Les petits cailloux blancs - Elise Laurent - E-Book

Les petits cailloux blancs E-Book

Elise Laurent

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Beschreibung

Les parents de Marie, Louise et Aude se sont séparés. En garde alternée, les trois filles rentrent de chez leur père et s'aperçoivent que leur maman a disparu...

Ce soir là, quand on arrive à la maison, on dirait qu’il n’y a personne mais la porte n’est même pas fermée à clef, comme souvent d’ailleurs. A l’intérieur, il n’y a aucun bruit mais on sait que Maman est là puisque sa voiture est garée dans l’allée devant. Je sais bien ce que ce silence veut dire. Ça ne m’inquiète même plus avec le temps.

À tour de rôle, les trois enfants racontent aux lecteurs leur histoire émouvante et terrible...

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Elise Laurent

Les petits cailloux blancs

DIMANCHE

Marie

Papa nous a déposées devant la maison comme d’habitude.

Comme d’habitude, il n’a même pas éteint le moteur de la voiture et n’est pas descendu. Ça veut dire : « Dépêchez-vous les filles, je n’ai pas envie de traîner dans le coin et de croiser votre mère ». Il fait l’effort de ne pas le dire à haute voix alors nous nous dépêchons vraiment pour ne pas le contrarier davantage.

Il nous a donc laissées toutes les trois avec nos petits sacs sur le dos et a rapidement ouvert la vitre électrique de son gros Toyota pour nous lancer un : « À samedi ! » pas franchement enthousiaste et puis il est parti en faisant rugir le moteur. Le week-end a été mauvais, comme souvent d’ailleurs. J’ai toujours l’impression qu’on dérange quand on est là. On dérange la nouvelle vie qu’il essaie de construire en laissant derrière lui les mauvaises années, celles des cris et des larmes, des lubies de Maman qu’il a essayé de satisfaire pendant un temps avant de s’apercevoir que ça ne servait à rien. Alors un jour il est parti. Presque sans rien dire.

***

Nous revenions de quelques jours chez Grand-mère, où Maman nous avait emmenées pour prendre l’air, pour nous sortir un peu de l’atmosphère étouffante de la maison. Dans un moment de lucidité, elle s’était dit que trois gamines avaient aussi besoin qu’on s’occupe d’elles, et pas seulement qu’on les prenne à parti au milieu de disputes d’adultes auxquelles on ne comprenait pas grand-chose. On avait passé notre temps à jouer dans le jardin et à se gaver de gâteaux et de mousse au chocolat que Grand-mère avait préparés juste pour nous, on était contentes. Mais quand on est rentrées, Papa aussi avait eu le temps de réfléchir, et il était même arrivé à la conclusion que ça ne pouvait plus durer, comme il nous l’a dit. Alors il avait fait ses valises et mis ses affaires dans des cartons, sa collection de BD, ses vieux disques vinyles auxquels on avait interdiction de toucher avec la platine qui allait avec, et puis deux ou trois trucs de décoration de la maison qui étaient des cadeaux de ses copains ou qui lui venaient de ses parents. Il avait tout prévu, il partait vivre chez son pote Jean-Marc, le temps de trouver un appartement. Son pote Jean-Marc c’est celui que Maman trouve lourd parce qu’il fait tout le temps des blagues hyper vaseuses ou qu’on ne comprend pas bien et qui le font rigoler tout seul d’un rire bien gras. Je crois que ça n’a rien arrangé.

Maman a d’abord crié en le trouvant avec toutes ses affaires emballées comme ça, à nous attendre pour nous dire qu’il partait, et puis comme ça ne marchait pas et qu’il ne répondait rien pour une fois, elle s’est mise à pleurer en lui disant qu’elle était désolée de tout ce qui se passait depuis des mois, qu’elle allait changer et que tout allait redevenir comme avant, qu’il ne pouvait pas nous laisser, qu’on était une famille, qu’elle n’y arriverait jamais sans lui, qu’il ne pouvait pas nous faire ça. Mais ça non plus ça n’a pas marché, et il est parti en nous laissant comme ça, presque sans se retourner, sûrement pour ne pas voir Maman qui s’effondrait en le voyant remplir le coffre de sa voiture. Il nous a fait un bisou à chacune en disant qu’il nous appellerait bientôt, et puis il s’est installé au volant, il a mis le contact et il est parti.

Maintenant ça fait plus d’un an et on s’est habituées à la vie sans lui. Il ne nous manque pas vraiment, et au moins Maman ne crie plus toute la journée. Au début on ne le voyait pas beaucoup parce qu’il était chez Jean-Marc, et puis il avait son appartement mais il n’avait pas installé notre chambre et donc on ne pouvait pas dormir là-bas, et puis ensuite il nous a présenté Karen. Maman l’a super mal pris quand on lui a raconté, vraiment super mal. Elle ne voulait même plus qu’on aille le voir, elle disait qu’il n’avait qu’à rester avec sa pétasse mais qu’elle ne lui laisserait pas le plaisir de jouer à la famille reconstituée parfaite. Pendant quelque temps on ne l’a plus vu, mais ils ont vite déménagé et ils ont trouvé une belle maison, et un samedi matin il est venu nous chercher directement en disant qu’il avait le droit de nous voir, que si Maman refusait il retournerait devant le juge et qu’il ne se laisserait pas faire. Comme elle ne travaillait déjà plus et qu’elle avait déjà commencé à passer des journées entières au lit, au début elle a encore crié qu’on ne partirait pas, mais elle a fini par céder et elle nous a envoyées mettre quelques affaires pour le week-end dans un sac, elle nous a embrassées en nous disant d’être sages chez Papa d’ici le lendemain, puis elle s’est enfermée dans la salle de bain pour prendre ses médicaments qui la font dormir, sans même nous dire au revoir depuis la fenêtre du salon.

Papa n’a rien dit de particulier, et pourtant je suis sûre qu’il l’a très bien vue faire son petit manège dans la salle de bain, et il a tout à fait compris ce qu’elle faisait. Depuis, il insiste pour nous prendre un week-end sur deux. C’est bizarre ce mot qu’ils disent avec Maman : « je prends les filles ce week-end », on dirait vraiment qu’on est des objets qu’ils se disputent, comme les quelques meubles qu’ils ont partagés quand Papa est parti dans son nouvel appartement. Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, il faut aller s’ennuyer deux jours chez lui une semaine sur deux, voire toutes les semaines depuis que c’est les vacances d’été, sauf bien sûr quand il a prévu quelque chose de plus intéressant… Est-ce qu’il essaie de se déculpabiliser de nous avoir laissées là et de recommencer autre chose ?

Je crois qu’en plus Karen ne nous aime pas trop. Elle nous regarde bizarrement quand on débarque avec nos affaires et qu’on laisse trainer nos trucs ou nos poupées Barbie partout dans le salon, et c’est encore pire depuis qu’ils nous ont annoncé qu’elle était enceinte… Du coup l’ambiance est toujours un peu tendue et je crois que tout le monde a hâte qu’on retourne chez Maman le dimanche soir. Papa fait semblant d’être content mais en fait il est tout gêné de voir qu’on fait tache dans sa nouvelle vie. Parfois il fait bien semblant, mais parfois il s’isole pendant qu’on est là, comme pour nous oublier et que Karen arrête de tirer la tronche. Du coup, quand il nous dit que c’est l’heure, nos affaires sont déjà rangées depuis longtemps et on court dans la voiture sans se faire prier, pour abréger la corvée.

***

Ce soir là, quand on arrive à la maison, on dirait qu’il n’y a personne mais la porte n’est même pas fermée à clef, comme souvent d’ailleurs. À l’intérieur, il n’y a aucun bruit mais on sait que Maman est là puisque sa voiture est garée dans l’allée devant.

Je sais bien ce que ce silence veut dire. Ça ne m’inquiète même plus avec le temps. Depuis quelques mois, c’est comme ça presque tous les dimanches soirs où nous rentrons de chez Papa. Avant c’était de temps en temps, quand il avait plu tout pendant deux jours ou que Maman avait pleuré plus que d’habitude pendant la semaine, mais maintenant c’est tout le temps. On ne se pose même plus la question. Si elle n’est pas couchée ça fait une bonne nouvelle, et sinon tant pis. Ce n’est ni grave ni important, ça veut juste dire qu’il va falloir que je prépare le dîner pour les filles. Ça ne fait que me confirmer que je déteste les week-ends : Maman est triste qu’on ne soit pas là alors elle fait n’importe quoi et Papa et Karen sont gonflés qu’on soit là alors ils nous ignorent plus ou moins pendant deux jours… Merci les adultes et leurs arrangements !

Je pose mes affaires et file directement vers la cuisine pour sortir une grande casserole que je remplis d’eau et que je mets à bouillir. Ce soir ce sera pâtes, ça ne changera pas beaucoup, mais au moins Aude ne fera pas la difficile. Pendant ce temps, les filles vont dans leur chambre pour ranger leurs sacs. Je les laisse faire sans y prêter attention et je m’active à mettre la table, parce qu’on ne peut rien demander à aucune des deux sans que ce soit la crise, mais Louise arrive en courant dans la cuisine, le regard entre la panique et l’excitation d’avoir quelque chose d’important à me dire, et me crie : « MAMAN N’EST PAS LÀ ! ».

Louise

Quand nous rentrons de chez Papa, je vais toujours voir Maman dans sa chambre parce que je sais qu’elle est triste quand nous ne sommes pas là. Quand elle me voit, elle dit toujours la même chose : « Oh ! Vous êtes rentrées mes petits chats… ». Parfois, j’essaie de lui raconter ce qu’on a fait pendant le week-end, je lui dis si Karen a été gentille ou pas, même si en vrai elle n’est jamais gentille, et si j’ai pleuré avant de m’endormir samedi soir, mais je ne suis pas sûre qu’elle m’écoute, parce qu’elle ne répond pas vraiment et qu’elle finit toujours par me dire : « C’est bien ma puce ». Elle me dit ça même quand je viens de lui dire que je me suis ennuyée tout le week-end, que le chat a fait pipi dans ma chambre et que Papa n’était presque pas là parce qu’il devait travailler dans son bureau… Après, elle me caresse le bras ou la tête dans la pénombre et elle dit : « J’arrive », ce qui en vrai veut dire qu’elle veut que je la laisse tranquille, car une fois sur deux elle ne vient jamais nous retrouver dans la cuisine.

Je suis toujours un peu triste quand Maman ne vient même pas manger avec nous et que du coup on doit passer le dimanche soir encore toutes seules alors que le week-end chez Papa était déjà nul, mais Marie ne veut jamais que je retourne la chercher dans sa chambre. Elle dit que, quand on la force à sortir de son lit pour le dîner, elle vient s’asseoir à table comme un zombie et qu’elle nous pourrit la soirée. C’est vrai qu’elle n’est pas très marrante quand elle vient, elle n’écoute rien de ce qu’on lui dit et elle ne mange rien non plus. Du coup ça énerve Marie qui a préparé le dîner mais elle n’ose rien lui dire, alors que moi, quand je ne finis pas mon assiette, je me fais toujours gronder.

Mais ce soir, elle n’est pas là. Pas là du tout. Quand j’entre dans la chambre où les volets sont comme d’habitude restés fermés, le temps de m’habituer, je m’aperçois que son lit est vide. Les draps sont défaits et il y a toujours l’odeur que je déteste, mais elle n’est pas là.

Je crie pour prévenir Marie et je déboule dans la cuisine en courant, où elle est en train de préparer quelque chose à manger. Elle râle : « Comment ça elle n’est pas là ?... ». Elle n’a pas l’air d’être contente que je vienne lui dire ça. Mais je commence à paniquer et je sens que je vais me mettre à pleurer : « Non, elle est pas là je te dis ». Je vois qu’elle hésite à s’énerver mais quand les premières larmes coulent sur mes joues, elle se radoucit. « Attends-moi, je vais voir ».

Quand elle revient, elle fait une drôle de tête. Elle me serre contre elle et elle me dit : « Ne t’en fais pas ma Louise, elle va rentrer. Elle doit juste être sortie chercher quelque chose. »

Aude

En entendant les cris et les pleurs, je finis par sortir de ma chambre et par rejoindre les filles dans la cuisine. Comme je n’ai pas envie qu’elles comprennent que je suis curieuse de ce qu’il se passe, je lance un peu sèchement : « C’est possible de faire moins de bruit ? J’entends à peine la musique dans ma chambre ». C’est un peu de mauvaise foi parce qu’en réalité j’ai baissé le son pour écouter ce qu’il se passait, mais ce n’est pas grave, elles n’en savent rien, et c’est l’essentiel.

Marie me regarde d’un air mauvais que je connais bien et qui veut dire « La ferme », mais elle n’a pas le temps de faire sortir les mots de sa bouche parce Louise, manifestement ravie que je sois venue les rejoindre, s’empresse de me raconter qu’elle n’a pas trouvé Maman dans sa chambre quand nous sommes rentrées, et que nous n’avons aucun indice d’où elle est partie. Elle est toute fière de raconter son histoire mais quand elle a fini, je vois dans la peur qui monte dans ses yeux. Je devine bien ses sentiments, je les ai souvent ressentis moi aussi. Depuis que Papa s’est tiré avec sa pouffiasse et que Maman a pété les plombs, je suis passée par toutes les phases : la stupéfaction de la voir s’effondrer comme ça, avec une envie de l’aider, de la soutenir, de la sortir du lit le matin pour qu’elle ne se laisse pas détruire par un sale type qui en a préféré une autre plus jeune et plus jolie, la peur panique qu’elle ne redevienne jamais comme elle était avant - à savoir presque « normale » malgré ses délires de baba cool alter-mondialiste attardée, cette peur qui ne s’en va jamais vraiment, même quand on pense à autre chose, celle qui fait qu’on se demande tous les jours si Maman va finir par mourir de chagrin tellement elle a l’air au fond d’un trou noir, la peur qui fait pleurer le soir en s’endormant, et dont on ne peut pas parler parce que juste de l’évoquer elle grandit encore plus, et puis l’énervement depuis quelques semaines, qui est progressivement en train de devenir de l’indifférence totale puisqu’elle n’évolue pas d’un pouce, puisqu’elle ne fait aucun effort pour nous malgré tout ce que nous on a essayé de faire pour elle et pour l’aider à se sortir de là. Alors c’est vrai que je n’essaie même plus, je fais tout comme si elle n’était pas là.

Quand elle mange avec nous, je ne lui parle pas, je ne l’écoute pas. Je ne la regarde même pas non plus d’ailleurs, parce qu’elle m’énerve trop avec son regard qui est tout le temps triste et ses faux sourires qui donnent envie de se jeter par la fenêtre tellement ils sont forcés. Ce petit jeu-là, ça ne marche pas avec moi, elle ne peut pas être absente tout le temps et nous laisser nous débrouiller toutes seules, avec Louise qui chiale tout le temps et Marie qui se croit calife à la place du calife, puis débouler de temps à autre le temps du dîner et attendre qu’on soit super contentes qu’elle nous honore de sa rare présence.

Louise, elle a toujours peur, elle n’est pas passée dans la phase suivante. D’ailleurs, elle va toujours vérifier que tout va bien dans la chambre de Maman, particulièrement quand on rentre de week-end chez Papa. Elle flippe que Maman nous abandonne. En même temps, j’avoue qu’elle me fait un peu pitié : c’est encore un bébé, elle n’a que 5 ans et elle ne doit pas trop comprendre ce qui se passe en ce moment, du coup elle se colle aux basques de Marie et elle passe sa journée à pleurnicher… Là, juste d’un regard, je devine que Marie pense comme moi, et à nouveau, et je comprends aussi qu’elle m’intime l’ordre de me taire, mais cette fois pour ne pas paniquer Louise encore plus. Je pars en poussant un soupir bruyant : « Au moins si elle n’est pas là elle fera moins chier… ». Je sais que ça va énerver Marie que je dise ça et que je jure devant Louise mais tant pis, en plus c’est plutôt vrai ce que je dis. Du coup, je retourne dans ma chambre en traînant des pieds, alors que j’entends le chausson que Marie vient de me lancer s’écraser mollement sur le mur du couloir. Pas franchement perturbée, je ferme la porte et, en me rasseyant sur mon lit, je me demande quand même ce que c’est que ce nouveau délire de Maman qui n’est pas là un dimanche soir alors qu’on rentre de chez Papa et que la voiture est garée devant la maison…

***

Quand le dîner est prêt, Marie nous appelle pour venir nous mettre à table. Comme la chanson que joue la radio à fond dans ma chambre, alors que j’imite la chanteuse devant ma glace, n’est pas terminée, je monte un peu le son et fais semblant de rien. Tout à coup, la porte s’ouvre brusquement et la petite tête de Louise apparaît et crie « Marie a dit à table ! », puis la porte se referme et elle disparaît. Ce n’est pas un si pitoyable messager qui va me perturber, alors je l’ignore et continue mon play-back et ma chorégraphie endiablée devant la glace. La chanson se finit et comme je commence à me tortiller sur les premières notes de la suivante, balançant mes cheveux de gauche à droite pour suivre le rythme, Marie entre violemment et, sans dire un seul mot et sans même me regarder, arrache le fil de ma chaîne hi-fi de la prise. Le silence fait bizarre juste après le volume sonore que j’avais mis, on dirait que ça résonne… Comme je la regarde d’un air volontairement outré, pour qu’elle comprenne qu’on ne fait pas ça quand on est quelqu’un de civilisé, elle me répond avec un petit sourire narquois et un ton sarcastique « J’ai dit à table », et elle sort de ma chambre en direction de la cuisine. J’hésite un peu à remettre la musique, juste pour l’énerver, mais je ne suis pas certaine que je vais gagner grand-chose sur ce coup-là. Je réfléchis donc quelques instants et puis je me résous à me la jouer profil bas, et je finis donc par aller les rejoindre. Je m’installe à côté de Louise sur la petite table en formica qui trouve difficilement sa place dans la cuisine. « Pourquoi on ne mange pas devant la télé puisque Maman n’est pas là ? ». « Parce que tu n’es pas venue proposer de mettre le couvert là-bas je crois… » me répond Marie sur le même ton sarcastique que tout à l’heure. Vu comme ça, ce dîner m’a l’air un peu mal engagé, comme quoi on n’a même plus besoin de Maman pour manger dans une ambiance de merde.

Il faut dire que quand on n’a pas Maman, depuis quelque temps on a Marie qui prend ses aises… Depuis plusieurs semaines, elle prend tout le temps des grands airs de Madame-je-sais-tout qui objectivement m’insupportent, mais comme elle est l’aînée des trois, elle trouve que c’est tout à fait normal et justifié, et si on a le malheur de râler ou de se rebeller, elle monte encore plus dans les tours. Avant, elle était sympa Marie : on faisait plein de trucs ensemble, des trucs marrants qui faisaient un peu gueuler Maman et Papa mais c’était justement ça qui était rigolo. Avant on s’amusait. Maintenant il faut être aux ordres : fais ci, fais ça, fais pas ci, fais pas ça, c’est la seule chose qu’elle arrive à dire. Attention, Madame est devenue sérieuse.

J’ai envie de me lever pour aller m’installer dans le canapé, et là encore j’hésite quelques instants, mais je crois que, cette fois, c’est vraiment trop risqué, alors je me concentre momentanément sur le contenu de ce que Marie nous a fait, à savoir une marmite de fusilli fumantes mais manifestement trop cuites. La confirmation me vient quand je commence à en remplir mon assiette et qu’un amas de pâtes tombe mollement de la cuillère à l’assiette, semblable à une purée très dense. Je sens que ça va être totalement dégueulasse. À côté de moi, Louise ne semble pas dérangée par cette cuisson et vide consciencieusement le tube de ketchup dans ses pâtes, qu’elle a préalablement recouvertes de fromage râpé qui, vu d’ici, me semble manifestement un peu trop sec. Marie la regarde en souriant et ne semble pas prête à intervenir. « C’est moi ou c’est trop cuit ? » lancé-je d’un ton volontairement provocant. « C’est toi ! » me répond sèchement Marie. Du coup, Louise éclate de rire et manque de s’étouffer avec sa bouille de pâtes, ce qui fait rire Marie à son tour. En vrai, même moi j’ai envie de rigoler parce que même si c’est sur moi, la blague de Marie était marrante, et la réaction de Louise encore plus. Comme je ne veux surtout pas montrer aux filles que j’ai envie de rire, je fais ma tête de bouledogue renfrogné et j’essaie de faire comme si de rien n’était, en essayant vaillamment de détacher mes pâtes les unes des autres avec ma fourchette, pour bien insister sur le fait que c’est effectivement beaucoup tropcuit.

Marie

Ça a été dur d’endormir les filles ce soir. Après avoir lu une histoire jusqu’au bout à Louise - alors que d’habitude elle s’endort arrivée à la moitié - puis l’avoir rassurée sur Maman, en lui disant qu’elle allait rentrer pendant la nuit, que j’en étais sûre et certaine, et que non, elle ne nous avait pas abandonnées, qu’il n’y a que les mères dans les livres de contes qui font ça, et qu’aujourd’hui aucun enfant n’est laissé tout seul dans la forêt, et encore moins avec un pavillon de banlieue sur les bras… Quelle idée débile de lire des histoires horribles aux gosses depuis des siècles avant de les mettre au lit. On leur bourre le crâne avec des loups qui mangent des enfants, des ogres, des sorcières, des parents qui n’ont tellement plus d’argent qui laissent leur progéniture dans la forêt, ou même des princesses qui mangent des pommes empoisonnées qui les font dormir pour toujours, et ensuite on s’étonne d’avoir du mal à endormir les enfants le soir. Il faut leur dire « Je te lis des histoires abominables tous les soirs mais rien ne va t’arriver quand je vais partir et te laisser tout seul dans le noir, on parle de monstres à longueur de temps mais en fait ils n’existent pas vraiment ». Quelle blague… Décidément les adultes manquent de jugeote, et je ne parle même pas de toutes les belles-mères de toutes les histoires possibles, qui ne sont jamais gentilles et qui détestent toujours leurs belles-filles, grâce auxquelles j’ai régulièrement droit aux questions de Louise pour savoir si Karen ne va pas essayer de nous empoisonner ou de nous faire tuer quand on passe le week-end chezPapa…

Ensuite, après les inquiétudes de Louise, j’ai dû passer à Aude, qui ne pleurait pas, elle, mais qui était toute bizarre, malgré ce qu’elle veut bien avouer. Elle ne dit pas grand-chose sur ce qu’elle ressent Aude, mais au fond je sais bien qu’elle est triste. Depuis que Maman est en mode zombie – son psy nous a expliqué qu’elle « fait une dépression » quand il a nous fait venir l’autre jour pour la jouer médecin modèle du genre « vous êtes des grandes filles, vous méritez que l’on vous dise la vérité », mais on continue de dire zombie, parce que ça nous fait rigoler toutes les trois d’imiter des affreux monstres quand on fait des blagues, et parce que dépression c’est un mot bien trop triste – bref en gros ça veut dire que depuis que Maman est comme ça, qu’elle ne mange plus rien, qu’elle dort tout le temps et qu’elle a le teint plus blanc que blanc, Aude est devenue distante. Elle ne me parle plus de ses histoires, de ses amoureux à l’école ou de ses copines avec qui elle se chamaille. Elle s’est renfermée sur elle et passe son temps dans sa chambre, à lire des magazines débiles qui font semblant d’être pour des filles de 20 ans, mais en fait passé 12 c’est déjà totalement ridicule, et à jouer les divas en faisant du playback sur des chansons de merde qu’elle écoute à la radio. Je crois qu’elle ne vient plus vers moi parce que je m’occupe trop de Louise et qu’elle est jalouse… En même temps je la comprends, Louise demande une attention constante, d’abord parce que c’est une vraie pipelette qui ne lâche jamais le morceau, et parce qu’elle pleure toutes les cinq minutes. Forcément, il faut sans arrêt aller voir pourquoi, et ça prend toujours des heures de la consoler. Avant, avec Aude on faisait plein de choses ensemble. On a toujours joué ensemble quand on était petites, on faisait des bêtises d’enfants ensemble, on faisait tourner les parents en bourriques, on apprenait à faire des choses ensemble, comme faire du ski ou faire du vélo, parfois même les gens croyaient qu’on était des jumelles, parce qu’elle est presque aussi grande que moi et aussi parce que Maman nous mettait souvent les mêmes vêtements, pour éviter de se prendre la tête dans les magasins à choisir plein de trucs différents et pour ne pas faire de jalouse. Et puis Louise est arrivée et elle est devenue notre petite poupée, comme un jouet qui aurait fait des trucs pour de vrai, on trouvait ça amusant au début, mais Aude s’est lassée. Elle en avait assez d’entendre le bébé pleurer sans qu’il y ait de bouton pour mettre sur pause, et quand Maman a commencé à déraper, puis quand Papa est parti de la maison, il fallait s’en occuper de plus en plus, et là elle a laissé tomber, et moi je n’ai pas eu d’autre choix que de le faire toute seule.

Petit à petit le lien s’est un peu distendu, et elle s’est créé son petit monde d’ado débile, avec ses copines écervelées, ses affiches qui recouvrent les murs de sa chambre et son poste radio-CD qui vomit en permanence de la musique dance ou latino, chantée par des minettes à peine majeures habillées comme des prostituées. Aude dit que je joue à la maman avec Louise et elle et que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, que je ne suis que leur sœur, qu’elles se sont pas obligées de m’obéir. La vérité c’est que j’aimerais bien faire autrement, mais que je ne peux pas les laisser faire ce qu’elles veulent, parce qu’au fond ce n’est pas bien pour elles, elles sont encore petites et elles ont besoin de repères. Avec Louise, c’est facile de lui faire accepter, parce qu’elle est presque encore un bébé, mais avec Aude tout est compliqué, parce qu’elle ne veut plus m’écouter et qu’en même temps elle se comporte plus en enfant qu’en adulte. Du coup, ce soir, je suis quand même allée la voir avant de me coucher, bravant le panneau sens interdit qu’elle a installé sur la porte de sa chambre…

« Ça va toi ? » je lui ai demandé. Elle m’a répondu d’un regard mauvais. J’ai continué d’insister : « T’es pas trop inquiète ? ». Toujours pas de réponse. « Aude, Maman va rentrer, ne t’en fais pas. Elle a dû faire sa petite crise cet après-midi parce qu’on était pas là et elle a dû finir dans un hôtel pourri où elle se rendra compte qu’il faut rentrer nous voir ».

« Je m’en fous qu’elle rentre ou pas ». Enfin quelques mots en réponse à mon monologue. « Mais non tu ne t’en fous pas, personne ne s’en fout. Tu vas réussir à dormir ? ». À ce moment-là, elle était allongée sur son lit, ses peluches fétiches un peu partout autour, et un petit carnet mal caché sous son oreiller. Je sais bien que c’est son journal intime et qu’elle le garde comme un trésor : j’ai fait semblant de ne pas le voir. « Bien sûr que je vais dormir ! Je m’en fous qu’elle ne soit pas là je te dis ! » m’a-t-elle craché à la figure. Elle a ajouté : « Je dors quand je veux, tu n’es pas ma mère. Si ça l’intéressait que j’éteigne la lumière, elle serait là je pense ».

Je déteste quand elle fait sa peste comme ça, mais je crois que ce n’était pas le bon soir pour s’énerver, ni même pour discuter pendant des heures. « Ok je comprends. Tu n’éteins quand même pas trop tard ?…» Elle a grogné quelque chose que j’ai pris pour un oui, alors je lui ai dit bonne nuit, je suis sortie de sa chambre et je suis allée moi-même me coucher.