient la cour couverte de déchets alimentaires et jonchée de papiers. Deux poules se régalaient en trottinant doucement devant les pas visiteurs qui soulevaient de petits nuages de poussière. En lévitant, la fine poussière venait tapisser le bas des pantalons puis elle se déposait sur les chaussures impeccablement cirées. Un jeune garçon, armé d’un lance-pierre menaçant, trônait sur le toit d’une vieille guimbarde en détaillant bravement les arrivants. Encadrée par deux gendarmes Marie se dirigea vers la porte d’entrée. À quelques mètres du but, elle stoppa brusquement en demandant à ses gardes du corps s’ils voulaient vraiment pénétrer dans les lieux, si ce premier regard ne leur suffisait pas. Devant leurs sourires, signifiant on en a vu d’autres, elle se lança sur la poignée en criant :

— Vous l’aurez voulu.

À la suite de Marie, les deux sbires entrèrent avec prudence dans la pièce. Une barrière d’odeurs non identifiables ralentit leur avance. Le premier sortit un mouchoir de sa poche, il le posa sur son visage en glissant son corps massif entre les obstacles et en évitant de frôler les murs ; surtout ne pas salir l’uniforme que son épouse entretient avec le plus grand soin. La porte d’entrée avait autrefois été vitrée, des morceaux de contreplaqué remplaçaient les carreaux d’origine. Une petite fenêtre perçait le mur de gauche, mais ses vitres étaient si encrassées qu’aucun soupçon de lumière ne parvenait à s’infiltrer. En dépit d’un soleil rayonnant, l’intérieur de ce trou à rats était aussi noir qu’un cachot moyenâgeux. Quand Marie actionna un interrupteur, une ampoule crasseuse délivra une lumière si blafarde qu’elle ne dérangea même pas la chauve-souris qui pendait au plafond. Marie poussa une deuxième porte et ils aboutirent dans un salon un peu plus accueillant. Les reflets du téléviseur donnaient un minimum de clarté au lieu et un néon délivrait un semblant de lumière grise. Une odeur de tabac froid saisissait la gorge des visiteurs tandis que les plaintes de la maîtresse des lieux venaient torturer les oreilles aux aguets. Le père, affalé sur ce qui avait dû être un sofa, ronflait avec ardeur, la bouche aussi béante que la braguette.

Devant le tableau improbable de deux flics ahuris face à une énorme mégère qui tentait de s’extraire d’un fauteuil agonisant en soufflant tel un phoque et en lançant des « Ben vin diou qu’est qu’elle a encore fait celle-là », Marie ne put réprimer un fou rire bien audacieux dans une telle circonstance. En agitant la main droite du haut vers le bas, le brigadier s’évertuait à répéter « Restez assises, ne vous dérangez pas ». Sans doute imaginait-il la chute du corps au milieu des débris du fauteuil avec obligation d’intervenir pour redresser 300 livres de chair flasque et adipeuse. La voix de stentor du gendarme réveilla le mari. En voyant deux képis au-dessus de son séant il fut pris d’une telle panique qu’il se leva d’un bond et se mit au garde-à-vous sans même se rendre compte que son pantalon n’avait pas suivi. Le tire-bouchon posé sur les godasses laissait voir deux grandes allumettes couleur aspirine surmontée par un caleçon douteux flottant entre les cuisses trop maigres. Quand l’homme s’aperçut du ridicule de sa posture, il voulut faire un pas en arrière, mais entravé dans son bénard il s’affala sur le plancher en même temps que Shakira entamait « Perro fiel » dans un clip très visuel. C’est en entendant la chanteuse exhibitionniste que le brigadier comprit la formule de l’adolescente « Vous l’aurez voulu ».

Si de prime abord, le tableau semblait cocasse, il chagrina les visiteurs. Après les recommandations d’usage concernant le rôle des parents ils s’en retournèrent sans demander leur reste. Ils essuyèrent un joli bras d’honneur de la part du miston qui trônait sur le capot de la vieille carcasse. Quand ils firent mine de stopper leur véhicule le gamin détala et disparut dernière la bâtisse. Courageux, mais pas téméraire. Écœurant, pensait le brigadier en quittant les lieux. Quand la lunette arrière de la Clio explosa, il stoppa le véhicule. C’est alors qu’ils aperçurent le garnement qui détalait vers la grange. Les cris et les menaces des deux gendarmes n’effrayèrent que les oiseaux qui venaient grappiller les quelques restes oubliés par les poules apparemment bien nourries. Rien à tirer de cette engeance. Pauvre fille. Comment peut-on vivre dans de telles conditions ? C’est la tête pleine de doutes et de questions qu’ils reprirent le chemin de la brigade pour faire leur rapport.

Pendant ce temps Marie se faufilait hors du taudis pour éviter une énième correction promise par ses géniteurs.

 

3

Dans les deux années qui suivirent, Marie multiplia les appels au secours par des fugues à répétition. À seize ans, elle quittait définitivement le cloaque familial en emportant les menues économies planquées par ses vieux. Elle vécut d’abord d’expédients, un zeste de drogue plus un zeste de prostitution. La survie… En partie grâce à son passé difficile et douloureux elle réussit à se préserver des prédateurs qui rôdent dans l’environnement des ados égarés. Elle venait d’avoir dix-sept ans quand elle rencontra Gérald Tuillier. Il est alors technico-commercial dans une entreprise spécialisée dans les systèmes de ventilation. Il venait d’avoir vingt-deux ans, c’était un garçon plutôt introverti et taciturne. Sérieux. Elle voulait se stabiliser, elle jeta son dévolu sur Gérald. Ils se rencontrèrent aux Jardins de la Fontaine. Il devait être proche de 15 heures, quelques longs nuages paresseux raturaient la pureté du ciel tandis qu’un soleil généreux venait caresser les corps passants. Pour attirer l’attention du jeune homme, elle laissa tomber son sac à main dans le canal et joua la comédie de la fille désespérée. Armé d’une ficelle, qu’il emprunta à un enfant incapable de piloter son cerf-volant, et qu’il lesta avec un caillou, Gérald va lui repêcher son bien et le lui rendre en lui glissant gentiment de prendre soin de ses affaires. Bien que son sourire égayait la rigidité de son visage, difficile de dire que l’homme était avenant. Ses cheveux roux et sa peau parsemée de taches faisaient ressortir deux yeux grisâtres et globuleux. Il portait un pantalon droit tombant sur des chaussures en simili cuir brillantes. La chemisette à carreaux, largement ouverte sur un torse aussi fourni et coloré que la chevelure, ne pouvait cacher la belle rondeur d’un ventre plutôt bien nourri. Au premier regard, Marie sentit la quiétude, le sérieux et la sagesse qui émanait de cet homme. Le contraire de tout ce qu’elle avait pu connaître depuis sa plus petite enfance. Son instinct lui dicta de mettre le paquet. Elle n’hésita pas une seconde.

— Vous êtes mon sauveur. Comment vous remercier ? Je vous offre un verre.

— D’accord pour le verre, mais c’est moi qui vous l’offre.

Assis aux Tables de la Fontaine en dégustant leurs bières pression les jeunes gens côtoyaient deux dames parvenues au point culminant de leur vie. Chaussées de tennis multicolores, habillées telles des randonneuses chevronnées, elles avaient cette insolence qui fait le verbe haut et le rire tonitruant. Le nez refait, les lèvres botoxées et la peau défroissée par un miracle de la manipulation attestaient d’un moulage commun réalisé par un artiste certifié. Les cheveux mauves semblaient aussi artificiels que les visages de ces deux barbies délavées issues de la même usine de jouets. Leur conversation tournait autour de leurs exploits de baroudeuses ; sans doute allaient-elles escalader les 140 marches de la Tour Magne afin de parfaire leur condition physique en même temps que leurs connaissances historiques. En observant discrètement ses voisines, Marie glissa à l’oreille de Gérald cette drôle de phrase que le garçon laissa s’échapper de son cerveau après avoir jeté un coup d’œil il discret vers la table située à sa droite.

— J’espère ne jamais ressembler à ces fantômes.

Une année s’était écoulée depuis cette rencontre, Marie accoucha d’un beau bébé mâle. Il ne tenait pas trop à ce prénom trop américain, mais on l’appela Bryan. Ils vivaient dans un petit appartement dans la périphérie de la ville de Nîmes. Ils ne roulaient pas sur l’or, mais la paye de Gérald tombait tous les mois. Ils profitèrent de l’événement pour changer de voiture. Ils ont pris un break à cause du bébé. Les parents, les deux frères et la sœur, ainsi que les oncles et tantes et les cousins et cousines de Gérald habitaient tous dans le département de l’Ain ou dans la périphérie de la ville de Lyon. Après la naissance, tout ce petit monde était descendu dans le sud, ils campaient au Grau du Roy. Ils profitaient des vacances et faisaient la fête tous les soirs, Gérald et Marie venaient avec le bébé. C’était le bonheur.

Sans être très brillant, Gérald jouissait d’un sens peu commun de perspicacité concernant les désirs de sa compagne. Il pressentait et anticipait la plupart des demandes qu’elle allait formuler. C’est ainsi qu’il prépara ces vacances en Bretagne avant qu’elle en fit la demande. Il avait réservé un gîte à proximité de la ville à l’occasion du festival de Lorient. Quand il lui annonça la nouvelle elle fut d’abord interloquée, puis elle lui sauta au cou en lui demandant comment il avait deviné. Il était un type extraordinaire. Elle le lui dit et lui répéta, qu’elle l’aimait.

Il profita de leurs vacances en Bretagne pour reprendre contact avec Manu, un ami de la famille installé à Josselin. Manu les invita à passer quelques jours chez lui. Il vivait dans une grande propriété, héritage d’une tante maternelle. Ils passèrent trois jours de rêve dans ce lieu paradisiaque. Heureux de ses retrouvailles avec son meilleur ami, concentré sur le rappel de souvenirs communs, Gérald ne vit pas l’approche de Manu vers Marie. Celui-ci était sous le charme de la jeune femme. Trop fière d’être ainsi courtisée, discrètement elle jouait la provocation. Dès que Gérald avait le dos tourné, elle se laissait volontiers aller à des frôlements et des caresses réciproques avec Manu. À l’issue des trois jours, ils se quittèrent avec regrets. Manu promit de venir les voir à Nîmes le plus tôt possible, dit-il, il avait quelque chose à finir. Ce sera avec grand plaisir, lui rétorqua Marie.

Marie avait trouvé un mari compréhensif et prévenant, elle l’aimait bien sûr, mais son passé perturbait son bonheur. Gérald était trop posé, trop prévisible. Parfois, elle proposait des plaisirs nouveaux, des jeux sexuels censés pimenter les relations du couple. Pas une seule fois Gérald n’a tenté d’adhérer à ses élans. Au contraire, il s’est toujours ingénié à lui construire une vie calme et rangée. Une vie fidèle à son image de bon père de famille, sans jamais se rendre compte du décalage qu’il lui imposait par rapport à sa vie d’avant. Tout en faisant semblant d’approuver les décisions de son mari, Marie s’installait dans la tricherie, dans le mensonge journalier qu’elle servait avec conviction et un aplomb indiscutable. Son naturel manipulateur grandit au milieu de la routine journalière sans éveiller la moindre réticence dans la vie du mari.

On allait fêter le premier anniversaire de Bryan quand Kevin vint au monde. Gérald était aux anges, deux héritiers mâles, il n’aurait jamais osé imaginer un tel bonheur. L’enthousiasme montré par Marie ravissait son mari. Un couple heureux. Tout le monde les enviait. Leur joie faisait plaisir à voir. Les enfants grandissaient au milieu d’un environnement frisant la perfection. Pourtant, Marie s’ennuyait. Dès que l’aîné des deux enfants entra en maternelle, Marie réussit à convaincre son mari qu’elle devrait retravailler. Ça mettra du beurre dans les épinards, disait-elle. À contrecœur, Gérald accepta et Kévin fit la connaissance de Laure sa nouvelle nounou. En conclusion, c’est Gérald qui la fit embaucher dans la société Trame Plus dirigée par un ami de sa famille. Dans cette entreprise de confection de vêtements professionnels, le rôle de Marie consistait en un contrôle draconien de la qualité des coutures effectuées par les petites mains plus communément appelées piqueuses. Ses nouvelles responsabilités lui forgèrent un caractère plus autoritaire. Elle s’employa à se faire craindre par ses camarades dépendant de son diagnostic et de ses humeurs. À cette même époque, Manu, l’ami de Gérald quitta sa Bretagne pour venir travailler dans la même entreprise que Marie. Il était chargé de la maintenance des machines et outils de l’atelier. Une liaison d’abord occasionnelle se transforma en relation quasi journalière entre Marie et Manu sans éveiller le moindre soupçon de la part du mari trompé.

 

4

Gérald est en prospection durant toute la semaine. Habituellement, quand la nounou garde les petits, les amants se retrouvent dans le petit deux-pièces que Manu loue à Caissargues. Ce jour-là, un contretemps les oblige à changer leur planning. En toute discrétion, Manu s’est introduit au domicile de Marie. Il est 19 heures, les enfants pataugent dans la grande baignoire pendant que les amants se lancent dans un marathon sexuel intense et sonore. À l’issue d’une série d’assauts charnels et torrides, les deux corps épuisés s’effondrent sur le ring. Emporté par la fatigue, l’homme s’est déjà endormi. Marie regarde le corps athlétique de son amant, elle glisse sa main dans les longs cheveux blonds, elle se sent femme, elle sait qu’il l’aime, son cœur tressaute de joie. Quel changement depuis son adolescence, quel chemin parcouru ! La fierté l’envahit comme ce jour où elle a sauvé un enfant tombé sur la voie ferrée, juste avant que le train ne le transforme en bouillie.

Cette pensée la propulse hors de son rêve éveillé. Un éclair de lucidité met ses sens aux aguets, elle décèle une anomalie. Aucun bruit ne vient effleurer ses oreilles. Elle se souvient, ses enfants jouent à la salle de bains. Elle vient de percuter. Affolée, elle se précipite en appelant ses petits. Le spectacle qu’elle découvre dans la baignoire lui glace les veines. Elle ne comprend pas. Comment est-ce arrivé ? Non ce n’est pas possible. Elle appelle, secoue, gronde, hurle, pleure. Rien n’y fait. Lorsque Manu déboule, il prend les choses en main, il sort les deux corps du bain, il les étale sur le sol. Sans connaissance de réanimation, il tente un massage cardiaque, le bouche-à-bouche, les gifles et autres secousses. Rien. Après de longues minutes d’efforts, ils doivent se rendre à l’évidence, les enfants sont morts. Manu prend le téléphone, il est blême, ses mains tremblent, ses lèvres laissent échapper des paroles incohérentes.

— Arrête ! Qu’est-ce que tu fais, questionne la mère des enfants ?

— J’appelle le 18. Que veux-tu qu’on fasse d’autre ? On est dans une belle merde. Mais qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire pour en arriver là ?

Au milieu des sanglots Marie envisage déjà une issue différente. Alors qu’elle semblait totalement effondrée, elle échafaude déjà un plan si tordu que son compagnon en reste les bras ballants. Il ne comprend pas où son délire va les mener. Son cerveau caresse le projet de maquiller l’accident en crime. Devant Manu groggy, abattu, des larmes plein les yeux, elle énumère calmement les détails du scénario qui se dessine dans sa tête.

— D’abord les mener au canal. Les immerger pendant quelque temps dans l’eau. Ensuite, ressortir les corps avant la rigidité totale. Lier leurs mains avec des lacets. Au salon, dans le tiroir du bahut, tu trouveras une paire de lacets neufs. Il faudra leur attacher les mains derrière le dos. Tu mets ces gants mappa et tu glisses les corps dans deux gros sacs à gravats. On va les mettre dans le coffre de ton 4x4. On attend 23 heures et on file au canal. Au niveau du château de la Tuilerie on longe le cours sur environ un kilomètre. Là on sera tranquilles. Demain, nous irons à la gendarmerie pour signaler la disparition des enfants.

— Mais tu es cinglée. Il est hors de question que je te suive dans ton cauchemar. Et puis comment vas-tu justifier la disparition des enfants en pleine nuit ? Un esprit est venu, il a enlevé les petits où ils étaient méchants, je les ai punis en les envoyant dehors pour y passer la nuit. Est-ce que tu te rends compte de ton délire ?

La violence de ses propos surprend Manu. Il ne se met jamais en colère. Pourtant quand il était adolescent, lorsqu’un de ses camarades traita sa grande sœur de pute à pouilleux au motif qu’elle aidait les SDF qui erraient dans les rues de Lorient, il lui avait cassé un bras et passablement amoché la tronche. On l’avait amené au poste de gendarmerie, il avait dû répondre à plein de questions. Sa mère avait fait un malaise, elle avait fini la semaine à l’hôpital. Ses souvenirs étaient confus, il lui restait pourtant la ferme conviction qu’il avait refusé de s’excuser. Aujourd’hui, il sentait son sang bouillir dans ses veines. Une envie brûlante lui commandait de balancer deux ou trois bonnes baffes dans les gencives de cette nana. En la voyant concentrée sur ses enfants, la fureur l’abandonna.

Toute à son projet, Marie n’a rien enregistré des récriminations de Manu. Elle poursuit sur sa lancée en supposant les questions des enquêteurs et en formulant les réponses avec une satisfaction non dissimulée. L’homme la regarde avec effarement. Un monstre pense-t-il. Il recule de quelques pas. Il doit fuir cette folle avant qu’elle le détruise. Anticipant la démarche de son amant, Marie change brutalement de tactique.

— Fais comme tu veux. Tire-toi, mais tu es mouillé jusqu’au cou. Si tu parles aux flics, ils auront vite fait de trouver tes empreintes partout dans la maison. Je leur dirai que tu es entré ici de force, sachant mon mari absent, et même que tu m’as violée. Ils trouveront aussi ton sperme sur les draps. Comme je me défendais telle une furie, tu t’en es pris aux gosses. Ta seule chance de t’en sortir c’est d’écouter et d’approuver mon raisonnement. Au moindre dérapage t’es foutu.

Son esprit s’était déjà replongé dans le scénario de son film dramatique, elle cogitait une fable criminelle en donnant les directives à un assistant studieux, elle savait qu’il saurait être efficace.

Manu regarde sa compagne avec effarement. Mais qui es-tu Marie semblent lancer ses yeux suppliants ? Il s’assied, met sa tête entre ses mains. Il est vaincu. Il sait qu’il va se ranger derrière Marie, le choix ne lui appartient plus. S’il veut sauver sa peau il devra faire profil bas, peut-être qu’une occasion se présentera qui pourra le disculper. Fuir ! Impossible ! Mais pourquoi s’est-il entiché de cette gonzesse. Dans cet état, il est incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Son cerveau bat la chamade, il saute vers une lueur miraculeuse pour mieux replonger dans un gouffre infernal.

Marie a repris le cours de ses pensées, elle minimise ses propos, c’était seulement pour lui faire comprendre qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Si on s’en tient au strict scénario, on pourra s’en sortir avec un minimum d’égratignures, énonce-t-elle avec conviction.

— Bon OK, mais explique-moi comment les gosses ont pu s’échapper sans que tu t’en aperçoives.

Sans réfléchir, elle a déjà la réponse à l’interrogation.

— Il faudra que tu me frappes et que tu m’attaches. Mais d’abord on doit s’occuper des corps. La nuit va être courte, tu dois te décider sans délai.

Une grande lassitude fige le visage de Marie. Ses yeux se brouillent, elle ne peut retenir ses larmes. Sa peine n’est pas feinte. Son corps s’est ratatiné, son visage blafard la vieillit de dix ans. Manu s’est approché, il la prend dans ses bras. Elle se laisse aller contre le torse viril de son amant. Elle pleure, les larmes ruissellent et se perdent dans l’abondante toison. Les deux amants restent ainsi un long moment, sans briser le silence oppressant qui règne dans la pièce.

C’est d’une voix douce et légèrement fêlée que Manu rompt le mutisme du couple.

— Si on s’habillait…

Joignant le geste à la parole, il enfile son pantalon et son sweat-shirt. Il présente ses fringues à sa compagne qui s’habille machinalement, les yeux rivés sur les deux corps gisants. Sentant le désarroi qui habite Marie, Manu profite de l’occasion pour l’amener à revoir sa décision d’emmener les corps au canal.

En rangeant son téléphone dans sa poche, il s’adresse à Marie en même temps qu’une idée germe dans son cerveau.

— Tu devrais appeler les flics et leur expliquer que tu t’étais endormie pendant le bain des enfants et que tu les as retrouvés noyés. J’efface mes traces et je disparais avant leur arrivée.

Marie tourne lentement la tête vers celui qui s’adresse à elle, un sourire cruel apparaît sur son visage émacié, ses yeux mouillés lancent des éclairs indigo.

— Ah ! tu veux te casser comme un voleur, espèce de salopard. Tu baises la mère et à la moindre anicroche tu fuis la queue entre les jambes. Et tu crois t’en tirer comme ça ?

Elle a crié ces derniers mots, hystériques. Il a peur, son corps transpire la trouille. Elle profite de son avantage pour lui répéter les consignes. D’ailleurs, l’heure est venue de passer à l’action. Il faut emballer les corps dans les sacs qui sont dans le placard de la cuisine, au-dessus de l’évier. Ensuite on les charge dans le véhicule.