Le crépuscule des cadres - Raphaël Somal - E-Book

Le crépuscule des cadres E-Book

Raphaël Somal

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Beschreibung

Alors qu'ils sont en séminaire d'équipe, des cadres de direction vont vivre un événement impensable.

Une DRH au bord du burn out emmène ses cadres de direction à un séminaire à la campagne : la plupart se détestent, les autres s’ignorent. Isolés du reste du monde, ils vont multiplier les activités afin de resserrer les liens de leur équipe. Jusqu’à ce que l’impensable se produise. Placés devant une situation extrême, nos protagonistes vont tous prendre une décision qui scellera leur destin.

Alliant finement humour, psychologie et scénario apocalyptique, Raphaël Somal nous livre un récit riche en rebondissements qui interroge notre propre humanité face au cauchemar.

EXTRAIT

De la fenêtre de sa cuisine, elle aperçut un voisin qui traversait la cour intérieure de l’immeuble, escorté de son Yorkshire. En le voyant bâiller en jogging et chaussons, elle doutait que le monde pût appartenir à ceux qui se lèvent tôt, qu’ils soient tirés du lit par leur chien ou, comme elle, par leur stress.
Elle s’était réveillée en pleine nuit, comme à chaque fois qu’elle était tenue par un horaire particulier ou un déplacement professionnel. Après avoir caressé un temps l’espoir de se rendormir, elle s’était levée de guerre lasse à 5 heures.
Autant optimiser sa matinée.
Debout devant le comptoir de la cuisine, elle inséra une capsule dans la machine à café et, tandis que le liquide chaud coulait dans une tasse minuscule, elle alluma son téléphone mobile. À la lecture des mails signalés comme urgents qui étaient arrivés dans la nuit, elle ressentit une vive brûlure à l’estomac.
Elle mélangea aussitôt un sachet de poudre blanche à un peu d’eau, but la mixture en grimaçant, vida le fond du verre dans l’évier. La fenêtre étant située au-dessus de l‘évier, on ne pouvait échapper à la vue plongeante sur la salle de bain d’en face. Elle discerna, en ombre chinoise, la silhouette imposante de sa voisine assise sur les toilettes.
Détournant la tête, elle passa machinalement une main sur le fin duvet châtain qui lui recouvrait le crâne comme si sa chevelure pouvait avoir repoussé pendant la nuit.
La cuisine de sa mère étant trop petite pour y installer une table, il fallait traverser l’entrée pour se rendre dans le séjour si on voulait prendre son petit déjeuner assis, aussi il n’était pas rare qu’elle restât à boire son café debout, dans sa liquette en coton et ses grosses chaussettes. Ce faisant, elle consultait la messagerie professionnelle de son smartphone de manière compulsive, consciente que son stress s’en trouverait accru. Aucune réaction n’étant attendue de sa part à une heure aussi matinale, elle s’abstint de répondre afin de s’épargner une cascade de messages plus anxiogènes encore. Lorsqu’il s’agissait de manifester leur réactivité, ses collègues pouvaient se montrer particulièrement zélés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raphaël Somal a grandi en Touraine puis en région parisienne. Passionné d'art, de cinéma et de littérature, il a été amené à travailler pendant de nombreuses années dans des entreprises très diverses où il a appris à observer ses contemporains et à s'en amuser. Ceci lui a inspiré son premier roman.

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Raphaël Somal

Le crépuscule des cadres

Roman

À mes filles

Avant-propos :

Les situations décrites dans ce roman, les personnages et, dans une moindre mesure, les propos qui leur sont prêtés, sont fictifs. Toute ressemblance avec la réalité du monde de l’entreprise ne saurait être que la preuve que c’est cet univers et non l’auteur qui manque d’imagination.

I. Croquettes et crampes d’estomac

1

De la fenêtre de sa cuisine, elle aperçut un voisin qui traversait la cour intérieure de l’immeuble, escorté de son Yorkshire. En le voyant bâiller en jogging et chaussons, elle doutait que le monde pût appartenir à ceux qui se lèvent tôt, qu’ils soient tirés du lit par leur chien ou, comme elle, par leur stress.

Elle s’était réveillée en pleine nuit, comme à chaque fois qu’elle était tenue par un horaire particulier ou un déplacement professionnel. Après avoir caressé un temps l’espoir de se rendormir, elle s’était levée de guerre lasse à 5 heures.

Autant optimiser sa matinée.

Debout devant le comptoir de la cuisine, elle inséra une capsule dans la machine à café et, tandis que le liquide chaud coulait dans une tasse minuscule, elle alluma son téléphone mobile. À la lecture des mails signalés comme urgents qui étaient arrivés dans la nuit, elle ressentit une vive brûlure à l’estomac.

Elle mélangea aussitôt un sachet de poudre blanche à un peu d’eau, but la mixture en grimaçant, vida le fond du verre dans l’évier. La fenêtre étant située au-dessus de l‘évier, on ne pouvait échapper à la vue plongeante sur la salle de bain d’en face. Elle discerna, en ombre chinoise, la silhouette imposante de sa voisine assise sur les toilettes.

Détournant la tête, elle passa machinalement une main sur le fin duvet châtain qui lui recouvrait le crâne comme si sa chevelure pouvait avoir repoussé pendant la nuit.

La cuisine de sa mère étant trop petite pour y installer une table, il fallait traverser l’entrée pour se rendre dans le séjour si on voulait prendre son petit déjeuner assis, aussi il n’était pas rare qu’elle restât à boire son café debout, dans sa liquette en coton et ses grosses chaussettes. Ce faisant, elle consultait la messagerie professionnelle de son smartphone de manière compulsive, consciente que son stress s’en trouverait accru. Aucune réaction n’étant attendue de sa part à une heure aussi matinale, elle s’abstint de répondre afin de s’épargner une cascade de messages plus anxiogènes encore. Lorsqu’il s’agissait de manifester leur réactivité, ses collègues pouvaient se montrer particulièrement zélés.

Comme elle disposait d’un peu de temps, elle posa sa tasse sur une soucoupe pour l’emporter au salon.

Par son ameublement et sa décoration, l’appartement parental qu’elle avait réintégré après son divorce aurait pu servir de décor au film Goodbye Lénine mais, vidée de son énergie par cette séparation et ses responsabilités professionnelles, aider sa mère à entreprendre des travaux de décoration était inenvisageable.

Installée dans le canapé, le téléphone portable posé en équilibre sur l‘accoudoir, elle but son café à petites gorgées.

Elle était d’autant moins pressée par le temps que ses bagages étaient prêts depuis la veille : dans son sac de voyage, elle avait prévu de quoi faire face à tous les aléas, sans oublier la minerve qu’elle utilisait en cas de douleurs cervicales et la trousse de médicaments remplie de psychotropes et de remèdes contre les maux d’estomac. Dans une encyclopédie médicale, les différentes façons de somatiser d’un être humain en état de stress auraient pu être illustrées, à chaque page et de manière exhaustive, par Evelyne Masson, directrice des Ressources Humaines de Business Solutions, 56 ans, divorcée, 1m58 pour 45 kilos.

Depuis son arrivée à Business Solutions, son tube digestif n’était que feu et fureur.

Ceci expliquait la solution blanchâtre qu’elle venait d’ingérer ainsi que son régime alimentaire dont étaient exclus les aliments acides mais aussi l’alcool, les plats épicés et les crudités. Parfois, la douleur la prenait à l’abdomen la nuit, venant ainsi s’ajouter à la longue liste de ses causes d’insomnie. Chacune d’elles avait une origine professionnelle car son travail à la tête de la direction des Ressources Humaines de Business Solutions était synonyme de stress le jour et de tourment la nuit. Et ce n’était pas la perspective de se mettre au vert pendant deux jours qui aurait pu suffire à la détendre.

2

Après avoir examiné la petite valise que son mari avait laissée ouverte sur leur lit à colonnes, Florence agita le chargeur de téléphone qu’elle tenait à la main.

–Tu allais oublier d’emporter ça.

Jean-Guillaume qui achevait de boutonner sa chemise devant le miroir de la penderie, la remercia d’un ton distrait. Il se retourna pour faire face à son épouse.

–Tu me trouves comment ?

Florence observa son mari avec tendresse. Non pas que ce grand échalas dégarni fût particulièrement bel homme mais son style sérieux et sa nature rassurante suffisaient à la combler. Des lunettes à grosse monture donnaient à la physionomie du jeune quadra, la maturité qui lui faisait encore défaut. Suivant les conseils avisés de son épouse, il avait opté pour un pantalon en velours côtelé bleu marine et une chemise vichy assortie. Un pull rose sur les épaules, Jean-Guillaume se tenait raide comme la justice devant elle, le regard plein d’attente. Sa femme l’examina des pieds à la tête :

–Les lacets de couleur c’est bien ; ça apporte une touche de fantaisie bienvenue. Mais je suis sceptique pour le rose…

Il se mit à rire en s’approchant d’elle.

–Pourquoi ? Tu trouves que ça fait pédé ? (Il ajouta à voix basse :) tu as encore eu la preuve du contraire il n’y a pas si longtemps, il me semble.

L’air égrillard, il enlaça le ventre rond de son épouse qui se dégagea en haussant les épaules.

–Tu es bête.

Florence n’appréciait pas que son mari fît une quelconque allusion à leur intimité.

–Je doute que le rose plaise à ton boss, c’est tout.

–Tu as raison.

Jean-Guillaume se mit à fouiller dans la penderie.

–Ça me fait penser que je dois covoiturer le nouveau directeur de la Communication. Tu le verrais ! Ça ne m’étonnerait pas que ce soit « une copine », lui. À côté, Tanguy à la chorale, c’est Bruce Willis… Ah, voilà !

Il sortit un pull beige du haut de la penderie et le jeta en direction de la valise. Florence l’attrapa au vol et se mit à le plier en secouant la tête.

C’était une femme blonde et pâle, aux cheveux raides ramenés sur la nuque en une petite queue-de-cheval. De manière délibérée ou non, Florence avait adopté la même monture de lunettes que son mari, si bien qu’à les voir ensemble, on aurait pu les croire apparentés.

Jean-Guillaume l’aida à fermer la valise.

Florence lui donna une petite tape affectueuse sur le bras.

–S’il y en a un de nous deux qui a du mal avec les homos, ce serait plutôt toi, si je puis me permettre…

Au lieu de rire comme il en avait envie, il feignit d’être scandalisé.

–Qu’est-ce que tu racontes ? Tu dis cela à cause de la conversation sur « le mariage pour tous » qu’on a eue dimanche avec tes parents ? J’ai le droit de ne pas comprendre que les homos tiennent à singer les gens normaux. Pendant longtemps, le mariage a été une institution bourgeoise que tout le monde dénigrait et aujourd’hui, même les plus marginaux veulent se marier ! Tiens pour en revenir à Tanguy : reconnais que je m’entends bien avec lui et d’ailleurs, je te ferai remarquer qu’il ne souhaite pas se marier avec son… compagnon.

Florence, qui ne tenait pas à contredire son mari, sourit avec indulgence.

Jean-Guillaume Lengrand ne doutait jamais. Ni de ses capacités, ni de ses choix de vie. Ses avis toujours tranchés auraient pu passer pour de l’arrogance ou de l’étroitesse d’esprit, s’il ne se montrait aussi poli dans la contradiction. Sur tous les sujets – chômage, migrants, insécurité, Europe, etc. – il répondait avec précision et assertivité. C’était ce mélange de fermeté et de bonne éducation qui avait séduit Florence lorsqu’ils s’étaient rencontrés aux Journées Mondiales de la Jeunesse.

Florence admirait aussi la manière dont son mari défendait ses convictions en participant aux manifestations de « la famille pour tous ». Montrant un couple de cuirettes à son épouse, il s’était exclamé :

–Est-ce le genre de parents à qui tu confierais nos enfants ? Comment en est-on arrivé à nier le fait qu’il faille un homme et une femme pour faire un enfant ? Jusqu’à preuve du contraire, deux hommes ou deux femmes ne peuvent pas concevoir d’enfant et pourtant ils le revendiquent comme un droit. Or il ne s’agit pas d’un droit mais d’une faculté !

Jugeant ce raisonnement pétri de bon sens, Florence s’étonnait de trouver autant de contradicteurs dans leur entourage. Jean-Guillaume avait alors la formule pour changer de sujet avec tact : « je crois que nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord sur une question qui relève de la morale personnelle. C’est comme la foi, ça ne se discute pas ». Imparable. Et Florence opinait du chef avec conviction, la main benoitement posée sur le genou de son mari, son roc.

–Tu ne vas pas embrasser Côme et les jumelles ?

La proposition fut accueillie par un sourire ironique :

–Ce n’est pas toi qui me disais hier de ne plus les appeler « les jumelles », parce que le pédopsychiatre insistait pour qu’elles aient chacune leur individualité, et cætera et cætera ?

Content de lui, il enlaça son épouse en souriant.

–Vas-y vite, gros malin. Ce serait dommage d’arriver en retard. Ce n’est pas la période idéale pour te faire mal voir du patron.

–Tu parles… Comme si ces deux jours allaient être décisifs.

–Ne dis pas ça. Je suis sûre au contraire que ça peut être l’occasion pour toi de marquer des points.

Quand ils s’embrassèrent, Jean-Guillaume chuchota : 

–On a le temps pour un câlin tu crois ?

–Tu es vraiment un obsédé ! Allez dépêche-toi, tu vas te mettre en retard.

3

Alors qu’elle s’apprêtait à appeler un taxi, la jeune femme eut à la dernière minute, l’idée de glisser des protège-slips dans sa trousse de toilette.

Par une de ces associations d’idées tortueuses dont elle était coutumière, elle pensa tout à coup à Yann, son voisin du huitième étage, qui lui avait demandé de donner des croquettes à son chat en son absence.

Elle pesta, s’en voulut de ne pas y avoir pensé la veille, se reprocha d’être mal organisée, se dit qu’elle était une gourde, pensa à sa psy qui lui serinait qu’elle était trop sévère avec elle-même, songea au chat qui devait avoir faim, à ces chiens qui mangent leurs maîtres décédés, que cela ne risquait pas d’arriver avec le chat du voisin, que ce n’était pas une raison pour l‘affamer, qu’elle perdait du temps à tergiverser puis, après être parvenue à la conclusion que ses processus de décision étaient ceux d’une gourde quoi qu’en dise sa psy, Julie Delpierre se résolut à monter chez son voisin.

Yann et elle s’étaient connus à l’occasion d’une fête des voisins organisée dans la cour de l’immeuble. Ils avaient sympathisé avec d’autant plus de facilité qu’ils se trouvaient être les deux seuls locataires à n’être pas retraités. De fait, Yann était un séduisant divorcé d’une quarantaine d’années, qui s’absentait parfois de Paris pour emmener sa fille en vacances dans la maison des grands-parents. De fil en aiguille, il avait demandé à Julie si elle ne connaissait pas quelqu’un susceptible de nourrir son chat en son absence. La jeune femme qui se plaignait souvent chez sa psy de ne pas savoir dire non, s’était aussitôt proposée et elle avait suivi son entreprenant voisin pour découvrir les lieux.

Il occupait un des studios mansardés du dernier étage. On y entrait par la cuisine, séparée de la pièce principale par un comptoir en bois brut encadré de deux poutres verticales.

En découvrant les lieux où régnait un désordre étudié, bohème et chaleureux, la jeune femme se demanda pourquoi malgré tous ses efforts de rangement et de décoration, son appartement bas de plafond restait banal et dépourvu de charme. Julie se désolait de n’être pas assez créative pour ces choses-là. Elle aurait aimé être une de ces artistes telles qu’elle en croisait aux expos : un pinceau dans le chignon et des vêtements en lin, un bébé en bandoulière et un intermittent du spectacle à dreadlocks au bras, détachées de tout idéal bourgeois.

Guère éloigné de ce stéréotype, son voisin était un grand hipster portant barbe et catogan. Jusque-là plutôt discret, il se révéla drôle et chaleureux. Tandis que Julie faisait connaissance avec son jeune chat, il lui versa un vin censé lui faire oublier l’immonde piquette qui venait de leur être servie dans la cour.

Tout à son entreprise de séduction, il avait mis un album de Marvin Gaye. Pas seulement passionné de Motown mais de musique américaine en général, il s’était présenté comme « une véritable encyclopédie musicale ». Quand il ne chantonnait pas comme un adolescent attardé, il commentait les paroles d’un ton docte ou mimait les instruments.

Quand n’y tenant plus, Julie avait voulu prendre congé, il l’avait retenue les bras tendus pour l’inviter à danser. Le sourire cabot qui fendait son épaisse barbe de peintre impressionniste l’avait fait capituler. Après avoir minaudé pour la forme, elle s’était approchée de lui et l’inévitable s’était produit dès qu’ils avaient commencé à danser. La minute d’après, ils roulaient sur le lit, les mains fourrageant sous leurs vêtements.

La suite de leurs étreintes laissa un goût amer à Julie. Yann s’était révélé un amant expéditif et peu attentionné. Après quelques coups de reins et un grognement porcin, il avait roulé sur le dos et s’était mis à chercher ses cigarettes dans le noir. Entre deux bouffées, il avait jugé utile de commenter sa piètre performance comme un sportif bourru dans le micro des journalistes :

–D’habitude, je tiens plus longtemps que ça, désolé. Je ferai mieux la prochaine fois.

Julie s’était contentée de demeurer silencieuse, jusqu’à ce que son voisin de lit lui fasse comprendre qu’il préférait dormir seul. Elle s’était éclipsée sans un mot.

Yann l’avait rappelée plusieurs jours après. Sans faire la moindre allusion à leur coït furtif, il lui demanda de nourrir son chat. Julie avait accepté puis aussitôt regretté sa faiblesse. Elle tenait un nouveau sujet de mortification pour le divan de sa psy.

Tandis qu’elle tournait la clé chez lui ce matin-là, Julie entendit des miaulements à travers la porte, puis ce fut une exclamation de surprise qui l’accueillit en ouvrant : Yann venait au-devant d’elle avec un air paniqué, les cheveux collés aux tempes, le bas-ventre dissimulé derrière une petite serviette de bain ramassée en toute hâte.

–Désolé, j’ai oublié de te prévenir mais j’ai dû annuler mon départ.

La situation aurait pu être cocasse si Julie n’avait pas noté les regards affolés qu’il jetait derrière lui en chuchotant. Selon toute évidence, il n’était pas seul et sa tenue laissait peu de doute sur ce qu’il avait interrompu.

Julie restitua la clé avec une attitude qui se voulait décontractée et prit congé en trouvant moyen de demander à Yann de l’excuser pour le dérangement.

En descendant les escaliers, la jeune femme se reprocha de n’avoir pas fait de remarque sarcastique, d’avoir perdu un temps précieux, d’être contrariée pour si peu, de se montrer à nouveau trop sévère avec elle-même, de ne pas savoir penser sans sa psy… D’être une pauvre fille en somme.

Mais le trouble qu’elle avait ressenti en revoyant Yann la perturbait plus encore.

L’unique fois où ils avaient couché ensemble, il n’avait pas pris la peine de retirer ses vêtements. Il avait fallu la visite impromptue de ce matin pour qu’elle voie son torse musculeux en plein jour et l’épaisse toison fauve qui le recouvrait. Avec son érection pointant sous la serviette, il lui avait fait l’effet d’un faune priapique ou d’un satyre lubrique ce qui, loin de la répugner, l’avait émoustillée plus que de raison.

« Je deviens complètement à la masse, il faut vraiment que je me trouve quelqu’un »,  se dit-elle en rassemblant ses affaires.

4

La vibration du téléphone le fit sortir de la salle de bains. Il lut le message qui s’était affiché sur l’écran :

« Bonjour Jérémie.

Je serai en bas de chez toi dans 5 mn.

Jean-Guillaume. »

Il répondit aussitôt :

« OK, à toute.

Merci.

Jérémie. »

Il vit qu’un autre SMS était arrivé tandis qu’il se rasait.

« Tu vas au concert de Céline Dion ce soir ? »

Un sourire aux lèvres, le jeune homme texta :

« Non, G séminaire.

Dommage hein ?  » 

Dans le miroir de sa salle de bains, il examina ses joues rasées de près avec satisfaction. Il passa la paume sur son crâne tondu pour constater que les zones épargnées par la calvitie – à savoir la nuque et les côtés – commençaient déjà à repousser ; un coup de tondeuse aurait été le bienvenu mais le temps lui manquait. L’absence de cheveux n’avait pas pour effet de le vieillir : avec son visage ovale et ses yeux d’un bleu candide, le trentenaire conservait l’apparence d’un jeune communiant. Lorsqu’il souriait, il ne lui manquait que l‘auréole.

Comme chaque matin, Jérémie Tremblay avait pris trente bonnes minutes pour courir dans le bois de Vincennes et attendu que son corps refroidisse avant de passer sous la douche. Il comptait les kilomètres parcourus comme les calories ingérées ; il se chronométrait et pesait sa nourriture de manière obsessionnelle.

Il prit la tondeuse et la glissa dans sa trousse de toilette où il aperçut une boîte de préservatifs entamée. Il n’en aurait plus l’usage maintenant : il y avait déjà longtemps qu’ils avaient fait le test ensemble. Jeter la boîte à la poubelle l’emplit de la béatitude propre aux amoureux. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, ils avaient parlé vie commune et mariage.

Pour l’heure, le jeune célibataire vivait encore seul dans son appartement de fonction de l’Est parisien. Il allait devoir annoncer son changement de statut marital à Business Solutions, en vue de bénéficier d’un logement de fonction plus grand, ce qui l’amènerait à lever le voile sur la partie de sa vie qu’il avait toujours tenu à garder privée jusque-là.

Il occupait un petit deux-pièces refait à neuf dans un immeuble moderne et sans charme dans un quartier récent. Fraîchement arrivé en France, il n’avait que peu d’effets personnels, aussi la décoration était minimaliste : futon, et carton en guise de table de chevet. Portant pour les vêtements dans la chambre. Canapé convertible pour les invités de passage dans le séjour. Les murs blancs étaient dépouillés et Jérémie n’avait pas le projet d’y planter le moindre clou. Adepte de la dématérialisation, aussi parcimonieux avec les dépenses qu’avec les calories, il n’achetait ni livre ni DVD car sa tablette contenait l’essentiel de sa vie culturelle. Si le dénuement de son appartement lui convenait très bien, la perspective de vivre à deux et de renoncer à son style de vie ascétique ne l’angoissait pas le moins du monde.

Le jeune homme enfila en fredonnant le chino qu’il venait de repasser. Attaché aux apparences, il soignait sa tenue vestimentaire, ce qui renforçait son image d’homme précieux. Dûment renseigné sur le dress code, le dandy assumé s’était autorisé le port d’un pantalon de couleur vive. De taille modeste, il évitait tout vêtement trop ample susceptible de lui tasser la silhouette. En passant sa chemise blanche cintrée, Jérémie s’aperçut que le tatouage tribal qu’il avait autour du biceps se remarquait à travers le tissu. Il opta pour un polo à manches longues plus opaque pour éviter d’attirer l’attention de ses collègues, des blaireaux empestant Brut de Fabergé. En particulier celle de Marc Bouillon, le directeur de production qui se brassait continuellement la monnaie dans la poche de son pantalon.

Se faire conduire par Jean-Guillaume l’enchantait autant que la perspective d’assister à une messe d’enterrement mais sa nouvelle voiture de fonction ne lui avait toujours pas été livrée.

Le téléphone de Jérémie vibra une nouvelle fois. Un message s’afficha sur l’écran:

« Je t’attends en bas.

Jean-Guillaume. »

Sans perdre de temps à répondre, Jérémie glissa l’appareil dans la poche arrière de son pantalon, attrapa la poignée de son sac de voyage griffé et claqua la porte.

5

Assise sur son lit, elle se mit à consulter son téléphone portable. Evelyne Masson lui avait laissé pas moins de trois messages typiques d’elle. Dans le premier, la DRH de Business Solutions commençait par prendre une grande inspiration avant de se mettre à parler avec le débit d’une mitraillette :

« Bonjour Julie, c’est Evelyne Masson. Anaïs vient de me dire que vous n’aviez pas accusé réception de son mail avec tous les détails pratiques… Attendez j’ai un double appel. »

Suivit une longue série de bips avant interruption de la communication.

Dans le second message, Evelyne rappelait dans une cage d’escalier où résonnait le bruit de ses pas :

« Ouiiiiiii désolée Julie, je n’ai pas réussi à reprendre l’appel. Je suis en route. Vous aussi j’espère. Je voulais m’assurer que vous aviez bien reçu hier les indications pour vous rendre au domaine de Montsac… »

Puis agacée, elle chuchotait pour elle-même :

« Où est-ce que j’ai mis mes clés ? » 

Suivit un bruit chaotique à l’issue duquel Evelyne reprit la communication pour avertir qu’elle entrait dans un parking.

Enfin, elle laissa un troisième message inaudible, vraisemblablement passé de l’intérieur de son sac à main.

Julie prit elle aussi une longue inspiration. Si la jeune femme avait bien retenu une chose de son ancienne collègue, c’était sa propension à communiquer son stress.

Assise sur le lit, elle regretta de s’être laissée embarquer, se reprocha son manque de cran, songea que son loyer en retard ne lui laissait de toute façon pas le choix puis, après avoir constaté par la fenêtre que le taxi qui devait l’emmener à la gare était arrivé, elle pesta qu’elle s’était débrouillée pour se mettre en retard.

6

Deux étages au-dessus, Yann venait de tirer son coup puis sur sa cigarette. Étendu sur le lit défait, il expirait la fumée en regardant le plafond sans prononcer un seul mot. La petite femme de type asiatique allongée à ses côtés le regardait médusée. Puis au bout d’un long silence, il prit la parole avec une intonation de boxeur un peu sonné :

–D’habitude, je tiens plus longtemps que ça, désolé. Je ferai mieux la prochaine fois.

7

Le quartier étant peu praticable, la BMW familiale stationnait comme il s’y attendait en double-file.

En entrant dans le monospace de Jean-Guillaume, Jérémie remercia son collègue avec empressement.

–Tu me dépannes vraiment car ma voiture de fonction ne m’a toujours pas été livrée.

Jean-Guillaume sourit :

–Je t’en prie, ça ne me dérange pas du tout.

Comme beaucoup de ses congénères, Jean-Guillaume avait ses sujets de prédilection pour engager la conversation avec un collègue ou ami : tu bosses sur quoi actuellement ? Sympa ta nouvelle voiture ! Toi qui t’y connais, qu’est-ce que tu me conseillerais comme ordinateur ? Tu as regardé le match hier ? « De quoi d’autre veux-tu que nous parlions ? » avait-il un jour répliqué à Florence qui lui reprochait de se cantonner toujours à des « conversations de mecs ». En cuisine, sa femme se confiait à ses amies, mais au salon, leurs époux tenaient toujours à refaire le monde – celui de l’entreprise, leur terrain de jeu. Eux seuls en étaient les acteurs à temps plein, alors de quoi d’autre parler ? De leurs règles douloureuses ? Il ne leur viendrait en tout cas jamais à l’idée de parler chiffons ou bébés. Non pas que Jean-Guillaume ne prît pas à cœur son rôle de père : il tenait à conduire les enfants à l’école le matin pour rendre service à Florence. Il aimait les y amener avec sa belle voiture de père nourricier qui en impose.

Jean-Guillaume entreprit de mettre à l’aise son passager :

–Tu as pris quoi comme voiture ?

Le jeune canadien n’en était plus très sûr car il confondait les numéros des modèles français mais son collègue n’allait peut-être pas retenir l’information.

–Une Audi A3.

–Excellent choix ! La sportback ?

–Heu sûrement.

Chaque fois qu’il avait pour tâche de renouveler sa voiture de fonction, Jean-Guillaume était comme un gamin s’excitant devant un catalogue de jouets. Le détachement de Jérémie lui apparut comme la posture blasée d’un enfant gâté. Le ton de Jean-Guillaume s’était déjà refroidi :

–Et tu te souviens au moins de ce que tu as pris comme options ?

Il ne fut pas étonné d’entendre ce qu’il qualifia en son for intérieur de réponse de gonzesse :

–J’avoue que je n’ai pas fait attention. L’essentiel est qu’elle roule non ? 

« Pour un peu, il va me dire comme Florence : “tout ce que je demande à une voiture c’est de me conduire d’un point A à un point B.” »

Trimballer un collègue aussi peu inspiré par les voitures n’allait pas être une partie de plaisir.

Jérémie avait quant à lui perçu la déception de son interlocuteur, habitué à provoquer ce genre de réactions depuis tout petit, quand il refusait d’aller jouer au foot avec les copains. Gêné de s’être singularisé, Jérémie opta pour une question plus anodine :

–Tu habites loin ?

Il se trouva que Jean-Guillaume prenait toujours plaisir à évoquer la banlieue où il s’était établi avec son épouse.

–Nous avons choisi d’habiter une banlieue résidentielle un peu chère ; c’est important quand on a des enfants…

–Pourquoi ça ?

–Pour leurs fréquentations… Mon épouse et moi avons tenu à scolariser nos enfants dans le privé, pour qu’ils soient bien cadrés. Alors tant pis si c’est plus onéreux, je suis prêt à payer le prix pour leur donner les meilleures chances.

Un court silence s’installa dans la voiture, Jérémie n’ayant aucun avis sur l’éducation nationale française qu’il ne connaissait ni en tant qu’élève ni en tant que parent.

–Si tu voyais ce qui se passe dans nos banlieues, tu comprendrais. Mes amis bobos me font marrer avec leurs discours sur la mixité sociale mais il n’est pas question que je sacrifie mes enfants sur l’autel de leurs beaux principes.

D’un ton qui se voulait désinvolte, Jean-Guillaume demanda :

–Et toi, tu as des enfants ?

Voyant comme il s’y attendait, son jeune collègue faire un signe négatif de la tête, Jean-Guillaume prit un air entendu.

Au feu rouge, un Rom, appuyé sur une béquille, s’approcha en claudiquant de la BMW pour toquer à la vitre du conducteur. Jean-Guillaume le chassa d’un signe de la main ; il secoua la tête, exaspéré.

–C’est tous les matins comme ça. Ça devient vraiment pénible. Je te parie qu’en réalité, il ne boite même pas. De toute façon, quand tu les écoutes faire leur laïus dans le métro, c’est simple : soit ils sont handicapés, soit ils ont huit enfants. Dès qu’il s’agit d’attendrir le pigeon, ils ne manquent pas d’imagination. Ils auraient tort de se gêner, tant qu’il y aura des gogos pour mettre la main à la poche… Après on s’étonne qu’ils continuent d’affluer en France pour venir profiter du système. Et je ne sais pas si tu as remarqué, ils se disent tous Syriens maintenant, ça doit être le nouveau filon à la mode. Moi je ne donne jamais rien. Si je commence à donner à l’un, je n’en finis plus. C’est un budget quand même et je paye déjà des impôts pour ça.

Il pouffa.

–Tu sais que pour certains c’est un vrai business ? Va savoir ce qu’ils s’achètent avec ça.

–À manger peut-être ? hasarda Jérémie.

–Tu crois ça ? Je vais te citer une anecdote. Ma femme est très charitable, trop sans doute parce qu’elle se fait tout le temps avoir. La dernière fois qu’elle est allée voir sa sœur à Paris, elle s’est fait brancher en bas de l’immeuble par un SDF qui lui a sorti les violons – Madame j’ai faim, j’ai froid etc. – et il lui a soutiré un billet – un billet de 10 euros, je te jure ! Tu sais ce qu’elle a vu en ressortant de chez sa sœur ? Il était allé s’acheter de la bibine illico. Ma femme m’a dit qu’on ne l’y reprendrait plus. Je lui ai répondu : ça t’apprendra à avoir bon cœur !

–En même temps, qu’est-ce que tu attends d’un SDF ? fit remarquer Jérémie. Qu’il achète cinq fruits et légumes par jour ?

Mais Jean-Guillaume paraissait décidé à poursuivre sa diatribe.

Son passager cessa de l’écouter. Le regard rivé sur le GPS, il comptait le temps restant jusqu’à leur destination.

8

Une lueur matinale toute printanière venait baigner les pages du Figaro qu’Aymeric de Saint-Séverin avait déplié sur la table où refroidissait son grand bol de café. Il croqua dans une biscotte en tournant la page, savourant d’autant plus cette tranquillité qu’il la savait précaire : Marie-Françoise venait de descendre l’escalier sans dire un mot et s’était dirigée d’un pas traînant dans la cuisine. Il l’entendit fouiller dans son sac en plastique de médicaments en se raclant la gorge. Elle ne tarderait pas à le rejoindre à table pour entamer le faible capital de patience dont il disposait pour la journée.

Il s’était assis en face du mur où était accrochée sa dernière acquisition, un fusain d’Eugène Leroy, qu’il avait achetée quelques milliers d’euros sur les conseils d’un ami. L’amateur d’art contemporain qu’il se targuait d’être n’ayant pas les moyens d’investir dans les œuvres des artistes COBRA qu’il admirait, De Saint-Séverin devait se contenter de lithos voire de copies. Il se plaisait souvent à déclarer « à défaut d’avoir une descendance, j’ai des reproductions ».

Comme il s’y attendait, Marie-Françoise finit par s’asseoir en face de lui.

Il ne se souvenait pas l’avoir saluée mais ils avaient tous deux passé le stade où l’on se souhaite bonne nuit ou bonne journée. Quant au baiser qui accompagne en général ce genre de civilités, il était depuis longtemps devenu optionnel. Sa femme paraissait de toute façon trop préoccupée pour lui en faire la remarque : elle souhaitait l’entretenir de son obsession du moment, à savoir le mariage de sa fille.

Aymeric rendait grâce à Dieu de lui avoir épargné le fardeau de la paternité. En convolant sur le tard, il avait échappé à la petite enfance de la fillette qui se trouvait dans la corbeille de la mariée. De fait, il tolérait d’autant plus facilement sa belle-fille que sa présence était aussi épisodique que décorative mais il n’était jamais parvenu à se faire au prénom dont ses parents l’avaient affublée : Violaine.

Tandis que Marie-Françoise évoquait l’organisation du mariage de ladite Violaine, Aymeric répondait par monosyllabes, tout en tournant avec ostentation les pages de son journal pour signifier qu’il était absorbé par sa lecture. Peine perdue. Son épouse tenait à tout passer en revue : que pensait-il des menus ? Est-ce qu’il les avait comparés ? Y en avait-il un qui avait sa préférence ? Quand est-ce qu’il allait s’y intéresser à la fin ?

Excédé, il replia son journal.

–Marie-Françoise, j’étais bien tranquille jusqu’à ce que vous veniez encore me bassiner avec ce mariage. Est-ce trop vous demander que de me laisser finir ma lecture ? Tous les jours, je dis bien tous les jours, vous trouvez autre chose : quand ce n’est pas le menu, c’est le plan de table, la location de voitures, les cartons à imprimer, les cravates des témoins et même la couleur du tissu des sacs de dragées ! Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre franchement ? Malgré ma santé déclinante, je continue de travailler pour pouvoir financer ce mariage, qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

–Vous ne voulez pas être tenu au courant ? elle le regardait incrédule.

–Pas le moins du monde figurez-vous. Pour être tout à fait honnête, je suis même disposé à financer tous les caprices de la mariée, même les plus extravagants. Qu’elle choisisse une pièce montée avec un cracheur de feu ou un défilé d’éléphants si ça lui chante, je n’y vois aucun inconvénient. Mais de grâce, puis-je en contrepartie ne plus entendre parler de ce foutu mariage dès le petit déjeuner ?

Marie-Françoise s’était redressée sur sa chaise, le menton tremblant.

–C’est pourtant un jour important pour Violaine, plaida-t-elle d’un ton offensé. Je croyais que ce serait comme marier votre fille…

Elle fut aussitôt détrompée par le regard glacial qu’il lui jeta par-dessus ses lunettes.

–Mais à défaut d’avoir de l’argent, son père doit bien avoir un avis non ?

Aymeric regretta aussitôt ses propos. Non pas qu’il éprouvât un quelconque remords – manifester sa méchanceté était un plaisir qu’il ne se refusait qu’en de très rares occasions – mais il n’avait pas le temps pour la scène de ménage qui allait immanquablement s’ensuivre.

Marie-Françoise suffoquait d’indignation.

–Comment pouvez-vous faire preuve d’autant de mesquinerie ? (Aymeric glissa ses lunettes dans leur étui.) Vous savez bien qu’il n’entend rien payer. (Il se leva en soupirant.) Je vous parle vous savez ? Aymeric ! (L’intéressé fit un geste de la main signifiant « cause toujours » en quittant la pièce.) Vous allez me faire le plaisir de revenir à table car je n’en ai pas fini !

La harpie se leva néanmoins pour le suivre dans l’entrée où il s’était saisi de son imperméable.

–Mon ex-mari est peut-être fauché mais ce n’est pas un salaud, lui ! (Le regard qu’Aymeric lui jeta par-dessus l’épaule la fit reculer d’un pas ; elle ne put toutefois s’empêcher de glapir ce qui fut son dernier mot :) Vous ne pensez qu’à vous !

Sans ajouter un mot, Aymeric prit le bagage qu’il avait préparé et claqua la porte d’entrée derrière lui.

Sa sortie prématurée le contraignit à faire le pied de grue devant la maison, sous le regard du voisin qui le salua en démarrant sa voiture. Aymeric se garda bien de se retourner mais à voir l’expression intriguée dudit voisin, il aurait parié que cette vieille gargouille de Marie-Françoise était postée à la fenêtre, espérant qu’il se repente et revienne sur ses pas.

« Tu peux toujours courir vieille bique. »

Sur la dernière des dalles qu’il avait empruntées pour traverser sa pelouse, Aymeric contemplait les ruines de son ménage en se demandant pourquoi Diable Violaine, sa belle-fille, se lançait bille en tête dans une aventure aussi hasardeuse que le mariage. Tenait-elle à reproduire ce pitoyable modèle ? La malheureuse avait-elle seulement conscience ce qui l’attendait une fois exaucé son rêve adolescent de mariage princier ? Par chance, elle avait été bien inspirée en choisissant un fiancé trop laid pour risquer de devoir un jour pâtir de ses infidélités mais suffisamment brillant pour espérer une vie confortable. Si avec un peu de chance, elle prenait un amant pour se dérider les fesses, elle aurait en vieillissant un tempérament plus heureux que celui de sa mère.

Le téléphone vibra dans la poche intérieure de la gabardine d’Aymeric.

–Allô ? Bonjour Mounir. Oui, je vous avais reconnu puisque, comme je m’évertue à vous l’expliquer à chacun de vos appels, votre nom s’affiche sur mon téléphone. Ce qui est somme toute assez pratique, vous en conviendrez. Dans une minute ? Entendu, je vous attends déjà dehors, merci.

Il eut à peine le temps de jeter un nouveau coup d’œil à sa montre qu’il entendit la voiture approcher.

II. Des mérites comparés du taxi et du covoiturage

1

Prendre un taxi de nuit pour traverser la capitale compte parmi les plaisirs qu’un parisien a besoin de s’octroyer de temps en temps, pour se rappeler pourquoi il a fait le choix d’habiter un logement petit et hors de prix. Prendre le taxi un matin aux heures de pointe donne en revanche au même parisien, l’envie de jeter une grenade dans les embouteillages avant d’émigrer en Lozère.

À cet égard, Julie ne faisait pas figure d’exception. Elle regardait sa montre en se maudissant d’avoir perdu du temps à monter chez son voisin. Sentant son impatience, le chauffeur de taxi lui avait assuré qu’une fois sortis du périphérique, la circulation serait plus fluide.

Devoir ne compter que sur elle-même faisait partie des inconvénients que Julie trouvait à sa vie de célibataire. Personne ne l’accompagnait le matin ni ne la ramenait le soir. Cela dit, elle n’avait nul bureau où se rendre dans la journée. Si elle énumérait les nombreux charmes de la vie de couple, poser sa tête sur l’épaule d’un homme qui conduit en faisait partie.

Lorsqu’elle se couchait seule le soir, elle se plaisait aussi à imaginer ce que serait la vie à deux. Elle n’envisageait pas qu’un couple pût se coucher autrement que dans son fantasme. Elle se plaisait à s’imaginer avec un bon livre au lit, attendant que rentre son compagnon retenu au bureau par une importante réunion. Finalement, elle l’entendait rentrer et appeler aussitôt : « tu es là chérie ? » et elle répondait : « oui je suis dans la chambre, viens me raconter ta journée ». Il entrait dans la pièce, fourbu mais heureux de la retrouver. Le sentant soucieux, elle lui demandait « comment ça s’est passé ? » Quand il se penchait vers elle pour l’embrasser, Julie le retenait par la cravate pour prolonger leur baiser. Puis l’homme fourbu se plaignait de sa journée harassante, tout en posant avec nonchalance ses vêtements un à un sur le dossier du fauteuil. Elle l’imaginait dénouant sa cravate tout en se plaignant de son patron, déboutonnant sa chemise puis ouvrant la ceinture de son pantalon en soupirant qu’il était bon d’être enfin chez soi. Julie le regardait se déshabiller tout en lui prodiguant des conseils ou quelques mots de réconfort. C’était cette scène d’intimité ordinaire qui constituait l’essence même de son fantasme. Il ne s’agissait pas d’un banal scénario de strip-tease. Julie aimait l’idée d’assister à cette séance de déshabillage accompagné de confidences. La double mise à nu d’un homme s’adressant à la fois à la psy et à la femme qu’elle était. Puis le fantasme d’intimité conjugale de Julie prenait fin avec cet homme imaginaire se glissant sous la couette, souriant, heureux de se retrouver dans son lit.

« Je ne demande quand même pas la lune : juste quelqu’un pour partager le loyer et mon lit. »

–Je ne comprends pas que tout le monde klaxonne comme ça ! s’exclama tout à coup le chauffeur de taxi. Peut-être qu’ils croient pouvoir activer le mode hélicoptère ? 

Content de sa blague, il adressa un clin d’œil dans le rétroviseur à sa passagère. Cette dernière accueillit la plaisanterie avec un sourire poli. Son expérience des taxis lui avait enseigné qu’une conversation avec le chauffeur devait impérativement se limiter à la météo si elle ne voulait pas se faire draguer ou entreprendre sur un sujet sensible. Si par imprudence, elle alimentait une conversation sur les embouteillages à Paris, ce sujet en apparence anodin pouvait facilement déraper : de la fermeture des voies sur berges, on passait à une critique en règle de la politique désastreuse de la mairie de Paris. Il était dans ce dernier cas de figure assez rare que le chauffeur partageât les idées de Julie sur l’écologie. Autant éviter.

–Vous partez en déplacement professionnel ?

Le chauffeur était un homme d’allure encore jeune malgré des cheveux poivre et sel.

–Comment avez-vous deviné ?

–Vous avez plus l’air d’une cadre en goguette que d’une vacancière.

Julie apprécia le compliment. La preuve venait de lui être apportée qu’elle était vraiment convaincante dans son nouveau tailleur.

–Pour moi c’est fini tout ça, ajouta le chauffeur.

–Qu’est-ce qui est fini ? Les vacances ?

–Non les déplacements professionnels. Je n’ai pas toujours été chauffeur de taxi, vous savez.