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La destruction des bouddhas de Bamiyan en 2001, comme le bombardement de la ville historique de Dubrovnik en 1991 et, quelques mois plus tard, la ruine du pont de Mostar, marquent nos mémoires.
La charge de cette mémoire vive s’est encore aggravée : le bombardement de l’ancienne cité d’Alep en Syrie, les manuscrits de Tombouctou et les mausolées saccagés au Mali, et, au-delà, tous les sites et les musées dévastés nous rappellent que, parmi les désastres de la guerre, il faut également compter le patrimoine culturel délibérément pris pour cible et exposé au pillage et à l’anéantissement. Ces destructions intentionnelles des témoins de la culture des peuples s’inscrivent dans une longue généalogie, du saccage de la citadelle de Suse, conquis par le roi assyrien Assurbanipal au 7e siècle avant notre ère, au pillage des sites et aux spoliations, aujourd’hui, dans les zones de conflit.
Pourtant, depuis la fin du 19e siècle, le droit international ne cesse de s’enrichir de nouvelles règles, en écho aux conflits et à leurs cortèges de destruction de biens culturels, qui ont émaillé le 20e siècle et continuent de prospérer dans différentes régions du monde. Ces guerres et ces crises éprouvent la portée du droit international ; elles révèlent la précarité de l’engagement des États à respecter et à faire respecter les principes qui fondent la sauvegarde des biens culturels en temps de crises, mais elles dévoilent aussi et nouent la responsabilité collective des États pour assurer la protection du patrimoine.
À partir de l’épisode fondateur que constitue la préservation du patrimoine artistique espagnol et son évacuation vers Genève lors de la guerre civile entre 1936 et 1939, ce volume explore, à travers les contributions d’un panel d’experts, l’évolution des pratiques et du droit international assurant la protection des biens culturels lors des conflits. Les expériences menées jusqu’à nos jours pour que soient préservés le patrimoine et les témoins des cultures qui forgent notre mémoire collective, ébranlée par les guerres, sont également décrites et analysées, de même que le rôle des institutions spécialisées et dédiées à cette entreprise.
Les contributions rassemblées dans cet ouvrage sont issues d’un colloque international sur la sauvegarde des biens culturels lors des conflits armés et des crises, au Musée d’art et d’histoire de Genève.
Ce colloque international a bénéficié du patronage de l’UNESCO.
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Seitenzahl: 436
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Illustration de couverture :Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828), Así sucedió [Ça s’est passé comme ça], Los Desastres de la guerra, planche 47, 1810-1814 (édition de 1863), eau-forte, pointe sèche, brunissoir et burin, 155 x 204 ; Genève, Musée d’art et d’histoire, Cabinet d’arts graphiques, E 77-0135/47.© Photo : Musée d’art et d’histoire.
© Groupe Larcier s.a., 2014
Éditions BruylantRue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles
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EAN 978-2-8027-3942-5
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PRÉFACE
Le 25 janvier 2010, l’Espagne commémorait, au Musée du Prado, le 70e anniversaire de la sauvegarde des trésors d’art espagnol pendant la guerre civile. Ce matin-là, le président du gouvernement, José Luis Rodríguez Zapatero, remit l’Ordre des arts et des lettres d’Espagne aux représentants des huit musées européens, membres du Comité International constitué en 1939 pour sauver ce patrimoine artistique en l’évacuant loin du conflit, et rappela la dette historique de l’Espagne envers ces musées. À l’issue de cette cérémonie, nous inaugurâmes l’exposition urbaine Arte Salvado, dont les pavillons installés sur le Paseo del Prado, face au musée, retraçaient l’histoire de ce sauvetage. Le directeur du Musée du Prado, Miguel Zugaza, me proposa alors qu’à l’issue des différentes étapes de sa circulation en Espagne, cette exposition itinérante clôture son parcours à Genève où les œuvres avaient été, en 1939, abritées au siège de la Société des Nations.
L’occasion était belle de revenir soixante-dix ans plus tard sur un événement de portée considérable – l’évacuation pendant la guerre civile, des trésors d’art espagnols de Madrid à Figueras, puis dans un train de Figueras à Genève – dont les implications sont encore présentes dans le droit international. Curieusement, hors d’Espagne, cet épisode rocambolesque de la vie des chefs-d’œuvre du Musée du Prado était presque oublié. Le champ d’étude ainsi ouvert était suffisamment vaste pour envisager la tenue d’un colloque international lors de la présentation de l’exposition à Genève.
Fort opportunément, Vincent Négri, chercheur au CNRS et spécialiste du droit international du patrimoine culturel, accepte la coordination scientifique du colloque tandis que Mayte García Julliard, assistante de conservation au Musée d’art et d’histoire, assurera le commissariat de l’exposition Arte Salvado. Je les en remercie vivement pour l’ensemble de cette opération qui fut une réelle réussite et répondit à ces deux objectifs : rappeler aux genevois l’un des grands moments de leur histoire culturelle et relater, à un public plus large et au monde scientifique, l’importance de ce jalon dans l’histoire de la protection internationale des biens culturels.
À travers ce sauvetage du patrimoine artistique espagnol en 1939 et la doctrine qui fut alors établie pour encadrer cette opération, ce sont les prémisses et le devenir de la Convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armés qui se dessinaient. L’essor du droit international du patrimoine culturel et les principes qui fondent aujourd’hui la protection des biens culturels lors des conflits armés s’affirment à la suite de cet évènement, à l’orée de la Deuxième Guerre mondiale. Cette généalogie du droit international fixant les principes universels d’une protection des biens culturels lors des conflits armés et des crises, ainsi que ses développements les plus récents, sont présentés dans cet ouvrage.
Au moment où de nombreux pays méditerranéens connaissent de grands mouvements historiques ponctués de guerres et de révolutions, où le patrimoine est livré aux pillards et à des collectionneurs sans scrupules, il est nécessaire de conforter sans cesse le droit international du patrimoine.
La guerre et sa conséquence sur le patrimoine culturel – le trafic illicite des œuvres d’art – demeure le principal obstacle à la connaissance des civilisations du passé et le pire ennemi des archéologues. Il convient de le combattre sans relâche.
Jean-Yves MarinDirecteur des Musées d’art et d’histoirede la Ville de Genève
PROLÉGOMÈNES
LE PATRIMOINE CULTUREL,CIBLE DES CONFLITS ARMÉS
PAR VINCENT NÉGRICNRS-CECOJI, PARIS
« Deux des crimes dont M… a plaidé coupable – dévastation que ne justifient pas les exigences militaires et attaques illégales contre des biens de caractère civil – sont particulièrement graves, compte tenu des dégâts causés à la vieille ville en une journée de bombardements et de leurs conséquences durables. […] »
« Un autre crime dont M… a plaidé coupable est la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, de monuments historiques, d’œuvres d’art et d’œuvres de caractère scientifique. Ce crime constitue une atteinte à des valeurs spécialement protégées par la communauté internationale. »
C’est en ces termes que, le 18 mars 2004, la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)1 caractérisait la culpabilité d’un commandant de l’Armée populaire yougoslave au motif de bombardements délibérés ayant causé des dommages considérables à la vieille ville de Dubrovnik, sans que cette offensive constitue une riposte à des positions croates ou d’autres positions militaires. Les dommages avaient affecté plus de cent édifices dont plusieurs portions de murailles de la vieille ville. Les dégâts allaient de la destruction totale à la dégradation de parties de monuments, dont le Tribunal soulignait que la restauration ne permettrait pas de restituer l’état qui était le leur avant l’attaque parce que des matériaux originaux et historiquement authentiques avaient été détruits, diminuant leur valeur intrinsèque2.
Cet arrêt du TPIY n’a guère inspiré de commentaires ; pas plus que ceux qui suivront condamnant des chefs des forces armées – parties au conflit en ex-Yougoslavie – pour avoir délibérément pointé les canons sur des monuments connus et identifiés, sans autre motif que l’anéantissement du patrimoine culturel de l’adversaire. À l’indignation suscitée par la destruction du pont de Mostar, l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo ou le bombardement de la vieille ville de Dubrovnik a succédé l’indifférence envers les condamnations prononcées à l’encontre des auteurs de ces dévastations. Pourtant, ces condamnations constituent plus qu’un épisode judicaire sur un processus d’acceptation et de reconnaissance de la responsabilité : elles marquent un tournant dans la construction du droit international dédié à la préservation du patrimoine en cas de conflits et de crises.
L’interdiction de détruire les édifices historiques et les œuvres d’art a été consacrée au début du siècle dernier, dans le Règlement annexé à la Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre du 29 juillet 1899 (le « Règlement de La Haye »), puis à la Convention (IV) du 18 octobre 19073, ainsi que dans la Convention de La Haye concernant le bombardement par les forces navales en temps de guerre du 18 octobre 19074. Depuis 1954, la Convention de l’Unesco pour la protection des biens culturels en cas de conflits armés requiert des belligérants, de sauvegarder et de respecter les biens culturels. Ce principe a été inscrit dans le droit international humanitaire par les Protocoles additionnels I (art. 53) et II (art. 16) de 1977 aux Conventions de Genève de 1949. Ils affirment l’obligation de protéger à la fois l’environnement et les biens culturels en proscrivant, entre autres, « tout acte d’hostilité dirigé contre les monuments historiques, les œuvres d’art ou les lieux de culte qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples ». Cette immunité complète celle dont bénéficient les biens civils.
Le développement de ces règles depuis le début du XXe siècle s’inscrit dans le sillage des revendications formulées au cours des XVIIIe et XIXe siècles ; ces règles prolongent la doctrine juridique d’Emer de Vattel et répondent à l’indignation de Quatremère de Quincy face aux spoliations du patrimoine artistique italien par les armées napoléoniennes. « Diviser, c’est détruire » : cette apostrophe que Quatremère de Quincy adresse en 1796 au général Miranda, dans sa Troisième lettre sur le préjudice qu’occasionneraient aux arts et à la science, le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles, et la spoliation de ses collections, musées, galeries, ne cesse, encore aujourd’hui, de propager son écho. Il demandait « que l’Europe favorise de tous ses moyens l’heureuse restitution qui s’opère chaque jour de tout ce que le temps, la barbarie et la guerre ont enfoui et dévoré : tel est le vœu des véritables amis des arts ». Plus récemment, les manuscrits royaux détenus par la France depuis 1866, à la suite d’une expédition militaire punitive, revendiqués par la Corée du Sud et, finalement retournés à cette dernière, renouvellent l’acuité de ces interpellations.
L’adoption, le 17 juillet 1998, du statut de la Cour pénale internationale, dont l’article 8 criminalise les destructions délibérées de biens culturels lors de conflits armés, clôt une évolution entamée par le droit international un siècle plus tôt. Auparavant, le statut du TPIY, créé en 1993 par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, avait intégré les atteintes au patrimoine culturel au nombre des violations des lois et coutumes de la guerre, et prévu que soient poursuivis les auteurs de tels actes. La réaffirmation, à la suite des Conventions de La Haye de 1899 et de 1907, de la pénalisation de la destruction intentionnelle des biens culturels lors des conflits armés internationaux abonde la reconnaissance d’une responsabilité partagée pour sauvegarder et transmettre un patrimoine commun ; cette notion oblitère, progressivement, celle d’un patrimoine défini à partir de ses seuls attributs nationaux, sinon nationalistes, qui ont longtemps caractérisé seuls le patrimoine des États et des peuples.
Dans le domaine des arts, et en particulier dans celui des grandes expositions, le recours au patrimoine pour flatter, voire exacerber, les nationalismes a été vif au début du XXe siècle. Ainsi, l’exposition des Primitifs flamands en 1902 (Bruges), ou celle des Primitifs français en 1904 (Paris), constituées de groupes d’artistes anciens, « étaient beaucoup plus efficaces que celles qui sont consacrées à un seul maître pour propager les nationalismes rivaux qui formèrent le principal champ de bataille idéologique de l’avant-Première Guerre mondiale5. » Malgré les stigmates de la Guerre de 1914-1918, et bien qu’elles aient été montées à l’étranger dans un esprit de réconciliation et même de reconstruction6, les expositions des années 1920-1930, aboutirent elles aussi à la glorification des nations7.
Dans ce contexte, la guerre d’Espagne va marquer un point d’inflexion. Aux destructions d’églises, opérées avant que n’éclate le conflit en 1936, va succéder une prise de conscience de l’importance du patrimoine que la guerre menace d’anéantissement. En 1936, l’Office international des musées est saisi de la question de la protection des biens culturels par un vœu de l’Assemblée de la Société des Nations, demandant, face à l’acuité de la situation provoquée par la guerre civile espagnole, « que soient épargnés, dans les conflits armés, les monuments d’art ou les institutions de culture qui représentent l’effort le plus noble des civilisations »8. L’année suivante, un Comité d’experts est chargé d’étudier cette question sous ses différents aspects et de formuler des propositions ; aucun moyen ne doit étre négligé « pour assurer la sauvegarde des monupents et des œuvres d’art qui seraient menacés du fait de conflits internationaux, ou de troubles intérieurs »9. Alors que la guerre d’Espagne se poursuit, un avant-projet de convention internationale pour la protection des monuments et des œuvres d’art est présenté en 1938. Ce projet restera lettre morte à l’aube du déclenchement du second conflit mondial.
Sur le terrain, les efforts menés par les républicains espagnols pour protéger et sauvegarder les biens historiques et artistiques de leur pays, ainsi que l’évacuation massive d’œuvres d’art de Madrid à Valence, menée dès 1937, seront relayés par la presse à l’étranger, sensibilisant ainsi une communauté internationale à une situation d’autant plus complexe qu’un pacte de non-intervention lie les États européens depuis 1936. En 1939 – peu avant que ne s’achève le conflit – la fondation d’un Comité international, constitué des représentants de neuf grands musées10, inaugure la première assistance internationale en matière de sauvegarde du patrimoine. La signature de l’Accord de Figueras, le 3 février 1939, va ainsi permettre d’évacuer les biens historiques et artistiques espagnols vers le siège de la Société des Nations, à Genève.
Dans le courant du mois de mai 1939, peu après la victoire des nationalistes menés par le général Franco, le 1er avril 1939, toutes les œuvres d’art espagnoles seront rendues à l’Espagne, à l’exception de 174 chefs-d’œuvre et d’une vingtaine de tapisseries qui seront exposées au Musée d’art et d’histoire de Genève, sous le titre L’Exposition des chefs-d’œuvre du Prado, au cours de l’été 1939.
L’exode des œuvres et leur exposition à Genève auront marqué une nouvelle étape dans la confection des normes internationales en matière de protection des biens culturels. Elle projette notamment la notion de patrimoine commun. Après la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe en ruines, les œuvres d’art en déshérence, les spoliations et les pillages, ainsi que la disparition de biens irremplaçables conduiront les États, dans le cadre de la nouvelle Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), à s’accorder sur la nécessité d’adopter une convention universelle assurant la protection des biens culturels lors des conflits armés.
Les travaux préparatoires en vue de l’adoption de cette convention, à La Haye en octobre 1954, se nourriront de l’expérience espagnole et des ravages de la Seconde Guerre mondiale sur le patrimoine et les musées. Cette convention capitalise les acquis du droit international depuis les premières conventions codifiant le droit de la guerre en 1899 et 1907, jusqu’au Pacte Roerich de 1935 et à l’Accord de Figueras en 1939 ; elle engage les États, dorénavant, à assurer collectivement le respect des biens culturels des peuples dans les contextes de guerres et crises.
Mais les guerres ne sont pas seules génératrices d’atteintes et de destructions intentionnelles de la culture, et les différentes convulsions iconoclastes qui ont ébranlé nos sociétés attestent également de la violence qui peut affecter les œuvres et les monuments du passé. Fondée sur des motifs politiques ou religieux, la promotion d’un nouvel ordre social ou politique peut entraîner un acharnement sur les témoins des cultures passées, qui ne sont plus considérés comme des œuvres d’art, et qui incarnent les symboles d’une époque ou d’une civilisation qui doivent être anéantis au nom d’idéologies sectaires. Les déprédations menées, dès le début du XXe siècle, par les anarchistes espagnols sur le patrimoine ecclésiastique ou la destruction des bouddhas de Bamiyan, en 2001, s’inscrivent dans ce registre.
La disparition des bouddhas de Bamiyan, ou le bombardement du pont de Mostar, est gravé dans nos mémoires, comme la destruction des tours jumelles de New York. La violence de ces événements nous imprègne durablement. La signification et la portée tant culturelles qu’historiques des bouddhas de Bamiyan et du vieux pont de Mostar sont renouvelées par leur perte. Une nouvelle figure patrimoniale se forme ; celle d’un attrait pour ce qui n’est plus.
Si le patrimoine a toujours été et demeure exposé à un risque d’effacement, les temps où Cicéron reprochait à Verrès le pillage des statues grecques peuvent sembler révolus. Depuis 1899, le droit international, interdit formellement le pillage lors de la conduite des opérations militaires ; la destruction intentionnelle des biens culturels est prohibée depuis cette même date, et ces principes sont aujourd’hui inscrits dans le droit international coutumier. Pour autant, leur effectivité ne cesse d’être remise en question, dans la mesure où elle reste tributaire de la volonté et de l’engagement des États à se conformer à ces règles dans un contexte où les guerres et les crises prennent de nouvelles formes : l’interdiction du pillage et de la destruction ne garantisse pas en elle-même l’immunité accordée aux biens culturels. La sensibilisation aux ressources du passé, la prévention par des mesures matérielles de protection in situ et l’évacuation du patrimoine artistique vers des zones hors conflits, complètent la gamme des dispositions normatives assurant la protection des biens culturels lors des conflits.
En ce sens, les événements de la guerre d’Espagne auront éprouvé la portée des règles internationales alors en vigueur, et révélé la fragilité de l’engagement des États à respecter ces règles. Après l’évacuation menée par les républicains, de Madrid à Valence, puis, de Valence à la frontière française, pour fuir les zones les plus exposées, l’accord de Figueras aura mis en œuvre, pour la première fois, une opération de sauvegarde d’un patrimoine en danger, privilégiant, in extremis, une solution d’exil vers l’étranger. Si les normes internationales avaient jusque-là reporté sur les belligérants la responsabilité d’assurer la protection des biens culturels, elles vont désormais poser un cadre formel en faveur de l’évacuation du patrimoine.
Comme le stipulait l’article 9 de l’accord de Figueras, toutes les œuvres d’art évacuées à Genève furent restituées à l’Espagne « pour rester le bien commun de la nation espagnole ». D’autres patrimoines, expatriés pendant la Seconde Guerre mondiale, ont plus difficilement retrouvé leur lieu d’origine.
Si toutes les crises et tous les conflits entraînent la dispersion du patrimoine, l’heure n’est plus à la constitution des grandes collections nationales à partir des butins de guerre. En 1957, Aragon et Cocteau discourant sur le Musée de Dresde questionnait l’essor des musées et rappelait la connexité entre les musées et la guerre : « […] lorsque les tableaux ont été mis en circulation par les guerres, par les pillages […]. En somme, on raflait les tableaux après la victoire et on les montrait au peuple comme des dépouilles opimes, comme des étendards pris à l’ennemi. C’est de cet impérialisme que dû naître le musée11. » Aujourd’hui, le temps des musées prédateurs semble révolu : l’évolution du droit international, le renforcement de la déontologie dans la pratique des musées ainsi que l’adhésion de nos sociétés à la diversité des cultures et au respect d’un patrimoine commun, ont modifié le regard porté sur les biens culturels pris pour cibles lors des conflits et des crises, et ont composé un intérêt supranational pour la sauvegarde d’un patrimoine commun.
Mais l’ordre normatif international ne constitue pas le rempart exclusif contre le pillage, les spoliations et le trafic illicite des œuvres d’art et des témoins matériels des cultures ; depuis le mouvement initié lors de la guerre d’Espagne et les contours normatifs tracés par l’accord de Figueras, d’autres évacuations et mises à l’abri du patrimoine ont été opérées. Que l’initiative de telles évacuations soit privée, puis soutenue par les acteurs publics, à l’instar du musée en exil d’Afghanistan, ou relève d’une coopération internationale, à l’image de la sauvegarde des collections archéologiques de Gaza par la Ville de Genève et son Musée d’art et d’histoire, ces interventions constituent aujourd’hui le relais obligé pour conforter l’effectivité des normes internationales et nouer la responsabilité de la communauté internationale à l’égard des patrimoines culturels des peuples.
En aval des conflits, la réunion d’identités multiples au sein d’un même creuset et la reconnaissance d’un patrimoine commun jouent sur les transformations postconflits de sociétés qui auront été divisées et fragmentées ; ce processus est notamment à l’œuvre dans l’évolution actuelle des communautés implantées de part et d’autre du pont de Mostar et par la gestion identitaire de leurs territoires respectifs. Dans une autre dimension, les guerres et les crises développent des dynamiques sociales : les processus de réconciliation nationale à l’issue des conflits mettent en relief la portée des politiques d’éducation et de sensibilisation aux valeurs du patrimoine, corollaires des stratégies de réappropriation et de reconstitution des biens culturels dispersés.
Il n’en demeure pas moins que l’analyse rétrospective des expériences menées sur le terrain et les nouvelles formes de destruction et de prédation des biens culturels ne cessent de mettre à l’épreuve et de renforcer les principes juridiques qui gouvernent la protection internationale du patrimoine.
1. Jugement de la Chambre de première instance, du 18 mars 2004, Le Procureur c/ Miodrag Jokić (Aff. no IT-01-42/1-S), § 45 et 46 ; jugement confirmé par la Chambre d’appel, arrêt du 30 août 2005.
2. Jugement du 18 mars 2004, préc., § 51 à 53.
3. Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, La Haye, 18 octobre 1907. L’article 27 dispose : « Dans les sièges et bombardements, toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire. Le devoir des assiégés est de désigner ces édifices ou lieux de rassemblement par des signes visibles spéciaux qui seront notifiés d’avance à l’assiégeant ». Les articles 46, 47 et 56, dont la numérotation et le libellé sont repris directement de la Convention du 29 juillet 1899 et de son Règlement annexé, protègent la propriété privée, interdisent le pillage et accordent une protection particulière aux momuments et œuvres d’art. Ainsi l’article 46 prévoit : « L’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l’exercice des cultes, doivent être respectés. La propriété privée ne peut pas être confisquée » ; l’article 47 dispose : « Le pillage est formellement interdit » ; et l’article 56 traite de la protection des biens culturels : « Les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité et à l’instruction, aux arts et aux sciences, même appartenant à l’État, seront traités comme la propriété privée. Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle de semblables établissements, de monuments historiques, d’œuvres d’art et de science, est interdite et doit être poursuivie ».
4. Article 5 de la Convention de La Haye concernant le bombardement par les forces navales en temps de guerre du 18 octobre 1907 : Dans le bombardement par des forces navales, toutes les mesures nécessaires doivent êtreprises par le commandant pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades ou de blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire. Le devoir des habitants est de désigner ces monuments, ces édifices ou lieux de rassemblement, par des signes visibles, qui consisteront en grands panneaux rectangulaires rigides, partagés, suivant une des diagonales, en deux triangles de couleur, noire en haut et blanche en bas.
5. Fr. HASKELL, Le Musée éphémère, Paris, Gallimard, 2002 [1re éd. Yale, 2000], pp. 142-143.
6. C. MISME, « L’exposition hollandaise des Tuileries », Gazette des Beaux-Arts, III, mai 1921, p. 261.
7. Fr. HASKELL, op. cit., pp. 134 et s.
8. Vœu de la 6e Commission de l’Assemblée de la Société des Nations ; cité par E. FOUNDOUKIDIS, in La protection des monuments et des œuvres d’art en temps de guerre, Office international des musées, 1939, p. 203.
9. Extrait de la Résolution de la Commission internationale de coopération intellectuelle, in La protection des monuments et des œuvres d’art en temps de guerre, Office international des musées, 1939, pp. 202-203.
10. Le Metropolitan Museum de New York, la National Gallery de Londres, la National Portrait Gallery de Londres, la Tate Gallery de Londres, la Wallace Collection de Londres, le Musée du Louvre à Paris, les Musées royaux de Belgique, le Rijksmusuem d’Amsterdam, le Musée d’art et d’histoire de Genève.
11. ARAGON, J. COCTEAU, Entretiens sur le Musée de Dresde, éd. Cercle d’art, 1957, p. 11.
SOMMAIRE
Préfacepar Jean-Yves MARIN
Prolégomènes – Le patrimoine culturel, cible des conflits arméspar Vincent NÉGRI
Sommaire
PREMIÈRE PARTIE :LE TRÉSOR ARTISTIQUE ESPAGNOLPENDANT LA GUERRE CIVILE 1936-1939
Protéger, évacuer, oublier : la sauvegarde du patrimoine pendant et après la guerre civile espagnolepar Mayte GARCIA JULLIARD
L’Accord de Figueras : son contexte, le comité international et sa mise en œuvrepar Arturo COLORADO CASTELLARY
DEUXIÈME PARTIE : LE PATRIMOINE CULTUREL DES NATIONSDANS LES CRISES CONTEMPORAINES
Le patrimoine artistique italien pendant la Seconde Guerre mondiale : les trésors retrouvés et ceux qui ne sont pas revenuspar Salvatore GIANNELLA
La restitution du missel Benev. VI 29 par la British Library à la bibliothèque capitulaire de Bénéventpar Tullio SCOVAZZI
Identité et mémoire d’après-guerre : la destruction et la reconstruction du patrimoine culturel en Espagne et en Bosniepar Dacia VIEJO-ROSE
La destruction des Bouddhas de Bamiyanpar Pierre CENTLIVRES
Le patrimoine culturel en danger et la responsabilité collective des Étatspar Manlio FRIGO
De Nuremberg à La Haye : l’émergence des crimes contre la culture et la pratique des tribunaux internationauxpar Vittorio MAINETTI
Conserver la mémoire des conflitspar Roger MAYOU, Patrick AUDERSET et Sophie CHAPUIS
TROISIÈME PARTIE : LE PATRIMOINE À L’ÉPEUVE DES CRISES :EXPÉRIENCES ET OUTILS
Les activités du Secrétariat de l’Unesco liées à la mise en œuvre de la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et ses deux Protocoles de 1954 et 1999par Jan HLADÍK
L’action d’Interpol dans la sauvegarde du patrimoine en cas de conflit armépar Stéphane THÉFO
Soins d’urgence au patrimoine culturel en temps de conflit armé, un projet de formation de l’ICCROMpar Catherine ANTOMARCHI, Aparna TANDON, Isabelle VERGER
Les biens culturels ont besoin d’un lobby. Activités et objectifs de la Société suisse pour la protection des biens culturelspar Peter HOSTETTLER
The Activities of the Foundation Bibliotheca Afghanica for the Safeguarding of the Cultural Heritage of Afghanistanpar Paul BUCHERER-DIETSCHI
Le Musée de l’Afghanistan en exil (2000-2006)par Madeleine VIVIANI
Exposition « 11 septembre 2001, a global moment » Mémorial de Caen – 6 juin-31 décembre 2008par Stéphane GRIMALDI
PREMIÈRE PARTIE : LE TRÉSOR ARTISTIQUE ESPAGNOL
PROTÉGER, ÉVACUER, OUBLIER :LA SAUVEGARDE DU PATRIMOINEPENDANT ET APRÈS LA GUERRE CIVILE ESPAGNOLE
PARMAYTE GARCIA JULLIARDMUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE DE LA VILLE, GENÈVE
La guerre d’Espagne a été la « mauvaise conscience » de l’Europe bourgeoise. Depuis, presque personne, que je sache, n’a mentionné ou commenté ce fait singulier. Et le black-out dure depuis bientôt quarante ans… Parce que l’exil n’est pas seulement une affaire de personnes. Il y a également des faits remarquables exilés de l’Histoire1.
Josep RENAU
Parmi ces « faits remarquables », Josep Renau compte celui de la sauvegarde du patrimoine artistique et de son évacuation vers Genève, menées par le gouvernement de la République espagnole pendant les années de guerre civile et dont il fut l’un des principaux artisans. Cette réflexion est tirée de son ouvrage Arte en peligro, [Art en danger], que l’auteur achève en 1978 et dans lequel il revient sur les événements du passé. Franco est mort en 1975 et la mémoire se libère : d’autres ouvrages, d’autres articles suivront, publiés principalement entre 1980 et 19912. La décennie suivante sera moins prolixe mais en 2003, l’exposition Arte protegido [Art protégé], organisée par le Musée du Prado, rend publiquement hommage à celles et ceux qui avaient œuvré pour la protection patrimoniale3. À cette occasion un nombre considérable de clichés furent restaurés et un nombre tout aussi considérable de documents d’archives exhumés (fiches d’inventaires, feuilles de routes, constats d’œuvre, etc.). Sept ans plus tard, pour commémorer le 70e anniversaire des événements, le gouvernement espagnol reconnaît officiellement le rôle joué par les huit institutions étrangères qui avaient épaulé l’évacuation du patrimoine espagnol vers la Société des Nations en février 19394. Conçue pour l’occasion, l’exposition urbaine et itinérante Arte salvado [Art sauvé], présente les différents épisodes de l’épique épopée des œuvres d’art espagnoles pour atteindre un public plus large que celui des historiens de l’art, à travers quelques villes espagnoles, et achever son parcours au Musée d’art et d’histoire de Genève d’avril à mai 2011 (Fig. 1).
Fig. 1 – Vue de la Promenade Saint-Antoine
Pavillon de l’exposition Arte Salvado, Acción Cultural Española, Musée d’art et d’histoire de Genève, Promenade Saint-Antoine, Genève, avril-juin 2011, photographie : Bettina Jacot-Descombes
Art en danger, Art protégé, Art sauvé : trois titres qui résonnent comme les trois paliers d’un long processus allant de la prise de conscience individuelle (le livre de souvenirs de Renau, publié en 1980), au retour sur le passé d’une institution publique (le catalogue de l’exposition du Prado de 2003), jusqu’à la reconnaissance gouvernementale – et donc internationale – des événements (le catalogue accompagnant l’exposition urbaine de 2010). Ce long processus de remémoration, qui s’étend sur une trentaine d’années, de 1980 à 2010, et qui succède à quarante ans de black out, pour reprendre les termes de Renau, ressemble à ces secrets de famille dont on ne peut parler que lorsque le temps a fait son effet de mise à distance, et qu’il devient possible d’évoquer le passé de manière dépassionnée.
Ce profond sommeil dans lequel furent plongées les mémoires, et duquel elles n’ont donc émergé que très progressivement, est d’autant plus surprenant qu’il produit un contraste considérable avec la couverture médiatique dont bénéficièrent, de 1936 à 1939, les événements liés à la guerre civile espagnole en général, et à l’histoire de la protection de son patrimoine, en particulier5. Renau n’a donc peut-être pas tort lorsqu’il parle d’« exil » à propos de certains faits historiques. L’un de ces faits les « mieux oubliés », et sans doute l’un des plus remarquables, concerne la rapidité avec laquelle les campagnes de protection préventive du patrimoine historique et artistique vont se mettre en place en Espagne, et ceci dans un contexte pour le moins défavorable : l’Europe a en effet signé un pacte de non-intervention, peu après le début du conflit6. Le 23 juillet 1936, six jours seulement après le soulèvement militaire dirigé par Franco, les républicains créent, à l’initiative de l’Alliance des intellectuels antifascistes, le Comité de réquisition et de protection du patrimoine artistique qui sera « chargé de la réquisition ou de la préservation au nom de l’État de toutes les œuvres, mobiles ou immobiles, présentant un intérêt artistique, historique ou bibliographique qui, du fait des circonstances anormales du moment, courent […] le risque d’être ruinées, perdues ou endommagées7 ». On va ainsi procéder à l’habillage des bâtiments importants, à la consolidation et à la protection des œuvres qui ne peuvent pas être déplacées, ainsi qu’à l’évacuation et au regroupement, dans des dépôts sécurisés (mais le plus souvent improvisés), des œuvres les plus exposées au danger.
En réalité, cette mise en place d’une protection du patrimoine, rapide et efficace, n’est de loin pas le fruit du hasard ou d’un soudain trait de génie en réaction à l’adversité. La plupart des mesures prises, dès les premiers jours de la guerre, repose sur des décrets antérieurs, émanant de la Direction générale des beaux-arts et établis, en 1931, par le juriste et historien de l’art Ricardo de Orueta8. Autre fait remarquablement oublié : l’un de ces décrets s’intéresse aux biens des congrégations religieuses, et impose des mesures sévères et restrictives qui révèlent la relation paradoxale que les Espagnols entretiennent avec leur patrimoine ecclésiastique. En effet, en Espagne, les périodes de troubles s’accompagnent de pillages d’œuvres d’art religieux souvent qualifiés « d’iconoclastes », dans la mesure où c’est à la doctrine et à l’idéologie de l’Église que l’on s’attaque, bien plus qu’à l’objet d’art. Mais en période de guerre ouverte, c’est aussi la richesse de l’Église qui suscite l’intérêt, et les pilleurs orientent leur choix vers des objets dont la valeur marchande est particulièrement appréciée par le marché illicite des biens culturels9.
Sans doute faut-il rappeler qu’une partie importante des responsables politiques de la jeune et éphémère République espagnole, née des votations de 1931, est issue des milieux intellectuels qui semblent s’être élevés contre cette tradition de la destruction. Cette génération d’intellectuels et de responsables, se souvient non seulement de la récente Première Guerre mondiale, mais aussi, et peut-être surtout, que le marché noir d’œuvres de valeur n’a pas, dans leur pays, attendu les troubles de la guerre civile espagnole. Les stigmates de la Guerre d’indépendance contre les troupes napoléoniennes, au début du XIXe siècle, semblent encore bien présents (Fig. 2)10.
Fig. 2 – F. de Goya, Les désastres de la guerre, planche 47
Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828), Así sucedió [Ça s’est passé comme ça], Los Desastres de la guerra, planche 47, 1810-1814 (édition de 1863), eau-forte, pointe sèche, brunissoir et burin, 155 X 204 ; Genève, Musée d’art et d’histoire, Cabinet d’arts graphiques, E 77-0135/47. © Photo : MAH
Orueta l’avait bien compris, les biens ecclésiastiques doivent faire l’objet d’une attention particulière, parce qu’ils ne bénéficient pas de l’aura, et donc du respect qu’inspire notamment la grande peinture ou l’art profane. Le successeur d’Orueta, Josep Renau, prolongera la réflexion, dès le mois de septembre 1936, en mobilisant les consciences et en portant ses efforts sur une identification du peuple à sa culture. Josep Renau sait qu’il faut sensibiliser la population pour éviter les débordements, pour éviter que ne se perdent les objets, et pour éviter qu’ils ne sortent du territoire. Il faut donc faire face tant aux menaces aériennes venues de l’extérieur, qu’au danger intérieur, sur le terrain. À ce titre, les messages qui figureront sur les affiches qu’il fera faire à ses étudiants de l’École des Beaux-Arts de Madrid à l’attention des « citoyens », sont simples et efficaces11. Cet engagement des membres cultivés du gouvernement constitue pour Renau un « facteur déterminant, en tant qu’il conditionnait l’adhésion massive du monde intellectuel à la cause de la République et, par conséquent, l’apparition spontanées des premiers Comités (Juntas), la base de toute l’organisation consécutive de la défense et du sauvetage du patrimoine artistique et historique national. Sans ce facteur, ni la structure administrative normale du ministère de l’Instruction publique, la République n’aurait pas pu faire face aux coûts considérables qu’occasionnait une situation aussi insolite qu’imprévue, pas plus que l’ensemble des fonctionnaires, techniciens muséographes, bibliothécaires, etc. n’aurait pu mener à bien l’énorme et féconde tâche réalisée en si peu temps12. » Que l’on ait oublié les actions des républicains, et la mobilisation populaire n’est peut-être pas étonnant si l’on songe à la campagne de dénigrement des vaincus que mettra en place Franco dès son accession au pouvoir13. En revanche, il est plus surprenant que l’on ait oublié que l’Office international des musées, organisme dépendant de l’Institut de coopération intellectuelle de la Société des Nations, fut très vite alerté de la situation et que son Secrétaire général, Euripide Foundoukidis, est resté en contact permanent avec l’Espagne pendant le conflit.
Renau se souvient de sa première rencontre avec Foundoukidis à Paris, fin mars 1937. Il est alors chargé de la conception du pavillon espagnol de l’Exposition internationale et, malgré la surcharge de travail, Foundoukidis le convaincra de produire un « exposé détaillé de l’ensemble [des] expériences et [des] travaux » que mènent les républicains. Foundoukidis saura être persuasif. Dans sa conversation avec Renau, il lui rappelle que l’évacuation des œuvres du Louvre, pendant la Première Guerre mondiale, avait eu sur les toiles un « résultat catastrophique », pour, ajoute Renau : « dans ce contexte, souligner […] l’importance de ce que nous étions en train de faire en Espagne, totalement nouveau en termes d’expérience internationale qu’il était absolument nécessaire de généraliser et de collecter ». Renau se souviendra encore : « Il exerça sur moi une forte pression politique : l’affaire était très importante également pour l’Espagne elle-même, en raison des persistantes alertes et rumeurs qui circulaient à propos du sort de notre patrimoine14. »
Par ailleurs, parmi les membres du Comité de l’Office international des musées, on compte notamment le sous-directeur du Musée du Prado, Francisco Javier Sánchez Cantón qui, dès le mois d’août 1936, a fait décrocher les tableaux pour les mettre à l’abri dans les parties basses du musée. Initiative d’autant plus judicieuse que, dans la soirée du 16 novembre 1936, huit bombes incendiaires vont tomber sur le Prado, provoquant d’importants dégâts matériels15. Le lendemain, José Lino Vaamonde, architecte-conservateur du Prado, a dressé un plan détaillé de l’impact des bombes, accompagné de photographies illustrant les dégâts occasionnés. Le plan de Vaamonde et les photographies seront publiés en octobre 1937 dans la revue Mouseion, l’organe de presse de l’Office international des musées, dirigée par Foundoukidis et pour lequel il avait sollicité Josep Renau de manière insistante.
Dans l’ouvrage qu’il publiera quarante ans après les événements, Renau insistera sur l’un des points les plus souvent passés sous silence lorsque l’on évoque la guerre d’Espagne, celui de l’utilisation d’armes « de destruction massive. » Et notamment le rôle joué par les bombes incendiaires, qui peuvent provoquer des brasiers atteignant des températures de près de deux mille degrés. Composées de magnésium et d’aluminium, ces bombes provoquent un incendie qui ne peut être éteint par l’eau dont l’oxygène augmente le pouvoir de combustion de l’alliage, raison pour laquelle on préfèrera utiliser des sacs de sable pour étouffer le feu et absorber la chaleur16. Malgré les preuves, le camp des nationalistes niera jusqu’à la fin de la guerre, et même après, la chute des bombes sur le Prado.
Pour appliquer une politique de sauvegarde du patrimoine efficace, les républicains espagnols doivent par conséquent mener tout à la fois un travail de prévention pour éviter les pillages et la vente d’objets d’art à l’étranger, trouver des solutions permettant de répondre à un armement nouveau et enfin, se battre sur un troisième front, celui de la guerre des mots, celui de la propagande. Dans le camp de Franco, les accusations contre les républicains ont commencé dès les premiers jours de la guerre et ne vont cesser de monter en puissance. Activement relayées par les journaux européens17, les ambivalences de la presse, depuis le début du conflit, pourraient également expliquer en partie les causes de l’engourdissement mémoriel collectif.
En effet, bien que l’on observe un certain équilibre dans les pages des journaux qui vont prendre fait et cause pour l’un ou l’autre camp, lorsqu’il s’agit de traiter d’un thème aussi complexe que celui des biens culturels en danger, les journalistes opèrent une distinction très nette entre la politique de protection du patrimoine, dont les contours leur échappent, et le danger que courent les toiles du Greco, de Velázquez, de Goya – pour ne citer que les plus célèbres et les plus rares – et qui, elles, en revanche, font la une des journaux. Les journalistes pèchent-ils par ignorance, ou font-ils preuve d’une forme de réserve, étant donné le contexte non interventionniste qui règne ? La question soulève en effet plus d’une polémique et sans doute n’ont-ils pas conscience que de la politique de sauvegarde à grande échelle dépend la survie des toiles de maîtres. Quoi qu’il en soit, dès le début du conflit, l’odyssée des œuvres espagnoles attire l’attention à proportion de l’interrogation que soulève la pertinence de l’évacuation vers l’étranger de centaines de chefs-d’œuvre. Ainsi, à Paris, dès les premières semaines de la guerre, en septembre 1936, Henri Verne, directeur des Musées nationaux et membre du Comité de l’Office international des musées, a très vite pris position en faveur d’une évacuation des œuvres espagnoles, laquelle, selon ses termes : « paraît aussi impartiale et aussi légitime qu’une intervention de la Croix-Rouge, qui n’est autre qu’une forme de solidarité humaine18. »
Si les motivations d’Henri Verne ne semblent animées que par le désir de s’impliquer activement dans la sauvegarde d’un patrimoine susceptible de disparaître sous les bombes, la presse quant à elle va exacerber un sentiment d’inquiétude (qui frise parfois la convoitise), à l’idée de récupérer, d’une manière ou d’une autre, ces chefs-d’œuvre en péril. Dans l’esprit de certains journalistes en effet, l’évacuation du patrimoine espagnol s’accompagne nécessairement de l’organisation d’une, voire de plusieurs, expositions. Le 5 mai 1937, dans un article du magazine L’Œuvre, intitulé « Les chefs-d’œuvre du Prado seront exposés au Louvre », l’auteur déclare à propos du musée qui accueillera les chefs-d’œuvre que l’exposition : « fera du Louvre, durant trois mois, un lieu de pèlerinage universel19. » La phrase est prémonitoire, car même si ce n’est pas en France, mais en Suisse et en 1939 qu’aura lieu l’exposition, il est vrai que le Musée d’art et d’histoire de Genève deviendra un véritable « lieu de pèlerinage universel ».
Ainsi, à chaque étape du conflit espagnol, on guette le moment de l’évacuation des œuvres d’art : le gouvernement républicain a entamé sa longue fuite en avant, entraînant dans son exil intérieur le patrimoine artistique et culturel dont il a la garde. En novembre 1936, le gouvernement républicain s’est installé à Valence, loin du front de Madrid, et les camions chargés d’œuvres d’art ont suivi le convoi. Cette première étape d’évacuation sera suivie de très près par la presse étrangère. Pour les républicains cette évacuation qui demeure somme toute périlleuse, est néanmoins inévitable. Trois raisons principales vont être invoquées : le danger que courent les œuvres sous les bombes qui s’abattent sur Madrid, les conditions climatiques adverses et l’environnement insalubre de certains dépôts et enfin, la nécessité qu’éprouve le gouvernement de la République d’exercer son autorité morale sur le patrimoine national. Pour parer à d’éventuelles critiques, les œuvres seront très soigneusement conditionnées et emballées et, lorsqu’elles arrivent à Valence, elles seront nettement mieux logées qu’à Madrid20. José Lino Vaamonde a notamment aménagé les Torres de Serrano, en prenant des mesures jusque-là inédites. Une fois de plus, les Espagnols documentent chacune de leur action, fournissant à l’Office international des musées, et donc, d’une certaine manière, au monde entier, des arguments en faveur de la légitimité de leurs actions21. Pour donner une plus grande visibilité à leur action, ils vont même inviter une délégation étrangère en août 1937, et les représentants du Comité central du trésor artistique, dirigé par Timoteo Pérez Rubio, pourront ainsi démontrer que les mesures prises répondent aux menaces incessantes du camp adverse. Début septembre 1937, les membres anglais de la délégation publieront un article élogieux dans The Times à leur propos22, ce qui aura des répercussions plus que positives en faveur des républicains.
Mais le regain de sympathie pour ces combattants particuliers que sont les défenseurs du patrimoine en danger sera de courte durée. Sur les champs de batailles, les troupes de Franco ne cessent de gagner du terrain. En avril 1938, le gouvernement républicain a dû quitter Valence pour se replier dans la zone catalane. Dans des circonstances de plus en plus difficiles, les œuvres suivent le destin du gouvernement et vont être entreposées dans deux nouveaux dépôts aménagés au pied des Pyrénées, près de Figueras. À la fin de l’année 1938, la République espagnole agonise, et les membres de son gouvernement savent que la fin du conflit est proche. C’est alors que se met en place l’organisation de l’évacuation des œuvres d’art vers Genève, grâce à l’énergie déployée par Josep María Sert23. La presse dès lors s’impatiente et, dans les pages des journaux, la certitude que les Greco, les Velázquez et les Goya vont trouver le chemin de l’exil se renforce. Avec elle, renaît l’imminent espoir d’une ou de plusieurs expositions à l’étranger. À lire l’enthousiasme avec lequel les journalistes en parlent, on en vient à oublier qu’il s’agit là d’une situation désespérée, et que de convoyer des œuvres d’art dans un pays en guerre, en plein hiver et à travers les cols pyrénéens enneigés n’est pas une sinécure. Les journalistes ne seront pas toujours conscients de l’étonnante énergie, ni de l’investissement financier et humain que cette intervention internationale aura déployés.
Le 3 février 1939, à Figueras, les républicains acceptent de signer un accord avec le Comité international, qu’aura fondé Josep María Sert quelques mois plus tôt. S’ils ne sont pas convaincus du rôle de Sert – qu’ils savent ne pas partager leurs opinions politiques – il n’en demeure pas moins, que cette solidarité internationale est portée par les représentants de musées d’envergure, tels que le Metropolitan, le Louvre ou le Rijksmuseum. L’évacuation des œuvres vers la Société des Nations à Genève, va se dérouler dans des conditions épouvantables, mais elle se fera. Genève devient ainsi, dans la nuit du 13 au 14 février 1939, date à laquelle arrivent les œuvres, le centre d’attention de tous les reportages. Rapidement, un deuxième Comité international vient remplacer le premier, afin de procéder à l’inventaire des œuvres. Cet inventaire était inscrit à l’article 9 de l’Accord de Figueras, et du 3 au 24 mars 1939, les membres du Comité central espagnol et du nouveau Comité international, vérifieront le contenu des caisses, dresseront de sommaires constats d’état, relevant les dégâts variables subis par les œuvres, et surtout, constateront que les œuvres sont toutes arrivées à bon port, contrairement à ce que la presse franquiste avait avancé24. Pendant ce temps, la fébrilité de la presse grandit.
Le Comité international – dont les membres les plus actifs, rappelons-le, sont suisses, français et anglais – n’a jamais caché son intention d’exposer les œuvres à Londres et à Paris. À Genève, on a bien l’intention d’ouvrir une exposition à la Société des Nations, là où les œuvres se trouvent déjà. Mais c’est sans compter avec la complexité tant diplomatique que politique des circonstances. En effet, en février, peu de temps après l’arrivée des œuvres à Genève, la Suisse d’abord, suivie de près par la France et l’Angleterre, reconnaissent la victoire de Franco25. Madrid tombe le 31 mars : les républicains sont vaincus et le gouvernement de Franco devient dès lors le légitime propriétaire du trésor espagnol.
C’est avec le généralissime qu’il faudra désormais négocier. Or, ce dernier ne semble pas décidé à donner l’autorisation d’exposer des chefs-d’œuvre qu’il veut voir revenir en Espagne le plus vite possible, puisque, si l’on en croit la propagande menée par les franquistes pendant tout le conflit, les œuvres ont été détruites, ou plus simplement détournées pour être vendues à l’étranger. Les exposer risquerait de démontrer tout le contraire. À cela s’ajoute le fait que les membres du Comité international, qui sont les véritables initiateurs du projet d’exposition, sont considérés par le camp victorieux de Franco comme des collaborateurs des républicains. Franco est pressé de récupérer les œuvres et toutes les pièces seront restituées à l’Espagne, en deux convois successifs au cours du mois de mai 1939. Toutes, sauf les cent soixante quatorze toiles et vingt-et-une tapisseries qui resteront à Genève le temps d’une exposition spectaculaire.
Si nous avons constaté le contraste existant entre la couverture médiatique qu’ont connue la guerre civile espagnole et l’amnésie qui a suivi, plus étonnant encore est le contraste existant entre le succès de l’exposition Les Chefs-d’œuvre du Musée du Prado et l’absolu silence qui suivit. Peu après la fin des combats, entre juin et août 1939, cette exposition allait faire de Genève la capitale mondiale de la grande peinture, et de son Musée d’art et d’histoire l’un des musées les plus enviés du moment. L’exposition fera l’objet d’une couverture médiatique de grande envergure. Avant et pendant l’exposition, de février à août 1939, la presse internationale va dédier des pages entières à l’événement, et la plupart des journaux européens dépêcheront des envoyés spéciaux pour couvrir la soirée d’ouverture le 1er juin.
Que dire de cet événement plus de soixante-dix ans après ? Tout simplement qu’il a pour ainsi dire entièrement disparu des mémoires, tant en Espagne qu’à l’étranger, et même à Genève, où pourtant, en 1989, une exposition commémora le 50e anniversaire de l’arrivée des œuvres à Genève26. Pourtant, l’exposition de 1939 est, dans son genre, un authentique exploit : les autorités de la Ville de Genève auront su négocier ce qui a priori ne pouvait pas l’être. Elles auront su écarter un Comité international devenu encombrant, et auront su trouver les arguments qui vaincront les réticences du nouveau chef de l’État espagnol. Au rang de ceux-ci relevons le bénéfice financier et le succès moral de l’opération, qui joueront sans doute des rôles de premier ordre. Les autorités genevoises avaient vu juste : pour Franco l’exposition genevoise sera non seulement une puissante « opération de charme » mais aussi une aubaine. Le soir du vernissage, on va rendre hommage à l’extrême générosité du nouveau chef du gouvernement espagnol et à son élégante bienveillance, et l’on se gardera bien de mentionner ou de remercier les républicains et le Comité international. Avec près de quatre cents mille visiteurs, du 1er juin au 31 août 1939, l’opération de propagande en faveur du nouveau gouvernement espagnol sera donc une véritable réussite.
Dans la presse locale genevoise les débats seront néanmoins extrêmement vifs et jusqu’au 31 août, les partis de gauche vont dénoncer la collaboration complaisante avec le régime totalitaire que Franco est en train d’installer dans son pays. Mais les débats s’interrompent brusquement au lendemain de la fermeture de l’exposition, le 1er septembre 1939. La Seconde Guerre mondiale vient d’éclater et les œuvres de l’exposition sont rapatriées vers Madrid à la hâte au début du mois de septembre. La suite de l’histoire est bien connue. Pendant qu’en Europe on se bat contre le nazisme et le fascisme, en Espagne, Franco va mettre en place un régime particulièrement répressif. En 1945, une fois la paix revenue en Europe, l’Espagne, sa guerre civile, et bien sûr l’histoire de la protection et de l’évacuation des œuvres d’art et de l’exposition des pièces maîtresses de son patrimoine, ne sont plus qu’un très mauvais et un très lointain souvenir.
Faut-il alors parler, comme le fait Renau, de « mauvaise conscience de l’Europe bourgeoise » ? Quelle que soit la réponse à cette question, on sait aujourd’hui que la censure écrasante qui régnera en Espagne jusqu’à la mort du dictateur, en 1975, ajoutée à l’isolement dans lequel sera tenu le pays par les pays européens pendant quarante ans de dictature, expliquent très largement l’amnésie qui va suivre. Reste la question de la part d’oubli volontaire et de la part de refoulement inconscient subis tant par l’Europe que par l’Espagne après 1939, sans oublier que les principaux protagonistes, tels Josep Renau, José Lino Vaamonde ou Timoteo Pérez Rubio sont partis pour l’exil et les voix dissidentes n’ont qu’une portée relative, qui ne s’affirme qu’une fois les dictateurs disparus.
À ce titre, le témoignage de l’un de ces exilés est particulièrement édifiant, celui du directeur du Musée archéologique de Barcelone Pere Bosch-Gimpera qui, depuis son exil d’Oxford, le 23 mai 1939, envoie à Foundoukidis un rapport que ce dernier lui a demandé pour un nouveau numéro de sa revue Mouseion. Bosch-Gimpera souhaite apporter quelques compléments objectifs car maintenant que la guerre est finie, « la presse de Barcelone, surement [sic] avec des buts de propagande, publie toutes sortes d’informations fantastiques au sujet des musées », et notamment celles que son successeur a fait paraître dans La Vanguardia du 26 avril 1939, où il est question d’un « Musée éprouvé et pillé par les rouges, et dans lequel on procède le plus rapidement possible aux travaux de déblaiements et de remplacement des vitres ». Or, Bosch-Gimpera ajoute, à l’intention de Foundoukidis, « Naturellement le journal ne dit pas que les décombres et les verres cassés proviennent des bombes que les avions “nationalistes” ont laissé tomber sur les proximités du musée et que c’est pour sauvegarder les collections des dangers des bombardements qu’on les avait éloignées, en suivant les bonnes règles internationales. » L’amertume est vive et à cette amertume, Bosch-Gimpera ajoute une dimension humaine qui nous rappelle que le drame d’un seul n’est parfois pas éloigné du drame collectif. Pour clore sa lettre, Bosch-Gimpera prie Foundoukidis, de ne plus lui envoyer de souscription pour la revue Mouseion, « car je ne sais pas encore ce que je ferai ni ou [sic] je serai l’année prochaine. Il va sans dire que je n’ai aucune envie d’etre [sic] fusillé par mes chers compatriotes de l’Empire espagnol27 ».
Dans sa réponse, Foundoukidis ne relèvera pas l’allusion aux exécutions sommaires qui sévissent en Espagne, pas plus qu’il ne fera allusion au destin des exilés espagnols. Il se contentera de remercier son correspondant pour son rapport, car dit-il, il prépare « un travail d’ensemble sur la défense du patrimoine artistique au cours des conflits armés ». Et, en effet, en octobre 1939, la revue Mouseion consacre un numéro à ce thème. On y retrouvera les mêmes photographies que celles qu’il avait publiées deux ans auparavant avec les documents et les témoignages de Renau, mais cette fois les légendes ne préciseront plus dans quelles circonstances elles ont été prises. Ce n’est donc peut-être pas tant qu’il y ait des événements « exilés de l’Histoire » qui surprend, mais plutôt la rapidité avec laquelle cet exil prend effet.
Et pourtant, avec le recul que donnent les soixante-dix années écoulées, ce numéro de Mouseion est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un premier indice que l’expérience espagnole bien qu’oubliée, n’a pas été ignorée. Tant sur le plan technique – qu’il s’agisse des méthodes d’emballage, de conditionnement et de transport – que sur le plan juridique, le travail de sauvegarde mené par les républicains a servi de modèle. Et, bien que l’on ne puisse savoir dans quelle mesure les protagonistes, qui eurent à s’exiler en France, au Mexique, au Brésil ou ailleurs ont eu conscience de leur influence, lorsque quatre décennies plus tard, Josep Renau publie Arte en peligro il écrit ceci : « J’entame les lignes qui vont suivre avec la conviction profonde que dans l’histoire des catastrophes humaines, l’amnésie collective est le meilleur bouillon de culture de la récidive. »