Le paradoxe du verrou - Rémy Hatier - E-Book

Le paradoxe du verrou E-Book

Rémy Hatier

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Beschreibung

Décidée à clore le chapitre d'une relation amoureuse compliquée, Aude, jeune ingénieure en informatique, accepte sur un coup de tête un nouvel emploi et quitte l'ambiance oppressante de son univers citadin pour rejoindre un hameau niché sur le versant adret d'une lointaine vallée alpine. Au gré des rencontres s'écrit alors une vie dans laquelle, malgré les inévitables difficultés, la réalité du quotidien semble vouloir lui ouvrir le champ de tous les possibles...

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Sommaire

AUDE

AUDE ET LUC

Vendredi 10 décembre, 7 h 40

Samedi 11 décembre, matin

Samedi 11 décembre, soirée

Dimanche 12 décembre, matin

Dimanche 12 décembre, fin d’après-midi

LA LÉGENDE DU CHOUCAS

Lundi 13 décembre

Samedi 18 décembre

Dimanche 19 décembre

Lundi 20 décembre

Mardi 21 décembre

Mercredi 22 décembre

MAGALI ET LAURENCE

Jeudi 23 décembre

Vendredi 24 décembre

Samedi 25 décembre

« LES ANNÉES BERGERIE »

L’ENVOL DU CHOUCAS

AUDE

Malgré l’obscurité totale qui régnait dans la chambre, d’un geste vif et précis qui trahissait une longue pratique, elle lança un bras vers la table de nuit et s’empara de son smartphone : l’icône « Stop » tomba naturellement sous son pouce, ce qui étrangla immédiatement l’alarme du réveil qui venait de se déclencher.

Elle laissa planer quelques longues secondes de silence avant de se lever ; dans le lit, loin, très loin de l’autre côté, la respiration était toujours régulière. Elle fixa l’écran en surbrillance qui affichait maintenant un très cruel 5 :32 ; les deux points séparant l’heure et les minutes clignotaient en battant la seconde, comme pour lui dire : « Tu es déjà en retard ».

Elle quitta la pièce, referma la porte avec précaution, sa sortie du lit n’ayant provoqué aucun mouvement sous la couette. Elle rejoignit la salle de bains où toutes ses affaires avaient été préparées la veille au soir, fit une toilette rapide à l’aide de lingettes pour bébé ; il n’était pas question de faire couler l’eau à pareille heure : l’installation sanitaire de l’appartement vétuste manifestait alors son désaccord en produisant de violents coups de bélier à chaque fermeture de robinet… La douche, c’était le soir, avant l’amour… « Mais d’amour, il n’y a plus » pensa-t-elle, presque à haute voix.

Rapidement habillée et très discrètement maquillée, elle passa à la cuisine. Un thermos de café, également préparé la veille, l’y attendait ; pas question non plus d’enclencher le cycle infernal du dernier modèle de cafetière d’un grand fabricant italien : la machine engendrerait alors dans le réduit un bruit comparable à celui d’une rame de RER entrant en station.

Le RER… Elle regarda sa montre : juste à l’heure pour une fois. De l’appartement, elle avait marché dix bonnes minutes dans la nuit et le froid, mais cela la réveillait, la mettait en route pour sa journée comme elle aimait à le dire. « Tu n’as pas peur, seule dans la rue si tôt le matin ? » s’inquiétaient, pour la forme, ceux de ses collègues qui, plus aisés, habitaient des quartiers chics de Paris ou mieux desservis par le métro ou le train.

Elle répondait simplement « Non », n’éprouvant pas le besoin de leur préciser qu’étudiante, elle avait atteint un niveau de compétence plus qu’honorable en karaté, au point d’hésiter entre la poursuite d’une carrière sportive ou celle de ses études d’ingénieur en informatique.

Habillée chaudement, rien dans la silhouette de cette jeune femme de 33 ans ne laissait deviner qu’elle était encore capable de porter des coups invalidants. Un seul devait encore s’en souvenir aujourd’hui, qui l’avait importunée puis carrément touchée un matin, alors que le train tardait à l’approche : le cri qu’il avait poussé en saisissant ses parties génitales brutalement meurtries, tout en s’affaissant lourdement sur le quai, avait comme réveillé les autres voyageurs qui, jusque-là, étaient très occupés à regarder ailleurs… Puis le train s’était mis à quai et tout ce petit monde avait embarqué comme si rien ne s’était passé. Seul gisait dehors un tas informe, gueulant avec une voix maintenant perchée dans les aigus : « Ah la salope ! »

Mais ce matin tout était calme et le train, nommé « Josy », à l’heure. Elle monta dans une voiture quasiment déserte, dans laquelle les rares voyageurs prenaient leurs aises et s’allongeaient pour tenter de finir leur nuit, malgré l’inconfort et la crasse des assises. « Que vivent-ils chez eux, se demandait Aude, pour pouvoir se satisfaire d’une pareille literie ? »

Habituellement, elle rentabilisait l’heure et demie de trajet en lisant des revues d’informatique destinées aux professionnels : les avancées en ce domaine se faisant à bottes de sept lieues, ces lectures lui étaient indispensables et monopolisaient le plus souvent l’intégralité du voyage… Pourtant depuis quelques mois déjà, tout cela restait au fond de son sac et, petit à petit, la lecture avait cédé la place à la méditation.

Depuis pratiquement un an déjà, elle avait compris que sa relation avec Alex s’étiolait lentement, la détérioration de leur entente s’étant faite de façon subtile et inexorable… Elle vivait aujourd’hui ses dernières heures, Aude le sentait, viscéralement… Alors oui, de plus en plus souvent, elle se surprenait à finir sa nuit dans ce train, bousculée plus que bercée par les secousses brutales qu’infligeaient les aiguillages. Elle qui avait toujours été une battante, en venait à se poser mille questions sur l’utilité de sa vie, « Comme la dernière des déprimées… » lui arrivait-il de penser.

Elle relisait alors sans cesse les 33 années de sa vie : comment et pourquoi en était-elle arrivée là, ce matin, à cette heure précise, dans ce wagon crasseux à destination d’un futur qu’elle n’avait plus vraiment envie d’écrire, du moins de cette façon-là ?

« Depuis 33 ans, songeait-elle, qu’ai-je réellement accompli seule, sans que l’on me guide ou qu’imperceptiblement on me tienne la main ? ». Elle scrutait d’abord son enfance et de cette période déjà lointaine n’émergeait qu’une seule figure lumineuse : Albertine.

***

Martiniquaise, Albertine était l’employée de maison des parents d’Aude : femme de ménage, cuisinière, couturière, gouvernante, elle savait tout faire et faisait tout. « C’est elle qui m’a élevée » racontait celle dont les parents, professeur de médecine pour le père et avocate pour la mère, lui déclarèrent un jour qu’elle n’était qu’un dégât collatéral de leur mariage.

Pour son troisième anniversaire, l’enfant reçut en cadeau le jugement de divorce de ceux qu’elle appellerait bientôt : « mes géniteurs ». Mais qu’importe, car finalement, c’est auprès de « Tine » – surnom que, dès son plus jeune âge, elle donna à Albertine – qu’elle avait toujours trouvé la tendresse et la douceur maternelles dont tout enfant a besoin. Et, pour ce troisième anniversaire, tout comme pour ceux qui suivirent pendant encore quinze ans, seule Tine pensa à gâter Aude : elle lui offrit une poupée créole, à laquelle elle confectionna au fil des ans une garde-robe taillée dans des madras tous plus chatoyants les uns que les autres. Une poupée tout en sourire et en lumière qui ne quitta plus l’enfant et reçut en nom de baptême : Albertine.

Aude se souviendrait toujours avec émoi de la figure ronde et joviale de sa nounou qui, la prenant dans ses bras et manquant de l’étouffer entre ses seins volumineux, savait la consoler ou partager avec elle les moments heureux… Qu’elle était bien, comme elle se sentait protégée, nichée contre la chaude poitrine de Tine, une Tine qui savait aussi, lorsque c’était nécessaire et toujours à propos, réprimander l’enfant… Mais elle le faisait avec un regard empli d’une profonde bienveillance… Tine accompagna l’écolière, conseilla la collégienne, fut la confidente de la lycéenne, adulte en devenir.

Aude passait, en théorie, un week-end sur deux chez son père : il habitait un appartement dans le même quartier huppé de Paris. Tine l’accompagnait car son géniteur s’absentait en fait plus souvent qu’à son tour, pour des motifs professionnels ou plus vraisemblablement amoureux. Ces dimanches soir-là, en regagnant l’appartement maternel, Tine et Aude passaient invariablement à la même heure devant l’église du quartier. Elles entraient « pour quelques minutes seulement », disait Tine à chaque fois, comme pour s’excuser ; et Aude ne parla jamais de ces arrêts non prévus. Elle s’asseyait sur un banc et observait Tine agenouillée devant la statue d’une belle femme dont le visage portait un doux sourire et un regard empli de tendresse. C’est ce qu’Aude ressentait, ayant du mal à quitter la statue des yeux, car ensuite, Tine se levait et allait allumer une bougie au pied d’une sculpture en bois qui, elle, effrayait l’enfant : un homme au visage de souffrance était cloué sur une croix… Et comme si cela ne suffisait pas, une grande couronne tressée d’épines martyrisait sa tête.

Tine répondait aux questions qu’Aude lui posait après chaque moment passé dans l’église. Avec l’âge, les interrogations de l’enfant, puis de l’adolescente, se firent plus précises, plus profondes et pertinentes. Tine répondait de son mieux avec son cœur, avec sa foi mais n’imposait jamais sa croyance en tant que Vérité : elle cherchait simplement, avec ses mots, à dessiner une voie qui, un jour peut-être, guiderait Aude. « Cela m’aide sur le chemin de la vie, lui dit-elle un soir, lorsque l’adolescente fut à même d’entendre ces mots. Mais ton chemin, c’est à toi de le tracer dans le beau et le moins beau, le bon et le moins bon, le vrai et le faux que tu devras démêler… Et si un jour tu te perds, alors écoute Tine : entre dans une église, assieds-toi et laisse le silence t’envelopper ; reste le temps qu’il faut… et tu ressortiras apaisée. »

— Tu crois ça Tine ?

— Foi de Tine ! Ou je ne m’appelle plus Albertine ! répondit-elle avec un ton qui, en toutes circonstances, ne pouvait s’empêcher de faire sonner des notes de jovialité et d’espoir.

*

Un matin de janvier, Aude étant en terminale, Tine oublia de la réveiller. Elle se leva en catastrophe, s’habilla à la hâte, s’engouffra dans la cuisine pour tenter d’avaler un semblant de petit-déjeuner. L’appartement semblait à l’arrêt, vide et étrangement froid. Alors Aude se réveilla pour la deuxième fois.

— Tine ? Tine, ça va ? Tu es là ?

Aude toqua à la porte, mais dans la chambre jouxtant la sienne, seul le silence se fit entendre. Avec lenteur, empreinte d’inquiétude, elle entra et vit Tine endormie, le visage rayonnant d’une belle expression apaisée : cette même paix que portait le visage de la Vierge devant laquelle Tine s’agenouillait. Elle serrait, dans ses mains croisées sur sa poitrine désormais immobile, un collier fait de petites boules de nacre au bout duquel pendait une croix argentée ; sur la table de nuit un livre était ouvert, posé à l’envers. Aude le prit et lut la première ligne qui s’offrit à ses yeux : « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ».

C’est lorsqu’il fallut s’occuper des funérailles de Tine qu’Aude reçut le deuxième choc de sa vie : le premier, celui du divorce de ses parents, avait été indolore en apparence, car reçu trop jeune, et Tine pendant ces années s’était employée à passer un baume apaisant sur le cœur de l’enfant.

Mais devant Tine maintenant allongée dans son cercueil, Aude réalisa à quel point elle s’était montrée égoïste envers celle qui n’avait vécu que pour elle, depuis quinze ans.

« J’ignore jusqu’à ton nom de famille, ton âge… où es-tu née Tine ? Qu’as-tu vécu de beau et de moins beau, de bon et de moins bon avant d’être la Tine que j’aimais ? Que j’aimais à ma façon parce que tu me faisais du bien… parce que tu étais Tine tout simplement. À quel moment, pendant toutes ces années, me suis-je, ne serait-ce qu’un peu, intéressée à toi ? »

La réponse à cette question dévasta le cœur d’Aude.

« Je ne t’ai jamais rien demandé sur toi, ta vie, ton enfance, ton adolescence… je ne me suis pas plus intéressée à ton île chérie, à tes parents, tes amis, tes amours… Tes bonheurs et tes drames me sont restés étrangers comme l’ont été tes succès et tes échecs, tes fautes et tes remords… non, je n’ai rien cherché à savoir de tout cela. Tu étais là pour moi et rien que pour moi ; cela me suffisait…

Et toi Tine, pensa Aude soudainement en colère, pourquoi ne m’as-tu jamais rien raconté ? Ou si peu. Très souvent, tu m’as parlé de la vie en général. Était-ce pour m’instruire ou m’inciter à t’interroger sur la tienne ? Si là était ton but, alors pardonne-moi, je n’ai rien compris.

Ou peut-être voulais-tu garder tout cela pour toi ? Peut-être avais-tu honte ? Peut-être avais-tu peur ? Peur que mon regard sur toi ne soit plus le même, peur que nos liens se distendent… Alors tu t’es protégée, oui, c’est ça, tu t’es protégée. » Cette dernière pensée, d’un égoïsme absolu, d’une Tine taisant des secrets inavouables pour se protéger, apaisa la colère qu’Aude, sans en avoir réellement conscience, dirigeait en fait contre elle-même.

Dans la chambre de Tine, on retrouva une lettre bien rédigée et calligraphiée d’une belle écriture ronde : son testament. Elle demandait à être inhumée au François, sur son île, en Martinique. Elle précisait qu’elle avait mis de côté l’argent nécessaire et que le reste devait être donné à l’Institution qui s’était occupée d’elle étant enfant. Aude eut ainsi un début de réponse à ses interrogations… Tine souhaitait de plus que « l’on n’oublie pas de mettre son chapelet avec elle. » et sa dernière volonté était qu’Aude garde avec elle son livre de chevet : Le Nouveau Testament.

Aude prit ce livre dont la couverture en cuir portait la patine d’une vie de prières. Sur la page de garde, Tine avait écrit avec la même belle écriture ronde : « Pour Aude qui m’a consolée ».

Ainsi s’achevèrent, en ce glacial mois de janvier 2005, ce qu’Aude appelait aujourd’hui : « Mes années Albertine ».

Le RER entra dans une gare où l’attendait son nouveau lot de zombies prêts à embarquer. Aude regarda sa montre et se fit la douloureuse réflexion qu’à peine dix minutes lui avaient suffi pour passer en revue ces dix-sept premières années de sa vie… La suite, c’est-à-dire « Les années Julien » puis « Les années Papillon », allait être expédiée en un temps record. Resteraient alors « Les années Alex » qui, elle le sentait chaque matin de façon toujours plus tangible, étaient sur le point de prendre fin.

***

Pendant les six mois qui suivirent le décès de Tine, Aude découvrit la cohabitation avec sa génitrice ; le terme cohabitation étant tout à fait impropre, tant la mère et la fille mettaient d’énergie à s’éviter, ne communiquant que rarement, s’échangeant au mieux des SMS d’une sécheresse absolue : « Serai absente ce week-end » ou encore « Pas là ce soir » était l’archétype des messages qu’Aude recevait en général vers 20 heures. Le décès de Tine avait laissé un abime dans la vie affective d’Aude et ce malgré l’arrivée de Julien.

Depuis le début de sa scolarité, Aude s’était révélée élève brillante : elle écoutait, comprenait et posait ensuite des questions qui obligeaient parfois ses professeurs à remettre la réponse au cours suivant. Pour elle, le verbe « travailler » ne présentait pas le même relief escarpé que pour la plupart de ses congénères, condamnés à bachoter annales et autres exercices corrigés pour espérer obtenir une moyenne famélique. Loin d’être un atout, cette facilité avait creusé le vide autour de la jeune fille, vide que comblait Tine par sa présence et son affection. Aude n’avait pas vraiment d’amis, pas plus d’amies et lorsqu’arriva l’âge des premiers flirts, son cœur resta solitaire.

Tine, sur le ton de la confidence, lui avait alors expliqué : « Tu es belle, ma chérie… et ces idiots de garçons ont peur de toi parce qu’en plus, tu es bien plus intelligente qu’eux. Et crois-moi, même si tu peux faire leurs devoirs de maths à leur place, ce n’est pas ça qui les intéresse en premier ! »

Puis était arrivé Julien, après les vacances de printemps ; ils étaient en première. Comme Aude, c’était un élève doué et de plus, sportif. Mais à la différence de cette dernière, il évoluait dans un cadre familial qui l’accompagnait et le valorisait, là où elle ne pouvait compter que sur les seuls encouragements de Tine.

Julien n’eut pas peur d’Aude, bien au contraire. Il fut immédiatement attiré par cette jeune fille différente des autres, qui portait sur elle comme un parfum de mystère… Et sous le regard d’une Tine qui ignora la jalousie et au contraire s’émerveilla de la voir enfin s’envoler, Aude saisit la main que Julien lui tendit.

Que restait-il aujourd’hui de ces « années Julien » ? Quelle empreinte avaient-elles laissée ? Le sport, tout d’abord. Pour plaire à Julien, mais aussi pour se sortir de l’étau de l’appartement maternel, Aude avait accepté la proposition de Julien de rejoindre le club de Karaté dans lequel il s’entrainait : « On passera plus de temps ensemble, et pour une femme, ça peut toujours servir, malheureusement » avait-il dit de façon prémonitoire.

Aude avait progressé à une vitesse fulgurante, brûlant les étapes. Avec Julien tout semblait facile, ce qui contrastait avec l’ambiance délétère que la jeune fille retrouvait le soir « chez elle ». Elle accueillit donc comme un cadeau ce que sa génitrice pensait être une punition : à la rentrée prochaine, quand Aude rejoindrait une classe préparatoire d’un prestigieux lycée parisien, elle y aurait le statut d’interne. Pour la première fois de sa vie, elle eut envie de sauter au cou de sa mère et de la gratifier d’un « Merci Maman »… Mais elle choisit de s’abstenir.

Avec Julien à ses côtés, tout resta évident : étudiants dans la même prépa, c’est naturellement que le week-end, le cocon familial de ce dernier fut ouvert à Aude ; ils ne se quittaient plus. Le premier trimestre la vit accéder à la majorité et quitter l’internat ; les deux jeunes adultes menèrent alors une vie de couple, n’ayant comme seuls soucis que la nécessité de réussir leurs études… et de bien s’aimer.

Leurs moments intimes représentaient aujourd’hui pour Aude les seuls reliefs qui effleuraient au fil de l’eau, quand elle repensait à ces deux années de « prépa » et aux trois années d’école d’ingénieur qui suivirent. On croyait s’aimer, se dit Aude en repassant cette période au tamis de sa mémoire… Mais en fait, Julien et moi étions complémentaires et concurrents à la fois… Toujours dans la quête de meilleures performances l’un vis-à-vis de l’autre : les meilleurs résultats, les meilleurs « perfs » et même dans les ébats, la recherche d’une perfection quasi clinique du plaisir… D’un plaisir où la tendresse faisait cruellement défaut. Avec Julien tout était facile, évident… Mais tout était programmé, calculé, anticipé et Aude se sentit enfermée.

Lorsque leur diplôme en poche, ils décrochèrent leur premier emploi, elle à Paris, lui à Montpellier sa ville natale, ils se quittèrent sans fracas, le plus naturellement du monde, se faisant alors mille promesses que jamais ils ne tinrent.

***

Diplômée à 23 ans d’une grande école d’ingénieur, Aude ne prit la mesure de son extrême solitude qu’à l’issue de la première année passée dans les services informatiques d’une banque d’affaires de renom international.

Un matin, elle trouva dans sa boite mail professionnelle un message de la DRH, l’invitant à définir de toute urgence ses congés pour les mois à venir. Prendre des vacances ? Mais pour aller où ? Et pour quoi faire ?

Elle avait déjà résolu le problème des week-ends, en acceptant très régulièrement les astreintes du service informatique ; la banque traitait en Europe et dans le monde des volumes d’affaires qui ne pouvaient souffrir d’aucun retard ni dysfonctionnement : jours fériés et ponts de toutes sortes n’existaient pas vraiment.

Aude se défit de ses droits à congés en les distribuant, via une bourse mise en place par le Comité d’Entreprise, à des collègues en difficulté dans les différentes succursales du groupe : le plus souvent, des accompagnants de conjoints malades ou parents d’enfants handicapés. Mais cela n’était pas possible tous les ans… Elle dut donc se préparer à affronter la vie, le beau et le moins beau, le bon et le moins bon, comme Tine le lui avait dit.

Son enfance avait été encadrée, protégée par une Tine aimante et soucieuse de la préserver des vilénies du monde ; et elle sortait, avec Julien, de six années d’une aventure où tout était organisé, planifié, mesuré, optimisé… aseptisé.

Alors Aude choisit de laisser faire la vie : elle décida de ne plus rien décider… Elle dirait oui à tout ce qui se présenterait de nouveau, d’attrayant, de tentant, de mystérieux, voire même d’interdit ! Après tout, vivre, c’était peut-être ça ?

Ce furent ses « Années Papillon », qu’elle ne pouvait décrire avec certitude tant elle avait virevolté, tant le nuage de fumées des boites dans lesquelles elle dissolvait ses nuits était épais.

S’en suivirent sept années durant lesquelles elle accumula les amants, hommes mariés ou non, presque toujours des collègues de travail ou des rencontres d’un soir. Dans le sillage de cette vie, il y eut bien sûr des scandales liés aux couples qu’elle disloquait sans le moindre remord, se disant que chacun et chacune étaient libres de mener sa vie comme ils le souhaitaient. Elle dut changer plusieurs fois d’employeur, déménager pour ne pas subir les vengeances d’épouses bafouées ou d’amants trop rapidement éconduits… Et à chaque fois, l’histoire se répétait : boites de nuit, week-ends adultères avec des collègues, divorces provoqués…

Mais rien de tout cela n’affectait Aude qui, se croyant libre comme le papillon, prenait la vie en butinant et en s’étourdissant du nectar de l’instant présent… s’étourdissant jusqu’à en perdre l’équilibre… jusqu’à se perdre tout simplement dans une vie où un amant venait de rajouter l’alcool et quelques substances illicites.

Ce sont des yeux félins et une main tendue qui la sauvèrent, la rattrapèrent au bord du précipice, un soir, une nouvelle fois en boite de nuit, lorsque par hasard, son regard croisa celui d’Alex.

***

« Terminus… terminus… Tous les voyageurs descendent de voiture. »

Dans un ballet feutré et parfaitement synchrone, les portes des wagons de la rame s’ouvrirent et déversèrent sur le quai un flot de robots se dirigeant mécaniquement vers leurs postes de travail.

Aude se leva, l’esprit encore embrumé par l’introspection qu’elle menait pratiquement chaque matin… Et chaque soir durant le trajet retour et ce, depuis plusieurs semaines.

A quelles questions cherchait-elle à répondre ? Peut-être quelque chose comme : que fais-tu là aujourd’hui ? Et pourquoi ? Et y avait-t-il seulement un début de réponse possible à ces interrogations ?

« Va travailler, ça te nettoiera la cervelle », pensa-t-elle à haute voix, alors que le conducteur du train faisait l’ultime annonce avant la fermeture de la rame et son départ vers le dépôt. Elle sortait machinalement du wagon quand, par un bip qui retentit dans le couloir maintenant désert, son smartphone lui indiqua la réception d’une notification d’offre d’emploi : elle s’était inscrite sur un réseau social pour professionnels et y avait publié « son profil » ; trouver un nouveau poste dans une région la plus éloignée possible serait le tremplin lui permettant de s’extraire de la morosité qui l’engourdissait et l’étouffait, lentement mais sûrement.

Une start-up en communication recherchait un/une tech-nicien(ne) en maintenance informatique ; c’était visiblement urgent et l’annonce précisait que les conditions étaient motivantes. « Je suis de toute façon beaucoup trop qualifiée pour ce poste. » se dit Aude… Mais ce nouvel emploi, dans un lieu et un environnement différents, lui offrirait certainement la bouffée d’oxygène que son être réclamait à cors et à cris.

Elle sortit de la gare, emportée par le courant qui allait vers les tours de verre puis se scindait en multiples ramifications, comme pour irriguer le cerveau de la bête qui gérait ici les affaires du monde… Aude entra dans le hall de l’immeuble de bureaux qui hébergeait son entreprise, salua les deux jeunes hôtesses à l’ accueil en présentant son badge devant un lecteur pour franchir le sas de sécurité lui ouvrant l’accès à quatre colonnes d’ascenseurs… Et alors qu’elle allait appuyer sur le bouton d’appel, fit brutalement demi-tour et ressortit.

L’expresso ne fumait plus, il était froid depuis longtemps… Attablée depuis bientôt une heure dans le café qui servait régulièrement de repaire à son équipe, Aude restait pétrifiée, les yeux rivés sur l’annonce, le téléphone en main.

A plusieurs reprises elle avait composé le numéro, puis stoppé son appel au moment d’appuyer sur la touche « Envoi » de son smartphone.

« Là, tu y es ma grande… Au premier vrai carrefour de ta vie… Jusqu’à présent, tu n’as pas eu vraiment le choix, tout t’a été imposé, même les années « Papillon » que tu penses avoir choisies : elles n’ont été que la conséquence de ton vécu d’enfant et des années « Julien »… La main d’Alex que tu as saisie… imposée elle aussi : c’était ça ou la fin à brève échéance… Mais là, maintenant, c’est toi et toi seule qui décides ; tu appelles cette entreprise et tu prends librement un nouveau départ ou alors tu retournes dans ton bureau, dans ta tour de verre, pourtant si opaque… Ensuite ce soir, tu rejoins Alex, ou du moins son appartement, en espérant avoir encore une place dans le canapé pour dormir. »

Elle repensa à cet après-midi de la semaine passée, lors-qu’écoutant son intuition, elle était rentrée bien plus tôt que prévu. Ce n’est pas vraiment le spectacle que lui offrit Alex, en plein ébat amoureux avec une trop jeune fille, qui la secoua le plus ; ça, elle s’y attendait un peu, depuis quelques temps… Mais elle ne pouvait oublier le visage se retournant vers elle, lui demandant de dégager, alors qu’elle entrait dans ce qui était encore « leur » chambre… Depuis, elle habitait toujours là, partageait ou plus exactement utilisait encore le même lit, comme pour essayer de se battre… Mais elle savait bien que c’était peine perdue et qu’Alex ne voulait plus d’elle… Il était grand temps de se libérer de cette relation bien trop particulière, qu’elle ne savait plus gérer.

Elle avait su pourtant, dès les premiers jours, que saisir la main d’Alex et la garder ne serait pas chose aisée… Elle se doutait, avant de se lancer dans l’écriture de cette nouvelle page de son existence, qu’avec Alex rien ne serait jamais facile… Mais elle était fatiguée de papillonner et avait ressenti le vertige de la chute imminente auprès d’amants toujours plus nombreux et de moins en moins scrupuleux… De plus, vivre avec Alex portait une dimension de mystère, comme une sensation de poser le pied sur une terre encore vierge, à découvrir… Jusqu’à l’envie ultime de transgression qui finalement, acheva de la pousser dans ses bras.

S’installer avec Alex… Elle était la première, car jusqu’à présent, la vie d’Alex semblait être un « copier-coller » de la sienne. Vivre avec Alex, « réapprendre à vivre avec » plus exactement, habiter, partager… Après les années « Papillon » qui avaient vu Aude ne se fixer aucune limite, aucune contrainte d’aucune sorte, il fallut se remettre sur des rails. Mais les rails qu’installait Alex n’allaient pas toujours dans la direction souhaitée par la jeune femme.

Pourquoi cela n’avait-il pas fonctionné ? « Se tromper, ce n’est pas si grave ! » lui disait Tine lorsqu’elle aidait l’enfant à faire ses devoirs. « Ce qui est grave, c’est de ne pas chercher à comprendre pourquoi. » Aude avait rapidement compris : elle s’était lancée avec Alex dans une expérience complètement nouvelle qu’elle ambitionnait de faire vivre, qu’elle voulait inscrire dans la durée. Elle voulait que leur couple soit un phare en mer, construit sur des écueils certes, mais y étant justement solidement ancré, résistant aux tempêtes et balisant les rochers… Comme pour éclairer le monde en disant : « Voyez, c’est possible ! ».

Alors, pour cela, elle avait accepté bien des choses, elle qui après ses années agitées cherchait à rejoindre des rivages plus calmes. Ce n’était pas le projet d’Alex… Pour Alex, Aude n’était pas une expérience nouvelle. Elle était juste une nouvelle expérience, une expérience de plus, avec une jeune femme peut-être un peu plus belle que les précédentes, mais en tout cas plus intelligente, au vécu plus riche, une femme avec laquelle on pouvait envisager de faire un bout de chemin… Mais un bout seulement. Alex ayant eu également ses années « Papillon » – l’expression trouvée par Aude lui plut beaucoup – la recherche d’un quotidien apaisé, du moins pendant un temps, lui était nécessaire… Faire une pause en quelque sorte… Tout en gardant sous la main de quoi ne pas s’ennuyer.

« On a menti… Ou plus exactement, on ne s’est pas tout dit. Non, en fait, on ne s’est rien dit du tout. » repensait Aude. « On a fait comme si… Moi, je voulais bâtir un phare, Alex voulait juste construire un abri, le temps de passer l’hiver… Voilà pourquoi nous avons échoué. Lentement, tout s’est déréglé car nous n’avions pas les mêmes attentes. »

C’est lorsqu’ Alex décida de passer du service de jour au service de nuit à l’hôpital qu’Aude comprit que le compte à rebours de leur rupture était enclenché. Elle ne faisait plus que croiser Alex, qui en rajoutait en assurant de plus en plus souvent les week-ends…« Me faire le coup du week-end, à moi ! » s’insurgeait Aude, tout en acceptant sa part de responsabilité dans le naufrage en cours.

Elle essaya de se battre, d’y croire encore… Cédant aux caprices d’Alex qui, partout et aux yeux de tous, affichait ostensiblement la différence de leur couple comme on exhibe un trophée, là où Aude aurait aimé trouver sagesse et discrétion. Mais rien n’y fit et après trois années de vie commune, pour Alex, l’hiver était bel et bien terminé. Le printemps s’annonçait et avec lui, l’envie d’aller butiner avec avidité toutes les nouvelles fleurs du jardin.

***

Les kilomètres défilaient péniblement. Au volant de sa Clio à peine moins âgée qu’elle, Aude pestait contre ces poids-lourds qui, en projetant d’impressionnantes gerbes d’eau, la dépassaient en faisant hurler leurs klaxons. Les essuie-glaces maladifs n’arrivaient pas à lui fournir une visibilité suffisante ; ce qui, finalement, n’était pas si grave puisque de son coté, le moteur anémié refusait d’emmener le véhicule au-delà de 110 km/h.

« Je croyais qu’ils étaient limités à 100 km/h ? » lâcha Aude à haute voix dans son habitacle bruyant.

Elle avait enfin composé le numéro de téléphone, commençant par 04, le Sud-Est de la France, puis envoyé l’appel.

« Après tout, je ne risque rien, stratégie d’engagement minimum… si c’est nul, je… je quoi ?… je rien… allez, appelle ! ».

On lui avait passé un certain Jean-Louis, patron de cette boite de communication ; d’une voix sonnant le stress, il lui fit un très rapide topo : toute l’informatique était maintenant plantée, on était jeudi 9 décembre et ils avaient une présentation devant un gros client potentiel le lundi 13…

Aude l’écoutait attentivement, jaugeant la situation.

« Au ton de sa voix, je peux lui demander n’importe quoi en salaire et avantages, il sera d’accord ! » se surprit-elle à penser… Mais cette façon de fonctionner n’était pas dans sa nature.

— Vous êtes situés où exactement ?

— Eh bien, c’est peut-être là le plus gros problème… C’est un endroit magnifique, un lieu très propice à la créativité.

— C’est où s’il vous plaît ? Le coupa une Aude, peu férue de géographie, souhaitant prendre rapidement sa décision ; de peur peut-être, de changer d’avis et de raccrocher au nez de son interlocuteur.

— Vallée du Gal…

— Mais encore ?

— Depuis Paris, direction Lyon, Grenoble puis A51 direction Gap, par le col de Lus, la route est meilleure.

— Attendez deux secondes, je me connecte… voilà, poursuivez.

— Gap donc. A l’entrée de la ville, vous suivez la D 910 direction Saint Antoine à 70 kilomètres. Après St Antoine, direction Le Villard, toujours sur la D 910. C’est à 15 kilomètres environ. Juste avant d’entrer dans le village, il y a une route qui part à gauche sur le versant adret, celui exposé Sud,

— Oui, je sais ça, merci.

— Pardon, donc le versant Nord exposé Sud, direction le Hameau de Saint-Pierre. Vous faites environ 6 kilomètres sur cette petite route et vous arrivez à « La Charrette » : c’est la troisième ferme du hameau… De toute façon, la route ne va pas plus loin et l’entreprise est référencée sur tous les systèmes de navigation.

— Vous auriez pu commencer par là… Ok, je vois tout ça sur mon GPS. Demain 8 heures ?

— Comment ça ?

— Comment ça quoi ? Vous n’êtes plus pressé ?

— Euh… oui, si en fait.

— Donc on est d’accord pour demain 8 heures. Pour les conditions, on verra quand j’aurai remis votre capharnaüm d’aplomb… Et si je décide de rester… Sinon, ça sera à la vacation et on négociera ça après votre contrat, si vous le remportez.

Le silence régnant toujours à l’autre bout de la ligne, Aude termina :

— Bon, je comprends que c’est d’accord. Au fait, je m’appelle Aude Martin et vous avez mon numéro. A demain.

— Eh ! Attendez, soyez prudente… On prévoit de très importantes chutes de neige ici, la nuit prochaine… Si vous n’êtes pas équipée…

Mais déjà le buzzer caractéristique d’une ligne raccrochée sonnait aux oreilles de Jean-Louis qui restait stupéfait, le téléphone en main, se demandant quel nouveau cataclysme allait s’abattre sur son entreprise le lendemain à 8 heures.

*

Aude mena le reste des formalités sur le même rythme. La visite à l’improviste dans le bureau de sa DRH lui permit de jauger sa détermination nouvelle à fuir l’oppressante vacuité de son quotidien actuel.

— Pas de préavis, pas de prime de départ… On est OK là-dessus ?

— Oui, je sais… Et pas de prud’hommes non plus, sinon vous me grillez auprès de toutes les entreprises susceptibles de m’embaucher dans un rayon d’une année-lumière… Je connais vos méthodes.

— Parfait, alors tout est réglé ; juste pour l’aspect réglementaire, je vois qu’il vous reste des congés qui, de toute façon, ne vous seront pas payés. Donc on va dire que vous êtes en vacances jusqu’au 6 février, voilà. Ensuite, on vous enverra toute la paperasse en ligne et on procèdera par signature électronique. Au fait, une dernière chose : qui peut vous remplacer dans votre équipe ?

Aude choisit de ne pas laisser sa DRH s’en tirer à si bon compte… Pour une fois.

— C’est un renseignement qui vaut bien une prime, vous ne croyez pas ? Parce que, si je ne vous donne pas le bon nom… Catastrophes majeures en perspective… et pfft ! Envolée la DRH !

Ladite DRH laissa planer quelques secondes de silence, certainement pendant lesquelles elle essayait de chiffrer le montant global d’une éventuelle catastrophe informatique dans l’entreprise, mais aussi de se souvenir où se trouvait l’agence « Pôle Emploi » la plus proche de son domicile.

— 5000 ?

— Allez, ne soyez pas mesquine… Au vu du volume d’argent brassé ici, on va dire 10000 et vous avez le bon nom.

— OK.

— Un petit coup de téléphone à la comptabilité s’il vous plait ?

La DRH s’exécuta.

— Marc est la seule personne apte à me remplacer : il est né avec un ordinateur à la place du cerveau. Il est en fait bien meilleur que moi, vous ne le saviez pas ? Non ? C’est de l’histoire ancienne maintenant… Par contre, il va falloir faire avaler la pilule à quelques jeunes loups qui se voyaient déjà aux commandes du service.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que Marc n’est ni centralien, ni polytechnicien. C’est un pur autodidacte… zéro diplôme… peut-être le bac ? Et encore… Enfin, c’est votre prédécesseur qui l’a embauché… Donc il va falloir faire votre boulot de « Chef du Personnel » comme on disait avant je crois ?

*

Le passage par l’appartement fut plus éprouvant qu’Aude ne l’avait supposé. Elle entra, s’attendant à trouver une nouvelle fois Alex en plein ébat amoureux… Mais tout était silencieux.

— Dehors… en chasse… mais c’est tant mieux, ça sera plus simple, conclut-elle.

Elle saisit son sac de voyage, y jeta l’essentiel pour tenir trois jours. Puis du sommet d’une armoire descendit sa valise, dans laquelle elle empila à la hâte le reste de ses vêtements. Enfin, elle fit le tour de l’appartement et se rappela que, trois ans auparavant, elle s’était débarrassée d’absolument tout pour venir rejoindre Alex… Tout, à l’exception de la poupée Albertine et du « Nouveau Testament » légué par Tine.

« Quand dans moins de cinq minutes, j’aurai franchi la porte, il ne restera plus aucune trace de mes trois années passées ici… Sauf peut-être un parfum de peau sur l’oreiller… et ce, jusqu’à la prochaine lessive seulement… »

Comme à l’accoutumée, ce genre de pensées lui provoqua un début d’étourdissement puis la renforça dans sa conviction de larguer les amarres.

Elle prit tout de même le temps de rédiger un message écrit, sur papier. À mots choisis, délaissant toute amertume et toute aigreur, elle y expliquait les raisons de son départ. La dernière phrase était volontairement laconique, car elle ne voulait surtout pas sombrer dans le genre mélancolique.

« Je referme tout en partant. Les clés sont dans la boite à lettres. »

Et avec ce : « Je referme tout en partant », elle espérait qu’Alex prendrait l’exacte mesure de sa détermination à l’effacer à jamais de sa vie.

Il était 16 heures, ce jeudi 9 décembre, quand Aude s’engagea sur l’A 86, l’autoroute la plus embouteillée de France, pensant être à destination de « La Charrette, Hameau de Saint-Pierre, Le Villard, Vallée du Gal ».

***

AUDE ET LUC

Vendredi 10 décembre, 7 h 40.

Le rideau de neige se fit de plus en plus opaque. Encore noire il y a quelques kilomètres à peine, alors qu’Aude circulait sur la départementale serpentant en fond de vallée, la route blanchit soudainement, pour se volatiliser sous les yeux épuisés de la jeune femme. Ereintée par cette nuit au volant et malgré un arrêt de deux heures sur une aire d’autoroute au nord de Lyon, elle peinait à garder une concentration suffisante et roulait vitre conducteur à moitié descendue : les flocons entraient certes dans l’habitacle, mais l’air vif la gardait éveillée.

Elle ragea… Le GPS de son téléphone lui indiquait qu’elle se trouvait à exactement 4 kilomètres de son but et qu’elle l’atteindrait dans huit minutes ; trente kilomètres à l’heure de moyenne sur cette route étroite, sous la neige et avec ces virages serrés : manifestement, l’application qui faisait les calculs ne recevait pas les informations météorologiques en temps réel !

« A corriger, sinon, ça ne sert à rien… c’est même dangereux. » dit-elle à haute voix, comme pour se donner une ultime impulsion et ainsi rester concentrée sur la conduite.

Soudainement la pente se fit plus raide, ce que lui confirma un panneau triangulaire voué à disparaitre d’ici peu de temps sous un amas de neige, mais qui pour l’instant la narguait avec son pictogramme de pente prononcée et son indication : 7 %.

Elle négocia un lacet à gauche – 3,8 kilomètres restants – et sentit qu’elle devait appuyer de plus en plus sur l’accélérateur pour continuer à avancer. Les roues avant se mirent à patiner… La voiture ralentit et Aude emballa le moteur ; les roues tournèrent de plus en plus vite, sans autre effet que de remplir de neige les derniers sillons encore efficaces des pneus déjà beaucoup trop usés.

Elle eut alors le réflexe salvateur – elle l’apprit plus tard – de tout lâcher, volant, accélérateur et surtout de ne pas freiner, ce qui aurait eu pour effet d’augmenter encore plus l’inertie de la pitoyable enveloppe métallique qui lui servait de moyen de locomotion… Mais en marche arrière maintenant, en glissade et pour autant qu’elle put en juger avant de fermer les yeux et de se blottir sur son siège, à une vitesse qui augmentait rapidement.

Le choc à l’arrière-droit fut brutal, bien qu’amorti par la couche de neige qui comblait déjà en grande partie le fossé longeant la route. Puis la voiture bascula d’une vingtaine de degrés sur le flanc droit, glissa encore quelques mètres et s’arrêta net, stoppée par un bloc de pierre : le pare-choc craqua, le hayon se plia et toutes les vitres arrière explosèrent… En quelques secondes, Aude se retrouva plongée au cœur de la tourmente.

Ses réflexes de sportive, sonnée mais non vaincue, lui permirent de mobiliser l’énergie nécessaire pour s’extraire. La porte conducteur qui regardait le ciel, n’opposa pas de résistance, hormis l’inertie renforcée par le gite du véhicule. Livrée aux éléments qui semblaient ne pas faire cas d’elle, Aude serait bientôt réduite au même état que le panneau qui, 50 mètres plus haut, ne la narguait plus : il avait disparu…

Elle abandonna son sac de voyage, Albertine et sa valise dans la voiture qui, elle aussi, allait être gommée du paysage en quelques minutes.

« De toute façon, il ne doit pas y avoir beaucoup de voleurs ici aujourd’hui ! » pensa-t-elle avant de réaliser l’incongruité de cette remarque de pure citadine.

Du dernier geste vif que lui permirent encore ses doigts, elle agrandit l’échelle de la carte sur l’écran de son téléphone : le hameau de Saint-Pierre n’était plus qu’à 200 mètres, débutant dans le prochain lacet à droite, duquel partait un chemin semblant mener à la première habitation du lieu.

« Même si c’est abandonné, je pourrai au moins m’abriter et tenter quelques appels avant de mourir de froid ». Avec la fatigue, son moral commençait sérieusement à baisser et le « Bip » de son téléphone, lui annonçant la décharge imminente de la batterie, résonna douloureusement à ses oreilles. Garder son téléphone à la main, au risque de le perdre dans la neige, était stupide… Elle le glissa précautionneusement dans une poche, pour que la chaleur préserve le restant d’énergie disponible : « Dernier éclair de lucidité avant la fin ! » se dit Aude.

Il lui restait à marcher droit devant… Marcher était un bien grand mot, tant ses chaussures de sport étaient trempées. Elle mit presque dix minutes pour rejoindre le chemin quasi invisible qui quittait la route. Elle avançait tête baissée pour se protéger au mieux de la neige qui tombait de plus en plus lourdement, ne levant les yeux que par intermittence pour s’assurer qu’elle gardait toujours le bon cap… Elle faillit tomber cent fois, mais là encore, ses muscles pourtant fatigués, bientôt tétanisés par le froid et l’humidité, retrouvèrent leur mémoire des années sportives.

*

Enfin elle arriva ; à quelques mètres devant elle se dressait une lourde bâtisse qui elle aussi semblait épuisée, s’appuyant un peu maladroitement sur le versant de montagne derrière elle.

Sur l’imposante porte cochère, Aude lut l’inscription : « Laurence et Luc vous souhaitent la bienvenue à La Bergerie ». Sous ce panneau de bois magnifiquement gravé, un autre panonceau, métallique celui-là, précisait : « Gîte de France ».

A gauche de cette porte, des volets étaient restés ouverts.

« C’est peut-être habité ? » pensa Aude, ce que lui confirma immédiatement une lumière qui, jaillissant de la pièce, lui insuffla un ultime espoir. Quelques secondes plus tard, alors qu’à bout de forces, elle s’apprêtait à frapper, un battant de la lourde porte s’ouvrit et une voix l’invita à entrer.

Elle eut le temps d’apercevoir son sauveur, plutôt grand, cheveux grisonnants, et de lui adresser un « merci » dans un restant de souffle. L’homme l’accueillit dans le tambour, c’està-dire la pièce formant un véritable sas, pour que l’on se « défasse » avant de « finir d’entrer » à proprement parler… Mais, en vérité, l’utilité réelle du tambour était de faire tampon avec les rigueurs de l’hiver. Le tambour n’était pas directement chauffé, profitant simplement du rayonnement et de la chaleur des autres pièces. Malgré cela, le choc thermique fut trop important pour Aude dont l’organisme décompensa brutalement, avant même qu’elle n’ait eu la possibilité d’enlever veste et chaussures.

*

« Mademoiselle… mademoiselle… respirez ça, allez, réveillez-vous s’il vous plait ! De toute façon, le docteur ne pourra pas se déplacer facilement jusqu’ici aujourd’hui… respirez… revenez s’il vous plait, revenez ! »

Elle ouvrit les yeux, reconnectée à la réalité par le parfum puissant et sucré d’une liqueur. Elle était installée sur un fauteuil en cuir, devant une cheminée dont les flammes n’avaient certainement rien à envier à celles de l’Enfer. Un large plaid moelleux la recouvrait. Accroupi à ses côtés, un homme lui passait un flacon odorant juste sous les narines.

« Enfin ! dit-il. Elle reconnut la voix qui l’avait invitée à entrer. Vous m’avez fait un peu peur… j’avoue que, la mort dans l’âme, dans quelques secondes, j’allais être obligé d’employer la manière forte. »

Devant l’air incrédule d’Aude, il rajouta :

« Des gifles… la vie a déjà dû vous en donner, non ? »

Elle le regarda, médusée, encore un peu perdue et secoua doucement la tête comme pour dire : « Oh ! Oui ».

Une gifle, elle en reçut une, dans l’instant : son téléphone émit la sonnerie caractéristique de réception d’un SMS ; voyant son désarroi face à l’absence de cet instrument apparemment vital pour elle, son sauveur retourna dans le tambour et revint avec sa veste, qu’il lui tendit.

De la poche mouillée, elle extirpa son téléphone en remerciant son hôte. L’écran lui signalait un message d’Alex… Elle ouvrit et lut :

« Efface mon numéro comme j’effacerai le tien. Contente qu’enfin tu aies trouvé le courage de partir. »

Avec la sécheresse dont, depuis un an, elle faisait montre à l’égard d’Aude, Alexandra, la femme avec laquelle elle avait vécu pendant ces trois dernières années, scellait définitivement « Les années Alex ».

***

Elle lâcha son portable et resta prostrée ; c’était pourtant ce à quoi elle s’attendait. Elle avait fait un choix, celui de partir et voilà maintenant que ce message la mettait dans un profond malaise.

« Je ne suis plus en état d’analyser quoi que ce soit, je suis vraiment trop fatiguée et pourtant ma journée ne fait que commencer » se dit Aude, réalisant le pourquoi de sa présence en ces lieux…

« Ça va ? » lui demanda l’homme, qui attendait debout à ses côtés.

— Euh… oui… en fait, non… mais peu importe.

— Sans vouloir être indiscret, vous pouvez m’en dire un peu plus ? Si je veux vous apporter une aide quelconque, il faudrait que…

— Je crois que vous avez déjà bien commencé, non ? le coupa sèchement Aude, manifestement vexée de se trouver dans cet état de faiblesse et de dépendance dont elle faisait pour la première fois l’expérience.

— Que vous est-il arrivé ?

— J’ai rendez-vous pour un job dans une boite de com’… « La Charrette »… Ils doivent m’attendre d’ailleurs, quelle heure est-il, s’il vous plait ? Je suis comme ça depuis longtemps ?

L’état d’énervement de la jeune femme étant palpable, il jugea utile d’adopter un ton serein et un débit de parole lent et délié pour lui répondre.

— Il n’est que 8 heures et quart. Votre rendez-vous est fixé à quelle heure ?

— 8 heures… Enfin ça sera quand j’arriverai maintenant ! Ils veulent recruter un responsable en ingénierie informatique ; en fait, ils sont en panique complète. Toute leur informatique est plantée apparemment et ils travaillent même depuis 48 heures à l’ancienne, faisant des croquis et des ébauches sur planche à dessins. Ils ont un client majeur qui vient ce lundi pour la présentation d’un projet ; autant dire que si je ne restaure pas leur outil, ils sont fichus ! Et si je débloque tout ça, ça fera office d’entretien d’embauche et de période d’essai à la fois.

De toute façon, poursuivit Aude, si j’ai bien suivi, ils n’avaient jusqu’à présent personne pour gérer et entretenir tout le matériel numérique dans les règles : on voit le résultat… ce qui m’inquiète tout de même un peu, car je ne sais vraiment pas ce que je vais trouver… d’où l’intérêt d’y aller au plus tôt.

Elle venait de débiter cette tirade avec une vigueur retrouvée et, dans la foulée, fit une tentative pour s’extraire du fauteuil. Mais ce que le cerveau et l’adrénaline tentèrent de commander, les muscles ne l’entendirent pas.

— Oh là ! Doucement ! J’insiste peut-être un peu, mais voyez-vous, ce matin, vers 8 heures, alors que je n’attends personne et que d’ailleurs, au vu du temps, personne ne viendra, je regarde par la fenêtre ; et je vous vois arriver, un peu en perdition tout de même… Je vous ouvre et j’ai à peine le temps de me retourner pour vous attraper des pantoufles que vous me tombez dans les bras. Si je n’étais pas un minimum inquiet pour vous, je ferais le joli cœur en prétendant ne pas me souvenir de faire autant d’effet aux femmes. Alors maintenant, que vous est-il arrivé exactement ?

Aude s’abandonna dans le fauteuil.

— J’arrive de Paris… J’ai roulé toute la nuit… Accident de voiture… dans un virage, juste avant celui d’où part le chemin qui conduit chez vous. La voiture est dans le fossé.

— Vous pensez qu’elle peut gêner la circulation ? Ou au moins le passage de la lame communale qui va venir déneiger ?

— Je ne crois pas… elle a reculé dans le fossé à l’extérieur de virage et elle est pratiquement couchée sur le côté.

— Bon, voilà ce que l’on va faire : je commence par vous donner quelques habits secs pour vous changer. Vous prenez ensuite un petit-déjeuner version « Journée d’hiver à la montagne » : le petit malaise de tout à l’heure me laisse penser que vous ne vous êtes pas vraiment nourrie depuis un bon bout de temps… J’ai raison ?

Presque penaude, elle fit un signe affirmatif du bout du menton.

— Après le petit-déjeuner, je vous montre la chambre « Gentiane » : vous pourrez l’utiliser à votre guise, je vais aller y mettre le chauffage. Il y a encore dedans tout le nécessaire pour effacer en partie les traces d’une nuit passée en voiture ; pendant ce temps, j’irai récupérer vos affaires. Mais d’abord donc, petit-déjeuner obligatoire ! Je n’ai pas vraiment envie que vous me tombiez une nouvelle fois dans les bras !

Il lui fit signe de s’installer à la grande table du gîte, qui à elle seule, barrait pratiquement toute la pièce.

— Thé ? Café ?

— Café s’il vous plait, dit Aude soudainement intimidée par le ton directif qu’avait pris son interlocuteur.

— Voilà, du pain, du beurre, du miel, de la confiture… Tout est artisanal, produit à la ferme d’en-dessus par ce bon Louis, qui d’ailleurs, va devoir s’occuper de dégager votre voiture.