Le choix des âmes - LORE - E-Book

Le choix des âmes E-Book

LORE

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Beschreibung

Sarah pense être une personne ordinaire qui fait du mieux qu’elle peut comme tout à chacun. Elle a un travail qui la passionne, des amis sur lesquels elle peut compter et pour qui elle se plierait en quatre.

Le jour où son chemin croise celui de Lucas, elle pense avoir trouvé l’homme idéal que le destin lui réservait. Mais les intentions de Lucas ne sont peut-être pas aussi pures que ce que pense la jeune femme.

Peut-elle se tromper à ce point tout en ayant raison ?

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LORE

LE CHOIX DESÂMES.

Lucas.

Prologue.

Il avançait.

La lumière crue des néons perçait à intervalles réguliers l’obscurité du tunnel. L’écho de ses pas sur le béton brut se répercutait sur la roche nue desmurs.

Ces tunnels étaient presque aussi anciens que lui. Il aurait pu les parcourir les yeux fermés. La ressemblance ne s’arrêtait pas là. Comme lui, ces tunnels avaient su s’adapter à l’évolution des temps modernes et s’étaient fondus dans la masse, invisibles aux yeux du grand public.

Plus loin devant lui, un virage qui pourrait faire croire à une impasse et, finalement, sa destination, la caverne principale. Des lumières colorées se répercutaient sur les parois à l’entrée de la caverne et un « clic » régulier, comme celui des diapositives dans une salle de classe, alternait avec le bruit de sespas.

Arrivé au seuil de la caverne, il marqua une pause, hésitant à entrer. Une grande silhouette se découpait au centre de la pièce dans la lumière du vidéoprojecteur.

Il n’eut aucun doute sur le fait que son maître était parfaitement conscient de sa présence, mais l’invitation à entrer n’ayant pas encore été formulée, il se contenta d’attendre sur le pas de la porte. Il mit à profit ce court répit pour observer les photos défilant sur le mur face à lui, bien qu’une partie en fût obstruée par la longue silhouette de son maître qui lui tournait le dos.

Toutes ces images avaient le même sujet : une femme, petite, menue et brune. Elles semblaient avoir été prises de loin, au téléobjectif, et on pouvait y voir le sujet dans différentes situations. Un homme revenait régulièrement en arrière-plan, mais la femme restait indéniablement le sujet principal.

Bien qu’il ait du mal à distinguer les traits de ce visage féminin de même que son regard, un détail lui sauta tout de suite aux yeux. Elle souriait. Sur chacune des photos.

Du coin de l’œil, il capta un mouvement brusque en provenance de son maître avant qu’une chemise cartonnée n’atterrisse à ses pieds avec un son mat. Doucement, il s’agenouilla pour récupérer le dossier sur lequel était griffonné un nom au marqueur noir. Il savait pertinemment qu’il y trouverait tous les détails sur la femme brune. Mais il n’aurait pas l’audace de s’y plonger maintenant en présence de son maître. Il attendrait d’être revenu dans ses quartiers pour savoir. Qui ? Et pourquoi ?

Tandis qu’il se redressait, le dossier en main, la voix grave de son maître envahit la caverne.

« Trouve-la, Aym. Trouve-la et détruis-la. »

1.

Driiiing, Driiiing !!

Une fine main blanche aux ongles courts jaillit de sous la couette pour s’emparer de l’infortuné téléphone portable posé sur la table de chevet.

Sarah tenta frénétiquement de stopper l’odieuse sonnerie du réveil avant de se rendre compte qu’il s’agissait d’un appel entrant. Un appel vidéo qui plusest.

Ça m’apprendra à laisser les réglages d’origine, songea-t-elle en faisant disparaitre le téléphone sous la couette avec elle pour répondre à l’appel.

« Allo, allo ? » tonna la voix joyeuse de son meilleur ami, Michel. « Tu es là ? J’vois rien ! »

La jeune femme tourna l’écran vers elle pour se retrouver face au visage enjoué de son ami et tenta un sourire. 

« Tu as une sale gueule ! »

Son sourire s’affaissa aussitôt. Elle qui avait cru que l’obscurité dissimulerait l’ampleur de la catastrophe, c’était un échec cuisant.

« Je vais bien, merci, Michel. Et toi ? »

« Comme d’hab’ » éluda-t-il en plissant les yeux pour mieux l’examiner. « Tu as encore fait des heures sup. Tu es rentrée à quelle heure encore, putain ? »

« Je travaille, figure-toi », répliqua Sarah en se redressant d’un bond dans sonlit.

« Pas pendant les sept prochains jours ! » Un sourire immense barrait le visage de Michel. « Grâce à Dieu et surtout grâce à Chloé. »

« Comment as-tu osé comploter avec elle pour m’imposer des vacances ? Et d’ailleurs, comment as-tu son numéro ? Et ceux de mes assos ? »

« J’ai mes sources ! » répondit-il avec un sourire machiavélique.

Sarah laissa échapper un bruyant soupir en se laissant retomber sur le matelas.

« Puisque tu m’as mise au chômage technique, je suppose que tu as une idée derrière la tête. Que comptes-tu faire de moi ? »

Une lueur malicieuse étincela dans les beaux yeux verts de Michel, rehaussé par l’anneau métallique dans son arcade sourcilière.

« Un tas de choses, chérie. Un tas de choses… »

Un peu plus tard ce jour-là, Sarah contempla sa maigre garde-robe.

Sexy et classe, lui avait-t-il dit. Elle eut beau retourner son placard dans tous les sens, elle ne voyait toujours pas ce qui pourrait être sexy et classe.

Pratique et confortable, ça oui ! Elle en avait à revendre, mais sexy ? Classe ?

En dehors de la tenue, elle était fin prête pour l’heure dite : douchée, épilée, maquillée et coiffée. Mais elle n’était vêtue que de sous-vêtements basiques ainsi que d’une immonde robe de chambre en tissus éponge.

« Tu repasseras pour le sexy etla classe ! » se morigéna-t-elle alors que de légers coups se firent entendre à la porte de son modeste studio.

Trop tard, songea-t-elle avec une grimace.

Prenant une profonde inspiration, Sarah redressa les épaules et alla ouvrir la porte le cœur lourd.

Michel se tenait là, une main de chaque côté de la porte. Il était beau à en mourir dans son élégant costume sombre dont la chemise ouverte laissait entrevoir une peau hâlée. Pourquoi fallait-il qu’elle le considère comme un frère ? Et qu’il soit gay de surcroit ?

Son beau regard vert se durcit à l’instant où il se posa surelle.

« Nous n’avons pas la même définition de sexy et classe apparemment. »

« C’est bon, Michel, lâche-moi », râla Sarah. « Tu sais aussi bien que moi que ces deux mots n’ont jamais fait partie de mon vocabulaire. »

« C’est pas faux, » admit-il en penchant la tête sur le côté. « C’est pourquoi je me suis permis de t’apporter ceci. »

Michel se pencha pour ramasser quelque chose à côté de la porte avant de pénétrer dans l’appartement, se dirigeant droit vers le lit avant d’y laisser tomber un sac portant l’enseigne d’une grande marque. Sarah reconnuît le logo même si elle n’a jamais osé ne serait-ce que poser un orteil dans l’une de leurs boutiques. Rien que le prix d’une petite culotte représentait son budget mensuel en nourriture.

Ayant refermé la porte derrière Michel avec un soupir exaspéré, elle s’y adossa en croisant les bras sur sa poitrine et le toisa du haut de ses cent-soixante centimètres.

« C’est hors de question ! »

« Tu ne sais même pas ce que c’est ! »

« Même s’il ne devait s’agir que d’une paire de chaussettes, je ne jetterais pas un œil à ce que contient ce paquet. »

« Et pourquoi cela ? » demanda-t-il en croisant les bras à sontour

« Je n’ai pas besoin d’une marraine la d’une bonne fée ! »

« Cesse de faire ta tête de cochon et enfile ça qu’on puisse y aller. »

Sarah n’esquissa pas l’ombre d’un mouvement, continuant à le fixer sans ciller.

Michel soupira en se pinçant l’arête dunez.

« Sarah, ma chérie. Tu sais aussi bien que moi lequel de nous deux est le plus têtu ici et ce n’est pas toi. Je t’habillerais moi-même s’il le faut. »

« Tu n’oserais pas. »

« Tu sais parfaitement que si ! »

Sentant la colère la gagner, Sarah se saisit du paquet et se dirigea à grands pas vers la petite salle debain.

« Ça me prendra le temps qu’il faudra, mais je te rembourserai le moindre centime. »

« C’est ça, ma chérie, je vais l’ajouter à ta note. »

À l’entrée de la salle de bain, elle se retourna brusquement pour le frapper à l’aide du paquet avant de claquer bruyamment la porte.

Une fois habillée, Sarah dut bien admettre que, pour la première fois de sa vie, elle avait l’air classe et sexy, grâce à Michel. La petite robe noire brodée à pierreries lui allait comme un gant. Près du corps sans être moulante, avec un sage décolleté, elle avait tout du grand classique de la mode. On était bien loin de la blouse blanche informe de son quotidien.

« Bon, tu te décides oui ou non ? » lui cria Michel depuis la pièce principale.

Sarah se dépêcha d’enfiler ses sandales à talon avant de sortir.

« Tu vois, c’était pas si compliqué. Tu es splendide ! »

Un sourire timide commençait à se dessiner sur les lèvres de la jeune femme, ravie avant qu’il n’ajoute :

« En même temps, cette robe irait à n’importe qui. Même l’affreuse fée Carabosse aurait l’air d’une princesse là-dedans. »

Esquivant la main hostile de Sarah en riant, il se dirigea vers la porte qu’il ouvrit en grand.

« En route, beauté ! La nuit est à nous. »

La nuit est à nous, tu parles ! rumina Sarah en observant la porte par laquelle Michel avait disparu avec Bertrand, son compagnon.

Cela faisait déjà trente bonnes minutes qu’ils l’avaient abandonnée au bar, dans la salle surchauffée à la lumière tamisée. Sans parler de la musique assourdissante, rythmée de basses sourdes. Aux relents d’alcool émanant du bar, se mêlaient à présent les effluves de centaines de corps se déhanchant sur la piste de danse à proximité.

Malgré ses ruminations, Sarah ne pouvait pas vraiment en vouloir aux deux amoureux et laissa un sourire naître sur ses lèvres : ils avaient beau vivre ensemble et tenir ce bar à deux, ils étaient épris comme aux premiers jours et profitaient de la moindre occasion pour se le prouver.

Par ennui, elle se mit à observer la foule mouvante sous ses yeux. Des dizaines et des dizaines de corps enchevêtrés se mouvant sur le rythme de la musique produite par un DJ sur scène. Des couleurs criardes à la peau nue affichée, tour à tour éclairées par les spots multicolores. Hommes et femmes se mélangeaient sans retenue, certains en profitant même pour être plus proches que nécessaire.

Son pied battait la mesure tandis qu’elle se laissait aller à les envier. Jamais elle n’aurait trouvé le courage de se rendre sur la piste et de laisser son corps bouger contre ceux des autres. De plus, pour le moment, elle était seule. Elle s’imaginait très mal danser seule au milieu de tous ces groupes d’amis venus passer un moment agréable ensemble. Commençant à se sentir un peu déprimée par sa solitude, son habituel manque de confiance en elle refit surface. En dehors de son travail, elle se sentait si maladroite, et comme transparente. Personne ne voulait entendre une jeune femme s’extasier sur la cicatrisation d’une plaie ou détailler les différentes sécrétions corporelles qu’elle rencontre chaque jour sur son lieu de travail. Hélas pour elle, c’étaient là ses seuls sujets de conversation, les seuls dans lesquels elle se sente suffisamment à l’aise. Malgré la chaleur due à la foule qui l’entourait, Sarah réprima un frisson et releva les yeux dans l’espoir d’apercevoir son ami dans le fond de la salle.

Plissant les paupières pour percer la pénombre, elle se mit à scruter la foule bordant la piste de danse et opéra un tour complet et méthodique de l’espace surpeuplé. Parvenus à l’autre extrémité du bar, ses yeux se posèrent alors sur un homme partiellement dissimulé par l’obscurité. Il semblait grand et athlétique vu la carrure de ses épaules et une chose était sûre, il la fixait droit dans les yeux tout en sirotant son verre. Bien que ses yeux fussent braqués sur elle, son expression demeurait neutre. Pas un sourire ne vint adoucir la sévérité de ses traits indéniablement masculins. Ses lèvres pulpeuses étaient visibles quand il passa la langue dessus après avoir bu une gorgée. Il avait des lèvres pleines et tentatrices. Sarah n’arrivait plus à détacher les yeux de cette bouche encore humide d’alcool, refusant de croiser son regard plongé dans la pénombre.

Soudain, il vida son verre et se leva de son tabouret. Comme il dépassait tous les autres clients du bar de plusieurs centimètres, Sarah put aisément suivre sa progression et le dévorer des yeux. Il était jeune avec des traits matures, un nez droit, des pommettes hautes. Ses yeux semblaient foncés à cette distance, surmontés d’épais sourcils aussi bruns que ses cheveux coupés court. Sa veste de costume sombre mettait en valeur la largeur de ses épaules. Sa chemise blanche entrouverte semblait tendue sur son torse large. De là où elle était, il était à tomber bien que son visage restât partiellement dissimulé par la pénombre.

Oh, mon Dieu !

Sarah ne savait plus si elle priait pour le voir approcher ou l’inverse. Les battements de son cœur vinrent couvrir les basses retentissantes de la musique, chacun d’entre eux accompagnant un pas de l’homme. La foule autour d’eux devint floue, plus rien n’existait en dehors de cet inconnu qui avançait vers elle et elle était parfaitement incapable d’en détourner lesyeux.

Alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques mètres d’elle, quelqu’un vint obstruer son champ de vision en s’asseyant en face d’elle.

« Désolé, on a dû régler un petit truc avec Bertrand ! »

Exaspérée, Sarah tenta de regarder par-dessus l’épaule de ce gêneur sans réaliser qu’il s’agissait de Michel.

« Oh, tu m’écoutes ? »

Sarah secoua la tête pour se remettre les idées en place avant de se focaliser surlui.

« Régler un petit truc ? C’est comme ça qu’on dit maintenant ? Tu te moques de moi ? »

Michel eut la décence de paraitregêné.

« Allez, tu vas pas faire la gueule pour ta première soirée de liberté. Viens, je t’invite à danser pour me faire pardonner. »

Devant son mutisme revanchard, Michel tenta de prendre un air de chien battu. Sarah ne put retenir un éclat de rire dédaigneux face à son peu de crédibilité.

« Pas la peine de risquer ta vie pour si peu. »

« Ça ne peut pas être si grave. Viens me montrer l’ampleur de la catastrophe, je ne t’ai jamais vue danser. »

« Et ça n’aura pas lieu ce soir, je suis dangereuse sur une piste de danse. »

« Je n’en crois rien, » affirma Michel en s’emparant de son poignet pour la tirer à sa suite vers la piste.

Sarah tenta de freiner des quatre fers tout en tirant sur son poignet dans le vain espoir de récupérer sa main. Arrivé au beau milieu de la foule, Michel fit volte-face avant de la prendre dans ses bras pour une danse. Sarah resta stoïque, raide comme un piquet entre ses bras, laissant ses yeux vagabonder pour ne pas croiser son regard. Ne supportant pas d’être ainsi ignoré, Michel entreprit de la faire basculer en arrière pour enfin obtenir son attention. Ce fut ainsi, la tête renversée, que Sarah discerna l’imposante silhouette de l’inconnu en costume sombre adossée au mur le plus proche. Revenue en position verticale, Sarah tenta de tourner la tête dans la direction où elle l’avait vu et ne prêta plus du tout à ses pas déjà hésitants. Ses pieds se prirent dans ceux d’autres danseurs et elle commença à vaciller. Sans Michel, elle se serait sûrement retrouvée par terre.

« Ça va ? Je comprends mieux pourquoi tu te dis dangereuse. »

Mais Sarah, sourde au discours de Michel, poursuivit ses recherches, fouillant des yeux la salle surpeuplée sans y trouver la moindre trace de l’homme qu’elle recherchait.

« Tu cherches quelque chose ? »

« Non, non, bien sûr que non, » répondit Sarah en faisant volte-face. « Je crois que je vais rentrer. Je suis fatiguée. Comme tu l’as dit, c’est ma première soirée de liberté, je ne suis pas habituée à de tels horaires. »

« Pas maintenant ! Attends avec moi, Bertrand finit dans pas longtemps. »

« Je viens juste de prouver que ce n’était pas possible. »

La connaissant par cœur, Michel savait déjà qu’il avait perdu cette bataille.

« Laisse-moi te raccompagner, je repasserai chercher Bertrand après. »

« C’est ridicule, voyons. Je vais prendre un taxi ou autre. »

« Tu es sûre ? »

Sarah se dressa sur la pointe des pieds pour déposer un léger baiser sur sa joue avant de tourner les talons pour fuir son air inquiet. Elle traversa rapidement la salle bondée afin de récupérer sa veste et son sac auprès de Laurine aux vestiaires.

Une fois sur le trottoir, elle s’arrêta pour prendre une profonde inspiration. Malgré l’heure tardive, la soirée était printanière dans la capitale et l’air restait doux. Elle fut tentée de rentrer à pied pour profiter du calme de la nuit, mais renonça bien vite après avoir jeté un œil à ses chaussures et préféra se diriger vers la station de taxis la plus proche.

Arrivée à destination, elle dut se rendre à l’évidence, il n’y avait pas un seul taxi. À vrai dire, il n’y avait pas un seul véhicule sur les avenues habituellement bouchées en journée, pas un seul touriste en train de vagabonder sur les trottoirs bordés de boutiques luxueuses.

Se rappelant qu’un arrêt de bus se trouvait à proximité, Sarah se mit en route, l’esprit envahi par une silhouette masculine. Avait-elle rêvé cet homme ? Et si Michel n’était pas arrivé à ce moment-là, l’aurait-il abordé ? Était-ce lui contre le mur à proximité de la piste de danse ?

Perdue dans ses pensées, Sarah ne se rendit pas tout de suite compte que l’arrêt de bus était occupé. Des voix masculines mêlées de bouteilles de verre qui s’entrechoquent s’en échappaient. Ce fut un rire gras et aviné qui la tira brusquement de ses rêveries.

« Eh, salut ma jolie. On s’est perdu ? »

Sarah se retrouva, figée, face à quatre hommes d’une quarantaine d’années, occupées à vider des bouteilles de bière, assis sur le banc de l’arrêt de bus. Prise de court, elle ne sut que répondre face à cet homme visiblement alcoolisé et ses comparses. Et son silence ne fut pas au gout de son interlocuteur.

« Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi qu’tu réponds pas ? »

C’est avec horreur que Sarah vit les trois autres hommes se lever et s’avancer à leur tour dans sa direction. Tous avaient une bouteille en main, l’un était même en train de fumer.

« Oh, j’te parle ! » cria le premier homme, faisant sursauter Sarah.

« Laisse tomber, vu comme elle est fringuée, ça m’a tout l’air d’être une de ces petites bourgeoises qui pètent plus haut qu’leur cul ! »

Contrairement au premier homme qui était de taille moyenne, celui qui venait de prendre la parole était immense et très costaud, avec des mains comme des battoirs. Il tira une bouffée de sa cigarette en fixant Sarah avec des yeux injectés de sang dans lesquels brillait une petite lueur que Sarah aurait qualifiée de sadique.

« C’est vrai c’qui dit mon pote ? On est pas assez bien pour qu’tu nous parles ? »

Tétanisée, Sarah commença à reculer. Son souffle s’était bloqué dans sa gorge, elle était incapable d’articuler le moindre son. Comment avait-elle pu en arriver là alors que la soirée avait pourtant bien commencé ? Et surtout comment allait-elle se sortir de ce guêpier ? S’enfuir était exclu, de même que discuter. Pourtant, elle ne pouvait empêcher ses jambes qui la portaient toujours plus loin en arrière jusqu’au bord du trottoir de poursuivre leur fuite.

« Ça t’arracherait la gueule de répondre quand on te dit bonjour ? J’vais t’apprendre la politesse, moi ! » Annonça le petit homme en avançant vers elle et en retroussant ses manches.

Sarah, arrivée au bord de la route, s’arrêta et ferma les yeux dans l’angoisse d’un coup qui ne vint pas. Des pneus crissèrent derrière elle suivis d’une portière qui s’ouvrait. 

« Montez ! »

Sans prendre le temps de réfléchir, Sarah se jeta sur le siège passager et claqua la portière. Tandis que la voiture s’engageait sur l’avenue déserte, ses mains tremblantes luttèrent pour boucler la ceinture de sécurité avant qu’elle ne se laisse retomber sur le siège en fermant les yeux pour tenter de réguler sa respiration saccadée.

Le bruit sec du verrouillage des portes la fit sursauter, les yeux à présent grands ouverts.

« C’est la sécurité automatique, ne vous inquiétez pas. Vous êtes libre de descendre quand vous le souhaitez. »

La voix émanant du côté conducteur était grave et profonde, légèrement rocailleuse. Indéniablement masculine. Serrant les poings, Sarah se décida enfin à faire face à son sauveur. L’homme semblait légèrement plus âgé qu’elle, deux ou trois ans peut-être. Il s’agissait d’un jeune homme de type latin : la peau mate, les yeux et les cheveux foncés. Il portait une veste de costume sombre, comme l’inconnu dans le bar. Se pourrait-il qu’il s’agisse du même homme ?

« Vous m’avez suivie ? » laissa échapper la jeune femme sous le coup encore vif de la panique.

« Pardon ? » Sa voix laissait transparaitre une réelle offense.

« Vous étiez dans ce bar, vous aussi, non ? Le 33, je veux dire. »

« Oui, en effet, j’y étais. Je viens d’y abandonner mes amis, car je dois quitter la ville. »

Sa voix grave était à nouveau posée, presque mélodieuse, sans trace de l’offense ressentie plus tôt. Elle espérait sincèrement qu’il n’avait pas mal interprété sa question.

« Désolée, je suis un peu secouée, je n’ai pas voulu dire que… »

« On le serait à moins. Ces hommes ne vous ont pas touchée au moins ? »

« Grâce à vous. Merci. »

« Je vous en prie, n’importe qui en aurait fait autant. »

Sarah en doutait sincèrement, les journaux étaient plus remplis de faits divers que d’actes héroïques. 

« Donnez-moi votre adresse, je vais vous déposer devant chez vous. Ou peut-être préférez-vous que je vous dépose au prochain arrêt de bus, » ajouta-t-il devant l’hésitation muette de sa passagère.

Sarah ne se sentait pas apte à renouveler l’expérience de l’arrêt de bus, mais hésita encore quelques secondes avant de lui donner le nom d’une rue perpendiculaire à la sienne.

On n’est jamais trop prudent ! se dit-elle.

« Bien, nous y serons dans quelques minutes. Détendez-vous. »

Sarah se cala confortablement au fond du siège en cuir chauffé et essaya de laisser son esprit vagabonder sur l’air de musique qui s’échappait des enceintes de la voiture. Bien malgré elle, son esprit s’y refusa et préférait largement se torturer sur l’homme assis à sa gauche. À plusieurs reprises, son regard se tourna dans cette direction. Les lumières de la route n’éclairaient que brièvement son visage, pourtant elle put distinguer ses traits plus précisément : un nez droit et fin, des pommettes larges, une bouche sensuelle, la lèvre supérieure légèrement plus pleine que l’autre, une barbe de trois jours recouvrait ses joues, accentuant le petit côté négligé que dégageaient ses cheveux bruns savamment coiffés. Ses grandes mains robustes ne lâchaient pas le volant si ce n’était pour changer de vitesse et ses yeux foncés ne quittaient pas la route. Sarah se laissa engloutir dans sa contemplation. Ce visage semblait ciselé par quelque sculpteur de l’antiquité, un témoignage des anciens temps. Une perfection inaltérable.

« Nous y sommes ! »

Sarah s’arracha à son profil en rougissant vivement. Elle déboucla sa ceinture en attendant qu’il actionne l’ouverture centralisée et se rua hors du véhicule dès qu’elle le put. Ayant retrouvé l’équilibre sur ses hauts talons, elle se pencha alors vers l’habitacle à présent baigné de la lumière du plafonnier.

« Encore merci, » parvint-elle à balbutier.

Son visage se tourna alors vers elle et ils purent se faire face pour la première fois. C’était vraiment l’un des plus beaux hommes qu’elle ait jamais vus. Ses yeux pétillants bordés de longs cils la transpercèrent sur place.

« De rien, mademoiselle. Ce fut un plaisir. »

Il continua à la fixer sans rien ajouter, un léger sourire s’épanouissant sur ses lèvres tentatrices. Marmonnant un au revoir, Sarah referma la portière avant de s’écarter de la berline pour se retourner vers sa porte d’entrée. Elle entendit le ronronnement léger de la voiture qui repartait derrière elle tandis qu’elle fouillait son sac pour y trouver son trousseau de clés. Elle passa la porte qui se ferma derrière elle avec un claquement sec dans le hall désert sans se rendre compte qu’il avait tenu sa promesse malgré ses précautions : il l’avait déposée juste devant chezelle.

2.

« Sarah, on a une plaie à suturer. Je te rejoins là-bas. »

Sarah leva les yeux de la tablette sur laquelle elle était en train de consigner les transmissions concernant son dernier patient pour voir Fabien quitter la pièce sans attendre son assentiment.

Interne depuis deux mois dans le service d’Urgences où elle travaillait, il se comportait déjà en médecin : balancer ses ordres et prescriptions sans s’assurer que l’équipe soignante allait suivre. Et comme en plus, il était vraiment craquant avec son sourire à fossettes et ses yeux verts, la plupart des infirmières lui passaient tous ses excès mégalomanes. Sarah le soupçonnait d’en avoir parfaitement conscience et d’en profiter allègrement. À plusieurs reprises déjà, elle s’était permis de lui faire des réflexions quant à son attitude et il avait fait des efforts… pendant une heure ou deux avant de reprendre son ton directif et son comportement hautain. Pis, depuis sa première remarque, il profitait de chaque intervention pour la solliciter, elle et personne d’autre et s’était même permis quelques sous-entendus graveleux sur une possible relation entreeux.

Sarah n’avait jamais relevé la moindre de ces remarques, préférant jouer la carte professionnelle. Certes, il était bel homme, médecin de surcroit, et sa vie privée était au point mort depuis plus longtemps qu’elle ne voulait bien l’admettre, mais de là à envisager une relation sur son lieu de travail ? Qui plus est avec Fabien ? C’était tout simplement hors de question. Elle en frissonnait d’horreur rien que d’y penser.

Retournant à sa tablette, Sarah finit d’y retranscrire ses transmissions avant d’aller se procurer le dossier.

Tout en se dirigeant vers la salle de suture, Sarah parcourut le dossier : Borym, Lucas, 28 ans, plaie auto-infligée à l’avant-bras gauche. Points de suture nécessaires. Les yeux toujours baissés sur le dossier, elle frappa machinalement à la porte et l’ouvrit après avoir perçu une vague réponse de l’autrecôté.

« Monsieur Borym ? Bonjour, je suis l’infirmière. Le médecin va bientôt nous rejoindre… »

Ces derniers mots moururent sur ses lèvres, car en relevant les yeux, Sarah avait fait un brusque retour en arrière de deux semaines. Face à elle se tenait son sauveur, son inconnu, l’homme qui habitait chacun de ses rêves depuis cette fameuse nuit. Aujourd’hui, pas de costume luxueux, pas de grosse berline, mais c’était bienlui.

Vêtu d’un polo blanc à manches courtes qui faisait ressortir une peau hâlée tendue sur une musculature parfaite, Lucas Borym était assis sur le brancard, ses longues jambes pendant dans le vide et le bras gauche bandé d’un tissu douteux posé sur un chariot en attendant d’être soigné.

« Bonjour ! Quelle surprise ! »

Sa voix grave et rauque à la fois sortit Sarah de sa transe et elle sentit ses joues s’enflammer. Cela devait bien faire deux minutes qu’elle restait sur le pas de la porte à le fixer la bouche grande ouverte, sous le choc. Les yeux rivés au sol pour masquer sa gêne, elle se dirigea vers le plan de travail afin d’y déposer le dossier et commencer à préparer le matériel nécessaire à une suture.

« Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle en gardant volontairement le dos tourné.

« Un accident stupide, » répondit Lucas. « Je faisais quelques travaux chez moi et j’ai eu un geste malheureux : la spatule a dérapé sur mon bras. »

Ayant terminé de rassembler ce dont Fabien aurait besoin, Sarah se fit violence pour se retourner et s’approcher de Lucas. Elle commença alors à disposer les différents accessoires sur un deuxième chariot à proximité du lit, histoire d’avoir une excuse pour ne pas avoir à le regarder.

« Ça arrive bien plus souvent qu’on ne le croit, vous savez », balbutia-t-elle pour meubler le pesant silence qui s’était installé dans ce petit espace confiné. « Beaucoup de nos patients viennent ici suite à des accidents domestiques. Certains retardent leur venue et il est alors trop tard pour réaliser des points de suture. Voyons voir si ce n’est pas votre cas ! »

Mais qu’est-ce que je raconte ? Évidemment que c’est le cas, sinon l’infirmière d’accueil ne l’aurait pas adressé à Fabien !

Sarah avait toujours eu besoin de parler pour ne rien dire quand elle était nerveuse et cette fois ne faisait pas exception. Elle préféra donc changer de tactique et se focaliser uniquement sur la raison de sa venue. De ses mains tremblantes, elle s’empara d’une paire de gants et l’enfila avant d’entreprendre de défaire le pansement de fortune qui entourait le bras gauche de Lucas. Une coupure nette, longue de cinq centimètres et peu profonde, zébrait la face interne de son avant-bras. Sarah eut beau tenter de se concentrer sur la plaie, elle était incapable de ne pas voir les muscles fins et bien dessinés jouer sous la peau mate et sans défauts.

« Une chance, la plaie est belle, » dit-elle pour le rassurer.

« Belle ? »

Sarah releva brusquement les yeux pour tenter de s’expliquer et fut happée par l’intensité du regard que lui renvoyait Lucas. Ses yeux étaient si sombres qu’elle avait du mal à distinguer la pupille des iris et pourtant il lui sembla y déceler quelques fils plus clairs. De longs cils aussi bruns que ses cheveux bordaient ses paupières sans pour autant atténuer la virilité de son visage. Alors qu’elle persistait à se noyer dans la noirceur de ce regard, l’odeur propre et fraiche, bien que typiquement masculine de Lucas, l’entoura et satura ses sens. Les bruits de passage et d’activité en provenance du couloir s’étaient considérablement atténués, les isolant dans une bulle d’intimité.

Les yeux de Lucas, après l’avoir fixé pendant de longs instants, se baissèrent vers sa bouche et elle se surprit à faire de même. Ses lèvres étaient telles que dans son souvenir : une réelle invitation à laquelle elle ne voulait pas résister.

« À nous ! » s’écria Fabien en passant la porte à la volée comme à son habitude.

Sarah se redressa rapidement pour retourner à son travail en remerciant le ciel de l’inattention de Fabien.

Mais, bon sang, qu’est-ce que j’ai dans le crâne ? Sarah, t’eu s au boulot ma vieille ! Tu peux pas rouler des pelles à des inconnus sur ton lieu de travail ! Réveille-toi ! s’admonesta-t-elle en silence tout en poursuivant ses préparatifs.

« Rien de bien grave, » déclara Fabien après un bref coup d’œil à la blessure de Lucas. « Quelques points de suture et c’est réglé. »

Pendant les quelques minutes qui suivirent, ils travaillèrent de concert et en silence. Malgré ses innombrables défauts, Fabien était un médecin très compétent, il opéra rapidement et sans douleur. Laissant à Sarah la tâche de fermer le pansement et surtout de nettoyer et ranger, il salua rapidement Lucas avant de se diriger vers la porte qu’il ouvrit avant de se tourner à nouveau verseux.

« Tu fais quelque chose ce soir ? », lança-t-il à Sarah.

Cette dernière, surprise par cette question, faillit en laisser tomber ses instruments.

C’est pas vrai ? Il n’a pas osé ? Pas devant un patient ? Pas devant CE patient ?

« Pardon ? »

« Ce soir, tu as quelque chose de prévu ? » demanda-t-il en articulant exagérément. « Sinon, on peut aller boire un verre ensemble. »

« Désolée, je ne suis pas libre ce soir, » répondit-elle en le fusillant du regard.

Ni aucun autre soir, d’ailleurs. Imbécile ! Elle se garda bien de dire cette dernière phrase à voix haute, hors de question de régler ses comptes devant un patient. Mais Fabien ne perdait rien pour attendre, elle lui dirait sa façon de penser une bonne fois pour toutes, quitte à heurter sa « sensibilité ».

« Une autre fois, peut-être, » lança-t-il avant de passer la porte en la claquant derrièrelui.

Encore remontée contre le jeune interne, Sarah poursuivit son rangement avant de trouver le courage de faire face à Lucas.

« Voilà, M. Borym. Le docteur va rédiger les ordonnances pour des antiseptiques et du matériel. Il y aura aussi des antalgiques à prendre en cas de douleur. Si vous ne pouvez pas refaire votre pansement vous-même, il peut également vous rédiger une ordonnance pour des soins à domicile. Les fils sont résorbables, n’y touchez pas et éviter de mouiller la plaie. Je vous joindrai une feuille de recommandations à suivre. N’hésitez pas à joindre votre médecin traitant au moindre signe d’infection. Avez-vous des questions ? »

« Pas pour le moment, non. Merci. »

Sarah quitta la pièce avec la ferme intention de retrouver Fabien pour avoir une explication franche avec lui et lui mettre les points sur les « i ». Mais aucune trace du jeune médecin dans la salle de soin. Seule la coordinatrice, Chloé, étaitlà.

« Tiens, » lui dit-elle en lui tendant une liasse de feuilles. « Fabien a laissé ça pour ton patient avant de filer comme s’il avait le diable aux trousses. »

Sarah remercia la belle Antillaise en s’emparant des feuilles, il s’agissait bien des ordonnances pour Lucas.

« Je n’ai pas l’impression que tu as fait bon usage des vacances que je t’ai offertes, » lui souffla sa supérieure et néanmoinsamie.

« Imposées, serait le mot juste, » lui rétorqua Sarah en souriant.

Malgré le fait que Chloé ait comploté dans son dos avec Michel pour lui offrir des jours de repos, Sarah ne pouvait pas lui en vouloir. À peine arrivée dans la capitale et fraichement embauchée dans le service, Sarah avait pu compter sur l’aide de Chloé. Pourtant à peine plus âgée qu’elle et déjà mère de trois enfants, Chloé s’était révélée une amie précieuse sans qui Sarah se serait retrouvée totalement désemparée. C’était grâce à elle que Sarah avait pu bénéficier d’un logement plus proche afin d’éviter les interminables trajets en transports en commun qui avaient été son lot quotidien les premiers mois. C’était elle aussi qui avait épaulé Sarah et lui avait expliqué tout le fonctionnement du service, et même de l’hôpital.

« Ne t’inquiète pas, » se radoucit Sarah. « J’en ai bien profité, ton complice y a veillé. » 

« Alors pourquoi tu fais une tête de trois mètres de long ? »

« Fabien ! »

Comme si lâcher son nom telle une bombe pouvait tout expliquer. Sarah s’était souvent confiée à Chloé concernant le comportement de son collègue, sans rien lui cacher, mais lui avait demandé jusqu’alors de ne pas intervenir.

« Tu veux que je lui parle ? » Proposa Chloé.

« Non, il ne pourra pas me fuir éternellement. J’y vais. Merci, Chloé. »

Après le départ de son amie, Sarah s’installa devant l’un des ordinateurs de la salle de soins pour compléter le dossier et vérifier les ordonnances. Avant de retourner voir Lucas, elle ajouta une feuille de recommandation à sa liasse.

« M. Borym, » commença-t-elle après avoir pénétré dans la pièce où l’attendait Lucas. « Voici vos ordonnances et vos papiers de sortie. »

« Merci, » répondit-il en se saisissant des papiers de sa main valide. « C’est terminé ? Je peux partir ? »

« Vous êtes libre de rentrer chez vous et de vous soigner. »

Lucas se leva pour prendre sa veste avant de se tourner à nouveau verselle.

« Finalement, j’avais bien une question, » déclara-t-il en enfilant précautionneusement sa veste.

« Je vous écoute. »

« Êtes-vous réellement prise ce soir ou lui avez-vous répondu cela pour vous en débarrasser ? »

Sarah resta un instant interdite, elle ne s’était pas du tout préparée à une question d’ordre personnel. Elle n’était même pas sûre de pouvoir y répondre, n’existait-il pas une règle déontologique dans ce sens ?

« Euh… je… », balbutia-t-elle avant de se racler la gorge. « En fait, non, je n’ai rien de prévu ce soir. »

Mon Dieu ! Tu fais vraiment désespérée, là ! lui hurla une petite voix dans sa tête, une petite voix qui ressemblait étrangement à celle de Michel.

« C’est bien ce que je me disais, » répondit Lucas avant de quitter la pièce avec un petit sourire en coin, la laissant à nouveau muette de stupéfaction.

Les deux heures restantes passèrent sans qu’elle puisse s’en rendre compte : plusieurs blessés suite à un accident de la route, une réaction allergique et autres arrivées occupèrent son temps de façon intensive, ne lui laissant aucun répit pour songer à ce qui s’était passé dans la salle de suture. À la fin de son service, Sarah se sentait collante de sueur et sa blouse présentait des traces d’antiseptiques et autres fluides corporels qu’elle préférait ne pas avoir à identifier. Elle ne rêvait plus qu’à sa couette moelleuse et à une bonne nuit de sommeil.

Une fois ses collègues de nuit arrivées pour prendre la suite, Sarah se dirigea vers les vestiaires et choisit de se délasser sous une longue douche chaude même si elle savait devoir en reprendre une chez elle après avoir traversé la moitié de la ville dans des transports en commun toujours bondés. En sortant de l’enceinte de l’hôpital, Sarah laissa la brise caresser son visage et balayer ses cheveux en inspirant un grand coup. Le soleil était en train de se coucher derrière les gratte-ciels, baignant les rues d’une lumière dorée presque magique et malgré la fraicheur de la soirée, les touristes continuaient à arpenter les avenues bordées d’enseignes diverses. Peut-être allait-elle rentrer à pied finalement ?

« Sarah ? »

Elle se figea au son de cette voix grave et rauque. Cette voix, elle l’aurait reconnue entre mille bien qu’ils aient échangé peu de mots. Elle savait que si elle se retournait, Lucas serait là, mais cela était impossible puisqu’il avait quitté le service depuis bientôt trois heures. Peut-être commençait-elle à souffrir d’hallucinations auditives ? La fatigue et le stress pouvaient être responsables de ce genre de phénomènes, elle en avait déjà entendu parler. Et elle avait eu son compte de stress et de fatigue aujourd’hui. Sans compter qu’elle aurait vraiment aimé revoir cet homme. Pour le remercier encore, biensûr.

Biensûr !

Prête à affronter une possible déception, Sarah se retourna. Lucas était bien là, nimbé de la lumière du soleil déclinant, encore plus beau que dans ses souvenirs. Il était grand, vraiment grand et carré sans être imposant. Sa silhouette était mise en valeur par ses vêtements de marques, mais simples, sans fioritures. À côté de lui, Sarah avait l’impression d’être la dernière des souillons dans son sweat à capuche, son slim brut et ses Converses turquoises. Ses traits masculins assombris par sa barbe de trois jours reflétaient pourtant un soupçon d’appréhension.

« Comment connaissez-vous mon nom ? »

Sarah était sûre de ne jamais s’être présentée par son prénom devant lui. Même Fabien ne l’avait pas prononcé.

« Il était écrit sur la poche de votre blouse ainsi que mes papiers de sortie. »

Bien sûr, la blouse ! Quelle idiote !

« En fait, j’avais une autre question, » poursuivit Lucas, imperturbable.

« Vous pouvez contacter votre médecin traitant ou même le service des Urgences pour plus de précisions concernant votre état. »

Lucas afficha alors un sourire gêné tout en baissant les yeux vers le trottoir. Sarah aurait même parié l’avoir vu rougir légèrement.

« Il ne s’agit pas de ma blessure, vous avez été très claire quant aux soins à y apporter », dit-il avant de relever les yeux vers elle. « Je me demandais simplement, puisque vous êtes apparemment libre, si c’est moi qui vous avais posé la question, auriez-vous accepté un dîner ? »

« Euh, oui, probablement. »

Hein ? Quoi ? Mais qu’est-ce que je raconte,moi ?

Les mots avaient franchi ses lèvres avant que son cerveau n’ait le temps d’élaborer une réponse. Elle en était encore à se demander pourquoi elle avait répondu par l’affirmative à un homme qu’elle ne connaissait pas, qui plus est un patient, quand il demanda :

« Parfait ! Quand ? »

Avait-elle réellement accepté un rendez-vous avec lui ? C’était ça ou elle n’avait pas compris le sens de sa question.

« Je vous aurais bien proposé dès ce soir, mais vous avez l’air épuisée et il est déjà tard. Je peux vous déposer si vous le souhaitez, nous en discuterons en chemin. »

Incapable de s’en empêcher comme d’émettre le moindre son, Sarah se contenta de hocher la tête avant de se mettre en route à ses côtés. Après tout, elle était déjà montée dans sa voiture. S’il avait de mauvaises intentions, il lui aurait été plus simple de profiter de la situation de nuit, la première fois.

Malgré ses longues jambes, Lucas ne se pressait pas, adaptant son pas à celui de Sarah. Il mit les mains dans les poches de son Jean et offrit son visage aux derniers rayons de soleil de cette journée printanière. Il détestait le froid, il en avait eu sa dose par le passé.

Il sentait bien que Sarah avait du mal à se détendre en sa présence. Quoi de plus naturel à cela ? Ils ne se connaissaient pas. Pas encore. Mais il avait bien l’intention de changer cet état de choses. Elle qui bavassait à l’hôpital, la voilà qui restait bouche cousue, le regard fixé sur le bout de ses Converses turquoise. À ce rythme-là, le trajet allait leur paraitre bienlong.

« Aimeriez-vous prévenir quelqu’un que je vous raccompagne ? » demanda-t-il dans l’espoir d’apaiser ses craintes. « Vous connaissez déjà mon nom et mon prénom. »

« Ainsi que votre date de naissance et votre numéro de sécurité sociale, » souffla-t-elle avec un sourire timide, mais sans pour autant relever lesyeux.

« Et voici la voiture avec sa plaque d’immatriculation, » dit-il en désignant la même berline noire de la dernièrefois.

En relevant les yeux, il se rendit compte que Sarah tenait son téléphone dans les mains et semblait prendre une photo.

« Voilà ! Maintenant, je suis parfaitement rassurée, » affirma-t-elle avec un grand sourire en ouvrant la portière pour se glisser dans le siège encuir.

Surpris par ce brusque changement d’attitude, Lucas secoua la tête pour se remettre les idées en place et prit place derrière le volant alors que Sarah finissait de pianoter sur son téléphone. Il vibra aussitôt en réponse.

Sarah sourit, c’était une réponse de Michel : « Mais c’est qui ce mec ? Qu’est-ce que tu me caches ? »

Préférant ne pas se lancer dans une discussion par messages interposés, Sarah rangea le téléphone dans son sac et entreprit de se tordre les mains. Lucas se racla la gorge à côté d’elle. Il cherchait un moyen d’entamer la conversation sans la faire rentrer dans sa coquille.

« Ça fait longtemps que vous êtes infirmière ? »

Le boulot, un sujet passe-partout, facile.

« Cinq ans depuis novembre, dont quatre ici aux Urgences », répondit-elle avec un magnifique sourire, en redressant latête.

« Vous avez l’air d’aimer votre travail. »

« C’est vrai, oui. Pas vous ? »

« Mon travail est sûrement moins passionnant que le vôtre. Dire que je l’aime serait un bien grand mot, mais il permet de vivre plutôt confortablement. »

« Oh ! » Sarah fut réellement désolée pour lui. Elle n’imaginait pas passer ses journées à faire un travail qui ne la passionne pas. « Et vous faites quoi, si ce n’est pas indiscret ? »

« Je suis comme qui dirait un commercial. Je réponds aux besoins et aux désirs de riches clients qui requièrent mes services. »

« Ça m’a l’air intéressant à moi. Vous avez sûrement rencontré des gens connus ? »

« Ça arrive, oui. Mais ils ne sont pas plus intéressants que vous et moi. Les requêtes de mes clients se valent et se ressemblent : soirées, jeux, drogues, sexe… La plupart pensent que leur argent peut tout acheter. »

« Je vous trouve plutôt cynique vis-à-vis de vos clients. Aucun n’a-t-il trouvé grâce à vos yeux ? »

« Aucun, pour l’instant. Mais il ne faut jamais désespérer, n’est-ce pas ? »

« C’est ce que je crois. »

« Revenons-en à ce dîner, » lança Lucas à brûle-pourpoint. « “Quand et où ? »”

Pas question de lui laisser l’occasion de changer d’avis ou d’esquiver la question. Le trajet ne faisait que se réduire comme une peau de chagrin, Lucas ne lui laisserait pas une chance de s’échapper. Sarah fut totalement prise au dépourvu par ce brusque changement de sujet et commença à balbutier.

« Vous n’avez pas changé d’avis, n’est-ce pas ? » demanda Lucas avec un sourire enjôleur.

« Non, bien sûr quenon »

Son ton affirmé ravit Lucas.

« Alors dites-moi. Quand serez-vous disponible pour profiter d’un bon dîner en ma compagnie ? »

Laissant son regard vagabonder vers le toit de la voiture, Sarah se mit à marmonner en comptant sur ses doigts avant de s’exclamer :

« Ce qui nous donne après-demain, lundi ou samedi prochain ? »

« Je choisis lundi. Où ? »

« Vous n’êtes pas fairplay. J’ai choisi la date, à vous de choisir le lieu. »

« Hun, hun, » dit-il un faisant un geste négatif de l’index. « Vous avez proposé des dates, mais c’est moi qui ai choisi. Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement. »

Sarah se rembrunit immédiatement, elle n’était pas du genre à courir les bars ou restaurants à la mode. Elle n’y connaissait rien. La plupart du temps, avec Michel, ils prenaient à emporter ou sortaient juste pour boire un verre. Elle se creusa la tête pour trouver un endroit simple avec une bonne carte avant de se souvenir, d’un restaurant où elle s’était rendue voilà quelques mois avec ses collègues. Elle se rappelait le quartier, mais était incapable de trouver le nom de l’établissement.

Elle en fit part à Lucas, en tentant de lui donner le plus de détails possible au cas où il connaîtrait le restaurant en question.

« Vous parlez du Wistin ? » L’interrompit Lucas.

Devant, le hochement de tête de Sarah, il poursuivit :

« Je vois parfaitement où c’est. Je n’y ai jamais mis les pieds, mais on m’en a beaucoup parlé. Je passerai vous chercher à dix-neuf heures trente, ça vous va ? Rentrez chez vous maintenant et tâchez de vous reposer. »

C’est alors que Sarah se rendit compte que la voiture était à l’arrêt devant chez elle, peut-être même depuis longtemps.

« Merci, » parvint-elle à balbutier, hésitante. « À lundi, alors. »

« Tenez, » dit Lucas en lui tendant une petite carte. « C’est mon numéro personnel, en cas de besoin. Si vous aviez un empêchement ou si vous aviez un souci en pleine nuit, n’hésitez pas. »

Sarah se saisit de la petite carte noire et brillante, dessus ne figurait que son nom, son prénom et un numéro de portable.

« D’accord. Au revoir. »

Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire en quittant l’habitacle de la voiture. Elle observa Lucas s’éloigner pendant un moment avant de se diriger vers son immeuble pour grimper les quatre étages qui la séparaient de son petit studio.

Sans quitter son sac ou ses chaussures, elle s’assit sur son lit et contempla la carte qu’elle avait toujours enmain.

« Lucas Borym, » murmura-t-elle pour elle-même. « Que pouvez-vous bien me vouloir ? »

Elle se laissa tomber sur le matelas avec un soupir en fermant lesyeux.

3.

Lundi soir, Sarah était sur les nerfs. Cela faisait deux jours que Michel la harcelait à propos de son « chauffeur ». Que voulait-il savoir de plus ? Elle lui avait dit et répété tout ce qu’elle savait, c’est-à-dire pas grand-chose.

Mais à moins d’une heure du rendez-vous, c’était la panique. Qu’allait-elle se mettre sur le dos ? Impossible de remettre la robe noire que lui avait choisie Michel et dans laquelle Lucas l’avait vue la première fois. De plus, elle risquait de faire trop habillée là-dedans, il lui fallait une tenue simple, sobre.

À force de retourner sa minuscule commode dans tous les sens, Sarah finit par y dénicher un pantalon noir et simple à la coupe droite. Avec une blouse blanche et fluide, il ferait parfaitement l’affaire après avoir été repassé.

Mais quelques instants plus tard, plantée devant son miroir, Sarah trouva l’ensemble bien fade. Elle retourna à ses tiroirs pour en sortir une large ceinture turquoise qu’elle assortit avec un long collier et des boucles d’oreilles faites de longues plumes.

Michel y trouverait certainement quelque chose à redire, mais Sarah avait atteint ses limites en termes de savoir-faire vestimentaire et préféra arrêter de s’interroger sur sa tenue au risque de douter et finir par se mettre en retard.

Sur le très court chemin vers la salle de bain, son portable se mit à vibrer, annonçant l’arrivée d’un message. Sarah sentit son cœur s’accélérer à la pensée d’un message venant de Lucas lui annonçant son arrivée, ou pire son annulation. Elle fut très déçue de lire un message de Michel et se sentit un peu coupable.

« Es-tu épilée ? »

Exaspérée, Sarah appuya sur la touche d’appel et mit le haut-parleur pour pouvoir finir ses préparatifs.

« Alors ? » demanda Michel sans préambules.

« Pour faire quoi ? Il ne s’agit que d’un dîner. »

« Et plus si affinités… Je veux dire, non, mais tu as vu le morceau ? Ne me dis pas que tu refuserais qu’il glisse sa main dans ta culotte, je ne te croirais pas. »

Sarah soupira lourdement.

« Je te le répète, il ne s’agit que d’un dîner. Je ne vais pas me jeter sur lui le premier soir. »

« Si tu veux mon avis, tu devrais. Mais cesse d’éluder ma question. Es-tu épilée, oui ou non ? »

« Non, » laissa-t-elle tomber en appliquant son mascara.

« Un petit coup de rasoir au moins ? Il doit venir à quelle heure ? »

Sarah jeta un coup d’œil à sa montre.

« Dans quinze minutes. »

« Trop tard pour l’épilation, ma chérie. Fais au mieux avec le rasoir. »

« Les cheveux détachés ou non. »

« Relevés ! Une étude a prouvé que les hommes étaient plus attirés par une photo de profil quand les cheveux sont relevés. »

« Quel est le rapport ? On se sera en face à-face. »

« On s’en fout ! Attrape le rasoir ! »

Une série de coups brefs retentit alors à la porte.

« Trop tard, je crois bien qu’il est en avance. »

Sarah n’accorda qu’une oreille distraite à la réponse étranglée de Michel en piquant la dernière épingle de son chignon avant de souffler un baiser à Michel et de raccrocher.

Elle se précipita vers la porte à cloche-pied en enfilant ses escarpins et l’ouvrit en se redressant.

Lucas était sur le pas de la porte, appuyé contre le chambranle. Il était habillé simplement d’un pantalon de costume noir et d’une chemise blanche dont le col était déboutonné, sa veste négligemment jetée sur une épaule.

« Bonsoir. »

Sa voix grave et rocailleuse enveloppa Sarah dans sa chaleur.

« Bonsoir, » répéta-t-elle.

Lucas laissa son regard glisser le long du corps de la jeune femme avant de revenir à son visage.

« Prête ? »

« J’attrape ma veste et mon sac et je suis toute à vous. »

Sarah aurait voulu se mettre des claques. Toute à vous ? Ne pouvait-elle pas trouver une autre formule ? Une qui ne contienne aucun sous-entendu ? Heureusement, Lucas ne releva pas, seuls les coins de sa bouche se relevèrent en un léger sourire.

Le trajet jusqu’au restaurant se passa dans un silence confortable que, Lucas laissa s’éterniser encore quelques instants avant de se décider à prendre la parole lorsqu’ils furent installés à table.

« Vous mettrais-je mal à l’aise par hasard ? »

Surprise par le caractère direct de la question, Sarah sursauta sans réussir à prononcer unmot.

« Vous n’avez pas ouvert la bouche depuis que nous avons quitté votre appartement et vous vous êtes cachée derrière la carte à peine installée. »

« Je ne me cache pas, » répliqua-t-elle en repliant la carte sur la table. « C’est juste que je n’ai pas l’habitude de… toutça. »

D’un geste vague de la main, elle désignait l’espace qui les séparait.

« Vous n’avez pas l’habitude de vous nourrir ? » demanda Lucas avec un sourire encoin.

Il jeta un œil à sa taille et se dit que ce ne serait pas impossible.

« Non, » répondit-elle légèrement. « Je n’ai pas l’habitude d’accepter les invitations de quasi-inconnus, à fortiori des patients. »

« Ex-patient, » la corrigea Lucas. « Eh bien, ce n’est pas différent d’un dîner normal avec un ami ou des collègues, je crois. Nous allons manger tout en discutant et peut-être ainsi apprendre à mieux nous connaître. »

C’est le moment que choisit le serveur pour faire son apparition. Lucas se tourna vers elle avec un sourcil interrogateur relevé.

Elle se replongea rapidement dans la carte et énonça le premier plat qui lui évoquait vaguement quelque chose. Lucas commanda à son tour avant de lui demander :

« Souhaitez-vous boire du vin ? »

« Pourquoi pas ? »

Sarah haussa les épaules. Elle n’y connaissait rien en vin au grand dam de Michel. Elle s’accordait toutefois un petit verre de temps en temps. Lucas en finit avec le serveur avant de reporter toute son attention sur la jeune femme. Elle était plutôt jolie avec sa cascade de boucles brunes remontées en chignon élégant. Le plus saisissant restait toutefois ses yeux. Deux immenses lacs d’une eau limpide et cristalline, d’un bleu si pâle. 

« Alors Sarah ! Que pouvez-vous me dire sur vous ? »

« Que voulez-vous savoir ? »

« Eh bien, tout ce que vous voudrez bien partager avec moi. »

« OK, euh, pour commencer j’ai été adoptée. À l’âge de 4 ans. »

Intéressant qu’elle ait commencé par ce détail, pensa Lucas.

Sarah, quant à elle, préférait être franche avec lui. Elle n’avait jamais eu honte de cette partie de sa vie. Et puis ce n’était pas de son fait, elle n’y pouvaitrien.

« Je n’ai pas pu obtenir beaucoup de détails sur ce qui s’est passé avant cette période, mais ma famille adoptive s’est occupée de moi avec beaucoup de gentillesse. Ils vivent en province et j’ai un peu honte d’avouer que nous avons peu de contact. »

Lucas opina du chef bien qu’il soit déjà au courant de toutes ces informations. Ce détail en particulier avait attiré son attention.

« À cause de la distance ? »

« Pas seulement. Quand ils m’ont accueillie, Catherine et Jean avaient déjà la quarantaine et deux enfants biologiques, plus âgés d’une dizaine d’années. Ils m’ont offert un toit, pas un foyer. Il y a toujours eu une limite très claire entre leurs enfants et moi. Je doute que ce fût volontaire de leur part, mais du coup, je ne me suis jamais vraiment sentie chez moi là-bas. »

Sarah s’étonna elle-même d’en dévoiler autant. Elle s’était rarement confiée à d’autres, à part Michel et Chloé. Bien qu’elle ne fût pas encore tout à fait à l’aise avec Lucas, sa présence la réconfortait. Peut-être parce qu’il lui avait sauvé la mise lors de leur première rencontre, tel un preux chevalier. Elle ne s’aperçut du passage du serveur que lorsque Lucas porta son verre de vin à ses lèvres.

« À quel âge êtes-vous partie ? »

« J’ai obtenu une bourse et l’autorisation d’aller en internat à 12 ans. J’y suis restée jusqu’au bac. Quand j’ai commencé mes études d’infirmière, j’ai obtenu un contrat d’apprentissage et une place dans un foyer pour étudiants. »

« Vos parents adoptifs n’ont-ils pas souffert de votre choix ? »

« Ils ne m’en ont jamais fait la remarque en tout cas. Ils sont suffisamment occupés par leurs enfants, Charlotte et Romain. »

Lucas se rendit compte que Sarah mettait toujours l’accent sur le terme « adoptifs » quand elle parlait de ses parents et qu’elle n’employait jamais les termes de frère et sœur en parlant de leurs enfants. La différence d’âge les avait-elle empêchés de nouer des liens fraternels ? Ou les deux héritiers avaient-ils traité la petite intruse avec dédain ? Quoiqu’il en fût la distance entre sa famille et elle était loin d’être uniquement physique. Un avantage pour lui. Un avantage qu’il comptait bien utiliser en sa faveur.

« Vous avez utilisé le présent, » lui fit-il remarquer.

« Pardon ? »

« Pour parler du fait que vos parents s’occupent de leurs enfants qui sont pourtant plus âgés que vous, vous avez employé le présent. »

« C’est assez long et ennuyeux comme histoire. »

« À moins que vous ayez un autre rendez-vous ce soir, il me semble que nous avons la soirée devant nous. »

Le serveur leur déposa les plats à ce moment-là et repartit en leur souhaitant un bon appétit aussi discrètement qu’il était venu.

Alléchée par l’odeur et aussi, il faut bien se l’avouer, pour se donner du courage, Sarah piqua quelques pâtes et légumes du bout de sa fourchette et les porta à sa bouche. Un vrai régal !

« Très bien, » dit-elle après avoir dégluti. « Leur fille, Charlotte, s’est mariée très jeune et a eu deux enfants dans la foulée. Ses parents n’ont jamais été favorables à ce mariage et ça n’a fait qu’empirer quand ils se sont aperçus que son mari, Gabriel, la frappait. Elle revient régulièrement chez eux avec les enfants, recouverte d’hématomes en jurant ses grands dieux qu’elle le quitte pour de bon cette fois. »

Tout en poursuivant son histoire sur les déboires de Charlotte, Sarah continuait de piocher dans son plat. Lucas l’écoutait religieusement en faisant un sort à sa propre assiette.

« Et votre frère ? » demanda-t-il en l’observant grimacer à l’utilisation de ce qualificatif.

« Romain a un problème… d’addiction : alcool, jeux, drogues… Tout y est passé. Il papillonne d’une addiction à l’autre sans pour autant arriver à s’en défaire totalement. Lui aussi revient régulièrement chez ses parents. En principe, c’est pour leur demander de l’argent. Il est même parti avec leur voiture une fois. »

« Je vois, » déclara Lucas en croisant les doigts au-dessus de son assiettevide.

« Je vous avais prévenu, » rétorqua Sarah en plaçant ses couverts dans sa propre assiette. « Ce n’est pas très réjouissant. J’ai bien essayé d’être présente pour Charlotte et Romain, mais nos relations n’ont jamais été vraiment fraternelles alors… »

Sarah préféra laisser sa phrase en suspens. Comment avouer à un parfait inconnu que sa « sœur » lui avait hurlé dessus qu’elle ne pouvait pas comprendre puisqu’elle n’était ni mariée ni mère et que Romain avait disparu après l’avoir copieusement insultée quand elle avait refusé de lui prêter une nouvelle fois une importante somme d’argent ?

Heureusement, ce fut le moment que choisit le serveur pour venir débarrasser la table. Lucas se tourna vers elle lorsqu’il leur proposa un dessert ou un café. Sarah se contenta de secouer la tête, persuadée d’avoir plombé l’ambiance de leur premier rendez-vous. Le dernier sans aucun doute. En même temps, c’était lui qui avait voulu savoir.

Un silence de plomb accompagna leur retour vers le studio de Sarah.

C’est sûr, je ne suis pas prête de le revoir, pensa-t-elle.

Incapable de relancer la discussion, elle se morfondit dans son siège. Certes, elle n’avait jamais eu un caractère très sociable, mais là, elle avait battu tous les records.

À leur arrivée, Lucas parvint une nouvelle fois à se garer juste devant l’entrée, ce qui ne manqua pas d’étonner Sarah. Il n’y avait jamais de place devant d’habitude. Comme Lucas restait silencieux, elle se tourna vers lui dans l’intention de le remercier de ce délicieux repas. Elle avait très bien mangé, tout n’était pas perdu. Ce fut alors qu’il tourna ses yeux sombres vers elle et la fixa sans ciller.

« Vous voulez monter, » prononça-t-elle en lieu et place des remerciements.

Un éclair de surprise sembla traverser les yeux noirs de Lucas. Pourtant il n’aurait pu être plus surpris qu’elle. Qu’est-ce qui l’avait prise bon sang ? N’avait-elle pas suffisamment démontré qu’elle était incapable d’entretenir une conversation normale avec un homme qui lui plaisait ? Croyait-elle réellement avoir une chance de lui prouver le contraire une fois sur « son territoire » ?

« Volontiers. »

Et merde ! Mais qu’est-ce qui m’a pris ? N’a-t-il rien de mieux à faire que de me laisser me ridiculiser un peu plus ?