Nundey - Dina Bot'S - E-Book

Nundey E-Book

Dina Bot'S

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Beschreibung

Le tourbillon de l’existence et ses mystères

Jusqu’à ce jour crucial où sa route croisa celle d’Auxane, Tiago vivait comme la majorité de ses semblables. Sa vie différait peu de celles de millions d’hommes et de femmes pris dans le tourbillon d’une existence entremêlant ambition, succès , échecs et frustrations, le tout agrémenté ici et là de petites fenêtres de respiration, où fidélité pour Anna et tromperies avec Clara entretenaient un équilibre instable. Mais au plus profond de lui, Tiago s’interrogeait chaque jour davantage sur le sens de la vie sur terre, immergé dans une civilisation de plus en plus consumériste et robotisée alors même qu’il occupait un poste à responsabilité dans une des plus grandes sociétés internationales spécialisée en robotisation: IAB dont l’unique concurrent est JOTAN. Un accident de la circulation va le faire basculer dans une réalité cachée qu’il porte en lui depuis toujours. Avec l’aide des Harams, peuple de mendiants, il deviendra le NUNDEY et après avoir affronté le docteur Wang et son allié, Zaleb, au-delà de lui, c’est l’humanité toute entière qui va chavirer...

De la science-fiction dans la grande tradition du genre

EXTRAIT

Tiago faisait son footing sur les bords du lac. L’air ambiant sentait bon la mousse et la terre humide. Le soleil dans sa chute empourprait le ciel, annonçant les premiers crépuscules de printemps et les perches débutaient leur chasse aux insectes. En voulant dépasser un enfant, il se déporta sur la droite. Sa cheville heurta le rebord du trottoir, il perdit l’équilibre et chuta. Un chien se précipita sur lui, passa sa grosse langue baveuse sur son visage tandis qu’il tentait maladroitement de se relever.
— Eh ! Pousse-toi de là toi ! lui dit-il en le repoussant.
En claudiquant, il traversa le chemin pour rejoindre le banc situé en face. Une femme blonde y était assise.

A PROPOS DE L’AUTEUR

Dina Bot’s est née à Lyon. Elle a suivi une partie de ses études à l’Université des Antilles et de la Guyane à Pointe-à-Pitre. Elle exerce la profession d’Avocat dans le Nord de la France. Nundey est le premier roman qu’elle publie.

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À mes parents,

Mes grands-parents,

À Monique

« Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu’a choisie le metteur en scène : courte, s’il l’a voulue courte, longue, s’il l’a voulue longue. S’il te fait jouer le rôle d’un mendiant, joue-le de ton mieux ; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d’État ou un simple particulier. Le choix du rôle est l’affaire d’un autre. »

[Epictète XVI ]

Chapitre 1

Tiago faisait son footing sur les bords du lac. L’air ambiant sentait bon la mousse et la terre humide. Le soleil dans sa chute empourprait le ciel, annonçant les premiers crépuscules de printemps et les perches débutaient leur chasse aux insectes. En voulant dépasser un enfant, il se déporta sur la droite. Sa cheville heurta le rebord du trottoir, il perdit l’équilibre et chuta. Un chien se précipita sur lui, passa sa grosse langue baveuse sur son visage tandis qu’il tentait maladroitement de se relever.

— Eh ! Pousse-toi de là toi ! lui dit-il en le repoussant.

En claudiquant, il traversa le chemin pour rejoindre le banc situé en face. Une femme blonde y était assise.

— Bonjour ! Vous permettez que je m’asseye à côté de vous ? Il faut que je remette ma chaussette en place, elle est partie au fond de ma chaussure.

La femme afficha un léger sourire :

— Faites !

Le dessous de ses yeux était gonflé, laissant deviner qu’elle avait pleuré.

— Voilà ! Je l’ai ! Viens là toi ! lança-t-il, le regard malicieux dirigé vers la femme qui l’observait.

— C’est une chaussette rebelle ?

— Oui ! Mais j’en viens à bout !

Et en la tirant fermement, il la remit en place.

— Il commence à faire frais ! Le printemps n’est pas encore là ! poursuivit Tiago.

— Le printemps ? Oui, il est bien loin le printemps…

Tiago tourna la tête vers elle. Il vit que ses yeux s’étaient soudain remplis de larmes.

— Ça ne va pas ?

Elle ne répondit pas. Son regard perdu au loin, fixait un point mystérieux de l’horizon. Tiago lui toucha légèrement le bras pour la faire réagir.

— Ouh ouh ! Vous êtes sûre que vous allez bien ?

Elle reprit ses esprits.

— Oui, oui, ça va, merci. J’ai juste fait tomber mon portable. Je l’ai cassé ! répondit-elle sans enthousiasme.

— Ce n’est pourtant pas l’impression que vous donnez… Je peux faire quelque chose pour vous ?

— Quelque chose pour moi ? lança-t-elle manifestement surprise par l’intérêt soudain que lui portait cet inconnu.

— Vous m’avez l’air bien seule et la nuit tombe. Le parc va se transformer en repère de dealers. Il vaudrait mieux rentrer chez vous. Vous êtes véhiculée ?

— Non, je n’ai pas de voiture !

— Voulez-vous que je vous raccompagne ?

Elle leva la tête et le fixa avec mépris.

— En tout bien tout honneur bien sûr !

— En tout bien tout honneur ? Mouais c’est ça…

— Ne vous méprenez pas, je n’ai aucune arrière-pensée ! Je veux juste vous aider. Préférez-vous que j’appelle quelqu’un pour venir vous chercher ?

— Quelqu’un ? Qui ?

— Je ne sais pas, un ami, un taxi, votre mari ?

— Mon mari ? Je n’ai plus de mari. Il est parti.

— C’est pour cette raison que vous pleurez ?

Elle ne répondit pas.

— Comment un homme peut-il quitter une femme aussi jolie que vous ?

— Comme un salopard !

— Il vous a quittée pour une autre ?

— Pour ma meilleure amie !... Je n’ai rien vu arriver. Tout se passait sous mon nez pourtant, gros comme une pastèque bien mûre ! Tout le monde était au courant, sauf moi …Comme on dit, c’est toujours le cocu le dernier informé.

Elle sourit avec dépit et commença à lui raconter brièvement son histoire. L’effort de mémoire semblait l’affecter profondément. Quinze années de vie commune, deux enfants dont un tout-petit d’à peine 3 mois, une maison et une résidence secondaire avaient scellé cette femme à un homme avec la certitude qu’ils ne se quitteraient jamais. Ce sentiment était renforcé par l’épreuve que leur infligeait le cancer de leur fils aîné.

Lorsqu’elle parcourut ce billet doux dactylographié à moitié déchiré, découvert par hasard dans une poche de veste en tweed de celui qu’elle prénommait Luigi, son esprit se refusa d’abord à croire ce qu’il lisait. Il y avait forcément une explication. Il ne pouvait émaner de son Luigi. Il avait peut-être pris l’engagement de le remettre à quelqu’un ou encore l’avait-il tout simplement trouvé traînant sur le bureau d’un de ses employés et ramassé avant le passage de la femme de ménage. Mais en le parcourant plus en détail, lisant et relisant sans cesse, elle comprit assez vite qu’il venait bien de son Luigi.

À cet instant précis, elle crut défaillir et dut reprendre plusieurs fois sa respiration. Les mots sont comme les ailes repliées des oiseaux, ils attendent le souffle du lecteur pour se déployer. Ceux de son mari, manifestement adressés à sa meilleure amie, lui coupèrent littéralement le sien, projetant brusquement son être dans l’abîme destructeur de la trahison.

Il est vrai que depuis déjà plusieurs années, Luigi et elle n’avaient quasiment plus de relations intimes. Mais sa douceur et ses attentions quotidiennement renouvelées suffisaient à l’envelopper d’une rassurante quiétude. Elle pensait qu’il l’aimait, qu’il était heureux avec elle. Ce qu’elle lisait là lui montrait cependant, qu’à supposer que cela fût vrai, il n’en était plus rien désormais.

Elle songea à son père, à qui elle avait jadis tenu rigueur d’avoir quitté sa mère pour une coucherie sans lendemain qu’il ne sut lui pardonner. Ce père, aujourd’hui décédé, lui manquait soudain, réconciliant en elle deux sentiments opposés de haine et d’amour si longtemps refoulés.

Les semaines passant, elle s’évertua à mieux comprendre, lisant et relisant chaque ligne écrite par Luigi à Daniela, ne pouvant s’empêcher d’imaginer avec douleur ses mains courant sur son corps, qu’il qualifiait de parfait, dans un désir ardent qu’il n’avait, semble-t-il, jamais ressenti pour elle.

Elle rappelait à sa mémoire les souvenirs d’une vie insouciante en famille évoluant dans l’illusion de l’amour, s’efforçant, au prix d’un effort surhumain, de rebâtir la réalité de chaque instant. Les regards, les mots, les gestes, les arrivées tardives, les déplacements professionnels, les colères, les fatigues passées et repassées en boucle dans son esprit épuisé de souffrance, tout s’éclairait aujourd’hui d’une autre façon. Tout devenait limpide, mettant chaque infime détail à sa place, conduisant son être tout entier vers la conscience de l’impitoyable réalité.

Elle interrompit un instant son récit et dans une crispation du visage, cherchant vainement à empêcher les larmes de vitrer de nouveau son regard clair, elle chuchota lentement ce mot laconique exprimant à lui seul tout l’anéantissement de soi :

— Foutue !

La détresse de cette femme émut soudain Tiago. Il ressentit comme un frisson lui parcourir l’échine, aussitôt suivi d’une sombre intuition que la mort pouvait s’abattre sur elle comme l’aigle de Haast sur le moineau blessé.

— Vous savez, les choses sont bien souvent plus complexes que nous l’imaginons, lui lança-t-il. Bien sûr, lorsque nous nous plaçons d’un seul côté, et notamment du nôtre, nous avons toujours l’impression d’avoir raison. Mais ce n’est pas si simple la vie.

Elle le regardait, perplexe, se demandant où il voulait en venir :

— J’ai aimé une femme, moi aussi. J’étais marié. Je n’ai pas eu le courage de tout laisser pour elle.

— Le courage ? La lâcheté plutôt !

— Non du courage ! Il faut du courage pour laisser sa femme et ses enfants ! Pour tout plaquer, renoncer au confort et à l’habitude d’une vie bien réglée, toute tracée. Pour tout reconstruire. Il en faut beaucoup, croyez-moi ! À moins d’être sans cœur. Il était sans cœur votre mari ?

Elle baissa les yeux.

— Non, je ne peux pas dire ça… c’était un homme gentil… Jusqu’à ce qu’il nous abandonne…

— Vous lui en voulez ?

Elle ne répondit pas.

— Moi j’ai fait le contraire de votre mari. J’ai été méchant avec cette femme. Pourtant je l’aimais.

Le regard de Tiago se perdit sur l’horizon.

— Vous n’aimiez plus votre femme alors ?

— Si, j’aimais ma femme. J’avais de l’admiration pour elle, du respect. Mais ça ne suffisait plus. Vous saisissez ?

Elle écoutait avec attention, la mine blafarde tandis que Tiago poursuivait son récit :

— Clara, c’était une poétesse, une amoureuse de la vie, un concentré de douceur et d’optimisme qui me surprenait à chaque rencontre. Nous passions tous deux des heures à nous inventer des mondes, des mots d’esprit, nous émerveiller de la vie. Elle me transmettait une énergie et une joie de vivre hors du commun. Paradoxalement, lorsque je rentrais chez moi, après avoir passé quelques heures avec elle, je parvenais à couvrir ma femme d’attentions, à être aimable avec tous ceux qui m’entouraient. Anna était ravie. Elle ne pouvait soupçonner que je la trompais. J’étais tellement heureux ! Au travail, les gens m’appréciaient même de plus en plus. J’ai fini par décrocher la promotion dont j’avais toujours rêvé : accéder au poste de Directeur Général d’IAB. Ma vie semblait atteindre une espèce d’apogée…

— Mais vous l’aimiez cette Clara ?

— Si je l’aimais ? Oh ça oui je l’aimais !

— Pourquoi l’avoir laissée alors ?

— Parce que j’étais marié et que j’avais des enfants ! Parce que ce genre de situation ambiguë, faite de mensonges et de culpabilité, ne peut pas durer éternellement. Il arrive toujours un moment où il faut choisir !

— Vous avez choisi votre femme alors ?

— Oui !

Il y eut un grand silence avant qu’elle ne reprenne la parole.

— En fait, vous avez choisi de protéger votre famille, c’est normal… C’est ce que font tous les hommes bien.

— Ce jour-là, Clara et moi, nous étions donnés rendez-vous au zoo d’Ambroise. C’était notre lieu habituel. Il y a là plein de petits endroits dans la forêt où on peut faire l’amour à l’abri des regards. J’étais décidé à rompre avec elle. J’avais passé un excellent week-end entre amis avec Anna et les enfants. L’un des deux couples était en crise et Anna avait encore passé beaucoup de temps avec l’épouse meurtrie pour essayer de la consoler. Anna a toujours été très appréciée de ses amis pour sa gentillesse et les attentions qu’elle leur témoigne. J’avais trouvé ma femme particulièrement resplendissante et douce. J’étais fier d’elle. Plus je l’observais, plus je me disais que je ne pouvais plus continuer à la tromper ainsi.

Tiago s’interrompit un instant pour ravaler sa salive, comme pris par une émotion soudaine.

— Clara arriva avec une jolie robe blanche en dentelle légèrement transparente, s’arrêtant juste au-dessus de ses genoux. Elle s’était confectionnée un joli chignon, avec un beau ruban bleu, laissant apparaître son cou fin et délicat dont je raffolais. Elle était belle à pleurer. Je savais que c’était la dernière fois que je la voyais et je ne la quittais pas des yeux. Je m’enivrais de chacun de ses mouvements graciles, du moindre de ses sourires, de chacune de ses mimiques pour les graver à jamais au fond de ma mémoire. Elle se jeta dans mes bras. Comme d’habitude, je l’ai serrée fort contre moi. J’ai plongé mon nez dans son cou et respiré à perdre haleine l’odeur de ses cheveux et de sa peau. J’ai pris sa main et je l’ai emmenée dans les profondeurs du bois où… Vous voyez ce que je veux dire ?

Il s’interrompit de nouveau tandis que, dans un silence songeur, sa voisine de banc continuait à l’écouter avec attention.

— Ensuite, comme je l’avais prévu, j’ai prononcé ces mots tant de fois répétés intérieurement les derniers jours : « C’est vrai qu’on peut tromper sa femme et continuer à l’aimer. Je me demande même si le fait de la tromper ne fait pas qu’on l’aime plus encore ! ». Clara posa brusquement sa main sur ma bouche, le regard abasourdi : « Qu’as-tu dit ? » m’a-t-elle demandé. Alors rassemblant mes forces, j’ai poursuivi : « Anna a beaucoup de chance que tu sois venue, là, dans notre vie. Grâce à toi, je sais combien elle compte pour moi. En fait, je ne devrais pas la tromper, j’ai tout ! Tout pour être heureux. Mais sexuellement, c’est si bon entre toi et moi. Je ne suis qu’un homme, tu sais ! »

Cette fois-ci, le visage de Clara se figea. Ça m’a serré le cœur ! « Mais que suis-je pour toi, moi ? » me demanda-t-elle alors. Je lui ai répondu : « Toi ? Tu es ma maîtresse ! Que penses-tu être ? Mais bien sûr, d’une certaine façon je tiens aussi à toi. Au-delà de ton apparence joyeuse et légèrement écervelée, tu as quelques atouts indéniables… sexuellement. » Sur un ton volontairement moqueur, parcourant au même moment du regard son corps tout entier encore à moitié dénudé. »

— Quel salaud !

— Oui. Clara m’a fixé sans dire un mot. Je ne savais pas ce qu’elle pensait. Je pense qu’elle avait mal mais elle le cachait bien. Elle sait bien faire ça Clara. Alors j’ai enfoncé le clou davantage. Je lui ai dit : « Enfin Clara, je ne t’ai jamais caché que j’aimais ma femme. Anna compte beaucoup pour moi. C’est aussi la mère de mes deux enfants. Elle a énormément de qualités. Toi et moi, nous nous sommes rencontrés trop tard. Nous ne pouvons même pas fonder de famille ensemble ». « Qu’est-ce que tu veux dire ? » a-t-elle demandé. « Il y a une réalité biologique chez les femmes, lui ai-je répondu. Tu es trop vieille pour ça aujourd’hui ! Anna, elle, a huit ans de moins que toi. Nous ferons peut-être un petit dernier dans quelque temps. Elle semble en avoir très envie et moi… j’avoue que ça ne me déplairait pas, j’adore les enfants… d’autant que ceux que nous faisons sont plutôt bien réussis ! »

« Clara s’est relevée, a rajusté sa jolie robe et son ruban. Digne comme une déesse antique, ne laissant rien transparaître de son infinie tristesse, elle m’a dit : « Bon, nous allons rentrer. Il commence à faire froid et je n’ai pas fini de préparer ma formation pour demain ».

Cette attitude, je dois l’avouer, m’a pris au dépourvu. Comment pouvait-elle rester aussi impassible après ce que je venais de lui asséner ? J’ai douté un court instant qu’elle m’ait suffisamment pris au sérieux. J’ai donc décidé d’aller plus loin encore. J’ai excellé dans une sorte de raffinement de la méchanceté, pour ne laisser aucune chance à cette histoire. Alors qu’elle montait dans sa voiture, je lui ai lancé : « Je ne comprends toujours pas comment une fille comme toi a pu devenir formatrice ! ». « Ah oui ? Et pourquoi ? » a-t-elle répliqué. « Ben, disons que… je ne veux pas te froisser… mais tu vois Anna, elle gère des gens comme toi… pour elle l’orthographe, la grammaire, c’est essentiel… ». Clara rétorqua immédiatement : « C’est normal, l’orthographe c’est la science des ânes ! » »

Tiago sourit avec tendresse en se remémorant cette dernière phrase prononcée par Clara tandis que sa voisine, toujours aussi attentive, l’interrompit brusquement.

— Et toc ! Voilà qui était bien lancé ! Je suis plutôt d’accord avec elle. Mais quel intérêt de lui dire cela ? Elle avait des problèmes en orthographe ?

— Disons que Clara n’en avait pas tout à fait la fibre.

— Mais vous disiez qu’elle était née poétesse ?

— C’était un merveilleux poète ! Qui cependant mangeait des pâtes avec deux « T », me trouvait loquace sans le « QU » et avec un « C ». En fait, on ne naît pas poète, on le devient. J’aime beaucoup cette phrase de Gide : « j’ai vu beaucoup d’enfants pauvres s’exprimer et se délivrer par l’art ». Clara n’avait pas eu l’enfance des petites filles aux chambres roses, à la penderie de vêtements bien repassés et aux chaussures vernies…

Chapitre 2

Quelques 35 ans plus tôt…

— Je vous ai dit de ne pas bouger ! Je vais vous en donner un chacun ! C’est compris ? Voilà pour toi Babette. Boule ! Non ! Je t’ai dit de ne pas bouger ! À chaque fois tu manges celui des autres ! Ça suffit maintenant ! Tu seras le dernier servi puisque c’est comme ça ! Assis ! Voilà ! Comme ça ! Tiens Duc ! et voilà pour toi Tendresse !

Chaque chien se tenait assis bien droit devant l’enfant, attendant son morceau de sucre, comme chaque matin.

— Boule ! Maintenant c’est pour toi ! Mais doucement ! compris ?

Le chien se tenait devant elle, prêt à bondir sur sa main. Elle leva le petit doigt et répéta avec autorité :

— Doucement, j’ai dit ! DOU-CE-MENT !

Et elle posa le morceau de sucre lentement dans sa grande gueule qu’il referma aussitôt, n’en faisant qu’une bouchée.

Puis l’enfant entra dans la maison. Une femme âgée, à la poitrine généreuse et aux yeux très clairs, y faisait la vaisselle.

— Mémé, aujourd’hui je vais chercher des grenouilles à la mare ! On pourra les manger ce soir ! Est-ce que tu peux me donner un chiffon rouge ?

— Demande à ton grand-père. Il est dans la grange, il doit pouvoir te trouver ça !

Clara aimait partir de bon matin dans les champs avec ses chiens. Chaussée de ses bottes vertes en plastique, elle sautillait dans les herbes hautes en frappant fort le sol pour éloigner les vipères. Elle connaissait sur le bout des doigts les endroits où elle pouvait remplir son vivier de grenouilles. Il lui suffisait d’accrocher un fil de pêche avec un morceau de tissu rouge sur une branche de noisetier. Les batraciens, très sensibles à cette couleur, venaient aussitôt mordre dans le chiffon et Clara n’avait plus qu’à tirer d’un coup sec sur la canne pour les ferrer comme un poisson et les éjecter hors de la mare. Elle ouvrait de grands yeux ronds pour les suivre dans les airs puis se précipitait sur eux afin de les récupérer dans l’herbe, deux ou trois mètres plus loin. Très vite, elle leur frappait la tête sur une pierre en les tenant fermement par les deux pattes arrière. Elle avait ainsi appris à les tuer d’un coup, sans les faire souffrir.

Un jour, un inconnu, ayant repéré l’enfant seule, s’approcha d’elle.

— Alors petite, ça mord ?

Clara remarqua tout de suite ses mains sales et son regard bizarre.

Elle ne répondit pas.

— Tu as perdu ta langue ?

— Ma mémé m’a dit de ne pas parler à un inconnu !

— Ah oui ? Mais elle est où ta mémé ?

— Elle est chez elle !

— C’est où chez elle ?

— Chez elle !

Tout à coup, l’homme la prit par le bras et la fit tomber dans l’herbe. D’un air sadique, il s’approcha d’elle, défit sa ceinture et dégrafa les boutons de son pantalon.

— Tu ne sais pas encore ce que c’est un homme ? Hein petite ? Je vais te montrer !

Et il baissa complètement son pantalon laissant voir son sexe. Clara se mit à hurler tandis que l’autre riait comme un fou. Il s’apprêtait à se jeter sur elle quand Boule, surgissant de derrière, alerté par les cris de l’enfant, ouvrit grand sa gueule et lui mordit la fesse droite avec hargne. Très vite, les autres chiens vinrent se placer autour de lui, montrant aussi leurs crocs acérés.

— Eh eh, doucement, mes mignons ! doucement…

Il remonta son pantalon tant bien que mal en s’écartant à regret de sa victime. Les chiens demeuraient aux aguets, menaçants, les yeux toujours rivés sur lui. Puis l’homme prit ses jambes à son cou et s’enfuit en courant aussi vite qu’il put. Boule s’élança aussitôt à sa poursuite, aboyant à tout rompre. Quelques minutes plus tard, le chien réapparut en remuant fièrement la queue, un morceau de chemise dépassant de sa gueule. Clara s’était rassise sans crainte sur le bord de la mare et avait repris paisiblement le cours de sa pêche.

En rentrant chez elle, elle ne dit pas un mot de sa mauvaise rencontre à ses grands-parents, de peur que ceux-ci ne l’empêchent d’y retourner une autre fois. Ce soir-là, la petite assemblée se régala des cuisses de grenouilles bien dodues qu’elle avait ramenées avec fierté à la maison.

— Bon Clara, il faut aller te coucher maintenant. Demain tu as école !

— D’accord mémé !

L’enfant se leva et se dirigea vers l’évier de la cuisine pour s’y brosser les dents. Puis, comme chaque soir, elle traversa le fond de la sombre cour pour se rendre dans la cabane qui faisait office de toilettes. Un simple trou creusé dans la terre battue et une petite loupiote suspendue au plafond par quelques fils électriques poussiéreux éclairaient à peine les lieux. Boule la suivait, ne la lâchant jamais d’une semelle. Assis devant la lourde porte en bois, il l’attendit sagement. Clara fit son affaire aussi rapidement que possible, prenant garde à bien viser le trou pour ne pas s’éclabousser d’urine. Puis elle sortit avant de s’être complètement rhabiller.

— Beurk ! Ça pue ici Boule ! Vous avez de la chance vous les chiens ! Vous n’avez pas à pisser dans ce trou plein de mouches !

Très vite elle regagna sa chambre, prenant garde de ne pas trébucher dans les escaliers tout aussi faiblement éclairés. En réalité elle dormait avec ses grands-parents, dans un grand lit de deux personnes situé juste à côté du leur. Dans un coin de la pièce, il y avait une commode pour son linge et un seau en métal avec un couvercle faisant office de WC pour la nuit. Le lieu était propre, bien rangé mais Clara n’avait pas le droit de s’y rendre durant la journée.

Pour ses devoirs, elle s’installait sur un coin de table de la cuisine pendant que sa grand-mère préparait le repas…

— Dis mémé, apercevoir, ça prend un P ou deux P ?

— Apercevoir ? Je ne sais pas ! Tu sais, ta mémé, elle n’est pas allée à l’école très longtemps. Mais moi je mettrais deux P… APP… ERCEVOIR ! On entend les deux P, il me semble.

Dans un geste appliqué, l’enfant inscrit alors sur sa feuille de papier le mot avec deux « P ».

— Et reconnaître ? Ça prend un « N » ou deux ?

— Reconnaître ? Ça prend un « N » ! C’est comme naître et tu rajoutes « reco » devant !

Le visage de Clara s’illumina :

— Ah oui ! Ça au moins mémé, je vais m’en rappeler. Reconnaitre, c’est comme naître avec reco devant !

Avant de s’endormir, Clara s’agenouillait sur son lit, face au mur sur lequel était accroché un crucifix en bois. Elle faisait toujours la même prière :

—  Seigneur, oh toi le roi de l’univers, fais que ma maman guérisse et que je puisse vite la retrouver. Fais aussi que je devienne très riche quand je serai grande pour lui acheter une belle maison où on pourra vivre toutes les deux… et encore un peu plus riche pour que je puisse en acheter une à ma mémé et mon pépé, juste à côté de la nôtre… avec un grand jardin pour Boule, Babette, Tendresse et Duc… Voilà… Merci seigneur ! Dors bien !

Il n’y avait pas de salle de bains dans la maison. Le matin, chacun attendait son tour pour se laver au lavabo de la cuisine. L’eau était gelée. L’hiver, la grand-mère de Clara faisait chauffer de l’eau dans une grande marmite sur le poêle à bois. Elle la versait ensuite dans une cuvette en plastique bleu ciel où l’enfant se lavait les pieds.

De temps en temps, le père de Clara venait en visite. Il arrivait souvent à l’improviste, ouvrait le portail et la surprenait jouant dans la cour avec les chiens…

— Bonjour ma Clara !

— Bonjour papa.

— Tu ne viens pas m’embrasser ?

L’enfant se levait alors et venait poser un rapide baiser sur la joue de son père.

— Je te présente Gilda, lui dit-il un jour.

Clara ne répondit pas, dévisageant la femme avec mépris.

— Mémé est là ? poursuivit-il.

— Oui, elle est dans la grange, elle étend le linge !

— Tu nous conduis à elle Clara s’il te plaît !

Elle s’exécuta sans mot dire puis retourna aussitôt jouer avec ses chiens.

— Bonjour M’man, lança ce dernier à la vue de sa mère.

— Bonjour mon grand ! Comment vas-tu ?

— Ça va ! J’ai une semaine de congé, nous étions dans le coin, alors je suis venu te présenter Gilda.

— Bonjour madame, répondit la grand-mère, toujours polie avec les conquêtes de son fils mais n’en pensant pas moins.

Elle en avait vu défiler tellement.

— Ça va avec Clara ? demanda-t-il.

— Oui ça va !

— Sa mère sort bientôt de l’hôpital ?

— C’est trop tôt pour le dire.

— En tout cas, si tu as besoin de quelque chose pour elle, dis-le-moi, je te le ferai passer.

— Ça va aller, merci ! lança-t-elle en amorçant un sourire presque désabusé.

— Non vraiment, j’insiste ! C’est déjà si gentil de vous occuper d’elle quand sa mère est en crise. Moi je voudrais bien la prendre, mais… avec mon travail, tu sais… j’aurais beaucoup de mal à m’en occuper…

— Je sais bien mon grand…

Le père de Clara ne restait jamais bien longtemps, à peine une petite heure. Il ne posait que peu de questions sur sa fille, parlant surtout de lui, de ses activités professionnelles et de ses conquêtes. À l’école, Clara était plutôt sage mais elle n’avait pas d’amis. Un jour l’institutrice l’interpella à la récréation…

— Clara, pourquoi ne vas-tu pas jouer avec tes camarades ?

— Je n’aime pas leurs jeux… Et puis, ils se moquent sans cesse de mes vêtements. Ils disent que je suis une pauvre. Que ça se voit aussi à mes chaussures. Moi je sais que je suis plus riche qu’eux… du moins...dans mon cœur…

— C’est joli ce que tu dis là Clara ! Tu parles presque comme un poète ! lui lança l’institutrice.

— Un poète comme Jacques Prévert ou René Char ?

— Oui ! Sais-tu que la poésie c’est le langage des dieux ?

Soudain les yeux de l’enfant s’illuminèrent.

— Le langage des dieux ? Mais comment le parle-t-on ?

— Il faut écrire de la poésie, c’est tout !

Le soir venu, Clara se mit à composer son premier poème qu’elle récita à voix haute à son crucifix :

J’ai conpri,

tu m’entendait pas

la poésie

C’est ta langue à toi

Ecrir des poèmes

Je vais éssaillé

Et ceu que j’aime

Tu vas protégé.

Petit à petit, écrire de la poésie devint pour elle une source d’occupation quasi quotidienne, au point que constatant cela, sa grand-mère se décida à lui acheter un petit cahier qui ne la quittait plus. Un jour, l’une des trois chipies qui se moquaient régulièrement d’elle à l’école, le lui déroba. Clara l’avait laissé dans son cartable sur les conseils sournois de l’une d’elles...

— Ton petit carnet semble être très précieux pour toi Clara ?

— Oui très !

— Si tu veux un conseil, ne l’emmène pas dans la cour de récréation, les garçons pourraient te le voler pour s’en amuser…

C’est ainsi que pendant la récréation, les trois pestes réussirent à pénétrer dans la classe, s’emparer du carnet et recopier un des poèmes de Clara au tableau. Celui-ci décrivait l’amour secret qu’elle ressentait pour un beau garçon de la classe :

Ils son vert

Ses yeux

Il a l’air

eureux

Il fait batre

les cœur

Le mien

L’adore

temps de boneur

Quand je voit

Victor

Clara

Lorsque les élèves regagnèrent la salle de classe et découvrirent le poème de Clara ainsi retranscrit sur le grand tableau noir, ce fut l’hilarité générale. Et les trois petites pestes en rajoutèrent :

— Oh Victor… Quel honneur d’être aimé par Clara !

— Oh oui ! Et puis elle est top mode avec ses chaussures de paysanne !

— Et surtout, c’est la meilleure de la classe… en orthographe !

À cet instant, l’institutrice fit irruption. Les trois teignes, trop accaparées par leurs moqueries, ne l’aperçurent pas immédiatement.

— Quelle merveilleuse amoureuse Victor ! poursuivait l’une d’elles en mimant une étreinte.

— Qui est folle de bonheur quand elle t’APP… erçoit… avec deux P et te RECO… NAIT, pour parler comme sa ME… ME…

La classe entière redoubla d’hilarité. Assise sur son banc, Clara restait silencieuse, le regard perdu sur la fenêtre. D’un geste brusque, l’institutrice arracha le précieux carnet des mains de l’élève malveillante.

— Je ne pense pas que cela t’appartienne Sophie ! Et puisque la poésie de Clara vous amuse tous tant, sortez une feuille immédiatement ! Je vous laisse une demi-heure pour en écrire une à votre tour. Naturellement, ça comptera dans votre moyenne du trimestre !

Instantanément le silence se fit et chacun s’exécuta. A la fin du cours, Victor passa devant la table de Clara. La tête baissée, celle-ci attendait que tous soient sortis afin de ne pas subir de nouveaux quolibets. Sophie, tapie dans un coin de la pièce, restait là à observer, sourire en coin, mijotant sans doute un nouveau coup. Victor s’approcha de Clara.

— Merci pour ton poème Clara. Je le trouve très joli !

Soudain le visage de l’enfant s’embellit d’un sourire. Celui de Sophie se crispa de jalousie. Puis Victor quitta la classe en lui adressant un regard tendre tandis que l’institutrice lui faisait signe de la rejoindre à son pupitre.

— Clara, viens ici quelques instants, s’il te plait !

L’enfant s’approcha lentement.

— C’est vrai qu’il est beau ton poème ! Tu as du talent Clara. Il faut juste que tu soignes un peu ton orthographe. Qui te fait travailler chez toi ?

— C’est ma mémé !

— Alors tu donneras cette lettre à ta mémé. J’aimerais bien pouvoir la rencontrer.

— Oui Madame.

— Au revoir Clara, à demain.

— Au revoir Madame.

Et l’enfant s’éloigna sans se retourner tandis que l’institutrice balayait du regard sa tenue vestimentaire misérable, s’arrêtant plus longuement sur ses vieilles chaussures usées.

Chapitre 3

Une semaine plus tard, la maîtresse se rendit chez Clara. La grand-mère avait confectionné plusieurs tartes et disposé un gros bouquet de roses rouges du jardin au milieu de la table…

— Vous voulez un café Madame l’institutrice ? demanda le grand-père avec déférence.

— Sans vouloir vous obliger, je préférerais un thé.

— Ah bon ? lança le grand-père en regardant sa femme d’un air dépité.

— Ben c’est que nous… on est des gros buveurs de café. On s’excuse mais on n’a pas de thé, poursuivit la grand-mère.

— Ce n’est pas grave. Je vais prendre un morceau de tarte aux fraises. Elle a l’air délicieuse !

— C’est Clara qui a choisi les fraises pour vous au jardin ce matin. Elle a pris les plus belles.

L’institutrice sourit.

— Vous savez, Clara est une enfant un peu solitaire à l’école. Elle a du mal à s’intégrer au groupe.

— Ah bon ? Mais Clara nous dit tout le contraire, qu’elle a même beaucoup d’amis !

— Ce n’est pas la vérité hélas… ne vous froissez pas mais c’est notamment en raison de sa tenue vestimentaire, les autres élèves se moquent un peu d’elle…

— Ah ? Et pourquoi ça ? demanda le grand-père en fronçant les sourcils, scandalisé à l’idée qu’on puisse se moquer de sa petite fille en raison de sa tenue vestimentaire.

— Ne vous en formalisez pas monsieur ! C’est simplement que les boots vertes… ça fait rire les autres petites filles… vous savez les enfants sont cruels entre eux… Elle n’a pas une autre paire ?

— Non ! Mais vous savez les boots, c’est très bon pour la colonne vertébrale… Au moins, plus tard, elle n’aura pas de scoliose !

— Je n’en doute pas… mais si vous pouviez lui trouver une paire de basket ou quelque chose d’un peu plus en vogue, je pense que ça pourrait tout autant préserver sa colonne vertébrale et faciliter sa situation à l’école…

La grand-mère répliqua immédiatement :

— Bon ben, on va aller à Mammouth demain pour lui acheter une paire de chaussures neuves !

— Ben oui on va faire ça, si y faut ! rajouta le grand-père.

— Mais où sont les parents de Clara ? demanda l’institutrice.

— Son père est souvent en déplacement ! répondit la grand-mère.

— En déplacement, en déplacement… il ne s’en occupe pas, c’est tout ! lança spontanément son mari.

La grand-mère n’en rajouta pas.

— Et sa mère ?

— Sa mère ? Elle est bien malade ! Elle n’en a plus pour très longtemps. Elle a un cancer… Mais on n’ose pas le dire à la gosse…

L’’institutrice ne s’attarda pas sur le sujet.

— Puis-je voir sa chambre ?

— Bien sûr !

Et la grand-mère la conduisit à l’étage.

— Voilà, c’est là qu’elle dort Clara !

— Avec vous ?

— Oui !

— Et où est son bureau ?

— Elle n’a pas de bureau, elle travaille dans la cuisine !

— Et ses livres ?

— Ses livres ? Ils sont là, sur la table de nuit ! Elle les lit tous les soirs avant de s’endormir. Elle les connaît par cœur la gosse.

— Oui je me doute… lança l’institutrice en apercevant les deux seuls livres posés à côté de la lampe de chevet. Vous savez, Clara a des capacités… Simplement il faudrait qu’elle puisse avoir sa chambre pour travailler et quelques livres comme un dictionnaire, des romans de jeunesse…

La grand-mère reprit aussitôt :

— Bon ben, on en achètera aussi demain !

— Et pour la chambre ?

— La chambre ?

— Oui pour qu’elle puisse aussi disposer de sa propre chambre !

— Ben là, c’est difficile… Parce qu’on ne peut pas acheter les escaliers pour monter là-haut.

— Il y a une pièce au -dessus ?

— Oui.

— Je peux voir ?

— Il faut grimper à l’échelle !

— Montrez-moi quand même.

L’espace du haut était clair, spacieux et se prêtait parfaitement à l’aménagement d’une chambre d’enfant.

— Vous pourriez y faire la chambre de Clara ?

— Oui, si on trouve l’argent pour les escaliers. Par contre, après… Clara risque de comprendre qu’elle ne retournera pas vivre avec sa mère… tandis que si elle dort avec nous, elle croit toujours que c’est provisoire… vous voyez ce que je veux dire… ?

— Vous savez, je vais être honnête avec vous. Si quelqu’un venait à savoir que Clara dort avec vous… Vous risquez un placement de l’enfant à la DDASS ! lança l’institutrice sur un ton ferme.

— Placer ma Clara à la DDASS ? Il faudra d’abord me passer sur le corps ! s’emporta soudain la grand-mère.

— Ne vous énervez pas madame ! Si vous lui faites une chambre et que vous lui achetez de quoi travailler, tout ira bien. J’ai un ami ébéniste qui peut vous aider à confectionner un escalier. Je crois pouvoir négocier avec lui le prix et des délais de paiement qui vous permettront d’aménager la chambre de l’enfant sans trop souffrir financièrement. Quant à sa mère… tôt ou tard, il lui faudra bien savoir, ne croyez- vous pas ?

La grand-mère ne disait rien. Elle savait que l’institutrice avait raison.

C’est ainsi qu’un jour en rentrant de l’école, Clara eut l’agréable surprise de découvrir ses nouveaux quartiers dans la maison, une jolie chambre avec un petit bureau en bois clair sur lequel reposait un gros dictionnaire Larousse tout neuf.

Le livre devint vite son compagnon tout autant que ses chiens.Sa grand-mère avait aussi renouvelé un peu sa garde-robe. Elle lui avait acheté quelques vêtements de petite fille et deux jolies paires de chaussures qui lui allaient à merveille et dont elle prenait le plus grand soin.

Clara progressait rapidement en français, aidée qu’elle était désormais par son nouveau compagnon de route. Un soir, après l’école, Victor lui demanda s’il pouvait la raccompagner chez elle. Malgré l’affection qu’il semblait lui porter, elle restait toujours un peu sur ses gardes, se demandant s’il n’allait pas lui jouer un tour mijoté par Sophie. Elle accepta cependant.

Sur le chemin, curieusement, il ne lui parla pas, se contentant de lui sourire. Après quelques minutes, ils arrivèrent devant la maison des grands parents.

— Bon ben, je vais rentrer. Je suis arrivée !

— Tu habites là ?

— Oui, juste au coin de la rue.

— Alors à demain…

Et Victor s’approcha d’elle pour déposer un baiser furtif sur ses lèvres. C’était le tout premier baiser de Clara. Ils se sourirent en rougissant et se lancèrent en chœur :

— Bon ben à demain !

Pendant ce temps-là, la mère de Clara se mourrait à l’hôpital, l’ultime issue se faisant chaque jour plus proche…

—  Je ne veux pas mourir, il est encore trop tôt… Je vous en prie Seigneur… protégez ma petite Clara, protégez mon enfant ! 

— Ne vous en faites pas madame. Votre fille est bien chez ses grands-parents. Elle ne manque de rien, reprit l’infirmière.

— Mais ils sont vieux… S’il leur arrive quelque chose, qui va s’occuper d’elle ?

— Il ne leur arrivera rien, j’en suis sûre… Reposez-vous maintenant… Vous avez vomi toute la nuit à cause de votre dernière chimio. Vous n’avez rien mangé… Vous êtes très faible… Il faut vous reposer.

Dans la nuit, la mort emporta la pauvre femme. Elle n’avait plus que la peau sur les os et semblait avoir vingt ans de plus tant la maladie avait rongé son corps. Le lendemain la grand-mère dut annoncer la nouvelle à sa petite fille :

— Clara ! Il faut que je te dise…

— Quoi mémé ? Tu trouves que je mets trop de temps pour rentrer de l’école le soir ? Tu vas me gronder ?

— Non Clara ! Ce n’est pas ça… C’est de ta maman dont je veux te parler…

— Elle ne peut toujours pas rentrer ?

— Elle ne rentrera plus Clara.

L’enfant se figea. Elle avait instantanément compris ce que sa grand-mère allait lui annoncer.

— Ta maman est montée au ciel Clara.

— Elle est morte ?

— Oui Clara… Ta maman était très malade… Son corps la faisait beaucoup souffrir… Le bon dieu n’a pas voulu qu’elle continue à souffrir comme ça. Alors il a envoyé des anges la chercher… Pour qu’ils la ramènent vers lui… Elle est bien maintenant. Elle ne souffre plus. Elle est heureuse.

Clara resta muette des jours entiers, pleurant toutes les larmes de son corps en cachette la nuit dans son lit. Elle reçut l’autorisation de dormir avec Boule pendant quelque temps. Le chien lui léchait la main dès qu’il l’entendait pleurer.

—  Tu es brave mon chien ! Ne t’inquiète pas, ça va aller !  lui disait-elle en prenant des airs de grande personne.

Clara n’assista pas à l’enterrement de sa mère, son père ayant jugé que ce serait trop perturbant pour elle. Quelques semaines après, sa grand-mère l’emmena au cimetière.

— Voilà ! le corps de ta maman repose ici ! Mais son esprit est en haut. Elle te voit Clara ! Elle t’écoute. Elle te protège. Je te laisse avec elle quelques instants pour que tu puisses lui parler.

La grand-mère s’éloigna, laissant l’enfant seule devant la tombe.

— Bonjour maman, chuchota Clara. J’espère que tu es bien là-haut. Ne te fais pas de soucis pour moi. Je suis heureuse avec mémé et pépé. Et papa va peut-être revenir vivre avec nous. Il a dit qu’il va trouver un travail à côté. Il a dit à mémé qu’il regrettait tout ce qu’il avait fait. J’étais caché dans le cagibi et j’ai tout entendu. Il pleurait même. De toute façon, je serai vite grande. Je vais bientôt pouvoir me débrouiller toute seule… Ne t’inquiète pas pour moi maman. Puis l’enfant eut du mal à trouver ses mots, submergée par l’émotion qu’elle essayait de contenir.

— Je n’ai pas appris assez vite, maman… Pardonne-moi… Si j’avais fait moins de fautes, peut-être que le bon dieu m’aurait mieux comprise dans mes prières et que tu aurais guéri… mais… tant pis ! Je t’écrirai plein d’autres poèmes. C’est le langage de Dieu… Alors c’est sûr, là-haut, tu vas les entendre !

Chapitre 4

À nouveau aujourd’hui…

L’inconnue interrompit Tiago dans son récit :

— Quel goujat vous avez été !

— Ah bon ? Vous me considériez comme un homme bien tout à l’heure ?

— Que vous ayez choisi votre femme plutôt que votre maîtresse, c’est tout à votre honneur mais vous n’étiez pas obligé de vous montrer aussi cruel avec Clara. Ne pouviez-vous pas tout simplement lui dire que vous vouliez rompre ?

— Peut-être…

— Et après, que s’est-il passé ?

— Après ? Les premiers jours sans Clara furent presque un soulagement. Je me sentais plus en harmonie avec ma conscience, n’ayant plus à mentir, ni à voler les heures que je devais à ma famille. Mais hélas, cet état de béatitude ne dura pas. Très vite, la fantaisie de Clara me manqua. Je me surprenais à regarder plusieurs fois par jour mon téléphone portable, espérant un message de sa part.

— Je doute fort que Clara ait eu envie de renouer le moindre contact avec vous …

Tiago, plongé dans ses souvenirs, poursuivit :

— Je faisais l’amour avec Anna sans passion véritable, presque machinalement. Il faut dire qu’Anna n’était pas très portée sur la chose… La femme lui lança un regard surpris. Tiago reprit :

— Disons que pour Anna, nulle place pour l’improvisation. Il fallait que les conditions soient réunies : qu’elle ne soit pas trop fatiguée, trop stressée, qu’elle ne se lève pas trop tôt le matin... Et il ne fallait pas que ça dure trop longtemps aussi !

La gestuelle de son interlocutrice trahit soudain une émotion contenue laissant penser à Tiago que, sur ce point, elle ressemblait peut-être à Anna. Il tenta quelques notes d’humour.

— Disons qu’avec Clara, c’était tout en sensualité, en douceur, en rythmes changeants telles les couleurs de l’arc-en-ciel. C’était les quatre saisons de Vivaldi. Anna, c’était le pathétique de Beethoven !

Soudain la femme se mit à rire.

Puis Tiago se tut. Son regard s’attarda encore sur l’horizon.

— Et puis ? demanda-t-elle comme une petite fille à qui l’on raconte une histoire dont elle est impatiente de connaître la fin.

Mais Tiago semblait ne plus l’entendre.

— Et après ? ! insista-t-elle.

Tiago revint brusquement à lui.

— Après ? répondit-il, l’ennui du quotidien m’a éclaté au visage comme un bon gros chou à la crème dans lequel on aurait planqué un pétard ! J’ai réalisé que si ma vie avec Anna était paisible et douce, en réalité je mourrais d’ennui.

— Vous n’aimiez vraiment plus votre femme alors ? demanda-t-elle avec la déception du lecteur qui s’identifie à un héros en déperdition.

— En fait, je restais attaché à la mère de mes enfants, la femme qu’elle était, sa générosité, son intelligence, sa gentillesse mais… je n’avais plus aucune attirance physique pour elle. Anna ne me faisait plus vibrer, vous comprenez ? Je devinais à quoi allaient ressembler toutes ces prochaines années ensemble…

— Et alors ? En quoi cela est-il gênant ? C’est toujours comme ça que ça se passe dans un couple au bout de quelques années de vie à deux… non ? Quel immature vous êtes ! s’emporta-t-elle.

— Non, ce n’est pas toujours comme ça… répliqua Tiago en fixant son regard clair qui venait de s’embrumer de nouveau.

Il poursuivit :

— Alors, peut-être parce que je suis un homme… J’ai commencé à regarder ailleurs. Et vu mon statut, je n’ai pas eu trop de difficultés pour rencontrer d’autres femmes.

— Quoi ? Vous avez recommencé à tromper Anna ?

— Non, pas à la tromper. Simplement à coucher avec d’autres femmes. Il faut faire la différence.

— Ah d’accord… Pour vous coucher ce n’est pas tromper…. lui lança-t-elle la mine désabusée tandis que Tiago poursuivait.