Le jumeau perdu - Manourk - E-Book

Le jumeau perdu E-Book

Manourk

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Beschreibung

Parfois, on se sent mal dans sa peau sans raison.
Parfois, on se sent seul, alors qu’on est entouré.
Parfois, on se sent coupable de ne pas être satisfait de sa vie.
Ce mal-être, Laura le ressent continuellement, jour après jour. Sa vie se voit bouleversée lorsqu’elle consulte une psychologue. Le verdict de cette dernière est sans appel : Laura souffre du syndrome du jumeau perdu.
Comment peut-on souffrir de la perte d’un jumeau qu’on n’a jamais eu ? Bien décidée à éclaircir ce mystère et ainsi pouvoir faire la paix avec elle-même, Laura se met en quête.


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MANOURK

LE JUMEAU PERDU

À Philippe Chevallier, avec deux « L » pour mieuxvoler

Prologue

Clinique Saint-Pierre, Chartres 1er mai1984

Il était quatre heures du matin et Madeleine était épuisée. Dans la salle de travail, la patiente s’était endormie après une longue nuit de souffrances et d’angoisses. Madeleine se frotta les yeux et s’accorda deux minutes à écouter le « bip » régulier des machines et respirer longuement. Elle avait bien cru qu’elle terminerait sa nuit en rédigeant un certificat de décès : elle aurait dû appeler le médecin référent, supporter l’avalanche de ses reproches, la culpabilité, les menaces de perdre son poste, de procès pour la clinique. Elle l’entendait déjà hurler : « pourquoi ne m’avez-vous pas appelé lorsque vous avez constaté que l’accouchement tournait mal ? ».

Pourquoi ? Parce que dès son arrivée au début de cette longue nuit, le même obstétricien lui avait annoncé qu’il était au bloc opératoire, avec une césarienne sur les bras, accompagné du cercle fermé de ses jeunes internes et de ses jolies infirmières anesthésistes, et qu’il ne fallait pas le déranger. Monsieur faisait son cours, monsieur faisait son show. Madeleine avait une dizaine d’années d’expérience et pourrait s’en sortir seule avec cette jeune patiente un peu perdue qui ne présentait aucune complication apparente. À moitié fâchée d’être exclue, à moitié par fierté de s’en sortir seule, elle n’avait compris que très tard que l’accouchement ne serait pas aussi simple que pressenti.

Pourtant, malgré tout, elle était restée seule aux commandes lorsque les constantes s’affolaient. Le jeune père, épouvanté, était sorti dans le couloir lorsque sa femme, à bout de forces, avait perdu conscience. Madeleine, seule, avait accueilli une petite fille, couverte de sang, mais heureusement vaillante et pleine de santé. Convaincue que cette enfant ne verrait jamais sa mère, elle l’avait lavée, pris ses mesures, avant de retourner assister la jeune femme qui respirait très faiblement. Pendant une heure, la plus longue de sa vie, la sage-femme crut que chaque respiration était la dernière, que le sang ne cesserait jamais de couler et qu’il faudrait annoncer à l’homme qui tournait dans le couloir qu’il était veuf.

Pourtant, un miracle se produisit : le flux de sang se tarit soudain, après une dernière contraction, puis, quelques minutes plus tard, la jeune femme, pâle, mais apaisée, ouvrit les yeux. Madeleine cacha tant bien que mal les draps tachés et présenta à la nouvelle maman un bébé rose qui dormait paisiblement :

–C’est une petite fille. Comment souhaitez-vous l’appeler ?

–Laura.

Chapitre 1

1

–Les enfants, taisez-vous !

Rien à faire, ils ne m’entendaient même pas. À l’étage, leurs pas tapaient sur le plancher et cela résonnait dans toute la maison. J’en avais mal à la tête. En passant devant le miroir, je me regardai avec colère : mes yeux étaient cernés, j’avais pris beaucoup de cheveux blancs depuis quatre ans et des rides de contrariété étaient apparues aux coins de mes yeux et de mes lèvres. J’avais à peine trente-cinq ans et j’avais l’impression d’avoir vieilli de dix ans depuis mon trentième anniversaire. À cette vitesse-là, je serais ménopausée dans moins de dix ans. Au moins, je n’aurais plus l’angoisse de retomber enceinte. Pourtant le miroir me renvoyait l’image d’une femme plutôt jolie, fine malgré la grossesse gémellaire. Seul mon ventre témoignait de la disproportion terrifiante qu’avait pris mon corps pendant ces six mois de baleine, qui avaient trainé une éternité, où je ne pouvais rien faire que de m’échouer sur le lit ou le canapé. Au début, les gens me disaient « c’est pour bientôt ? » et je leur aboyais dessus que non, c’était pour dans six mois. À la fin, ils me calculaient d’un air suspect, en se demandant comment ce ventre énorme ne se déchirait pas sous son propre poids. Tout cela laissa des séquelles : une peau distendue à jamais et des vergetures qui me donnaient l’aspect d’une tranche de lard.

J’étais quand même fière d’avoir réussi le miracle de porter des jumeaux à terme et de les avoir allaités six mois. Je n’étais toujours pas devenue alcoolique et j’arrivais à supporter les gens qui me disent toutes les deux minutes « des jumeaux ? Franchement, je ne sais pas comment tu fais ! ». Je m’entendais même leur répondre, de façon presque convaincante, que « nan, tu sais, c’est dur la première année, mais après, quand ils grandissent, c’est comme des frères et sœur d’âge rapproché ». La vérité, c’est que je n’avais pas eu le choix. On ne peut pas rapporter ses enfants à la SPA en disant « désolé, je me suis trompé ». Mais en les entendant, là-haut, je me disais vraiment que je n’étais pas faite pour être mère de famille…

Bam ! Un bruit de chute résonna dans la maison et dans mon cerveau vrillé, suivi d’un hurlement suraigu :

–Maaaaaaman !

Je montai l’escalier, pour trouver Lilou armée d’une poupée, occupée à taper sur Noah, l’oreille de la peluche de sa sœur dans sa bouche.

–Il bave sur mon doudou !

–Elle me tape !

Exaspérée, j’attrapai la première et la collai dans sa chambre, puis saisis le second qui subit le même sort. Même les portes fermées, leurs cris me vrillaient les tympans. Les deux criaient à l’injustice, à la punition non méritée, à la mère qui abusait de son pouvoir. Quatre ans, et déjà cette vision tellement égoïste de la notion de justice.

Je redescendis et m’affalai dans le canapé, abattue. Il était 18 h, et j’avais encore deux longues heures avant de retrouver la relative solitude de la soirée, une fois les enfants couchés. Vincent, mon mari, n’arriverait pas avant 21 h et le combat serait terminé depuis longtemps. J’aurais bataillé pour laver les jumeaux, pour leur faire un repas à moitié équilibré, pour les faire manger sans que le contenu de leur assiette ne finisse sous la table, pour ranger la cuisine, les jouets, vider le lave-vaisselle… Pendant ce temps, les enfants, livrés à eux-mêmes, en auraient profité pour recommencer à courir partout, et ce serait un nouveau combat pour les calmer, leur brosser les dents, raconter une histoire, faire la chasse aux doudous qui auraient fini leur journée dans des endroits incongrus…

Finalement, une fois le calme revenu, comme tous les soirs, je m’affalerais sur ce même canapé, devant une série insipide, juste pour penser à autre chose. Vincent, gentiment, me proposerait de me faire à manger, mais je n’aurais pas faim. Je finirais par lever ma carcasse et la traîner dans le bureau où un paquet de copies d’élèves m’attendaient bien sagement.

Les larmes me montèrent aux yeux. Vincent était gentil, mais on ne se disait plus rien depuis plusieurs années, maintenant. Il travaillait à Paris, dans un excellent laboratoire de recherche en génétique. Il essayait de comprendre le rôle des télomères dans le développement de certains cancers, un domaine très porteur, passionnant et très chronophage. Nous nous étions rencontrés sur les bancs de l’université, où j’étudiais la physique. Alors que lui passait son doctorat, je m’étais dirigée vers les concours de l’enseignement pour finalement obtenir l’agrégation de physique-chimie.

J’aimais enseigner, mais dans mon for intérieur, je voulais surtout assurer notre futur : la recherche est un parcours compliqué, qui demande beaucoup d’investissement et où il faut être mobile. En observant nos formateurs, maîtres de conférences et chercheurs, j’avais constaté que peu d’entre eux avaient une vie de famille telle que je la souhaitais. J’avais vu des couples sans enfants, entièrement dévoués à la recherche, ceux qui avaient fondé leur famille très tardivement, des couples divorcés à force d’être séparés par les post-doctorats et autres contrats précaires à l’autre bout du monde. Moi, j’avais vingt-cinq ans, et je souhaitais avoir des enfants avec l’homme que j’aimais. Il m’apparut évident que le métier d’enseignant m’offrirait le salaire, la stabilité et le temps nécessaires pour que mon mari puisse faire ce qu’il voulait de sa carrière et moi, de ma famille. Avec le recul et l’amertume, j’appelais ce choix « un sacrifice ».

Comme je refusais de vivre en région parisienne, j’avais demandé une affectation à Chartres et j’avais atterri dans la ville où j’étais née. Vincent prenait tous les jours le train en direction de la capitale, il partait tôt, rentrait tard, travaillait souvent le week-end, car, comme il disait, « les cellules en culture n’ont ni week-end, ni vacances ». Moi, j’assurais le quotidien et je m’occupais des enfants. Après une première année à la maison avec les bébés, j’avais repris le travail dans un lycée chartrain et, depuis, je m’enfonçais tous les jours un peu plus dans la routine.

Une relative accalmie s’était mise en place dans la maison. Les jumeaux avaient cessé de crier et s’occupaient sagement dans leurs chambres respectives. Sans doute lisaient-ils, ou dessinaient-ils, peut-être sur les murs, mais je décidai de ne pas chercher à en savoir plus pour sauver ces quelques minutes de tranquillité. Je me levai, respirai amplement et me mis à faire la cuisine. J’allumai la radio et essayai de me détendre tout en épluchant les légumes pour préparer une soupe.

Un an plus tôt, nous avions trouvé cette maison dans l’agglomération chartraine, sur un coup de chance. L’agent immobilier nous avait dit que, lorsqu’on achète une maison, le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres : les décès et les divorces mettaient sur le marché immobilier d’excellentes occasions pour les acheteurs. Nous avions visité cette maison quelques jours plus tard, et elle m’avait tout de suite plu.

C’était une maison de construction très récente que les vendeurs avaient fait bâtir eux-mêmes avec un grand souci écologique. Elle n’était pas très grande, mais très bien isolée. Elle ressemblait un peu à un cube en bois, mais la lumière à l’intérieur m’avait subjuguée. Le rez-de-chaussée était une vaste pièce ouverte, décorée avec mélange charmant de bois clair, qui lui donnait un petit côté vieillot, et une cuisine ouverte, moderne, aux lignes épurées. J’admirai l’îlot central de granite sombre et les meubles en aluminium brossé. C’est vrai, j’étais tombée sous le charme de ce décor ouvert et chaleureux, imaginant aisément un quotidien heureux : Vincent et moi faisant la cuisine en bavardant, les jumeaux jouant sous nos yeux, ensemble, unis.

Nous avions sauté sur l’occasion. Les propriétaires se séparaient et voulaient se débarrasser de cette maison le plus vite possible. Il n’avait pas été difficile de négocier un prix très raisonnable et nous emménagions, réalisant ainsi ce que j’imaginais être mon rêve : une famille, un métier stable et plaisant, une maison à moi. La réalité m’avait rattrapée en quelques mois… Vincent et moi n’avions jamais fait la cuisine ensemble, il était le plus souvent enfermé dans le bureau et, de mon côté, je réchauffais des soupes en brique en criant sur mes enfants qui se disputaient à côté de moi. Mort du tableau idyllique, bienvenue dans la vraie vie.

Le son de la radio me ramena à la réalité. Des accords de piano qui sonnèrent familièrement, une note un peu mélancolique et je tendis l’oreille pour entendre la voix de Michel Berger : « il manque quelqu’un près de moi, je me retourne, tout le monde est là. D’où vient ce sentiment bizarre que je suis seul, parmi tous ces amis et ces filles qui ne veulent… que quelques mots d’amour » :

–Maman, tu as quoi ?

Je me retournai en entendant la voix de mon fils. Sans m’en rendre compte, les larmes s’étaient mises à couler abondamment sur mes joues et je voyais dans les yeux de Noah le reflet de mon propre désespoir.

–Maman, pourquoi est-ce que tu pleures ? Tu asmal ?

–Pour rien, chéri, viens dans mesbras.

En sentant le petit corps chaud se blottir contre moi et les bras si doux entourer mon cou, une vague de chaleur m’envahit. Je me mis à sangloter de plus belle. On dit que le cerveau d’une mère sécrète de la dopamine lorsqu’elle respire l’odeur de son enfant. C’est vrai. À ce moment-là, je ressentais bien la décharge du neurotransmetteur du plaisir entre mes neurones. J’adorais mon fils, si tendre, si câlin, si doux. Pourquoi étais-je une si mauvaise mère, à toujours me plaindre de mon sort ? N’étais-je pas heureuse d’avoir deux enfants en pleine santé, un peu bruyants, certes, mais tellement pleins de vie ?

Je respirai un grand coup et pris Noah sur les genoux en souriant :

–Allez, mon grand, maman est fatiguée. Je t’aime très fort, on va faire un bon repas, on va lire des belles histoires et on va faire un gros dodo. Demain, ça ira mieux.

Rassuré, le petit garçon entreprit de me raconter les malheurs qu’il avait endurés avec sa sœur, sa journée d’école, un babillage enfantin qui me ramena doucement dans le monde simple de l’instant présent. Une profonde honte de mon attitude m’envahit et je décidai, résolument, de ne plus jamais me laisser aller à de pareils moments de faiblesse autour de mon petit nombril.

2

–Madame !

Plongée dans mes pensées, je sursautai et me retournai dans le couloir. Vénussia, une de mes élèves de seconde, me rattrapa, campée sur ses talons hauts, battant désespérément de ses longs cils maquillés pour maintenir son équilibre précaire :

–Madame ! On a cours, jeudi ? C’est marqué que vous êtes absente sur Pronote1 !

–En effet, Vénussia, répondis-je, vous n’avez pas cours. Je suis en formation,

« Cache ta joie », pensai-je en voyant l’adolescente crier de joie et courir annoncer la bonne nouvelle à ses camarades sans même me remercier.

Nos élèves manquaient le plus souvent des codes de politesse les plus élémentaires : le lycée se situait dans une zone d’éducation prioritaire et ce genre de comportement n’était pas rare. Cependant, peu d’entre eux étaient franchement irrespectueux envers les adultes. La plupart des élèves issus des quartiers défavorisés alentour étaient davantage en recherche d’attention de notre part que dans la confrontation. Avec mes collègues, nous cherchions plutôt à leur apprendre les quelques notions de savoir-vivre dont ils manquaient cruellement à la maison.

Vénussia était de ces élèves qui n’avaient pas de repères. J’avais rencontré sa mère une fois, lors d’une réunion parents-professeurs et elle m’avait semblé avoir encore moins de maturité que sa fille. Elle m’avait raconté les déboires de son couple, ce que le père de sa fille leur avait fait subir, les pensions alimentaires non payées… La gamine, présente pendant l’entretien, semblait gênée que sa mère expose ainsi sa vie privée à son professeur. J’avais vite coupé court aux jérémiades, revenant à ce qui m’intéressait réellement : est-ce que Vénussia avait des projets d’orientation ? Quelles étaient ses conditions de travail à la maison ? Je réussis à obtenir l’information que la jeune fille était passionnée de cosmétiques… « Un projet dans l’esthétique se construit », avais-je tenté, mais en pure perte. Je soupçonnais des problèmes plus graves dans cette famille suivie de près par les conseillers d’éducation et les infirmières. Comment en vouloir à une jeune fille, qui avait peut-être subi des sévices, de ne pas être concentrée sur un avenir qui lui semblait lointain, alors que l’avenir proche était si incertain ?

Parfois, j’avais envie de baisser les bras. J’étais enseignante, pas psychologue, et les problèmes de mes élèves dépassaient largement mes compétences. Certains de mes collègues avaient cette capacité à sentir la présence de problèmes personnels chez nos jeunes. Stéphane, un collègue que j’appréciais particulièrement, m’avait expliqué que cela se manifestait par de subtils changements de comportement de l’élève en cours et de ses relations au sein de la classe.

–Un élève qui vient, par exemple, demander en fin de cours à essuyer le tableau, ou qui met plus de temps que d’habitude à ranger son matériel, ce sont des signes qu’il cherche à rester seul avec le prof parce qu’il a quelque chose à lui dire. En général, quand il prend un prétexte comme le rangement, c’est qu’il ne sait pas par où commencer. J’attends que ses camarades soient sortis et je lui demande s’il souhaite me parler.

J’avais souvent vu Stéphane discuter à son bureau avec des élèves, parfois une heure après la fin des cours. Depuis le début de l’année, il avait appuyé des demandes d’orientation avec succès, alerté l’assistante sociale dans les cas les plus problématiques et tout simplement prêté une oreille attentive à des jeunes qui avaient juste besoin qu’on les écoute. J’admirais ces profs qui allaient au-delà de leur simple rôle d’enseignants. En revanche, j’en étais personnellement incapable : je ne m’en sentais ni l’envie ni les compétences. Cela ne m’empêchait pas d’apprécier les discussions que je pouvais avoir avec Stéphane à ce sujet.

J’avais rencontré ce collègue à la rentrée de septembre, lors de sa nomination dans le lycée où j’enseignais déjà depuis quelques années. Il avait intégré l’équipe de physique-chimie avec entrain et sympathie ; d’emblée, tout le monde l’avait adopté pour son humour et sa gentillesse permanents. Pour ma part, j’avais commencé à m’intéresser à lui un soir, après les cours. Je passais devant la salle où il venait de terminer avec ses élèves et l’avais vu, assis, derrière la paillasse du professeur, la tête dans les mains, fatigué. Étonnée, je l’avais regardé à la dérobée : je trouvais étrange de le voir ainsi prostré, lui si plein d’énergie et si prompt à faire des plaisanteries. Mais, autant les clowns me font fuir, car je ne sais jamais ce que cache leur débauche d’humour, autant les hommes qui semblent fragiles attirent mon attention.

En me voyant à sa porte, son sourire revint instantanément :

–Entre, Laura ! Tu viens de terminer aussi ?

–Oui. Ça fait du bien quand ça se termine, n’est-ce pas ? Tu m’as l’air fatigué cesoir…

–Si tu as un peu de temps, reste. Attends un peu, je finis de remplir les devoirs sur Pronote.

Je le regardai s’installer à l’ordinateur, pensive. Stéphane était un bel homme avec tout ce que la cinquantaine peut conférer de bon à la gent masculine : grand, un peu rond, les tempes très légèrement grisonnantes et de l’assurance dans chacun de ses gestes. Il portait une barbe qu’il laissait volontairement mal entretenue, de même que son style vestimentaire. J’avais entendu des collègues le taquiner sur ses pantalons en velours ou ses pulls à col, mais jamais il ne s’était départi de son sourire pour répondre que cela n’aurait pas d’influence sur sa façon de se vêtir. Tout son charme reposait dans ses yeux bruns pétillants d’enthousiasme et son sourire empreint de malice. J’étais curieuse d’en savoir un peu plus sur ce qui se cachait derrière cet homme d’apparence si débonnaire.

–Voilà, c’est fini. Tu voulais me parler ?

–Je t’ai vu fatigué. Je me suis demandé si tu allais bien. Ton cours a été difficile ?

–C’est gentil, me répondit-il. Oui, enfin non, le cours a été comme d’habitude. Cette classe de seconde n’est pas facile. Mais j’étais en train de penser à mon fils quand tu es entrée.

–Ton fils ? Je ne savais pas que tu en avais un ! Tu n’en parles jamais ! Tu es marié ? Pardon, ajoutai-je aussitôt, tu n’as peut-être pas envie que je t’interroge.

–Pas de problèmes, c’est moi qui en ai parlé en premier, Laura, répondait-il doucement. Je n’en parle pas, car c’est un sujet un peu sensible pour moi. Oui, j’ai un fils qui a 17 ans. Il est au lycée professionnel George Sand, en électro-technique.

–Comment s’appelle-t-il ?

–Arthur. C’est un peu dur entre lui et moi, en ce moment, depuis que je me suis séparé de sa mère. Il m’en veut et fait un peu n’importe quoi pour me le faire payer. Un adolescent…

–Tu t’es séparé récemment ? interrogeai-je prudemment.

–En février dernier. C’est pour cela que j’ai quitté Tours et que j’ai demandé ma mutation pour Chartres. Je devais m’éloigner de mon ex-femme.

–Ton fils voulait rester à Tours ?

–Non, même pas. Il est venu habiter avec moi à cause du lycée : l’option qui l’intéressait était à Chartres. Je ne sais pas s’il aurait été mieux avec sa mère, ni s’il aurait fait les mêmes bêtises sans le divorce… Peut-être. Mais voilà, il se révolte ici, avec moi. Hier soir, il est rentré très tard, il sentait le tabac et l’alcool, on s’en engueulés.

Nous parlâmes encore quelques minutes avant de se quitter. Depuis ce jour, nous avions développé une certaine complicité. De temps en temps, avec moi, Stéphane se départissait de son rôle de comique et nous discutions plus sérieusement de nos familles, de notre travail et de plein d’autres sujets. J’aimais nos conversations, souvent volées entre deux portes dans notre couloir, toujours bienveillantes et réconfortantes. Je recherchais sa compagnie pour aller manger ou prendre un café en salle des professeurs.

J’entrai dans le laboratoire de Physique-Chimie, où nous entreposions le matériel et où les préparateurs s’affairaient en vue des cours de l’après-midi :

–Avez-vous vu Stéphane, demandai-je à Marie-France, notre laborantine.

–Il est en salle B204, il va finir d’une minute à l’autre. Tiens, quand on parle duloup…

–On en voit la queue ! lança l’intéressé en entrant en trombe dans la pièce. Peut-être serait-il plus politiquement correct de changer cette expression, ajouta-t-il malicieusement.

–Je crois que l’expression officielle est « on en voit le museau ». C’est toi qui as l’esprit mal placé, Stéphane !

–Ah bon ? Alors, pourquoi Madame Beaumont, ici présente, souhaitait-elle me voir ? me demanda-t-il.

–La formation à Orléans, jeudi prochain. J’ai vu que tu y étais convié, également. On covoiture ?

–Impeccable ! On se retrouve vers quelle heure ? On se dit 7 h ? Pour être sûrs d’être à 9 h au campus. Il y a toujours de la circulation, on va prendre large.

–Oui, d’accord. Je demanderai à ma mère de s’occuper des enfants et de les emmener à l’école. Comme d’habitude, si je dois compter sur Vincent…

–Allez, me réprimanda gentiment Stéphane, sois indulgente. Il n’a pas choisi de travailler si loin…

Je ne répondis rien, contrariée par sa remarque. Je me sentais coupable de m’être montrée un peu aigre envers mon mari, mais j’en avais surtout marre de devoir toujours compter sur l’aide de mes parents dans ce genre de situations.

3

Ma mère n’arrêtait pas de tourner autour de la table, servant tour à tour Lilou et Noah :

–Mamie, donne-moi du lait !

–S’il te plait ! ajoutai-je automatiquement

–Allez, Laura, détends-toi, me dit ma mère. Ils sont chez moi, ils peuvent se relâcher un peu !

–Maman ! protestai-je, si on leur permet de ne pas être polis chez toi, ils vont prendre de mauvaises habitudes. La politesse, c’est partout, même avec Mamie, ajoutai-je en direction de mes enfants.

–Tiens, voilà du lait, mon trésor.

Ma mère en versa un grand verre à Noah qui me regarda droit dans les yeux avant de le boire d’un trait, parfaitement conscient qu’il n’avait pas non plus remercié sa grand-mère. Je sentis la colère monter en moi instantanément.

–Si tu as envie de te faire traiter comme un chien…

–Pour jeudi, je viens chez toi ou tu me laisses les enfants en partant ? m’interrompit ma mère, déjà repartie chercher des biscuits.

De guerre lasse, je serrai les dents. Ma mère me rappelait à sa manière que je dépendais d’elle et que, malgré les reproches que j’avais à lui faire concernant l’éducation de mes enfants, je n’avais pas d’autre choix que de les lui laisser. Je fulminais intérieurement. Si je m’emportais, je risquais d’avoir une leçon de morale sur mon ingratitude. Si je cédais, mes enfants, à l’affût de ma réaction, se sentiraient protégés par l’immunité grand-parentale et en profiteraient pour devenir encore plus exigeants. Ce fut pourtant la deuxième option que je choisis, trop fatiguée pour m’opposer frontalement à ma mère :

–On part à 7 h, mon collègue passe me chercher à la maison. Vincent part à 7 h 30. Ça fait un peu tôt pour les lever… Si tu pouvais venir pour 7 h 15, ce seraitbien.

–Pas de problèmes, je suis toujours levée tôt. Alors, mes petits chéris, c’est Mamie qui vous amène à l’école jeudi ?

–Tu viens nous chercher aussi le soir ? demanda Lilou, avec ses grands yeux bleus suppliants. On ira chercher le goûter à la boulangerie ?

–Pas de bonbons comme la dernière fois ! intervins-je précipitamment. Ils en ont déjà trop à l’école.

–Arrête de faire ta rabat-joie, déclara ma mère. Tu peux demander à ton père de rentrer du jardin ? ajouta-t-elle négligemment.

Alors que je quittais la pièce pour aller vers la porte d’entrée, je vis du coin de l’œil ma mère se pencher vers mes enfants et leur chuchoter un secret, à la suite duquel les deux se mirent à hurler :

–Ouaiiiiiiis !

Je sus que je venais de perdre encore une bataille contre ma mère. Je trouvais mon père dans sa serre au beau milieu de son potager. Je le soupçonnais de fuir dans le jardin à chacune de mes visites pour éviter de devoir prendre parti entre sa femme et sa fille. Lorsqu’il me vit, il me fit un joyeux signe de la main :

–Laura, regarde mes semis ! Ils poussent bien, cette année. Je pourrai les mettre en terre bientôt.

–On va encore crouler sous les courgettes ! Heureusement, les enfants adorent… Maman veut que tu rentres.

–Oui, oui, je vais rentrer. Avant, viens voir mon cerisier. Tu te rappelles dans quel état il était l’été dernier ? Ta sœur a trouvé le moyen de repousser les pucerons : regarde le piège qu’elle a installé. Ingénieux,non ?

–Allez, viens voir les enfants.

Je n’aimais pas aborder la question de ma sœur avec mes parents. Olivia était ma sœur cadette et sans doute la plus belle réussite de mes parents. Grande, belle, elle était ingénieur dans les eaux et forêts et menait de front une belle carrière et une vie de famille réussie. Son compagnon, Sébastien, était ingénieur technique dans les remontées mécaniques et le couple vivait dans une belle station de ski des Alpes. Mes parents étaient invités tous les hivers à venir skier gratuitement et tous les étés à venir profiter de l’air pur. Ils ne tarissaient pas d’éloges à leur sujet. J’avais un neveu d’un an, Théo, qui avait toutes les qualités, aux yeux de ses grands-parents. Il marchait à peine qu’il savait déjà tenir sur des skis, il était fort comme un Savoyard, il n’avait peur de rien…

Ma sœur avait aussi la grande qualité de m’adorer, ce que mes parents me rappelaient avec désapprobation lorsque j’exprimais un peu trop fort mon mécontentement face à cette avalanche de compliments.

–Cesse d’être jalouse comme lorsque tu avais huit ans, me reprochait ma mère. Tu es une adulte maintenant. Tu as la chance de nous avoir toute l’année à côté pour t’aider. Olivia, Seb et Théo, on ne les voit pas souvent. On a le droit d’en profiter !

Jalouse, jalouse. Je l’avais si souvent entendu. Sans doute était-ce vrai, mais j’avais tout de même cette impression récurrente que ma vie était nulle comparé à la sienne. Je vivais dans la plus laide région de France, plate à en mourir, je faisais un métier qui, aux yeux de mes parents, n’était choisi par les profs « que pour avoir des vacances », mes enfants avaient marché à deux ans, avaient peur de tout et n’avaient jamais vu la montagne. Ma sœur me conviait tous les hivers et tous les étés à venir aussi profiter gratuitement de l’un des appartements qu’elle louait, mais pour rien au monde j’aurais accepté de dépendre d’elle. Stupide fierté, d’autant plus que j’adorais la randonnée…

–Olivia vient d’appeler ! me héla ma mère en m’apercevant. Tu ne devineras jamais…

–Théo vient d’avoir son permis trotteur ? grommelai-je

–Comment ?

–Non, rien, maman. Comment vont-ils ?

–Très bien. Elle est en mission dans les Alpes-Maritimes pour son travail pendant une semaine. Elle va passer voir les cousins, Pierre et Luc, ce soir. Ils vont dîner ensemble. Elle nous enverra des photos. Seb garde Théo et ça va.

–Je vais rentrer à la maison, maman, dis-je lasse. Les jumeaux sont fatigués et ils ont école demain. Tu viens jeudi matin à la maison, d’accord ? Je serai rentrée vers 18 h, je prendrai la relève.

J’attrapai Noah et Lilou qui jouaient dans le salon avec mes vieux jouets, ignorai leurs protestations lorsque je leur mis manteaux et chaussures, et les pressai vers la porte.

–Merci maman, ajoutai-je lorsque tout le monde fut attaché dans la voiture. À jeudi.

–Tu es pâle, Laura. Heureusement que les vacances arrivent. Vous n’imaginez pas, vous les profs, la chance que vous avez avec toutes ces vacances…

Je démarrai sans répondre. Je me forçai à me concentrer sur la route pendant le trajet, répondant par des monosyllabes aux inlassables questions de mes enfants. Je me sentais mal. Je tentai de faire des efforts envers eux, c’était juste de la curiosité d’enfant. C’est bien, d’être curieux. Pourquoi le feu passe au vert ? Parce qu’il n’est plus rouge. Pourquoi la voiture met son clignotant ? Parce qu’elle tourne. Pourquoi elle tourne ? Parce qu’elle tourne. Je ne sais pas. À la maison, c’est avec des gestes d’automates que j’effectuai la succession des corvées du soir : faire à manger, attraper Noah qui tirait les cheveux de sa sœur, faire semblant de manger, répéter que « c’est hyper bon, la purée de brocolis » en pure perte, ma mère ayant gavé mes enfants de gâteaux à peine deux heures auparavant. Puis laver les dents, faire la toilette, lire les histoires. Au moment du coucher, Lilou me demanda :

–Maman, pourquoi tu es en colère ?

–Ce n’est pas de la colère, ma chérie. Je suis fatiguée.

–Tu es fatiguée contre nous ?

Au lieu de me faire rire, cette remarque acheva de me vriller le cœur. Je la saisis contre moi :

–Je suis un peu en colère contre Mamie, car elle vous donne trop de gâteaux au goûter et après, vous n’avez plus faim au dîner. Mais je ne suis pas en colère contre toi. La fatigue, c’est juste comme ça. On n’est pas fatigué contre quelqu’un. On est fatigué quand on ne dort pas assez.

–Tu vas faire dodo, alors ?

–J’attends papa. Il ne va pas tarder à rentrer. Ensuite, promis, j’irai me reposer.

–Bonne nuit,maman

–Bonne nuit, petite princesse.

Vincent me retrouva en larmes sur le canapé une heure plus tard.

–Moi aussi, je veux aller en mission dans les Alpes-Maritimes et voir mes cousins ce soir, gémis-je quand il rentra. Moi aussi je veux que tu t’occupes des enfants quand je pars vadrouiller ailleurs, je veux avoir une vie, moi !

–Toi, tu as vu tes parents et ils t’ont parlé de ta sœur… Tu veux que je m’occupe des enfants jeudi ? Je peux arriver plus tard au boulot le matin.

–Non, répondis-je, aussi vaincue par sa gentillesse que par son ton fataliste. C’est déjà arrangé, je préfère ne pas avoir à leur téléphoner. Excuse-moi, je suis fatiguée. Je vais au lit.

4

Stéphane mit le moteur en route :

–C’est parti, madame Beaumont ! En route pour de nouvelles aventures !

J’éclatai de rire. Il était 7 h du matin, il faisait encore nuit, je sortais à peine de mon café, mais j’étais bien. Je partais la première de la maison et je n’avais pas à m’occuper des enfants. Pour une fois, j’avais l’impression d’avoir une vie ! Même si cette vie consistait à aller faire une journée de formation sur « le lycéen, futur étudiant, comment gérer l’orientation ? », c’était mieux que mon train-train habituel. La présence de Stéphane à mes côtés ensoleillait encore plus cette journée. Je jubilais à l’idée d’avoir quatre longues heures de conversation avec lui, moi qui me contentais habituellement de quelques minutes volées. Peut-être allait-on devenir réellement amis ? Il sourit à son tour :

–Tu as l’air en forme, ça fait plaisir.