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Lucinda, enfant joyeuse et rêveuse, souhaite devenir flûtiste ou cantatrice et se produire sur les grandes scènes d’Espagne et du monde entier. Seulement, la guerre civile espagnole et un évènement dramatique la propulsent dans une réalité qu’elle était loin d’imaginer et la mènent vers l’exode. Elle rejoindra la France alors en conflit armé où d’autres épreuves l’attendent. Déracinement, amitié, amour, drames jalonneront son parcours.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après le décès de ses parents, Victoria H. a ressenti le besoin de coucher sur papier ce récit, s’inspirant de ses souvenirs d’enfance et des leurs. À eux qui vécurent les difficiles années de la guerre civile espagnole, elle dédie cet ouvrage.
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Victoria H.
Les papillons sont éphémères
Roman
© Lys Bleu Éditions – Victoria H.
ISBN : 979-10-422-3874-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes parents
Ana-Maria et Francisco
27 mai 2008
Elle tentait d’ouvrir les yeux sans vraiment y parvenir. Pour la première fois depuis longtemps, elle n’était pas si pressée de se dégager de la douce chaleur accumulée tout au long de la nuit dans ce grand lit toujours froid au moment du coucher. Ce qui différenciait ce matin des autres matins était le refus inconscient qu’elle opposait à ouvrir ses yeux qui furent jadis très bleus et qui donnaient à son regard une intensité peu commune, presque inquiétante lorsqu’elle ne souriait pas, faisait baisser les yeux ou battre en retraite celui ou celle qui tentait de la séduire, de la braver ou de l’affronter. Ce regard dont elle se servait comme d’une arme pour faire face à l’adversité, pour séduire ou tromper, mentir ou asséner des vérités aussi tranchantes qu’une lame de couteau parfaitement aiguisée. Ils étaient ternes à présent de les avoir usés à fixer l’horizon, à coudre, à lire, à pleurer. Elle percevait cependant à travers ses paupières closes, aussi frêles qu’une feuille de soie, la lumière qui filtrait entre les lattes de ses volets. Les rayons lumineux parsemaient sa chambre de touches de clarté posées sur sa vieille commode dont le bois, à l’origine blond foncé, était devenu sombre suite aux nombreux passages de la cire dont elle usait quasi quotidiennement. Elle aimait sentir sous ses doigts la sensation agréable et rassurante d’une caresse, sentir ce bois doux et luisant chaque fois qu’elle rangeait son linge dans l’un des trois tiroirs, trop grands pour recevoir sa maigre garde-robe. Cette commode qui la suivait depuis longtemps et dont, pour rien au monde, elle ne se serait séparée. Elle distinguait très bien sans la voir, la cruche à eau posée là pour le décor, son usage d’origine détourné pour recevoir les quelques fleurs qui poussaient dans son jardin. Elle n’attendait pas que les roses, lilas, pivoines ou marguerites se fanent. Elle les remplaçait avant que les pétales ne prennent la couleur du bronze. Puis elle devinait une autre tache de lumière visant sa courtepointe, brodée par elle à une époque où elle attendait, priait et espérait.
Elle s’appliquait à garder les yeux fermés, déterminée à vivre son rêve éveillé. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle avait rêvé de ces rêves dont on ne veut pas sortir, dont on souhaite qu’ils ne finissent jamais pour continuer à sentir couler dans tout son corps cette sensation de bien-être, d’apaisement, de légèreté. Ressentir cette vague déferlante emportant tout sur son passage, ses douleurs, sa tristesse, son dégoût, sa rage, sa colère, son impatience, ses erreurs, ses doutes, ses craintes. Elle avait la sensation réelle d’une téléportation à une époque où le soleil brillait sans discontinuer, où le ciel était toujours bleu, où les roses avaient le vrai parfum des roses, ou les amandiers étaient en fleurs.
Ce matin était différent des autres. Pourquoi revivait-elle à travers son rêve ces moments de bonheur simple ? Pourquoi sentait-elle sur son visage la chaleur du soleil, voyait-elle le sourire de son grand-père, humait-elle l’odeur douce-amère des amandes de son enfance ? Pourquoi ressentait-elle si intensément le plaisir de courir sur ces chemins ombragés ?
Car si la vie était rude parfois lorsque le bois manquait l’hiver pour alimenter le brasero, lorsqu’il fallait économiser la nourriture, l’eau du puits, elle appréciait plus que tout d’avoir une famille, le seul véritable foyer où elle savait se réchauffer.
Elle avait toujours eu une imagination galopante, et l’espace de quelques secondes, elle se crut au paradis. Certes, elle attendait la mort dans une forme d’impatience mais elle ne devait pas mourir, pas maintenant, pas encore. Elle avait tant prié. Un frisson la parcourut et mit fin à son rêve éveillé. Elle ouvrit les yeux, promena son regard dans la pièce, repoussa mollement les draps de gros coton et sa courtepointe qui la suivait depuis tant d’années, prête à affronter une nouvelle journée de tristesse, de larmes, de regrets.
Elle aperçut sur la commode son petit cahier bleu dans lequel elle notait chaque soir ses pensées, mon journal de bord disait-elle. La veille, épuisée par sa journée au jardin, elle n’avait écrit que quelques phrases et, fatiguée, l’avait posé sur la commode en se promettant de le ranger sous clé dès le lendemain matin. Il irait rejoindre la pile formée par d’autres cahiers bleus dont chaque page était recouverte d’une écriture serrée, hachée. Ses cahiers… ses repères… sa vie… Pour ne rien oublier.
Elle s’adossa à l’oreiller, reprit conscience de son environnement, sortit son pied droit de la chaleur du lit, le posa sur le carrelage froid de la chambre. Elle sortit l’autre jambe et posa son pied sur le sol en s’aidant de ses mains qu’elle enfonça profondément dans le matelas. Sa tête tournait légèrement, la nausée au bord des lèvres, elle hésita un instant avant de se lever, une oppression comprimant sa poitrine. Son cœur s’affola un peu. Elle attendit un moment que les palpitations cessent, compta sur la Providence pour que sa respiration reprenne un rythme normal. Les battements de cœur ralentirent un peu. Elle gardait les yeux fermés, respirant doucement. Elle ouvrit lentement les paupières, s’appuya sur ses deux pieds, enfonça profondément dans le matelas ses deux poings, prête à fournir l’effort nécessaire pour se redresser. À peine se trouva-t-elle debout, qu’un vertige la propulsa en avant. Elle tenta de s’agripper à la table de nuit mais sa main droite ne put l’atteindre. Ses bras se mirent à battre l’air. Elle chercha vainement à se rattraper à quoi que ce fut qui put la maintenir en équilibre, s’efforçant de reprendre son souffle. Mais elle ne rencontra que le vide. Le souffle court, la bouche démesurément ouverte, les yeux agrandis par la surprise et l’effroi, elle s’effondra sur le carrelage. La dernière image qu’elle vit avant de chuter fut la cruche et son cahier bleu posés sur la commode. Puis tout devint noir.
29 juin 2008
Je m’appelle Joseph. Je me tiens assis sur cette chaise si souvent empruntée, hagard, le dos droit, une main sur chaque genou, le regard fixe. Un profond sentiment de tristesse m’envahit, je me sens un peu perdu et je souris bêtement tant je suis surpris de me retrouver là aujourd’hui dans ces circonstances. Pourquoi suis-je ici ? Parce qu’elle me l’a demandé. Pourquoi suis-je venu ? Parce que je le lui devais. Que me reste-t-il à découvrir que je ne sache déjà ? Mais que sais-je au fond ? Suffisamment, sans doute, pour avoir apprécié chaque instant passé ici dans cette maison à contempler ce décor, à sentir cette odeur de fleurs et de cire, discrète mais bien perceptible. Mais surtout à la regarder et à l’écouter, elle. Que suis-je censé faire maintenant ?
La nuit tombait lorsque Joseph sortit enfin de sa torpeur. Il ignorait le temps écoulé depuis son arrivée. Il se mit debout, frotta ses genoux douloureux, puis prit le chemin de la cuisine, se rinça le visage à l’eau froide, revint sur ses pas et promena son regard sur le salon. Une porte donnait sur la chambre. Il n’en avait jamais franchi le pas. Mais il sut d’instinct qu’il trouverait derrière cette porte les réponses aux questions qu’il s’était si souvent posées. Il franchit la porte.
Il se remémora sa rencontre avec maître Durieux, notaire de son état. Lorsqu’il reçut son appel, il ne comprit pas d’emblée ce que l’on attendait de lui. Certes, il avait découvert le corps de madame Lopez, sa voisine et amie, appelé les secours, répondu aux questions des gendarmes. Puis, le devoir accompli, s’en était retourné chez lui, triste et solitaire. Quelques semaines plus tard, il reçut par la poste une invitation à se rendre à l’étude. La date et l’horaire étaient indiqués en gras et en surligné. Ce courrier stipulait que sa présence étaithautement souhaitée suite au décès de madame Lopez. Maître Durieux et Joseph s’étaient déjà rencontrés après le décès de son père huit ans plus tôt et de sa mère six ans auparavant.
Perplexe et un peu surpris, il se rendit au rendez-vous. Maître Durieux l’accueillit par une poignée de main chaleureuse. Après les politesses d’usage, il l’invita à prendre place dans l’un des gros fauteuils de cuir noir et s’installa derrière son bureau.
— Pardonnez-moi, Maître, une question me taraude.
— Quelle est votre question ? lui demanda aimablement le notaire.
— Pourquoi moi ?
— Et pourquoi pas vous ? Vous semblez très proche de cette dame. En tout cas, suffisamment pour qu’elle vous ait désigné comme son unique héritier. Après enquête de notre administration, nous n’avons retrouvé aucun parent, ni quiconque ayant un lien de parenté avec cette dame. Par ailleurs, comme je vous l’ai exprimé en préambule dans le courrier que nous vous avons adressé, madame Lopez nous avait déposé son testament en décembre 1998. Nous l’avions recontactée en février 2007 afin de nous assurer de sa santé physique et mentale. À cette occasion, nous lui avions demandé si elle souhaitait apporter une modification à son testament ou le maintenir en l’état. Elle ne souhaitait apporter aucune modification.
Simplement rajouter un élément au dossier. Suite à son décès, notre devoir a été de vous contacter. Notre enquête administrative étant de pure forme puisque madame Lopez nous avait certifié ne plus avoir de parents ou parenté vivante. C’est donc tout naturellement que nous vous avons contacté.
Joseph écoutait attentivement.
Le notaire repoussa son lourd fauteuil de cuir, se leva sans quitter Joseph du regard. Puis, se penchant sur son bureau, soulevant quelques documents et se redressant, lui tendit une enveloppe.
— Monsieur Larcan, il est stipulé que nous devons vous remettre cette enveloppe en main propre dès lors que tous les documents sont signés. Mais si vous le permettez, je vais vous lire maintenant le contenu du testament.
Joseph fit un signe de tête affirmatif.
Il apprit que madame Lopez lui léguait ses quelques biens, à savoir sa maison et le terrain qui l’entoure, la voiture, les meubles, linge, objets contenus dans ladite maison et les quelques économies déposées sur un compte à la poste.
Lorsque le notaire eut fini sa lecture, il regarda Joseph et très solennellement lui demanda :
— Monsieur Larcan, acceptez-vous le choix de madame Lopez et consentez-vous à devenir son unique héritier ?
Joseph n’avait toujours pas bougé de son fauteuil. Il tentait d’assimiler ce qu’il venait d’apprendre. Devenir le seul héritier de madame Lopez, cette voisine et amie qu’il avait tant appréciée le toucha et le surprit tout à la fois. Ils se voyaient quasi quotidiennement et le plus souvent chez elle. Leurs rencontres étaient devenues plus fréquentes depuis le décès de sa mère. Ils étaient peu bavards, mais leurs silences n’étaient ni lourds ni empreints de gêne.
Elle lui racontait souvent son enfance mais ils n’avaient jamais évoqué la mort. madame Lopez le savait à l’abri du besoin puisqu’il avait hérité de ses parents, à la mort de sa mère, des deux maisons et des économies réalisées par le couple. De plus, retraité depuis trois ans de la fonction publique, après avoir enseigné l’économie, il percevait des émoluments confortables. Elle aurait tout aussi bien pu léguer ses biens à des associations ou à sa commune. Si elle l’avait choisi, lui, elle devait avoir une bonne raison.
— J’accepte, dit-il enfin.
— Bien. Nous allons signer les documents et ensuite je vous remettrai l’enveloppe. Peut-être y trouverez-vous à l’intérieur la réponse à votre question.
Joseph reprit conscience de l’endroit où il se trouvait. Il sortit l’enveloppe de sa poche. Sur le dessus, était écrit Pour Joseph. Il reconnut l’écriture pour l’avoir maintes fois vue lorsqu’elle inscrivait sur un calepin les dates auxquelles elle avait semé, le nom des produits semés, les dates d’arrosage et de récolte, les quantités… Une écriture fine et hachée. Les mains tremblantes, il en sortit une feuille bleue pliée en quatre. Il s’adossa aux oreillers, croisa les jambes et débuta la lecture.
6 février 2007
Cher Joseph,
Lorsque maître Durieux vous remettra cette lettre, il est bien entendu que je ne serai plus de ce monde. Pendant plus de vingt-huit ans, nous nous sommes côtoyés, avons échangé nos points de vue, partagé la plupart de nos repas. Je vous ai consolé de la perte de vos parents, conseillé dans certaines prises de décision, soigné lorsque votre pauvre maman n’en était plus capable. Sans que vous n’en sachiez rien, votre présence m’a donné du courage lorsque je n’en avais plus, vos sourires ont illuminé mes journées alors que le désespoir me guettait. Vous avez adouci ces années de tristesse, vous les avez même rendues gaies et douces parfois quand nous lisions chacun confortablement installé dans un fauteuil, lorsque soudain vous me disiez : « Avez-vous entendu la dernière blague ? » Elles n’étaient pas toujours vraiment drôles, vos blagues, mais votre ton et votre gestuelle me faisaient sourire et parfois rire, je l’admets. Et puis cette fois où, lorsqu’en voulant m’éviter de tomber au jardin, après m’être tordu la cheville sur une racine de cardes, vous êtes parti vous-même en arrière, les bras en l’air et que vos fessiers ont atterri dans le bac à lisier. Ou lorsque j’ai failli me casser les dents sur des biscuits fabriqués maison Joseph, comme vous aimiez à le dire, et que pour leur donner une originalité, vous les aviez fourrés de petites perles sucrées argentées, de celles qui accompagnent généralement les dragées. Que de moments cocasses partagés avec vous ! Que d’agréables souvenirs ! Votre présence et votre bienveillance m’ont aidée à survivre. Mille mercis ne suffiraient pas à vous témoigner ma gratitude. Vous êtes et avez été pendant toutes ces années, mon seul et véritable ami. Et maintenant que je n’aurais à affronter ni votre regard ni votre embarras, je peux vous le dire, je vous ai aimé comme un fils, le fils que j’aurais tant voulu avoir à mes côtés. Tout ce qui m’appartient est à vous désormais. Faites-en l’usage qui vous semblera bon. Cependant, il y a trois choses dont je vous demanderais de ne jamais vous séparer de votre vivant : la commode de ma chambre, la cruche bleue et la pile de cahiers tout aussi bleus que vous trouverez dans le placard fermé à gauche de mon lit. La clé se trouve au fond de la cruche dans une petite poche en plastique. Le jour où vous sentirez la mort vous approcher, brûlez la commode, les cahiers et fracassez la cruche. Ces cahiers racontent mon histoire. Elle n’intéresse personne puisque je n’ai personne à qui la raconter à part vous. Mais j’aime à croire qu’elle vous permettra de découvrir ce que je n’ai jamais dit à quiconque, même pas à vous. Par pudeur sans doute, par crainte aussi. Et la quête que j’ai menée toute ma vie, peut-être voudrez-vous la poursuivre ?
Que Dieu vous bénisse, Joseph.
Lucinda Lopez
Joseph resta un long moment à contempler la lettre. Des larmes coulaient le long de ses joues. Il découvrait que cette dame qu’il avait côtoyée pendant de longues années se prénommait Lucinda. Quel joli prénom ! Elle l’appelait Joseph, il l’appelait madame Lopez. Elle l’avait aimée comme un fils, il l’avait aimée comme une seconde mère.
Devait-il ou non lire ses cahiers ? Avait-il envie de savoir quelle était la vie de son amie avant qu’il ne la rencontre ? Quelle était cette quête qu’elle avait menée, visiblement sans résultat ? Il se leva, se dirigea de nouveau vers la cuisine, s’aspergea le visage d’eau fraîche puis revint vers la chambre, trouva la clé au fond de la cruche, ouvrit le petit placard et sortit les cahiers. Il y en avait plus d’une centaine, tous de la même couleur, mais pas tous du même format. Certains semblaient très anciens, le papier un peu jauni et les feuilles cornées à force de les avoir tournées et retournées sans doute. Il chercha un sac ou un panier pour pouvoir les emporter tous chez lui. Puis il se ravisa. Son histoire, il la découvrira ici dans ses murs. Il se faisait tard, peut-être devrait-il rentrer chez lui et revenir le lendemain ? Il se leva, prêt à quitter la chambre, et sans réfléchir fit demi-tour. Il se réinstalla sur le lit, cala les oreillers dans son dos.
Il ouvrit le premier cahier. Les premières notes dataient d’avril 1922.
12 avril 1922
Allongée sur son lit de souffrance, elle priait Dieu pour que la délivrance arrive enfin. Dans la nuit, elle avait ressenti les premières douleurs, attendu patiemment que le travail avance puis, n’y tenant plus, s’était levée sans bruit pour ne pas réveiller son époux qui dormait à ses côtés. À peine eut-elle posé le pied sur le sol qu’elle s’effondra sous la violence de la douleur qui lui broyait le ventre et la laissait sans souffle. Elle respira doucement un long moment et courbée, sortit de la chambre. Le bébé allait arriver mais elle avait encore un peu de temps devant elle. Il était tôt, le soleil n’était pas encore levé. Elle sortit dans le patio respirer l’air frais du petit matin, tournant autour de la table, comme une danse indienne, en cadence, retenant autant que possible ses gémissements, respirant et soufflant en conscience. Elle réveillerait sa mère le moment venu et enverrait Esteban, son fils, s’enquérir de la sage-femme du village au dernier moment. Pour tromper le temps et la douleur, elle se remémora la naissance d’Esteban, la joie et l’orgueil de Pedro lorsqu’il présentait son premier né aux habitants du village. Presque l’Enfant Jésus, clamait-elle, les yeux pétillants de fierté et de bonheur. Elle se rappelait son baptême, la fête qui s’ensuivit, les rires, les chants, le vin qui coulait à flots, les gourdes qui se remplissaient aussi vite qu’elles se vidaient, son propre rire, son insouciance, la foi qu’elle avait en la vie. Elle savoura un instant le bien-être que lui procuraient ces souvenirs. Puis ses yeux s’embuèrent. Elle tenta vainement de repousser l’image qui s’offrait à elle mais dut y renoncer. Elle revit le visage de ses deux petits anges qui vinrent au monde très exactement dix-huit mois jour pour jour après la naissance d’Esteban, deux petites filles en tout point identiques. Leur naissance suscita de la curiosité dans le village tant la gémellité était peu commune. Les femmes prenaient plaisir à leur confectionner de jolis cols brodés que Maria cousait sur leurs robes, apportaient des rubans pour leurs boucles brunes. Chacun y allait de son petit compliment. Elles étaient vives et gaies et faisaient la joie et la fierté de leur famille. Maria et Pedro bénissaient Dieu chaque jour dans leurs prières. La vie s’écoulait, paisible. Maria se disait la plus comblée des femmes de ce monde. Un mari aimant, des enfants en bonne santé, ses parents auprès d’elle. Que demander de plus ? Mais ce bonheur simple prit fin lorsqu’une épidémie de diphtérie emporta les deux petites. Rosa à l’aube, Soledad la nuit suivante. Elles n’avaient pas atteint leur troisième anniversaire. Le chagrin fut tel que Maria s’isola, refusant de partager le lit de son époux, repoussant la bienveillance de sa famille et des habitants du village, ignorant toute nourriture. Elle souffrait trop et peu lui importait la souffrance des siens.
Elle resta couchée sans se nourrir pendant plusieurs jours, ne desserrant les lèvres que pour gémir ou hurler sa douleur. Sa mère tentait de lui faire absorber un peu d’eau sucrée qu’elle rejetait d’un geste brusque. Maria dépérissait à vue d’œil. Après plusieurs jours, Pedro, désespéré, s’en fut quérir un médecin de la ville voisine. Celui-ci ne put que constater une extrême mélancolie et une souffrance indicible.
— Seul un autre enfant pourra la sauver, dit-il à Pedro.
— Mais Docteur, elle ne veut plus de moi, elle ne me laisse plus l’approcher, ne serait-ce que pour lui tenir la main. Je souffre autant qu’elle, nous souffrons tous beaucoup. Nous devons nous soutenir pour avancer, mais elle nous rejette tous un par un. Que faire Docteur ?
Pedro était assis sur une chaise, le corps penché en avant, les coudes sur les genoux. Il se tenait la tête entre les mains, son désespoir suintait dans toute la pièce. Le médecin lui mit la main sur l’épaule en signe de compassion.
— Laissez-lui encore un peu de temps, amenez-lui Esteban chaque jour, même si elle le repousse, insistez. Forcez-la à s’alimenter même très peu, à boire aussi. Insistez encore. Je viendrais la voir tous les deux jours et si hélas, la situation n’évolue pas, je devrais la confier à un asile pour des soins appropriés car votre femme est en train de sombrer dans la folie, Pedro.
Pedro se leva d’un bond, attrapa le médecin par le col.
— Non, cria-t-il, ne me séparez pas d’elle, jamais ! vous m’entendez ?
Le regard bienveillant, le médecin lui prit les deux mains :
— Pedro, je n’en ai pas l’intention mais la situation est grave, faites en sorte qu’elle sorte de son mutisme et qu’elle s’alimente un peu. Donnez-moi des nouvelles, je repasse dans deux jours.
Pedro bafouilla des excuses et se rassit, plongé dans un abîme sans fond. Perdre ses enfants était insupportable, mais s’il devait perdre aussi Maria… Il savait que sans elle, il ne remonterait jamais la pente.
L’amour sans faille de son mari, de ses parents, le soutien de ses amis et voisins, l’amour viscéral qu’elle portait à Esteban lui permirent peu à peu de survivre à ce drame. Elle ne changea rien à son comportement quotidien, travaillant au potager et aux champs avec son père, cuisinant, brossant, lavant à grande eau, cette eau qu’elle puisait et qu’elle rapportait dans de grands seaux de bois et de fer. Le puits creusé par son grand-père était une aubaine dans ce pays où la chaleur était présente une grande partie de l’année. Elle considérait comme un luxe de disposer à volonté de ce précieux liquide. Mais depuis ces deux terribles pertes, elle se nourrissait peu, juste le nécessaire pour tenir toute la journée, le chagrin lui ayant enlevé le goût de la nourriture. Elle accepta, le temps faisant son œuvre, de se rapprocher de son mari qu’elle aimait profondément. Elle ne chantait plus, ne souriait plus, mais elle restait attentive pour chacun des siens. Chaque semaine, elle cueillait les fleurs qu’elle faisait pousser dans de grandes jarres en terre disposées de manière aléatoire contre les murs du patio intérieur. Elle en garnissait une petite cruche bleue qu’elle déposait sur la belle commode de leur chambre et se recueillait chaque semaine sur la tombe de ses chères petites.
Ses souvenirs lui faisaient toujours autant de mal, aussi détourna-t-elle son attention sur le petit jardin qui entourait la maison. Il accueillait un poulailler, quelques clapiers à lapins, cinq oliviers plantés là par son arrière-grand-père, des pommiers et des poiriers. Sa mère Salvadora fabriquait leur huile d’olive, la seule et unique chèvre donnait le lait qui servait à la fabrication du fromage, les poules et les lapins fournissaient les protéines nécessaires, les légumes du potager et les fruits complétaient leur alimentation quotidienne.
Ces divagations l’empêchaient de hurler sa douleur qui s’intensifiait. Lorsqu’elle estima le moment venu, elle réveilla doucement sa mère lui demandant de mettre de l’eau à bouillir dans le grand baquet, de préparer les draps et autres tissus qu’elle savait salir de son sang. Elle réveilla ensuite son époux, les douleurs étant maintenant difficilement supportables. Aidée de sa mère et de sa tante Antonia, elle prépara le lit qui accueillerait cette nouvelle vie. À l’annonce de l’arrivée prochaine du bébé, chacun se résolut à apporter son aide. Son époux et son père rapportèrent la quantité de bois nécessaire pour alimenter et entretenir le feu. Esteban, du haut de ses six ans, s’en fut quelques rues plus loin quérir la sage-femme, tout excité de pouvoir annoncer la naissance à venir. Maria s’allongea enfin dans son lit propre et prêt à recevoir cet enfant qu’au fond elle n’avait pas désiré. Elle s’en voulait de ses pensées mais les temps étaient durs, et la peur de perdre un autre enfant lui était tout simplement insupportable. Sa mère, assise sur une chaise près du lit, lui tenait la main, épongeant son front avec un linge propre et humide. Antonia, sa tante, allait et venait dans la pièce, soulevant un objet, le reposant, vérifiant la bonne température de l’eau, s’assurant que rien ne manquerait le moment venu. Elle était nerveuse. Elle guettait par la fenêtre l’arrivée de la sage-femme. Quand elle arriva enfin, Salvadora s’approcha d’Antonia. La prenant doucement dans ses bras, elle lui demanda d’aller veiller sur Esteban et remplir les jarres de vin pour offrir aux amis et voisins qui ne tarderont pas à venir tenir compagnie à Pedro. Antonia regarda sa sœur avec gratitude et sortit de la pièce. Salvadora reprit sa place auprès de Maria. Elle savait comme toutes les mères du monde qu’aucun remède ne pourrait lui épargner les souffrances endurées et à venir, que seule la délivrance y mettrait fin.
Les heures passaient. Maria était à bout de force. Son corps était transpercé par des fers de lance brûlants, le souffle lui manquait et dans son délire de douleurs, elle se demandait où elle trouverait la force d’expulser ce petit corps qui se frayait un passage dans ses entrailles. Elle se mit à espérer que s’il plut à Dieu de la rappeler à Lui, qu’il en soit ainsi. À bout de force, elle ne luttait plus, laissant la douleur l’envahir tout entière. Elle eut le sentiment de sombrer dans les eaux glauques et sombres d’un lac. Sa vue se brouilla, ses battements de cœur ralentirent, la douleur s’apaisa. Je meurs, se dit-elle. Elle ne ressentait plus rien tout à coup, les douleurs avaient disparu, elle flottait, se sentait légère comme une plume. Je suis sur le chemin, comme la mort est douce. Elle ferma les yeux et se laissa aller. Mais cet instant béni ne dura pas, une violente douleur la ramena à la réalité. Poussant un cri déchirant et presque inhumain, elle se redressa sur son séant pour sentir cette petite chose gluante, chaude et hurlante sortir de son corps avant même qu’elle ne fournisse l’effort nécessaire pour l’expulser. Complètement étourdie par cette arrivée aussi rapide que surprenante, elle eut juste le temps de voir la sage-femme recueillir l’enfant au creux de ses bras et l’envelopper dans un linge propre. C’est une fille, dit-elle simplement.
Maria mit un certain temps à réaliser ce qui venait de se passer. Elle était toujours vivante et son enfant hurlait sous les mains expertes de la sage-femme. Celle-ci déposa la petite sur le sein de Maria. L’enfant se calma aussitôt au contact doux et humide de sa mère. Elle se surprit à regarder ce petit visage tout rouge et fripé qui se détendait au fur et à mesure qu’il tétait goulûment, pour enfin découvrir le plus joli visage qu’elle ait jamais vu. Elle ne vit aucune ressemblance avec ses autres petites filles. Celle-ci avait un duvet blond et bien que ses yeux ne soient pas encore ouverts, on distinguait de larges fentes qui laissaient présager de grands yeux. Dans l’incapacité immédiate de gérer le flot d’émotions qu’elle ressentait, elle détourna le regard de ce petit visage et se laissa sombrer dans le sommeil. Lorsque la sage-femme eut fini son travail, elle se retira en promettant de revenir le lendemain.
Pedro son époux, son père, sa mère, sa tante et Esteban se regroupèrent autour du lit pour admirer la petite qui s’était endormie sur le sein de sa mère. Pedro prit délicatement sa fille dans ses grandes mains et la déposa dans le berceau près du lit. Ils sortirent sur la pointe des pieds et laissèrent la mère et l’enfant récupérer de leurs efforts.
Maria se réveilla tard dans la journée. Pedro se tenait là tout près d’elle, les yeux fermés, se balançant sur une chaise à bascule. Il tenait la petite endormie dans ses bras. Maria s’assit sur le lit et regarda le charmant tableau que formaient son mari et sa fille. Elle aurait voulu s’attendrir mais n’y parvint pas. Elle éclata en sanglots, honteuse de sa propre réaction. Elle ne ressentait pas pour cette petite l’amour qui l’avait submergé lorsqu’on lui avait mis Esteban sur son sein la toute première fois. Elle s’en voulait terriblement, mais elle n’y pouvait rien. Pas un instant depuis la naissance, elle n’avait ressenti l’envie de prendre l’enfant contre elle. C’était sa mère qui lui déposait la petite sur le sein, la reprenait pour la poser dans son berceau. Maria ouvrait à peine les yeux, tournait le dos à sa mère et se rendormait.
Son cœur semblait s’être transformé en pierre. Que lui arrivait-il ? Je ne l’ai pas désiré, cet enfant, et voilà le résultat. On ne peut aimer que l’enfant désiré. Oui, c’est ça, voilà pourquoi je ne ressens rien. Je ne l’ai pas désiré. Pas comme Esteban, Rosa et Soledad.
Soulagée d’avoir trouvé une réponse à son tourment, elle tourna le dos à son mari et à sa fille toujours endormis et ferma les yeux. Dormir, voilà ce qu’il me faut et nous aviserons plus tard de la destinée de cette petite. Pedro se réveilla, posa la petite dans son berceau. Il s’approcha du lit et regarda Maria. Il s’assit près d’elle et la prit dans ses bras. Maria avait les yeux fermés mais elle ne dormait pas. Elle finit par les ouvrir. Leurs regards se croisèrent.
— Comment te sens-tu, Maria ?
— Bien.
— Veux-tu que je dépose la petite près de toi ?
— Non, Pedro, c’est inutile. Elle dort, elle n’a pas besoin de moi.
Pedro s’attendait plus ou moins à cette réponse, mais il avait espéré qu’après s’être suffisamment reposée, Maria redeviendrait sa Maria, la mère, l’épouse, celle que tout le monde admirait pour sa force et son courage.
— Maria, que se passe-t-il ?
— Rien, Pedro. Pourquoi veux-tu qu’il se passe quelque chose ?
— Je ne te reconnais pas Maria, où est donc passé ton instinct maternel ?
Elle avait le visage fermé, les lèvres pincées. Elle regardait son mari tant aimé et y découvrit du chagrin et du désespoir. Elle lui devait la vérité.
— Nous n’aurions pas dû avoir cet enfant.
Le cœur de Pedro fit un bond dans sa poitrine. C’est de ma faute, se dit-il, je ne l’ai pas assez aidée pendant sa grossesse, elle a travaillé aux champs jusqu’au dernier jour. Mais elle est si forte, elle ne se plaint jamais. Elle est tout simplement épuisée, son discernement habituel lui fait défaut.
— Je t’en prie, ne dis pas cela. Cette petite est un don du ciel, elle est si sage, si jolie, c’est notre enfant, Maria, le fruit de notre amour. Tu es épuisée, tu ne penses pas ce que tu dis n’est-ce pas ? Repose-toi quelques jours encore, tu as travaillé jusqu’au dernier jour, tu as souffert pour mettre notre bébé au monde. Nous allons veiller sur toi et la petite le temps que tu te rétablisses et tu verras la situation différemment.
Maria regardait son mari. Son air attristé la peinait, elle aimait ce grand homme calme et bon. Pedro se leva, prit la petite dans ses bras. Elle dormait toujours. Il reprit sa place auprès de Maria, le visage de l’enfant tourné vers celui de sa mère.
— Regarde-la, Maria, c’est notre enfant, notre chair, notre sang. Comment peux-tu l’ignorer ?
Bien que ces paroles fussent empreintes d’une grande douceur, Maria perçut le désespoir et une pointe de colère dans les propos de son mari.
Elle accepta de regarder l’enfant puis détourna le regard.
— Non, Maria, regarde-la.
Il lui prit le menton, l’obligeant à garder le visage tourné vers la petite. Maria ferma les yeux. Puis, après un soupir, les ouvrit et posa son regard sur ce petit bout de femme qui sentait si bon le propre. Des milliers de pensées circulaient dans son cerveau. Elle était déchirée entre l’envie de la prendre dans ses bras ou l’oublier à tout jamais. Mon Dieu, aidez-moi. Je ne veux pas m’attacher, je ne survivrai pas à un autre drame.
— Pedro, nous pourrions la confier à une nourrice, un certain temps du moins, le temps que…
Pedro leva le regard sur sa femme. Stupéfait et incrédule, il déposa l’enfant dans son berceau et se rapprocha de Maria.
— Maria, mais que t’arrive-t-il ? D’où te viennent ces pensées, et pourquoi ? Cette petite est notre enfant, tout comme le sont Esteban, Rosa et Soledad et…
Le cri que poussa Maria le stoppa net.
— C’est donc cela, Maria, tu as peur. Tu as peur d’aimer cette petite de crainte de la perdre et tu préfères la confier à des étrangers. Mais tu aimes déjà cet enfant, Maria, et tu vas continuer à l’aimer plus que toi-même. Mais tu n’oses te l’avouer. Aujourd’hui pour la première fois depuis que je te connais, tu abandonnes la lutte, tu te laisses submerger par tes peurs. Réagis, Maria, je t’en prie. Cette enfant restera ici dans notre maison, c’est ici qu’est son foyer et dans nul autre endroit car cette petite est notre fille. Tu m’entends, Maria ? Alors oublie tes ignobles pensées. Repose-toi, prends tout le temps qu’il te faut mais n’abandonne pas. Je reviendrai te voir un peu plus tard.
Pedro se dirigea vers la porte, abattu et désemparé. Jamais il n’avait vu Maria si peu combative, même après la perte terrible de Rosa et Soledad. Certes, il lui avait fallu du temps pour se remettre de ce deuil terrible. Lui-même avait eu besoin de temps, mais dès lors que Maria avait montré les premiers signes de rétablissement, il avait senti la force lui revenir, l’envie de lutter avec elle étant plus forte. Ils étaient unis pour la vie. Sa sève, son pilier, son élixir de vie, c’était Maria. Sans elle, il ne serait pas l’homme fort, serein et confiant qu’il est aujourd’hui. Cependant, il ne regrettait pas de lui avoir parlé ainsi. Quelle que fût sa décision concernant l’enfant, il savait qu’il la garderait auprès de lui dans cette maison, auprès des siens. Il aimait Maria de tout son être, il avait confiance en elle, elle avait besoin de temps.
Elle regardait son mari regagner la porte de leur chambre. Sa démarche lente et accablée lui noua la gorge et fit monter des larmes dans ses yeux. Que m’arrive-t-il ? Depuis quand te laisses-tu dominer par ta peur, tes craintes ? Réfléchis Maria, mais surtout réagis. Elle se parlait à elle-même, admettant que son attitude n’était pas appropriée face à ce bébé qui ne demandait qu’à être aimé. Remets tes idées en ordre Maria, laisse parler ton cœur de mère.
Pedro s’apprêtait à refermer doucement la porte.
— Pedro ?
— Oui, Maria ?
— Donne-moi la petite, s’il te plaît, et laisse-moi seule avec elle.
Surpris, Pedro s’exécuta. Il ne voulait pas s’enthousiasmer trop vite, l’air sérieux et triste de Maria l’en dissuada.
Il se retira, laissant la mère et l’enfant dans un tête-à-tête dont il ignorait l’issue. Il se remémora l’instant où Maria dormant, l’enfant avait réclamé par ses cris perçants le droit d’être nourrie. Salvadora avait posé la petite sur le sein de sa mère qui avait entrouvert les yeux mais s’était rendormie aussitôt, indifférente à ce qu’il se passait. Pouvait-elle rejeter l’enfant ? Il ne pouvait se résoudre à le croire. Maria, sa Maria tant aimée… Une bonne heure s’écoula depuis qu’elle lui avait demandé de la laisser seule avec la petite. Perdu dans ses pensées, il ne vit pas Esteban s’approcher de lui.
— Père, Mère vous appelle, ne l’entendez-vous pas ?
Pedro releva la tête, regarda son fils, un peu hébété.
— Ah, Esteban… si, si, bien sûr j’y vais, je m’étais assoupi.
Il entra dans la chambre, se préparant à devoir convaincre son épouse de réfléchir à son attitude de rejet, d’accepter peut-être l’alternative de confier la petite à une nourrice pour la nourrir le temps que Maria reprenne ses esprits. Mais cette éventualité lui répugnait. Non pas que les nourrices n’étaient pas de braves femmes, loin de là, et elles étaient très sollicitées par les mères qui ne produisaient pas ou peu de lait. Mais ce n’était pas le cas de Maria. Elle devait nourrir leur enfant. Si elle se refusait à l’aimer, au moins qu’elle la nourrisse. Il ne pouvait l’envisager autrement.
Le cœur serré, il resta sur le pas de la porte. Contre toute attente, il découvrit une Maria apaisée, souriante.
— Viens, approche, dit-elle, lui tendant la main. Nous l’appellerons Lucinda.
Avril 1934
Lucinda venait de fêter ses douze ans. C’était une agréable enfant toute blonde aux yeux clairs. Elle était vive et joyeuse. Notre rayon de soleil disait d’elle José son grand-père. La vie s’écoulait paisiblement. Comme chaque année depuis sa naissance, chacun de ses anniversaires était l’occasion de faire la fête. Il faisait toujours beau à cette période de l’année. Sa mère préparait invariablement un repas autour duquel se réunissaient famille et amis. Elle portait une jolie robe que Maria lui confectionnait spécialement pour cette journée. Elle ajoutait des rubans dans ses beaux cheveux blonds. Elle se disait que la vie était vraiment belle.
Elle aimait son environnement, leur maison de torchis blanc et son toit plat en terrasse. On y étendait le linge qui séchait au soleil. Régulièrement, tapis et matelas y subissaient les assauts répétés de la tapette tenue par la main ferme et calleuse de sa grand-mère. Elle y grimpait dès qu’elle se savait à l’abri du regard de sa famille et y accédait par un escalier extérieur qui n’était autre qu’une échelle de bois vermoulue par endroit et que plus personne n’empruntait. Elle n’était pas autorisée à monter sur cette échelle, mais contre toute attente, elle l’escaladait dès lors qu’elle n’était plus dans le champ de vision de sa mère ou de sa grand-mère ou de quiconque aurait pu la surprendre. Certes, elle aurait pu utiliser l’escalier intérieur comme chacun des membres de sa famille, mais cette escalade périlleuse lui donnait un sentiment d’interdit, d’évasion, de liberté. Elle devait au préalable contourner la maison pour y accéder. Elle s’arrêtait devant les poussins, les poules, leur lançait des graines, caressait les lapins dans leurs clapiers, embrassait le museau de la petite chèvre. La terrasse représentait son refuge, son point de mire sur les collines environnantes où l’on distinguait des oliviers, des amandiers et des poivriers à perte de vue. Elle apercevait les terres de sa famille. De l’autre côté de la colline, c’était la ville.
Elle était très attachée à sa famille, son père Pedro, sa mère Maria, son grand-père José et sa grand-mère Salvadora, il y avait aussi Antonia, sœur de sa grand-mère, veuve depuis longtemps, portant le deuil d’un mari et d’un fils mort quelques jours après sa naissance. Elle ne se remaria pas et resta vivre avec eux dans la maison familiale. Et puis et surtout, il y avait Esteban, son grand frère tant aimé. À dix-huit ans, il claironnait à tous qu’il serait un jour professeur de musique. C’était un gentil garçon, attentif, doux et calme.
Lucinda aimait particulièrement accompagner son grand-père ramasser les amandes sur le chemin qui les conduisait au potager où ils se rendaient chaque jour. Elle aimait son rituel lorsqu’il sortait les petits sacs en toile de jute minutieusement pliés pour pouvoir s’insérer dans les grandes poches de sa veste de velours côtelée noire, ramassant chaque amande tombée au sol. Elle aimait le suivre et le regarder dans son potager arrachant cardes, poivrons, tomates, ail, oignons, courges amoureusement cultivés et qui assuraient les repas quotidiens de la famille. À cette époque, au début des années trente, la culture est terriblement appauvrie. Sa famille considérait faire partie des privilégiés, mais elle le devait au pragmatisme et à l’anticipation du grand-père qui ne jugeait jamais rien pour acquis.
Il prenait soin de faire ses propres semences, d’entretenir le puits creusé à mains nues par son père et même si la récolte n’était pas aussi florissante que par le passé, elle suffisait à tenir la faim à distance. Alors que le marché noir sévissait partout, son grand-père s’y tenait à l’écart. Mais il n’hésitait pas à donner aux plus nécessiteux. Notre fortune est dans la terre, répétait-il à chaque repas.
Tout comme son grand-père, elle remplissait ses poches d’amandes tombées des arbres, admirait cette forme oblongue parfaite pour sa petite main, la coque qu’elle trouvait si jolie, si douce au toucher, comme le duvet des petits poussins qu’elle admirait et caressait chaque matin dans le poulailler. Elle en dégageait le fruit, niché dans cet écrin de velours, le portait à sa bouche, le recrachait aussitôt, étonnée que le goût fût si amer.
— Grand-père, pourquoi le goût est-il si amer alors que le fruit est si joli ?
— Parce que tu le ramasses trop tôt, répondait-il, un petit sourire au coin des lèvres.
— Et toi, pourquoi les ramasses-tu ?
— Pour les faire sécher et replanter les graines qui donneront d’autres amandiers. Tu remarqueras, petite, que je ne ramasse que celles tombées au sol. Elles ne grossissent plus et le moment venu, nous cueillerons les amandes lorsqu’elles seront mûres, celles qui restent accrochées aux branches.
Son grand-père José était l’aîné d’une fratrie de quatre garçons. À la mort du père de famille, il hérita tout naturellement des arpents de terre cultivés depuis des générations par ses ancêtres. Ses frères partirent tous les trois à la ville pour travailler à l’usine. C’était le lot de tous les fils cadets d’une famille, l’héritage des terres revenant systématiquement au premier fils. Certains cadets, cependant, choisissaient d’aider leur aîné à cultiver les terres. Si l’on aimait la terre, mieux valait naître le premier.
Son grand-père et sa mère travaillaient aux champs et au potager. Le travail des champs était réduit à cette époque. Dans cette région de Catalogne, les terres étaient peu fertiles et les cultures peu abondantes. Mais José et sa fille Maria mettaient un point d’honneur à entretenir les arbres fruitiers qui y poussaient tant bien que mal, à débarrasser la terre des herbes sèches. Dans l’espoir que l’économie agricole reprenne un jour. Au moins, nos terres seront prêtes à être travaillées, disait le grand-père.
Son père et Esteban travaillaient à l’usine de textiles et de laine à Rubi, petite commune au sud de Sabadell. Ces communes sont proches de Barcelone.
Dans les années 1930, dans la région de Sabadell où se trouve le berceau de la famille, l’industrialisation textile et lainière est en plein essor. Beaucoup de main-d’œuvre est nécessaire pour assurer un rendement suffisant pour approvisionner en tissus et en lainage le pays tout entier. Il est tout de même paradoxal de constater qu’une telle industrie ait pu se développer en Catalogne, alors que les terres sont sèches et arides et les fleuves et cours d’eau peu abondants. Difficile donc d’y élever des moutons pour la laine et d’y faire pousser du chanvre pour le textile. Mais c’est sans compter sur l’inventivité et la perspicacité de quelques industriels locaux. La Catalogne souffre à cette époque d’une économie pauvre et se retrouve quasiment sans ressources. Les terres ne donnent pas assez de travail aux hommes, la production agricole est pratiquement inexistante. Le désœuvrement est quasi total et les familles peinent à nourrir leur progéniture. Certains hommes se font employer par des particuliers mieux nantis pour quelques travaux ou aménagements, mais ces missions sont parfois de courtes durées et ne garantissent jamais totalement la subsistance d’une famille. Les femmes proposent leurs services de ménage, couture… mais la majorité de la population se trouve confrontée à la même problématique. Peu de travail pour nourrir une ville tout entière.
La proximité du port de Barcelone fut le point de départ et l’idée première de ces intellectuels. Ils feraient venir par bateaux, les moutons prêts pour la tonte, les ballots de chanvre, les matériaux nécessaires à la construction de l’usine et des machines, des oléoducs pour l’acheminement de l’eau puisée dans la mer. Lorsque toutes les problématiques techniques et commerciales furent étudiées et affinées, l’on vit naître l’industrie qui allait permettre à la Catalogne, et notamment à cette région de Sabadell, de renaître de ses cendres. De nombreuses femmes et la majorité des fils cadets y trouvèrent un emploi. Beaucoup d’ouvriers arrivaient de la province de Murcie ou d’Andalousie avec femmes, enfants et parents. Ils s’installèrent dans la région.
La vie économique reprenait. Les campagnes s’urbanisaient. Des routes furent créées pour faciliter le transport. Des immeubles poussaient comme des champignons pour loger cette nombreuse main-d’œuvre. Les activités commerciales aussi diverses que variées telles que épiceries, boulangeries, bars, restaurants, hôtels, barbiers, modistes… se développèrent. Les journées à l’usine étaient longues et laborieuses mais les salaires plus que corrects. Personne ne se plaignait, savourant le bonheur de pouvoir apporter à sa famille un minimum de confort et de sécurité matérielle. Beaucoup quittèrent les campagnes pour s’installer en ville ou en bordure.
D’autres provinces d’Espagne aux terres plus fertiles et aux fleuves plus abondants avaient un rendement agricole très productif, mais les usines ne pouvaient émerger. En cause à l’époque, la difficulté d’acheminer tous les matériaux nécessaires à l’élaboration d’une telle industrie. Dans les années 1930, le réseau ferroviaire n’est quasiment pas développé en Espagne, ce qui limite l’acheminement des produits et matériaux. Ces régions assureront plus tard dans les années 1950, 15 % de la production textile, mais la Catalogne reste et restera la province où la production de laine et textile avoisine les 85 %. À ce jour, elle a toujours le monopole.
Chaque soir, elle attendait avec impatience le retour de ce père adoré, lui demandant invariablement de lui raconter la ville. Elle l’imaginait avec de jolies maisons, des commerces, des parcs, des théâtres et des cinémas. Son amie d’enfance, Nuria, avait eu le privilège de se rendre dans l’un de ces théâtres à l’invitation de sa tante de Madrid qui, disait-on, avait épousé un riche propriétaire terrien. Nuria lui racontait alors la scène au plancher de bois, les fauteuils de velours bleu, la fosse d’orchestre, les immenses rideaux rouges qui s’ouvraient et se fermaient comme par magie, les dames en jolies tenues, les hommes en queue de pie, cette myriade d’éventails, ce mélange de parfums et de fumée de cigares. La terrasse devenait alors une scène où elle se donnait en spectacle, chantant à tue-tête les chansonnettes que fredonnait sa grand-mère. Les poules, lapins, chèvre devenaient son public. Nuria y était invitée parfois et ses applaudissements à tout rompre lui donnaient l’illusion d’être une grande cantatrice.
L’année 1931 fut celle de l’avènement de la seconde République. L’Assemblée décide de la séparation de l’Église et de l’État. Des voix d’hommes politiques et d’intellectuels se firent entendre partout dans le pays pour dénoncer l’emprise de l’Église sur la Société et plus particulièrement sur l’enseignement. À cette époque, la majorité des députés étaient anticléricaux. De ce fait, plus aucune dotation n’était versée à l’Église et le droit d’enseigner lui fut retiré. L’on décrocha les crucifix qui ornaient les murs des salles de classe, le mariage civil et le divorce furent reconnus. Cette séparation opposa les différents partis politiques existants et d’autres se formèrent. Deux grandes instances tinrent le haut du pavé. Les nationalistes totalement opposés à l’éviction de l’Église, et les républicains fondamentalement anticléricaux. Du militantisme anticlérical naquirent des violences et des assassinats contre tout représentant de l’Église. La terreur s’empara de la population.
La séparation de l’Église et de l’État engendra la montée du fascisme. Trois organisations politiques antifascistes virent le jour, opposant les nationalistes aux républicains. En 1932, la Phalange émergea. À sa tête, José Antonio Primo de Rivera, fils de Miguel Primo de Rivera, dictateur de 1923 à 1930. Il prônait un régime totalitaire, antisyndicaliste et anti-ouvrier. Cette organisation vit ses effectifs gonfler lorsque Onesimo Redondo à la tête du mouvement JONS créé en 1934 et le Front populaire fusionnèrent. À eux trois, ils firent régner un climat de pré guerre civile. Les combats de rues entre nationalistes et républicains furent légion, les assassinats d’éminentes personnalités telles que le poète et écrivain Federico Garcia Lorca se multiplièrent. L’arrivée en 1936 du Général Francisco Franco, grand admirateur de Hitler et de Mussolini, ne fit qu’augmenter la terreur qui régnait à l’époque sur tout le pays. Franco prit à son compte l’idéologie de la Phalange, adoptant les idéologies du fascisme et du nazisme. Il fut en cela conseillé et guidé par deux autres généraux militaires : Gonzalo Gueipo de Llano et Emilio Mola. Ce dernier suggéra et imposa à ses armées de semer la terreur et d’activer les exécutions, seules actions capables de faire plier tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Nous étions à l’aube de l’un des plus grands massacres humains fomentés par des hommes à l’égo sur développé, avides de pouvoir et de gloire, convaincus de leur propre idéologie, n’hésitant pas à faire assassiner leurs concitoyens au nom du national-socialisme.
Maria choisit cette période de troubles pour retirer Lucinda de son école.
À cette époque en Espagne, plus de 1 200 000 enfants ne sont pas scolarisés et la moitié de la population est analphabète, notamment les femmes. Des équipes de professeurs et d’étudiants ambulants se déplaçaient de village en village pour des missions pédagogiques. Ils y restaient quelques jours, désireux de réveiller les consciences des parents et éveiller la curiosité des enfants. Ces enfants représentaient l’espoir de la République et ces équipes de bénévoles espéraient ainsi élever le niveau culturel de la population. Lucinda ne rata aucune occasion de se rendre sur la place du village pour assister à ces missions. C’est ainsi qu’elle découvrit de jolies aquarelles, des partitions de musique et apprit à souffler dans un morceau de bois. À son extrémité, le bois se fuselait et on lui enseigna qu’en insérant l’extrémité du bâton dans sa bouche et en soufflant doucement, puis en pianotant avec ses doigts sur les différentes alvéoles, elle produirait des sons. Elle fut si enthousiaste que l’un des jeunes missionnaires lui offrit sa première flûte. Chaque jour, sur sa terrasse, elle s’évertuait à émettre des sons qui, elle en était certaine, finiraient par produire de jolies mélodies. Elle bondissait de joie dès lors qu’une suite de sons émettait un semblant de musique plutôt agréable à entendre, mais qu’elle était incapable de reproduire. Elle comprit alors l’intérêt d’une partition de musique et surtout l’apprentissage du solfège. Mais elle réalisa surtout qu’elle allait devoir beaucoup travailler sa flûte lorsqu’elle entendait la voix agacée et désespérée de sa grand-mère qui la suppliait de s’occuper à autre chose.
Juin 1936
Lucinda était une jolie adolescente pleine d’esprit et de joie de vivre. À quatorze ans, elle aimait tout de la vie, le soleil, la nature, les souvenirs de son école qu’elle ne fréquentait plus mais pour laquelle elle nourrissait tant de bons souvenirs, ses amis, ses voisins mais par-dessus tout, elle aimait sa famille. Cette vie tranquille et calme, la sérénité qu’elle savait trouver dans cette maison dont elle connaissait tous les recoins pour les avoir explorés pendant les périodes hivernales qui étaient parfois rudes dans cette province de Catalogne. Du haut de ses quatorze ans, elle escaladait toujours l’échelle vermoulue extérieure à la maison. Par on ne sait quel miracle, elle résistait encore à l’épreuve du temps. Ses parents avaient renoncé depuis longtemps à lui interdire de l’emprunter et à utiliser l’escalier intérieur. Ce qui était à l’époque une bravade devint une évidence pour tous.
Elle n’allait plus à l’école depuis deux ans. Elle participait aux tâches quotidiennes de la maison et du potager. Mais elle avait appris à lire, écrire et compter et avait particulièrement apprécié les cours d’histoire et de géographie dispensés par Don Arturo, l’instituteur du village. Elle aimait l’écouter raconter son pays, l’Espagne qu’elle se promit de découvrir plus tard lorsqu’elle serait mariée avec Julio voisin et fils d’amis de sa famille. Il était âgé de seize ans, était aussi brun qu’elle était blonde. Ses yeux noirs plongeaient dans les yeux couleur océan de Lucinda. Julio était fasciné par ses yeux bleus qui parfois viraient au gris. La couleur des yeux de Lucinda était un baromètre : bleue, elle était radieuse ; gris, elle était soucieuse. Oui, elle visiterait le pays au bras de son cher Julio. Et lorsqu’elle sera devenue une célèbre cantatrice ou flûtiste, ils sillonneront le monde entier. Ils se connaissaient depuis leur plus tendre enfance, aimaient plus que tout courir après les papillons, ne les attrapaient jamais. Ils les admiraient lorsqu’ils se posaient sur une feuille, une fleur. Ils étaient toujours aussi émerveillés par les magnifiques couleurs de leurs ailes.
— Je n’aimerais pas être un papillon, lui dit un jour Lucinda.
— Pourquoi ? Ils sont tellement jolis mais jamais aussi jolis que toi, dit-il lui prenant la main.
— Parce qu’ils sont éphémères et moi je veux vivre longtemps, devenir très âgée et fripée comme une vieille pomme, raconter à nos petits-enfants notre vie, notre belle vie, les odeurs, les couleurs, les paysages… Nous avons tant à découvrir, Julio, tant de belles choses de par le monde, à commencer par notre beau pays.
Radieuse, elle arborait un sourire angélique. Julio la regardait, plongeant ses yeux noirs dans les siens si bleus, mais il ne souriait pas. Il soupira profondément, lui prit la main et ils se mirent à dévaler la pente jusqu’à atteindre le chemin de terre. À cet instant précis, il aurait voulu la prendre dans ses bras, l’embrasser, l’emmener avec lui loin, très loin…
— Je dois y aller, Julio. Ma mère m’attend pour extraire l’eau du puits. La lessive de printemps nous attend, à demain.
— Attends, Lucinda.
Devant l’air soucieux de son ami, elle lui prit la main.
— Qu’y a-t-il, Julio ? Tu es bien sérieux tout à coup.
Julio luttait de toutes ses forces contre l’envie de parler de ce qui le préoccupait.
— Lucinda, tu es tellement pleine de vie, de fraîcheur. Prends-tu conscience que notre pays change, que la révolte gronde ?
Lucinda le regarda interloquée.
— La révolte gronde ? Mais de quelle révolte parles-tu, Julio ?
— Mais de ce qui se trame en ce moment dans notre pays, Lucinda. Ne vois-tu pas que les nantis sont toujours les mêmes, que les pauvres sont de plus en plus pauvres, que notre République est sur le point de s’effondrer ? Et tout cela, parce que certains de nos concitoyens craignent de perdre leurs privilèges, de voir leur notoriété galvaudée, parce qu’ils restent persuadés que si l’État et l’Église n’œuvrent pas de concert, c’est la chute du pays. On veut nous imposer une dictature comme en Allemagne ou en Italie, nous soumettre à des lois et des règles qui vont à l’encontre de la liberté de vie et d’expression. Tu n’en as peut-être pas conscience Lucinda, mais il y a une vie en dehors de notre village. Et peut-être allons-nous devoir vivre une guerre !
Julio s’en voulut tout à coup d’avoir parlé ainsi. Il s’était promis de protéger Lucinda de tout et contre tout. Pourquoi avoir semé en elle le doute et l’inquiétude pour l’avenir ? Il entendait les conversations que les adultes entretenaient le soir autour du brasero. Il lisait l’inquiétude sur leurs visages. On ne lui permettait pas de participer ou de donner son avis mais on ne l’excluait pas pour autant.
Julio était proche d’Esteban qui, à vingt ans, était toujours aussi doux, calme, tranquille. Ils partageaient le même amour pour leur pays et la même crainte de ce qui se préparait. Ils en parlaient longuement lorsqu’ils se retrouvaient sur le chemin du retour de l’usine, se tenant éloignés des ouvriers qui parfois cheminaient à leurs côtés. Ils prenaient conscience que dans un même village, les avis sur le maintien de la République ou le retour au national-socialisme divergeaient d’une famille à l’autre et parfois même d’un membre d’une famille à un autre. Esteban n’ignorait pas les sentiments qui liaient Julio à sa sœur. Mais ils n’abordaient jamais le sujet.
Il attendit la réaction de Lucinda. Elle le regardait, les sourcils et le front plissés.
— Écoute-moi bien, Julio. Je ne suis pas aussi idiote que tu peux le penser. Moi aussi j’ai remarqué que dans ma propre famille, l’humeur est parfois changeante, que mon frère est moins présent, que mon père est plus préoccupé, que ma mère est nerveuse et que ma tante et mes grands-parents tentent tant bien que mal de faire bonne figure. Mais on ne me dit rien et l’on m’a appris à ne pas poser de question. Et puis une guerre, c’est forcément entre deux pays non ? Comment des hommes et des femmes d’un même pays peuvent-ils s’entretuer ? Nous ne pouvons pas toujours être d’accord mais d’ici à déclencher une guerre ! Julio, n’écoute pas tout ce qu’il se dit, tu sais aussi bien que moi que dans un village, une phrase peut devenir tout un roman. Je suis certaine que vous vous inquiétez tous à tort. Le Roi empêchera le peuple de s’entretuer, crois-moi.
Puis se rapprochant de Julio, elle l’embrassa sur la joue.
— Allez, je dois partir maintenant.
— Lucinda, n’oublie jamais ceci : je t’aime et je t’aimerai toute ma vie, quoi qu’il arrive.
— Et tu es obligé de prendre cet air sérieux pour me dire ce que je sais déjà ?
Elle éclata de rire.
— Julio, je t’aime aussi et je n’aimerai que toi. Nous nous marierons lorsque nous aurons atteint notre majorité et nous pourrons nous aimer tout le reste de notre vie. Mais d’ici là, ma mère m’attend. À demain, Julio.
Elle souffla dans sa main pour lui adresser un baiser et sautillant plus qu’elle ne courait, elle reprit le chemin de sa maison en chantant à tue-tête, ses cheveux blond brillant sous un soleil printanier, l’étoffe de sa robe flottant sous la brise légère.
Julio la regarda s’éloigner le cœur serré et gonflé d’amour. – « J’ai peur, Lucinda, que ce qui se prépare ne nous sépare à jamais » – il prononça ces mots alors que Lucinda était déjà loin.
Les propos de Julio l’avaient troublée. Tout en redescendant vers le village, elle y repensa mais décida qu’il était inutile de s’inquiéter pour ce qui n’était pas encore arrivé et qui n’arriverait peut-être jamais. Rassérénée par ses propres conclusions, elle accéléra le pas pour rejoindre sa mère au plus vite.
Indépendamment des tâches quotidiennes de la maison, chaque matin, elle offrait ses services chez les poissonniers du village, Don et Dona Machado. Elle aidait à la vente et au ménage. C’était de braves gens qui semblaient s’en sortir mieux que la plupart des villageois. Le poisson ne manquait pas dans cette région de Catalogne. San Cugat del Valles, nom de leur village, se situait à une quinzaine de kilomètres du port de Barcelone. Don Machado s’y rendait quatre fois par semaine dans sa belle automobile. Ils étaient gentils avec elle, lui donnaient quelques piécettes qu’elle s’empressait de garder dans une jolie boîte de velours brun que lui avait confectionné son frère Esteban à l’occasion de son dixième anniversaire.