Pire ailleurs - Pascal Laurent - E-Book

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Pascal Laurent

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Beschreibung

À quelques mois de la fin de sa carrière à la criminelle, l’inspecteur Soltana se voit confier la pire de toutes ses enquêtes, celle qui le mènera là où il n’aurait jamais imaginé aller. Cette affaire, dans laquelle l’inexplicable rencontre l’impensable, finira-t-elle par avoir raison de lui ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Grâce à sa carrière dans le logement social , Pascal Laurent a exploré de nouveaux horizons et a rencontré une multitude d’histoires et de vies. Cette expérience riche et diversifiée a captivé son imagination, l’incitant ainsi à se lancer avec ferveur dans l’écriture de son premier roman.

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Pascal Laurent

Pire ailleurs

Les enquêtes de l’inspecteur Soltana

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pascal Laurent

ISBN : 979-10-422-2882-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Oublier et survivre

C’est la fin de l’été, enfin. Encore un été à oublier, à rayer de ma mémoire, à l’égal des autres. Encore un été destructeur, un été où les enfants libres jouent et rient, un été où les grands se reposent, un été où je souffre. Une souffrance indicible, ineffable, cruelle et sournoise. Je ne me souviens pas précisément de l’été de la césure, quand tout a basculé, quand les beaux mois sont devenus pour moi, saisons d’horreur. Il y eut comme une espèce d’engrenage, comme si chaque été se devait d’être pire, plus cruel encore que celui d’avant. C’est arrivé crescendo, et je n’ai jamais rien pu y faire, jamais pu empêcher quoi que ce soit, il me fallait vivre ces moments et les comprendre. L’été désormais, j’aimerais pouvoir hiberner, même si ce n’est pas la saison pour cela, me cacher ou m’enfouir, disparaître et renaître quand les arbres changent de couleur et perdent leurs feuilles. C’est cette saison qui désormais marque ma différence avec les autres vivants. Quand ils l’attendent avec impatience, je la redoute, quand ils en rêvent, j’en cauchemarde, quand ils s’amusent et se détendent, je me crispe, hurle, frappe, tue et pleure.

Désormais à chaque fois se répète le même scénario et dans le même ordre, les angoisses, la peur, l’envie, la mort, la délivrance et le repos. Puis, c’est un cycle qui redémarre, dix mois d’une relative tranquillité, où la bête qui est en moi rentre elle, en hibernation, rassasiée. Elle me laisse enfin respirer, ne fait plus trembler les membres, et je redeviens un homme ordinaire, trop ordinaire peut-être à son goût et aux miens.

J’aime ce calme retrouvé. La bête désormais repue et qui dort en moi, fait s’effacer de ma mémoire les stigmates des étés. Mais elle et eux seront de retour l’été prochain, c’est inscrit depuis longtemps, c’est invariable, je le sais, et dois m’y attendre, c’est immuable, comme un rituel satanique. Je n’ai rien à faire, je ne peux rien faire pour changer cela, seulement attendre un autre été, seulement attendre le dernier été. Il tarde à venir et cela augmente l’horreur, la liste. Heureusement la bête agit sur ma mémoire comme un trou noir. Il n’y a que durant l’été qu’elle remet tous les éléments, tous les évènements à leurs places dans ma tête, que tout me revient avec clarté, avec netteté. Calmement, tout s’inscrit à nouveau dans ma boîte crânienne, je me souviens. Au début je me refuse à y croire, puis tout devient plausible, d’endormi, je passe à éveillé, puis à très éveillé. Reviennent aussi le goût et l’envie de l’autre, les souvenirs des autres.

Chapitre 2

Prate, un autre Monde

— Qu’est-ce qu’on a sur le mec qu’on a retrouvé dimanche ? demanda le commissaire.
— Rien ou pas grand-chose, répondit l’inspecteur.
— C’est-à-dire, fais-moi un topo.
— Comme les deux autres, il est jeune.
— Les deux autres, quels deux autres ?
— Je pense qu’il y a un rapport avec deux autres jeunes qu’on a retrouvés morts cet été dans le Nord, c’est un copain à moi qui travaille sur cette affaire, et en lui parlant de la mienne, nous avons fait des rapprochements. Ils ont tous les trois entre 19 et 21 ans, ne sont presque pas connus de nos services, à part le nôtre, qu’on a arrêté il y a un an avec un peu de haschich, c’était un petit dealer. Comme pour les deux autres, c’était un jeune des cités, un d’origine italienne et deux d’origine maghrébine. Comme les deux autres, il a d’abord été drogué, puis étouffé. Enfin, quand je dis drogué, je devrais plutôt dire anesthésié.
— Des empreintes, des indices ?
— Non rien, celui qui a fait cela est un malin et il n’en est peut-être pas à son coup d’essai.
— Pourquoi tu penses que c’est un seul homme et le même ?
— Je ne sais pas, une intuition ou un truc dans ce genre, le même type de gars, la même façon de procéder, pour moi il n’y a pas de doute, c’est le même et il n’y en a qu’un.
— Peut-être, peut-être… fit le commissaire, quoi d’autre ?
— On les a tous retrouvés nus, allongés sur le dos, ils n’ont pas subi de sévices, ni corporels ni sexuels, mais le légiste est formel, il a retrouvé des traces de leur sperme séché sur chacun des trois, soit sur les mains, soit sur le bas-ventre. C’est un peu comme s’ils s’étaient masturbés avant de mourir.
— Hein, hein, intéressant, bon boulot.
— Merci, commissaire.
— Continue à chercher et tiens-moi au courant si ton enquête avance. Mais attention, inspecteur, nous n’avons pas que cette enquête sur les bras, n’oublie pas le meurtre de Mademoiselle Prate, priorité des priorités a dit le commissaire divisionnaire.
— Pour les jeunes, je vais interroger notre fichier pour voir s’il y a d’autres meurtres similaires non élucidés. Ce serait bien si nous avions des renforts pour enquêter.
— Je verrai cela, en attendant, pas de dispersion, et pas tout le paquet sur nos trois gars, je veux absolument des avancées rapides sur Mlle Prate.
— Bien commissaire.
— Qu’est-ce que nous avons pour le moment ?
— Nous savons qu’elle a été assassinée. On lui a brisé les cervicales puis on l’a transporté dans le parc où elle a été enterrée. La mort remonte à trois jours. Elle est morte sur le coup comme je te l’ai dit, on lui a brisé nette la nuque, forcément par derrière, un droitier, un spécialiste, un professionnel. Aucun coup de feu, aucun bruit, aucune trace, nickel. J’ai bien sûr de fortes présomptions sur son frère, mais rien de suffisant pour pouvoir l’interroger davantage, encore moins l’inquiéter, d’autant qu’il est encore plus puissant que sa sœur et qu’il est loin d’être du genre facile.
— Et quel en serait le mobile ?
— Jalousie, argent, vengeance, silence, les mobiles ne manquent pas.
— Jaloux de sa sœur ?
— Jalousie, argent, vengeance, silence…
— Mais lui aussi a réussi, et tu me disais même mieux qu’elle.
— Oui, mais dans toutes réussites, il y a le grain de sable.
— Arrête de jouer au chat et à la souris, inspecteur, c’est fatigant, et dis-moi ce que tu sais ou imagines.
— La sœur morte, elle se tait et en plus, le frère hérite de 80 % de sa fortune.
— Et du coup, il est encore plus riche ? Ça me paraît être un motif insuffisant, risquer la prison pour être encore plus riche ? Sauf si sa fortune personnelle n’est pas celle qu’on prétend ! Autrement, vous serez d’accord que c’est un peu court comme mobile, quant au silence, elle se tait sur quoi ?
— Sur la provenance de cette fortune, sur cette réussite fulgurante, je ne sais pas moi… D’où vient cet argent ?
— Ne tombe pas dans le piège des ragots, ton métier c’est de chercher et de trouver des preuves, pas de jouer aux magazines à sensation. Et puis l’idée du frère, pourquoi pas, mais je te rappelle qu’il a un alibi en béton.
— Justement, je me méfie des alibis en béton, bien prévus, bien planifiés où tout le monde vous voit et peut attester la main sur le cœur vous avoir vu.
— Mais c’est le cas.
— Oui, c’est le cas, mais quand on est M. Prate on ne se salit pas les mains, et vous savez cela aussi bien que moi.
— Admettons. Dans tous les cas, cette affaire est très sensible, et je ne veux pas te voir prendre la moindre initiative sans m’en parler avant, idem pour nos trois jeunes des cités. Ça ne devait pas être des anges de toutes les façons, pour finir comme ça !
— Personne ne mérite de finir comme ça, surtout à vingt ans.
— Bien sûr, bien sûr, dit le commissaire sur un ton énervé, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit.
— Je peux y aller, commissaire ?
— Oui, mais n’oublie pas, inspecteur, qu’elle est la priorité et tiens-moi informé tous les jours de ce que tu découvres, le commissaire divisionnaire veut un rapport journalier.
— Je le ferai.
— Où vas-tu ?
— Interroger un témoin.
— Un témoin ? Dans quelle affaire ?
— Celle des trois jeunes gars.
— Mais quel témoin ?
— Une femme qui dit avoir vu le nôtre en compagnie d’un homme juste avant qu’il ne disparaisse et qu’on le retrouve zigouillé.
— Bon, bon !

« Un rapport journalier » se dit furieux l’inspecteur Soltana en descendant quatre à quatre les escaliers de peur que le commissaire n’en remette encore une couche. Et pourquoi pas d’heure en heure ? Quel con, ce nouveau commissaire, se surprend-il à penser, il se prend beaucoup trop au sérieux. Et puis j’ai faim, j’irai voir le témoin cet après-midi.

Comme il était au commissariat central, il connaissait tous les petits restaurants alentour, ceux qui servent de bons petits plats à prix abordable. Ces deux enquêtes attendraient qu’il soit repu. Il choisit le Marignane, son petit bistrot préféré, et tant pis si son cholestérol allait encore en prendre un coup. Il aime bien manger l’inspecteur Soltana, le ventre vide lui ôte toute réflexion, sa tête pour fonctionner à besoin de calories, et en quantité.

— Le grand enquêteur a choisi ? Comment allez-vous, inspecteur ?
— Ça va Marcel, et toi ? Toujours plein ton bistrot !
— Ça va, je ne me plains pas, tu sais, surtout à deux ans de la retraite. J’aime cet endroit, ce ne sont que des habitués, on se connaît depuis 20 ans parfois, c’est tellement plus facile ! Chacun a son caractère, peut grogner ou rire, c’est une belle alchimie, ma gargote, et c’est ça que j’aime et qui me manquera plus que tout. Enfin, je ne veux pas y penser, menu du jour, inspecteur ?
— Allez, va pour ta salade de museau et pour ton pot-au-feu, mais pas trop Marcel, imagine que t’as mon toubib dans ta cuisine, tu vois ce que je veux dire ? Par contre en rentrant j’ai vu ta tarte aux prunes, n’oublie pas le grand enquêteur.
— C’est parti, inspecteur, je m’exécute, un pichet de bourgogne ?
— Marcel, avec un pot-au-feu, bien sûr qu’il faut un pichet de bourgogne, quelle question !

Soltana retourna à ses pensées, et commença à manger un morceau de pain de campagne, le genre de pain auquel aucun homme ne peut résister. Il n’arrêtait pas d’y penser. Tout d’abord à la mort de Mlle Prate, plus facile à comprendre d’après lui, mais certainement pas à résoudre. On l’avait tué de sang-froid, en professionnel, il n’y a eu aucune lutte, aucune résistance de la victime, rien sur le corps, aucune marque, aucun bleu. Elle avait été tuée dans sa propriété, les beaux quartiers, là où vivent les gens fortunés. La maison était gardée, aucune alarme ne s’était déclenchée et pire, personne n’avait rien vu, ni rien entendu. Les interrogatoires de voisinage n’avaient strictement rien donné, pas plus que ceux du gardien ou des employés de la maison présents sur place. Or, on l’avait retrouvé trois jours plus tard, légèrement enterrée, dans le jardin. Et le labo était formel, elle avait été transportée, elle n’était pas morte là. Son frère était à New York déjà depuis une semaine et tout le monde, y compris son passeport, pouvaient en témoigner. C’était donc un meurtre prémédité, commandé, un contrat. Soltana en était quasiment certain, comme il était certain que ce serait une enquête merdique, qu’il serait très dur de prouver quoi que ce soit, que tout le monde allait se terrer dans un mutisme assourdissant, qu’il n’obtiendrait rien des gens de la maison, rien du frère, rien du personnel, que personne ne prendrait le risque de se faire, lui aussi, briser nette les cervicales.

— Cher collègue, la tête dans tes enquêtes ? Tu m’as l’air drôlement pensif…
— Oh ! inspecteur Duranci, comment vas-tu, mon ami ?
— Bien, enfin, comme on peut, l’âge en plus, la foi en moins. Mais tu connais la chanson, toi tu cours après des criminels, moi après des dealers, chacun ses clients, et on se rencontre parfois.
— C’est ça, parfois je cours après les tiens, et toi après les miens ?
— Enfin, on espère toujours que ça serve à quelque chose et là, je ne préfère même pas me poser la question ?
— Tu as raison, fais comme moi ; curieusement j’aime bien mon job, il y a plein de trucs qui ne vont pas, mais bon, je m’en accommode, ça aurait tellement pu être pire, moi qui ne savais pas quoi faire de ma peau à vingt ans. Mais ne reste pas debout, assieds-toi, je t’en prie, et goûte-moi ce pain et ce vin, et ce n’est qu’un début.
— Tu sais, moi, généralement à midi, je saute le déjeuner.
— Sacrilège, collègue, sacrilège, notre corps est notre esprit. Moi je nourris le mien, ça se voit, OK, mais j’aime ça. Autrement, je suis juste bon à attendre et à aller me coucher. Tu restes manger avec moi ? Tu n’es pas rentré là seulement pour le fumé !
— D’accord. Mais c’est surtout parce que je t’ai vu que je suis rentré.
— Ah ! L’inspecteur Duranci a des questions à me poser ?
— Pas vraiment ; mais il ne serait pas impossible que nous soyons appelés à bosser ensemble, enfin je veux dire sur un même dossier.
— Tiens, donc… Et sur quelle affaire ?
— L’affaire Prate bien sûr.
— Bien sûr ! J’étais dedans avant que tu n’arrives.
— Et ? Vous avez quoi ?
— Rien, enfin, pas grand-chose.

Soltana lui fit un bref résumé de ce qu’il savait, et le côté merdique de l’affaire.

— Et vous, pourquoi le gentil Prate intéresse tes services ?
— Ah ! Prate, dit Duranci, nous avons des doutes, des suspicions, mais il est habile, il n’apparaît jamais dans aucune affaire. Il ne fait pas les basses besognes, tu imagines, lui c’est l’image clean de la mafia, la face respectable, l’investisseur, celui qui crée de vrais emplois dans ses entreprises. Celui qui serre la main des préfets et des ministres.
— Donc rien de votre côté ?
— Pas directement.
— Et indirectement ?
— Il faudrait que tu ailles voir du côté de la brigade financière, le truc de Prate c’est la finance.
— J’entends, mais la finance, ça n’est pas le mien de truc.
— Comprends, ils vendent leurs dopes, leurs armes, leurs filles, ils rackettent, ils deviennent riches et puissants, mais ça ne suffit pas, ils veulent que leur argent soit différent d’eux, propre et honnête, et là, ils ont besoin des Prate et des autres.
— Prate, un homme de paille évidemment. Et la sœur ?
— Gênante pour le clan, donc adieu. C’est de ce côté-là qu’il va falloir chercher, ce qu’elle savait et quel risque pour eux, et tu résoudras l’énigme, pour autant ça ne fera pas un Prate en prison.
— Quand même, buter sa propre sœur, quelle jolie et sympathique famille !
— A-t-il eu le choix ? On lui a dit de partir à New York pour avoir un alibi, et « ils » se sont occupés du reste.
— Admettons, j’en étais là quand tu es arrivé, et…
— Et tu ne trouveras rien ou pas grand-chose à te mettre sous la dent, personne ne parlera, il te faudra une incroyable veine pour avancer sur cette affaire, et pourtant, ils te demanderont des résultats, comme si en haut, ils ne savaient pas déjà parfaitement, de quoi il en retourne.
— Tu le penses vraiment ?
— Oui je le pense, tu crois que ce Prate n’a mouillé personne, arrosé aucun membre influent de notre irréprochable et belle République démocratique ?
— Je n’en sais rien, moi d’ordinaire j’enquête sur des meurtres simples, enfin… Plus simple à résoudre, une bonne vieille dispute entre conjoints, le coup de trop, tu vois ce que je veux dire ? Pourquoi m’a-t-on refilé cette merde ?
— Demande à ton commissaire !
— Ah ! lui, moins je le vois et mieux je me porte.
— Deux museaux inspecteur, c’est bien ça ? demanda Marcel, l’air amusé.
— C’est ça avec un autre pichet de rouge, j’ai le moral dans les talons.
— Par ma faute, collègue ?
— Oui, un peu… Et puis ce métier, je crois que je n’en peux plus de faire ce foutu boulot, ça m’a un peu coupé l’appétit.
— Non, je ne te crois pas, rien ne coupe l’appétit de l’inspecteur Soltana à ce que l’on prétend.
— Alors, si on le dit, je ne voudrais pas faire mentir le commissariat, bon appétit, inspecteur.
— Bon appétit, collègue.

Soltana se mit à engloutir sa salade de museau comme s’il s’agissait de son dernier repas, ou comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres. Duranci regardait surpris, le formidable coup de fourchette de son collègue. Au fur et à mesure que Soltana se remplissait l’estomac, son visage changé, s’illuminait. Nul doute, la nourriture a sur cet homme, un incroyable pouvoir, pensa-t-il.

Tout en mangeant Soltana, repensait à ce que lui avait dit Duranci. Cette morte n’était pas pour lui, les gens de la haute qui se zigouillent entre eux, après tout il s’en foutait pas mal. Elle n’avait qu’à pas être la sœur de ce type ou changer de frère pendant qu’il en était encore temps. Au lieu de ça, elle s’était vautrée dans la facilité, dans l’argent et le reste, elle avait payé. Cela en faisait pour Soltana comme une demi-victime. Cette façon de voir les choses lui redonna goût à la vie, goût au pot-au-feu fumant dans son assiette. Il n’allait pas gâcher pareille merveille pour une femme morte d’en avoir voulu encore plus, toujours plus, se disait-il. Cette fois-là, avait dû être, la fois de trop.

Duranci observait son collègue et scrutant le fond de sa pensée, il en arriva à la même conclusion.

— Qu’est-ce que tu vas faire avec cette affaire ? demanda-t-il à Soltana.
— Rien, mon boulot, deux trois interrogatoires histoire de remplir quelques feuilles blanches de mensonges, et après ils se démerderont avec les Prate et autres qui mènent le monde. Moi je m’en fous de ces gens-là, ils ne m’intéressent pas, même quand ils se tuent entre eux, pire encore quand ils se tuent entre eux, il me semble que ça me réjouit, j’y vois là comme une sorte de justice.
— Tu fais un bien curieux inspecteur, inspecteur !
— Tu voudrais quoi ? Que je me fasse virer ? Muter à six mois de la retraite, ou pire, tuer pour arrêter le meurtrier fantôme de la petite sœur chérie d’un mafieux ? Il faudrait vraiment être le dernier des cons que de se priver pour le reste de ces jours, d’un pot-au-feu aussi divin ! Elle n’avait qu’à pas naviguer en eaux troubles, car parfois on se fait bouffer par les requins, et la mignonne savait cela. Chez eux comme chez nous, on appelle ça les risques du métier, non ? Et la belle connaissait les risques, elle a joué, elle a perdu.
— C’est une façon de voir.
— Tu sais, Duranci, j’ai l’air d’un naïf, je le sais et je sais qu’on le pense ; mais depuis le début, je sais très bien ce qu’il y a derrière ce meurtre, je sais que je ne découvrirais rien, que l’on attend de moi qu’une chose, que j’arrête un innocent qui aurait le bon profil et que je lui fous tout ça sur le dos. Alors, en bon naïf que je suis pour mes supérieurs, je vais faire l’idiot, celui qui n’a rien trouvé et rien compris. Et c’est eux qui l’arrêteront, l’innocent qui avouera, pendant que le vrai tueur se sifflera de l’autre côté de l’Atlantique, un bourbon premier cru, un bon rail de coke, une poupée russe sur les genoux, tout en attendant sa prochaine mission, celle de zigouiller un autre trop gourmand, ou à l’ouïe trop fine ou à la langue trop pendue. Ce n’est pas mon univers, cher collègue, et ça ne le sera jamais.
— Tu sais qu’il ne faut jamais dire jamais ?
— Eh bien, je le dis quand même !

Soltana savourait sa tarte aux prunes pendant que Duranci buvait son café. Il se sentait débarrassé de cette affaire de la Haute, enfin, on le lui retirait faute d’avancées, c’est ce qu’il pensait. Mais il restait l’autre affaire, celle des jeunes, des trois jeunes. Et cette affaire-là, elle était pour lui. De toute évidence, l’état-major s’en moquait éperdument, des gamins d’immigrés, quel intérêt… Et comme lui avait dit le commissaire, certainement pas des anges ! Cette remarque lui avait fait horreur ; raison de plus pour y mettre tout son cœur, toute son énergie, pour y consacrer tout son temps. Il n’aurait aucun mal à faire croire à son commissaire qu’il bosse sur le meurtre de l’innocente petite sœur Prate, qui avait fait chez elle, un soir, une bien vilaine rencontre, celle d’avec un tueur professionnel.

Il en était là de ses réflexions quand son téléphone se mit à bouger tout seul sur la table en faisant un certain grondement. Soltana détestait l’entendre sonner quand il mangeait. Sautiller oui, sonner non.

— Inspecteur Soltana ?
— Oui.
— Bonjour, c’est l’inspecteur Dunant, je ne vous dérange pas ?
— Non, j’ai fini de déjeuner, allez-y.
— On m’a dit à votre bureau que c’était vous qui enquêtiez sur la mort d’un jeune près de chez vous ?
— Oui, enfin un, deux ou trois jeunes, je ne sais pas encore.
— Effectivement, j’ai vu cela, deux autres dans le nord, c’est ça ?
— C’est ça, mais j’attends d’en savoir un peu plus, pourquoi m’appelez-vous, inspecteur ?
— C’est aussi arrivé ici, j’ai également un jeune homme mort de la même façon que les trois autres, on l’a découvert hier dans un local désaffecté de la cité Belle Pierre. Même procédé, il était allongé sur le dos, nu, mort étouffé apparemment. Il avait disparu depuis quinze jours, c’est à l’odeur qu’on l’a trouvé.
— Quel âge ?
— 20 ans.
— Méditerranéen ?
— D’origine turque.
— Des traces de sperme ?
— Je ne sais pas encore, il est à l’Institut médico-légal, j’en saurai plus ce soir.
— Putain de merde, se dit Soltana. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?
— Je ne sais pas, je vous rappelle plus tard pour vous donner d’autres éléments et je vous envoie par fax tout ce que j’ai sur cette affaire. Si vous pouviez faire de même, ça nous aidera peut-être à y voir plus clair. J’ai déjà sur mon bureau les rapports du nord, et pour moi, pas de doute, c’est la même personne qui a fait ça, un putain de tueur en série, peut-être un fasciste, un raciste, enfin, je n’en sais rien.
— Quatre gamins, murmura Soltana, putain quatre. Je vous envoie ce que j’ai en fin d’après-midi, avant je dois aller voir un témoin, peut-être que ça donnera quelque chose, une piste.
— Je compte sur vous, inspecteur.
— Bien sûr, si j’ai du nouveau, je vous rappelle.
— Merci.

Le chiffre quatre tournait dans la tête de Soltana, quatre morts et un seul homme. C’était la première fois de sa longue carrière qu’il était peut-être confronté à un tueur en série. L’affaire risquait de lui échapper, il n’aurait pas dû dire au commissaire ce qu’il savait déjà des deux autres meurtres. Il restait à espérer qu’il l’ait déjà oublié, tant l’affaire Prate semblait prioritaire, enfin il y avait peu de chance. A fortiori après l’appel de Dunant au bureau, tout le monde saurait désormais qu’il y en avait quatre et non plus trois assassinés. Sûr, on allait vite lui retirer l’affaire afin qu’elle soit traitée au niveau national. Il allait devoir user de ruses pour continuer à enquêter. La tragiquement disparue, Mlle Prate, servirait d’alibi. Il ne savait pas pourquoi, mais la mort de ces quatre jeunes, l’inspecteur Soltana était en train d’en faire une affaire personnelle, et il détestait cela. La dernière fois où il avait agi ainsi, et bien malgré lui, il y avait laissé des plumes, du cuir, sa promotion au sein dans la police, et beaucoup de sa vie de famille.

Chapitre 3

Un autre monde

Il me faut, pour le moment, tenir ces deux enquêtes en même temps, se dit Soltana au volant de sa voiture, l’une servirait d’alibi à l’autre. Il avait vu ça à table avec lui-même et était d’accord sur la stratégie. Il lui faudrait donc aller se cogner un peu à monsieur Prate et à ses employés, avaler des couleuvres, mais qui espérait-il, lui donneraient de bonnes raisons pour justifier de ses absences ou de ses déplacements.

Mais dans un premier temps, sans perdre de vue « l’autre affaire », comme lui avait dit son commissaire, il se dirigea vers la banlieue sud, là où Mourad avait été retrouvé mort étouffé. Il espérait sans trop y croire que le témoin donnerait des informations précises, mais il en doutait sérieusement, il avait l’habitude. Par ailleurs, malgré tous les efforts qu’il déployait pour le nier, le cacher ou ne pas en parler, son intuition ne le trompait jamais. Il aurait pu convoquer le témoin à son bureau, mais Soltana préférait se rendre encore une fois sur place, pour se remémorer les lieux, et tenter de voir ce qu’avait vu le témoin. Une femme, lui avait-on dit.

— C’est qui ?
— Inspecteur Soltana, madame, je viens pour le meurtre du jeune…

La porte s’ouvrit sur une femme d’une corpulence incroyable, Soltana à côté, avec son gros ventre, faisait presque pitié. Un point commun se dit-il, à moins que pour elle ce soit une maladie, ou les deux, enfin, qu’importe. Là encore, et sans bien savoir pourquoi, il s’attendait à ce type de femme, alors qu’on ne lui en avait rien dit. Une femme grosse en tout, en poids, en voix, en rire, il s’y attendait.

— Entrez inspecteur… C’est comment déjà ?
— Inspecteur Soltana.
— Vous voulez du café, inspecteur ?
— Je veux bien, s’il est fait.
— S’il était fait, il n’y en aurait déjà plus, dit la femme avec un gros rire.

Puis, elle reprit une mine de circonstance, l’inspecteur n’est pas là pour assister à une vente en réunion avec ses copines, c’est du sérieux ce môme qu’on a tué, se dit-elle.

— C’est affreux, inspecteur, ce qui est arrivé à ce gamin !
— Vous le connaissiez ?
— Un peu, comme ça, comme tous les autres jeunes du quartier. Forcément on se croise, donc on se connaît, et lui je le connaissais un peu mieux, il restait souvent dans l’allée avec les autres jeunes de la montée.
— Il faisait quoi ?
— J’en sais rien moi, comme les autres, des petits boulots, des trucs de jeunes, je ne sais pas, j’ai plus de gamins. Faut demander aux autres, mais je vous préviens, ils ne vous diront rien, parce que vous êtes un flic, et qu’ils ne vous aiment pas beaucoup les jeunes d’ici. Moi non plus d’ailleurs, si ce n’était pas pour la mort de ce gosse, je n’aurais rien dit et surtout pas à l’autre apeurée que vous avez envoyé la dernière fois.

Elle devait faire allusion à une jeune inspectrice fraîchement sortie de l’école, grosse tête, mais apeurée par tout et surtout par les jeunes.

— Je sais, je sais, mais c’est un de leurs potes qui est mort, pas un des miens.
— Inspecteur, vous savez ici, je ne sais même plus s’ils sont potes comme vous dites ou si ce n’est pas devenu du chacun pour soi. Un qui part, un autre qui le remplace. La main-d’œuvre semble inépuisable.
— Qui le remplace, et pour faire quoi ?
— Comment ça pour faire quoi ? Vous vivez sur Mars ou sur terre, vous êtes flics ou vous venez de naître ? Pour faire quoi ? Mais ce que vous nous avez laissé, c’est à dire rien, à part du trafic, le business comme disent justement ces jeunes. Et vous, vous fermez les yeux quand ça vous arrange, histoire qu’ils ne décident pas un jour, de venir dans vos centres-villes. Ils font tellement peur aux petites dames qui font leurs courses sur les grands boulevards, c’est mauvais pour votre commerce. Alors ils font le leur ici de commerce et, quand vos chefs veulent montrer leurs muscles, ils envoient la troupe armée jusqu’aux dents. La troupe aux ordres et qui rassure la petite dame qui fait ses courses sur les grands boulevards. Il faut dire qu’elle vote, elle.
— Bien, merci pour les infos, mais moi je ne suis pas venu pour cela.
— Je sais.
— Alors, qu’est-ce que vous avez vu ce soir-là ?
— Mon chat s’était barré tout l’après-midi, ce con, alors que je lui file à bouffer des boîtes hors de prix. Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis sorti une dernière fois, à essayer de lui remettre la main dessus, c’est là que je les ai vu traverser le jardin, puis la rue, et filer en direction du terrain de foot, vers là où vous savez. Une femelle c’est sûr, si je le retrouve, je lui coupe les couilles à ce con, euh, je parle pour mon chat inspecteur.
— Il était quelle heure ?
— Je ne sais pas vraiment, 1 h, 2 h du matin, comme ça.
— Et personne d’autre dehors ?
— Non, enfin, je n’ai vu personne d’autre.
— Et l’autre homme, comment était-il ?
— Je crois un peu plus grand que Mourad, enfin il le dépassait, à moins qu’il ait eu des pompes plus hautes, enfin, je ne sais pas. Plutôt mince, quand ils sont passés sous le réverbère, j’ai vu ces cheveux, je dirai brun, Méditerranéen, mais pas arabe, enfin je ne crois pas.
— Il était habillé comment ?
— Jeans, je crois, et un truc noir en haut, ça j’en suis sûre parce que Mourad avait le même survêtement blanc, que dans la journée.
— Vous l’avez vu la journée ?
— Le matin, il traînait dans l’allée comme souvent.
— L’homme, vous pourriez lui donner un âge ?
— Impossible, je l’ai vu de loin et la nuit, j’ai plus vu une silhouette qu’un visage.
— Bien sûr.
— Mais je dirai entre 50 et 60 ans comme ça, pas plus, il se tenait droit et avancer d’un pas alerte. Mais je vous dis ça comme ça, j’en sais rien du tout, en fait.
— Autre chose ?
— Non, ah si, ils se parlaient et je crois même avoir entendu rire Mourad.
— Merci, madame, vous m’avez beaucoup aidé, dit Soltana en se levant. S’il vous revenait un truc, un détail, appelez-moi, je vous laisse ma carte.

L’inspecteur prit congé de cette femme bien intéressante en tout point, se dit-il, et décida d’aller flâner un peu dans la cité, si des fois quelqu’un avait quelque chose à lui dire, à lui apprendre. Là aussi, l’enquête de voisinage n’avait rien donné, on continuait d’interroger les copains, potes, amis, ou collègues de Mourad et rien de rien ne sortait de ces interrogatoires menés pour la forme, à par donner du volume à un dossier vide. Celui d’un gamin mort sans qu’on s’en soucie, excepté sa famille.

Mourad qui rit et Mourad qui meurt quelques instants plus tard, étouffé par un homme, du sperme sur le bas ventre, et rien d’autre comme indices. Sauf que ces traces, sciemment laissées par le tueur, étaient en quelque sorte sa signature. Que cela signifiait-il ? Était-ce là pour nous mettre sur la voie, ou pour nous en détourner ? S’agissait-il de crimes racistes déguisés en crimes sexuels, ou le contraire ?

Comme il était sur place, Soltana décida de retourner voir la famille de Mourad. Il avait un très mauvais souvenir de la première fois, la mère qui hurle sa douleur, le père hagard et les frères vengeurs. Il resta un moment devant la porte sans oser frapper, il n’avait rien de nouveau à leur apprendre, il venait juste remuer leur douleur. Mais, se disait-il, sait-on jamais ! Peut-être qu’un homme, qu’une rencontre, qu’un changement dans la vie de Mourad pourrait peut-être faire avancer son enquête ?

C’est Tarik, le frère aîné qui lui ouvrit la porte. Il hésita quelques instants avant de rendre la poignée de main que lui tendait Soltana.

— Vous vous souvenez de moi ?
— Le flic qui enquête sur mon frère, oui bien sûr, je n’ai pas Alzheimer.
— Excusez-moi, je peux entrer ?
— Faites comme chez vous inspecteur, dit-il d’un ton narquois.
— Vous êtes tout seul ?
— Oui, une partie de la famille est partie quelques jours chez des parents, dans le sud.
— Ah !
— Vous vouliez quoi ?
— Comprendre, comprendre ce qui est arrivé à votre frère.
— Putain j’arrête pas d’y penser, si je trouve le putain d’enculé qui a fait ça, je le torture jusqu’à ce qu’il me supplie de le tuer, et après Bang.
— Eh, n’oublie pas que je suis flic.
— Rien à foutre, flic, c’est mon frère pas le tien que cette ordure a tué !
— Je sais, et c’est pour ça que je suis là.
— T’es là pourquoi ? T’as du nouveau ? Je suis sûr que tu n’as même pas un truc à nous mettre sous la dent !
— Si, je sais que c’est un homme qui a fait ça. Je sais aussi qu’ils se connaissaient. On les a vus parler et même rire ensemble avant que l’autre… Dis-moi, ton frère parlait quelle langue à part le français ?
— Rien d’autre à part quelques mots d’arabe et de berbère, l’école c’était son truc à Mourad. Il a vite quitté l’école et appris aucune autre langue que la vôtre et celle de la rue.
— Est-ce que tu sais si Mourad avait rencontré un type quelque temps avant ? Pour le business ou autre chose, je ne sais pas, il aurait pu t’en parler.
— Eh bien, il ne l’a pas fait, ses affaires, c’était ses affaires, on ne faisait pas du « business » ensemble comme tu dis, inspecteur.
— Mourad avait des problèmes d’argent ?
— On a tous des problèmes d’argent ici, qu’est-ce que tu crois le flic, que le matin on se lève et qu’on chie le pognon, qu’on le cueille sur les arbres, ou que les jeunes d’ici ont tous gratté un tac-o-tac gagnant ? C’est la zone ici, mec, si tu te bouges pas le cul, tu crèves.

Soltana savait qu’il n’obtiendrait rien de plus de Tarik hormis sa haine légitime du Français bien blanc, et de notre système. Un système fait de cassures, de fossés qui se creusent entre les hommes, de mondes qui ne se connaissent pas, ne se rencontrent pas ou peu, ou, quand rencontre il y a, c’est dans l’affrontement. Soltana savait qu’un jour, comme aux temps anciens, les laissés pour compte, les pauvres, les sans grades, les nouveaux esclaves, les asservis, viendraient demander leurs dus, leur part du gâteau, que ce n’était qu’une question de temps, et que ce jour-là, s’il devait le vivre, il aurait bien du mal à choisir.

Il voyait la société se morceler, se disloquer et l’accepter. Il les voyait faire comme si de rien n’était, croire sans faille, que ce système allait durer. Qu’à la différence de toutes les civilisations qui nous avaient précédées, celle-ci durerait à jamais ! Ils s’accrochaient à cela comme des bigorneaux à leurs rochers, campés sur leur foi, leurs peurs et leurs convictions. Et il fallait des hommes comme lui pour que marche une société boiteuse comme celle-là. Ironie de la chose, se disait Soltana, je suis l’ordre dans le désordre, pas le ticket gagnant, car pour lui non plus ça n’était pas arrivé.

Chapitre 4

Déformé

Il faut absolument que je retrouve mon calme, la bête tarde à s’endormir et il me reste encore à l’esprit ce dernier visage, les yeux, ceux qui demandent de l’air, qui supplient parce qu’ils ne comprennent pas qu’arrive la délivrance suprême, l’élévation de l’esprit, que la mort n’est rien face à cela, qu’elle n’est que le passage de la conscience humaine, à la conscience divine d’après. Je me souviens d’yeux qui ne savent pas que c’est un cadeau que je leur fais et que j’attends le mien depuis si longtemps.

Heureusement, grâce à l’endormissement partiel de la bête, les lieux ont disparu, mais cette fois-ci, je sais qu’elle m’a fait prendre tous les risques. Elle s’amuse de la situation, elle connaît déjà la suite, mais elle échafaude ses plans lors de son hibernation et j’aperçois les contours du programme, seulement au tout début de l’été, quand elle se réveille en moi.

Demain, il me faudra retourner au travail, revoir mes malades, mes vieux, sans vie ou presque et qui attendent la mort. Ils me font désormais horreur, leurs corps amaigris, leurs peaux hideuses, ces visages flétris et édentés. J’ai fait médecine, comme d’autres, charcutiers ou boulangers. Jamais je n’ai eu à l’idée du médecin qui sauverait des vies, comme un engagement, ou un acte de foi. Pour moi « médecine », ça a d’abord été la faculté où m’avait inscrit ma sœur ; j’étais déjà parti en vacances, elle a donc choisi médecine pour moi, et je m’en foutais totalement. Après ce fut une fin de première année sans concours, autrement j’aurai été charcutier. J’ai toujours été bien moyen, juste ce qu’il faut pour obtenir mon diplôme et le droit d’exercer. Après, « médecine » ce fut alimentaire, rien d’autre. Ça n’a jamais fait de moi un mauvais médecin, jamais une lumière non plus, mon nom ne restera pas dans les annales, en tout cas pas pour ça.

Chaque automne depuis vingt ans, devant ce miroir, je me dis la même chose : que je n’aurai jamais dû faire de gosses ! J’ai deux filles, et pour tout dire, elles non plus ne m’intéressent pas le moins du monde. Heureusement pour elles, qu’il y a leur mère, je le reconnais sans aucune difficulté. Elle était faite pour ça, ma femme, donner la vie, le sein, la main, la caresse, l’amour. C’est plutôt bien tombé, car pour le reste, chaque automne aussi, je regrette de l’avoir épousé et surtout, de lui avoir fait des enfants. Je devais être bien pire dans ma tête à cette époque-là que maintenant !

Enfin, comme chaque automne, je me dis qu’elles sont là, toutes les trois et que je vais devoir faire avec elles encore toute une année. Encore une année de trop. Ah ! Les yeux du dernier visage et qui ne savaient pas… S’ils étaient là pour contempler le spectacle de ma vie, ils comprendraient mieux le message et effaceraient cette peur absurde qu’ils arboraient, et qui n’était rien d’autre que la manifestation du vil instinct de survie des primates.

Chaque automne je me regarde des heures entières dans ce miroir aux certitudes, et chaque automne j’y vois le visage troué, grenelé, abîmé de l’homme que je suis. Ma laideur m’effraie depuis si longtemps que je ne peux la contempler qu’à l’automne. Après mon cerveau ne me voit plus, il me devine seulement pour le strict nécessaire de la toilette du visage. Et pourtant, je ne devrais pas en être chagriné depuis le temps, « ce n’est pas de ta faute » comme me disait ma mère, « une varicelle qui a mal tournée, puis de l’acné, alors que ton frère aîné et ta sœur, non ». Un mystère, une acné déformante quand on croyait que c’était normal à la puberté, après il était déjà trop tard. Mais la vie c’est cela, il est tout le temps ou trop tôt ou trop tard, et rarement la bonne heure.

Mon visage est déformé, boursouflé, plein de cicatrices indélébiles. Je suis quelqu’un de laid et vis avec depuis mes quinze ans. S’habitue-t-on un jour à sa propre laideur ? Peut-on se construire vraiment quand dans votre regard, et dans celui des autres, vous observez un visage qui fait peur, et donne envie de fuir ? Mes vieux, eux, ils s’en foutent, ils sont devenus aussi vilains que moi, voire pire quelquefois, et puis, ils n’ont plus toutes leurs facultés mentales, alors, je suis pour eux un visage qu’ils reconnaissent, parfois avec joie, parfois avec désespoir. J’ai choisi la gériatrie pour ça, pour ne pas avoir à manipuler de jolis corps, de beaux visages. Et puis, cette discipline n’intéressait pas ou peu mes autres confrères, il n’y avait pas une rude concurrence sur les postes à pouvoir. Eux préféraient de loin ausculter d’autres corps, d’autres têtes, plus belles, moins vieilles, pratiquer une médecine plus noble.

Mon corps non plus n’a pas grand intérêt, d’ailleurs je ne le regarde jamais. Ses plaintes, ses râles sont sans succès auprès du médecin que je suis, je me contente quand il souffre de lui administrer des calmants et d’attendre que cela passe. Pas une fois, je ne me suis demandé ce qui pouvait être la cause de cette douleur, de cette souffrance, je veux l’ignorer, ne pas savoir, moi, j’attends l’heure, j’attends mon heure, celle qui me délivrera à jamais et de moi, et de la bête qui est en moi.

Chapitre 5

Un homme apparemment pressé

Soltana est là dans cette splendide salle d’attente, à attendre justement, attendre d’être reçu par M. Prate en personne. Il l’a déjà rencontré quelques jours après le décès de sa sœur, à son retour des States. L’entretien avait duré moins d’un quart d’heure, l’homme d’affaires était pressé, et surtout, il avait eu droit au grand numéro du frère peiné, malheureux de ce qui venait d’arriver, celui qui ne peut encore y croire, qui veut absolument connaître la vérité. Tout ça avait paru sonner tellement faux dans l’oreille de Soltana, que s’il avait pu lui répondre, il lui aurait dit « Faites-moi prendre des vessies pour des lanternes monsieur Prate ».

— Vous pouvez y aller, inspecteur, M. Prate vous attend.
— Merci.

Soltana entra dans cette immense salle appelée le « QG » et qu’il connaissait déjà. L’homme se tenait debout derrière son bureau à contempler la ville à ses pieds, un peu à la façon du Maître qui observe son œuvre. Les bras derrière le dos, mains croisées, il ne prit même pas la peine de se retourner à l’arrivée de Soltana.

— Asseyez-vous, inspecteur, je vous en prie.

Soltana s’assit et attendit patiemment que Prate daigne enfin lui faire face. Une fois que celui-ci prit place à son immense bureau couvert d’écrans d’ordinateur, il continua à ignorer l’inspecteur du regard. Ses yeux allaient partout, sur tout, sauf sur lui.

— Je vous écoute inspecteur, excusez-moi, mais j’ai un million de choses à faire et seulement deux bras. Mais je vous écoute, avez-vous trouvé quelque chose ?
— Non, rien qu’on ne sache déjà.
— C’est-à-dire !
— Que votre sœur a été assassinée par-derrière, qu’on lui a brisé la nuque et qu’elle a été transportée et enterrée dans le jardin de sa propriété, là où nous l’avons retrouvée. Nous pensons que c’est l’œuvre d’un homme, et certainement un professionnel.

Soltana avait dit ça pour voir la réaction de Prate, et elle ne se fit pas attendre ; il le fixait enfin, les yeux pleins de haine et de mépris, et Soltana revoyait le visage de cet homme plein de fiel qu’il détestait. Enfin Soltana détestait les gens de son espèce, pas Prate en particulier, il lui reprochait seulement d’être comme les autres, de ces autres puissants qu’il avait déjà croisés dans ces précédentes enquêtes.

— Un professionnel ? que voulez-vous dire par là, un tueur à gages ou un truc dans ce genre ?
— C’est fort possible, il n’a laissé aucune trace, aucun indice, rien.
— Et donc vous pensez à un spécialiste ?
— Oui, c’est un peu ça.

La stratégie de Soltana était simple ; il espérait qu’avec cette petite révélation, Prate panique un peu, et que par réflexe ou comme s’il avait déjà prévu cette découverte par la police, il l’oriente sur une autre piste. Ainsi, Soltana aurait du temps pour travailler sur l’autre enquête, celle qui semblait mieux lui correspondre, et avait sa préférence. Soltana n’eut pas besoin d’attendre bien longtemps, son plan semblait fonctionner.

— Vous savez, inspecteur, j’adorais ma sœur ; mais je dois aussi vous faire une confidence : elle n’était pas tout à fait, ce qu’on appelle une sainte. Jane était très instable, côté sentimental, elle allait de rencontre en rencontre, naviguait à hue et à dia, et rarement du bon côté, si vous voyez ce que je veux dire. Disons qu’elle préférait leur jeunesse et leur physique, à leur intelligence. Pour faire court, je dirais des rencontres sans grand intérêt, enfin, pour ce qu’il m’a été donné de constater parfois.
— Et vous pensez à quelqu’un ou à quelque chose en particulier qui pourrait me mettre sur la voie ?
— Je sais qu’avec son dernier amant, un certain Mario, je crois, ce ne fut pas non plus un long fleuve tranquille. En plus d’être con, il était parfois violent, m’a dit un jour ma sœur. Mais elle avait fini par le mettre dehors, à défaut je m’en serais chargé.
— Et il y a combien de temps qu’elle l’a quitté ?
— Je ne sais pas quatre mois environ, et depuis, à ma connaissance elle n’avait encore pas fait de nouvelle recrue, fait rarissime chez ma sœur. Quatre mois sans qu’un bel apollon la rassure, lui dise qu’elle est très belle, et radieuse, tout en pensant encore belle « pour son âge », ça relevait de l’exploit. Car c’est tout ce qu’elle voulait entendre, la seule chose qui l’intéressait vraiment ma sœur.
— En dehors de ses affaires ?
— Effectivement, ce doit être de famille, car ma sœur avait un sens inné des affaires, je dirais un sixième sens. Elle avait, presque toujours, un coup d’avance sur les autres. Et je reconnais que grâce à elle, j’ai fait parfois de belles opérations.
— De quelle nature ?
— Essentiellement financière et immobilière, le reste l’intéressait peu.
— Vous savez où je pourrais le trouver, ce Mario ?
— Je ne sais pas, je crois qu’il a quitté la ville.

Soltana aurait embrassé Prate s’il l’avait pu ; au jeu du plus con, il venait de remporter une bien jolie manche. Il pourrait désormais revenir au bureau et dire au commissaire qu’il avait une piste sérieuse et intéressante, qu’il serait peut-être absent, etc., etc.

— Je repense aux amants de votre sœur ; c’est très intéressant M. Prate ce que vous venez de me dire. Vous en savez un peu plus sur ce Mario, ou un autre amant éconduit qui aurait voulu se venger de votre sœur ?
— Je pourrais vous faire une liste de deux pages, mais contentons-nous des derniers. Qu’en pensez-vous ?
— Ce sera déjà très bien, je vérifierai pour voir si nous les connaissons déjà. Je vous écoute.

Prate griffonna quelques noms sur une feuille de son calepin, la tendit à Soltana, et se remit en position de Maître Prate qui surveille son univers. Ça voulait dire pour faire court, prends ce que je te donne et prends congé par la même occasion.

— J’ai beaucoup à faire inspecteur, ne m’en voulez pas de ne pas vous reconduire, et surtout, tenez-moi personnellement informé de ce que vous trouverez. Je pense que c’est par là qu’il faut chercher, enfin je ne suis pas inspecteur, c’est votre métier, pas le mien. À bientôt inspecteur.
— Une dernière question avant de vous quitter : vous avez connu tous les amants de votre sœur ? Ou vous en a-t-elle caché ?
— Cachés ! Je les ai tous connus, d’abord parce que depuis notre arrivée dans ce pays, nous étions toujours ensemble ou presque. Et puis ma sœur n’était pas du genre à cacher les beaux mecs avec lesquels elle prenait du plaisir. Le plaisir n’était jamais pêché pour elle, mais une récompense, et on montre une récompense, on ne la cache pas. À bientôt, inspecteur.

Soltana sortit sans même prendre la peine de le saluer, tout en se demandant combien d’hommes dans ce monde, Prate prenait la peine de reconduire, à l’autre bout de son immense bureau ? Peut-être réservait-il ce privilège aux seuls hommes bien nés, hommes de pouvoir ou fortunés.

Mais il était content, très content du résultat, c’était même un peu au-dessus de ses premières espérances. Il y avait là, inscrit sur la feuille de Prate, une huitaine de noms. La sœur aimait s’envoyer en l’air, aimait le changement, la sainte femme, se dit Soltana, et un grand merci à ce frère faussement anéanti par la douleur.

En bon flic, bientôt à la retraite, Soltana attendait pour faire son rapport journalier à son commissaire.

— Alors, Soltana, qu’as-tu sur Mlle Prate ? demanda le commissaire.
— J’avance doucement, j’ai revu son frère aujourd’hui, le grand Prate en personne.
— Je sais que tu ne l’aimes pas, mais épargne-moi tes commentaires ironiques. Et ça a donné quoi ?
— Peut-être a-t-on enfin une piste.
— Ah ! raconte, demanda le commissaire.
—