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À quelques mois de la fin de sa carrière à la criminelle, l’inspecteur Soltana se voit confier la pire de toutes ses enquêtes, celle qui le mènera là où il n’aurait jamais imaginé aller. Cette affaire, dans laquelle l’inexplicable rencontre l’impensable, finira-t-elle par avoir raison de lui ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Grâce à sa carrière dans le logement social
, Pascal Laurent a exploré de nouveaux horizons et a rencontré une multitude d’histoires et de vies. Cette expérience riche et diversifiée a captivé son imagination, l’incitant ainsi à se lancer avec ferveur dans l’écriture de son premier roman.
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Pascal Laurent
Pire ailleurs
Les enquêtes de l’inspecteur Soltana
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pascal Laurent
ISBN : 979-10-422-2882-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
C’est la fin de l’été, enfin. Encore un été à oublier, à rayer de ma mémoire, à l’égal des autres. Encore un été destructeur, un été où les enfants libres jouent et rient, un été où les grands se reposent, un été où je souffre. Une souffrance indicible, ineffable, cruelle et sournoise. Je ne me souviens pas précisément de l’été de la césure, quand tout a basculé, quand les beaux mois sont devenus pour moi, saisons d’horreur. Il y eut comme une espèce d’engrenage, comme si chaque été se devait d’être pire, plus cruel encore que celui d’avant. C’est arrivé crescendo, et je n’ai jamais rien pu y faire, jamais pu empêcher quoi que ce soit, il me fallait vivre ces moments et les comprendre. L’été désormais, j’aimerais pouvoir hiberner, même si ce n’est pas la saison pour cela, me cacher ou m’enfouir, disparaître et renaître quand les arbres changent de couleur et perdent leurs feuilles. C’est cette saison qui désormais marque ma différence avec les autres vivants. Quand ils l’attendent avec impatience, je la redoute, quand ils en rêvent, j’en cauchemarde, quand ils s’amusent et se détendent, je me crispe, hurle, frappe, tue et pleure.
Désormais à chaque fois se répète le même scénario et dans le même ordre, les angoisses, la peur, l’envie, la mort, la délivrance et le repos. Puis, c’est un cycle qui redémarre, dix mois d’une relative tranquillité, où la bête qui est en moi rentre elle, en hibernation, rassasiée. Elle me laisse enfin respirer, ne fait plus trembler les membres, et je redeviens un homme ordinaire, trop ordinaire peut-être à son goût et aux miens.
J’aime ce calme retrouvé. La bête désormais repue et qui dort en moi, fait s’effacer de ma mémoire les stigmates des étés. Mais elle et eux seront de retour l’été prochain, c’est inscrit depuis longtemps, c’est invariable, je le sais, et dois m’y attendre, c’est immuable, comme un rituel satanique. Je n’ai rien à faire, je ne peux rien faire pour changer cela, seulement attendre un autre été, seulement attendre le dernier été. Il tarde à venir et cela augmente l’horreur, la liste. Heureusement la bête agit sur ma mémoire comme un trou noir. Il n’y a que durant l’été qu’elle remet tous les éléments, tous les évènements à leurs places dans ma tête, que tout me revient avec clarté, avec netteté. Calmement, tout s’inscrit à nouveau dans ma boîte crânienne, je me souviens. Au début je me refuse à y croire, puis tout devient plausible, d’endormi, je passe à éveillé, puis à très éveillé. Reviennent aussi le goût et l’envie de l’autre, les souvenirs des autres.
« Un rapport journalier » se dit furieux l’inspecteur Soltana en descendant quatre à quatre les escaliers de peur que le commissaire n’en remette encore une couche. Et pourquoi pas d’heure en heure ? Quel con, ce nouveau commissaire, se surprend-il à penser, il se prend beaucoup trop au sérieux. Et puis j’ai faim, j’irai voir le témoin cet après-midi.
Comme il était au commissariat central, il connaissait tous les petits restaurants alentour, ceux qui servent de bons petits plats à prix abordable. Ces deux enquêtes attendraient qu’il soit repu. Il choisit le Marignane, son petit bistrot préféré, et tant pis si son cholestérol allait encore en prendre un coup. Il aime bien manger l’inspecteur Soltana, le ventre vide lui ôte toute réflexion, sa tête pour fonctionner à besoin de calories, et en quantité.
Soltana retourna à ses pensées, et commença à manger un morceau de pain de campagne, le genre de pain auquel aucun homme ne peut résister. Il n’arrêtait pas d’y penser. Tout d’abord à la mort de Mlle Prate, plus facile à comprendre d’après lui, mais certainement pas à résoudre. On l’avait tué de sang-froid, en professionnel, il n’y a eu aucune lutte, aucune résistance de la victime, rien sur le corps, aucune marque, aucun bleu. Elle avait été tuée dans sa propriété, les beaux quartiers, là où vivent les gens fortunés. La maison était gardée, aucune alarme ne s’était déclenchée et pire, personne n’avait rien vu, ni rien entendu. Les interrogatoires de voisinage n’avaient strictement rien donné, pas plus que ceux du gardien ou des employés de la maison présents sur place. Or, on l’avait retrouvé trois jours plus tard, légèrement enterrée, dans le jardin. Et le labo était formel, elle avait été transportée, elle n’était pas morte là. Son frère était à New York déjà depuis une semaine et tout le monde, y compris son passeport, pouvaient en témoigner. C’était donc un meurtre prémédité, commandé, un contrat. Soltana en était quasiment certain, comme il était certain que ce serait une enquête merdique, qu’il serait très dur de prouver quoi que ce soit, que tout le monde allait se terrer dans un mutisme assourdissant, qu’il n’obtiendrait rien des gens de la maison, rien du frère, rien du personnel, que personne ne prendrait le risque de se faire, lui aussi, briser nette les cervicales.
Soltana lui fit un bref résumé de ce qu’il savait, et le côté merdique de l’affaire.
Soltana se mit à engloutir sa salade de museau comme s’il s’agissait de son dernier repas, ou comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres. Duranci regardait surpris, le formidable coup de fourchette de son collègue. Au fur et à mesure que Soltana se remplissait l’estomac, son visage changé, s’illuminait. Nul doute, la nourriture a sur cet homme, un incroyable pouvoir, pensa-t-il.
Tout en mangeant Soltana, repensait à ce que lui avait dit Duranci. Cette morte n’était pas pour lui, les gens de la haute qui se zigouillent entre eux, après tout il s’en foutait pas mal. Elle n’avait qu’à pas être la sœur de ce type ou changer de frère pendant qu’il en était encore temps. Au lieu de ça, elle s’était vautrée dans la facilité, dans l’argent et le reste, elle avait payé. Cela en faisait pour Soltana comme une demi-victime. Cette façon de voir les choses lui redonna goût à la vie, goût au pot-au-feu fumant dans son assiette. Il n’allait pas gâcher pareille merveille pour une femme morte d’en avoir voulu encore plus, toujours plus, se disait-il. Cette fois-là, avait dû être, la fois de trop.
Duranci observait son collègue et scrutant le fond de sa pensée, il en arriva à la même conclusion.
Soltana savourait sa tarte aux prunes pendant que Duranci buvait son café. Il se sentait débarrassé de cette affaire de la Haute, enfin, on le lui retirait faute d’avancées, c’est ce qu’il pensait. Mais il restait l’autre affaire, celle des jeunes, des trois jeunes. Et cette affaire-là, elle était pour lui. De toute évidence, l’état-major s’en moquait éperdument, des gamins d’immigrés, quel intérêt… Et comme lui avait dit le commissaire, certainement pas des anges ! Cette remarque lui avait fait horreur ; raison de plus pour y mettre tout son cœur, toute son énergie, pour y consacrer tout son temps. Il n’aurait aucun mal à faire croire à son commissaire qu’il bosse sur le meurtre de l’innocente petite sœur Prate, qui avait fait chez elle, un soir, une bien vilaine rencontre, celle d’avec un tueur professionnel.
Il en était là de ses réflexions quand son téléphone se mit à bouger tout seul sur la table en faisant un certain grondement. Soltana détestait l’entendre sonner quand il mangeait. Sautiller oui, sonner non.
Le chiffre quatre tournait dans la tête de Soltana, quatre morts et un seul homme. C’était la première fois de sa longue carrière qu’il était peut-être confronté à un tueur en série. L’affaire risquait de lui échapper, il n’aurait pas dû dire au commissaire ce qu’il savait déjà des deux autres meurtres. Il restait à espérer qu’il l’ait déjà oublié, tant l’affaire Prate semblait prioritaire, enfin il y avait peu de chance. A fortiori après l’appel de Dunant au bureau, tout le monde saurait désormais qu’il y en avait quatre et non plus trois assassinés. Sûr, on allait vite lui retirer l’affaire afin qu’elle soit traitée au niveau national. Il allait devoir user de ruses pour continuer à enquêter. La tragiquement disparue, Mlle Prate, servirait d’alibi. Il ne savait pas pourquoi, mais la mort de ces quatre jeunes, l’inspecteur Soltana était en train d’en faire une affaire personnelle, et il détestait cela. La dernière fois où il avait agi ainsi, et bien malgré lui, il y avait laissé des plumes, du cuir, sa promotion au sein dans la police, et beaucoup de sa vie de famille.
Il me faut, pour le moment, tenir ces deux enquêtes en même temps, se dit Soltana au volant de sa voiture, l’une servirait d’alibi à l’autre. Il avait vu ça à table avec lui-même et était d’accord sur la stratégie. Il lui faudrait donc aller se cogner un peu à monsieur Prate et à ses employés, avaler des couleuvres, mais qui espérait-il, lui donneraient de bonnes raisons pour justifier de ses absences ou de ses déplacements.
Mais dans un premier temps, sans perdre de vue « l’autre affaire », comme lui avait dit son commissaire, il se dirigea vers la banlieue sud, là où Mourad avait été retrouvé mort étouffé. Il espérait sans trop y croire que le témoin donnerait des informations précises, mais il en doutait sérieusement, il avait l’habitude. Par ailleurs, malgré tous les efforts qu’il déployait pour le nier, le cacher ou ne pas en parler, son intuition ne le trompait jamais. Il aurait pu convoquer le témoin à son bureau, mais Soltana préférait se rendre encore une fois sur place, pour se remémorer les lieux, et tenter de voir ce qu’avait vu le témoin. Une femme, lui avait-on dit.
La porte s’ouvrit sur une femme d’une corpulence incroyable, Soltana à côté, avec son gros ventre, faisait presque pitié. Un point commun se dit-il, à moins que pour elle ce soit une maladie, ou les deux, enfin, qu’importe. Là encore, et sans bien savoir pourquoi, il s’attendait à ce type de femme, alors qu’on ne lui en avait rien dit. Une femme grosse en tout, en poids, en voix, en rire, il s’y attendait.
Puis, elle reprit une mine de circonstance, l’inspecteur n’est pas là pour assister à une vente en réunion avec ses copines, c’est du sérieux ce môme qu’on a tué, se dit-elle.
Elle devait faire allusion à une jeune inspectrice fraîchement sortie de l’école, grosse tête, mais apeurée par tout et surtout par les jeunes.
L’inspecteur prit congé de cette femme bien intéressante en tout point, se dit-il, et décida d’aller flâner un peu dans la cité, si des fois quelqu’un avait quelque chose à lui dire, à lui apprendre. Là aussi, l’enquête de voisinage n’avait rien donné, on continuait d’interroger les copains, potes, amis, ou collègues de Mourad et rien de rien ne sortait de ces interrogatoires menés pour la forme, à par donner du volume à un dossier vide. Celui d’un gamin mort sans qu’on s’en soucie, excepté sa famille.
Mourad qui rit et Mourad qui meurt quelques instants plus tard, étouffé par un homme, du sperme sur le bas ventre, et rien d’autre comme indices. Sauf que ces traces, sciemment laissées par le tueur, étaient en quelque sorte sa signature. Que cela signifiait-il ? Était-ce là pour nous mettre sur la voie, ou pour nous en détourner ? S’agissait-il de crimes racistes déguisés en crimes sexuels, ou le contraire ?
Comme il était sur place, Soltana décida de retourner voir la famille de Mourad. Il avait un très mauvais souvenir de la première fois, la mère qui hurle sa douleur, le père hagard et les frères vengeurs. Il resta un moment devant la porte sans oser frapper, il n’avait rien de nouveau à leur apprendre, il venait juste remuer leur douleur. Mais, se disait-il, sait-on jamais ! Peut-être qu’un homme, qu’une rencontre, qu’un changement dans la vie de Mourad pourrait peut-être faire avancer son enquête ?
C’est Tarik, le frère aîné qui lui ouvrit la porte. Il hésita quelques instants avant de rendre la poignée de main que lui tendait Soltana.
Soltana savait qu’il n’obtiendrait rien de plus de Tarik hormis sa haine légitime du Français bien blanc, et de notre système. Un système fait de cassures, de fossés qui se creusent entre les hommes, de mondes qui ne se connaissent pas, ne se rencontrent pas ou peu, ou, quand rencontre il y a, c’est dans l’affrontement. Soltana savait qu’un jour, comme aux temps anciens, les laissés pour compte, les pauvres, les sans grades, les nouveaux esclaves, les asservis, viendraient demander leurs dus, leur part du gâteau, que ce n’était qu’une question de temps, et que ce jour-là, s’il devait le vivre, il aurait bien du mal à choisir.
Il voyait la société se morceler, se disloquer et l’accepter. Il les voyait faire comme si de rien n’était, croire sans faille, que ce système allait durer. Qu’à la différence de toutes les civilisations qui nous avaient précédées, celle-ci durerait à jamais ! Ils s’accrochaient à cela comme des bigorneaux à leurs rochers, campés sur leur foi, leurs peurs et leurs convictions. Et il fallait des hommes comme lui pour que marche une société boiteuse comme celle-là. Ironie de la chose, se disait Soltana, je suis l’ordre dans le désordre, pas le ticket gagnant, car pour lui non plus ça n’était pas arrivé.
Il faut absolument que je retrouve mon calme, la bête tarde à s’endormir et il me reste encore à l’esprit ce dernier visage, les yeux, ceux qui demandent de l’air, qui supplient parce qu’ils ne comprennent pas qu’arrive la délivrance suprême, l’élévation de l’esprit, que la mort n’est rien face à cela, qu’elle n’est que le passage de la conscience humaine, à la conscience divine d’après. Je me souviens d’yeux qui ne savent pas que c’est un cadeau que je leur fais et que j’attends le mien depuis si longtemps.
Heureusement, grâce à l’endormissement partiel de la bête, les lieux ont disparu, mais cette fois-ci, je sais qu’elle m’a fait prendre tous les risques. Elle s’amuse de la situation, elle connaît déjà la suite, mais elle échafaude ses plans lors de son hibernation et j’aperçois les contours du programme, seulement au tout début de l’été, quand elle se réveille en moi.
Demain, il me faudra retourner au travail, revoir mes malades, mes vieux, sans vie ou presque et qui attendent la mort. Ils me font désormais horreur, leurs corps amaigris, leurs peaux hideuses, ces visages flétris et édentés. J’ai fait médecine, comme d’autres, charcutiers ou boulangers. Jamais je n’ai eu à l’idée du médecin qui sauverait des vies, comme un engagement, ou un acte de foi. Pour moi « médecine », ça a d’abord été la faculté où m’avait inscrit ma sœur ; j’étais déjà parti en vacances, elle a donc choisi médecine pour moi, et je m’en foutais totalement. Après ce fut une fin de première année sans concours, autrement j’aurai été charcutier. J’ai toujours été bien moyen, juste ce qu’il faut pour obtenir mon diplôme et le droit d’exercer. Après, « médecine » ce fut alimentaire, rien d’autre. Ça n’a jamais fait de moi un mauvais médecin, jamais une lumière non plus, mon nom ne restera pas dans les annales, en tout cas pas pour ça.
Chaque automne depuis vingt ans, devant ce miroir, je me dis la même chose : que je n’aurai jamais dû faire de gosses ! J’ai deux filles, et pour tout dire, elles non plus ne m’intéressent pas le moins du monde. Heureusement pour elles, qu’il y a leur mère, je le reconnais sans aucune difficulté. Elle était faite pour ça, ma femme, donner la vie, le sein, la main, la caresse, l’amour. C’est plutôt bien tombé, car pour le reste, chaque automne aussi, je regrette de l’avoir épousé et surtout, de lui avoir fait des enfants. Je devais être bien pire dans ma tête à cette époque-là que maintenant !
Enfin, comme chaque automne, je me dis qu’elles sont là, toutes les trois et que je vais devoir faire avec elles encore toute une année. Encore une année de trop. Ah ! Les yeux du dernier visage et qui ne savaient pas… S’ils étaient là pour contempler le spectacle de ma vie, ils comprendraient mieux le message et effaceraient cette peur absurde qu’ils arboraient, et qui n’était rien d’autre que la manifestation du vil instinct de survie des primates.
Chaque automne je me regarde des heures entières dans ce miroir aux certitudes, et chaque automne j’y vois le visage troué, grenelé, abîmé de l’homme que je suis. Ma laideur m’effraie depuis si longtemps que je ne peux la contempler qu’à l’automne. Après mon cerveau ne me voit plus, il me devine seulement pour le strict nécessaire de la toilette du visage. Et pourtant, je ne devrais pas en être chagriné depuis le temps, « ce n’est pas de ta faute » comme me disait ma mère, « une varicelle qui a mal tournée, puis de l’acné, alors que ton frère aîné et ta sœur, non ». Un mystère, une acné déformante quand on croyait que c’était normal à la puberté, après il était déjà trop tard. Mais la vie c’est cela, il est tout le temps ou trop tôt ou trop tard, et rarement la bonne heure.
Mon visage est déformé, boursouflé, plein de cicatrices indélébiles. Je suis quelqu’un de laid et vis avec depuis mes quinze ans. S’habitue-t-on un jour à sa propre laideur ? Peut-on se construire vraiment quand dans votre regard, et dans celui des autres, vous observez un visage qui fait peur, et donne envie de fuir ? Mes vieux, eux, ils s’en foutent, ils sont devenus aussi vilains que moi, voire pire quelquefois, et puis, ils n’ont plus toutes leurs facultés mentales, alors, je suis pour eux un visage qu’ils reconnaissent, parfois avec joie, parfois avec désespoir. J’ai choisi la gériatrie pour ça, pour ne pas avoir à manipuler de jolis corps, de beaux visages. Et puis, cette discipline n’intéressait pas ou peu mes autres confrères, il n’y avait pas une rude concurrence sur les postes à pouvoir. Eux préféraient de loin ausculter d’autres corps, d’autres têtes, plus belles, moins vieilles, pratiquer une médecine plus noble.
Mon corps non plus n’a pas grand intérêt, d’ailleurs je ne le regarde jamais. Ses plaintes, ses râles sont sans succès auprès du médecin que je suis, je me contente quand il souffre de lui administrer des calmants et d’attendre que cela passe. Pas une fois, je ne me suis demandé ce qui pouvait être la cause de cette douleur, de cette souffrance, je veux l’ignorer, ne pas savoir, moi, j’attends l’heure, j’attends mon heure, celle qui me délivrera à jamais et de moi, et de la bête qui est en moi.
Soltana est là dans cette splendide salle d’attente, à attendre justement, attendre d’être reçu par M. Prate en personne. Il l’a déjà rencontré quelques jours après le décès de sa sœur, à son retour des States. L’entretien avait duré moins d’un quart d’heure, l’homme d’affaires était pressé, et surtout, il avait eu droit au grand numéro du frère peiné, malheureux de ce qui venait d’arriver, celui qui ne peut encore y croire, qui veut absolument connaître la vérité. Tout ça avait paru sonner tellement faux dans l’oreille de Soltana, que s’il avait pu lui répondre, il lui aurait dit « Faites-moi prendre des vessies pour des lanternes monsieur Prate ».
Soltana entra dans cette immense salle appelée le « QG » et qu’il connaissait déjà. L’homme se tenait debout derrière son bureau à contempler la ville à ses pieds, un peu à la façon du Maître qui observe son œuvre. Les bras derrière le dos, mains croisées, il ne prit même pas la peine de se retourner à l’arrivée de Soltana.
Soltana s’assit et attendit patiemment que Prate daigne enfin lui faire face. Une fois que celui-ci prit place à son immense bureau couvert d’écrans d’ordinateur, il continua à ignorer l’inspecteur du regard. Ses yeux allaient partout, sur tout, sauf sur lui.
Soltana avait dit ça pour voir la réaction de Prate, et elle ne se fit pas attendre ; il le fixait enfin, les yeux pleins de haine et de mépris, et Soltana revoyait le visage de cet homme plein de fiel qu’il détestait. Enfin Soltana détestait les gens de son espèce, pas Prate en particulier, il lui reprochait seulement d’être comme les autres, de ces autres puissants qu’il avait déjà croisés dans ces précédentes enquêtes.
La stratégie de Soltana était simple ; il espérait qu’avec cette petite révélation, Prate panique un peu, et que par réflexe ou comme s’il avait déjà prévu cette découverte par la police, il l’oriente sur une autre piste. Ainsi, Soltana aurait du temps pour travailler sur l’autre enquête, celle qui semblait mieux lui correspondre, et avait sa préférence. Soltana n’eut pas besoin d’attendre bien longtemps, son plan semblait fonctionner.
Soltana aurait embrassé Prate s’il l’avait pu ; au jeu du plus con, il venait de remporter une bien jolie manche. Il pourrait désormais revenir au bureau et dire au commissaire qu’il avait une piste sérieuse et intéressante, qu’il serait peut-être absent, etc., etc.
Prate griffonna quelques noms sur une feuille de son calepin, la tendit à Soltana, et se remit en position de Maître Prate qui surveille son univers. Ça voulait dire pour faire court, prends ce que je te donne et prends congé par la même occasion.
Soltana sortit sans même prendre la peine de le saluer, tout en se demandant combien d’hommes dans ce monde, Prate prenait la peine de reconduire, à l’autre bout de son immense bureau ? Peut-être réservait-il ce privilège aux seuls hommes bien nés, hommes de pouvoir ou fortunés.
Mais il était content, très content du résultat, c’était même un peu au-dessus de ses premières espérances. Il y avait là, inscrit sur la feuille de Prate, une huitaine de noms. La sœur aimait s’envoyer en l’air, aimait le changement, la sainte femme, se dit Soltana, et un grand merci à ce frère faussement anéanti par la douleur.
En bon flic, bientôt à la retraite, Soltana attendait pour faire son rapport journalier à son commissaire.