Princeps cipis - Gisèle Ilma - E-Book

Princeps cipis E-Book

Gisèle Ilma

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Beschreibung

Si le septième diamant de la couronne d’Aurélius, roi des Princeps Cipis, venait à se perdre, l’ordre des guides des hommes serait menacé. Raphaël et Loïc auraient pu décliner cette mission. Ils auraient ainsi évité les tourments et les douleurs qui les attendaient. Les dragons, les vampires et les dryades, les elfes et les fées, ainsi que la majesté des licornes leur auraient été épargnés. Mais avaient-ils réellement le choix ? Ils ont choisi d’abandonner leur vie antérieure pour embrasser une quête éclairée, celle de la lumière qui dissipera l’ombre sur le cœur des hommes.


À PROPOS DE L'AUTRICE

La rencontre avec le livre Jane Eyre de Charlotte Brontë marque le début d’un plaisir de lire inestimable. Alors que l’adolescence assombrit progressivement le monde de Gisèle Ilma, l’évasion à travers les livres devient précieuse. L’écriture devient alors une échappatoire essentielle, un besoin profond qui l’aide à vivre et à s’exprimer. Enfin, la découverte du Seigneur des Anneaux bouleverse sa vie en ouvrant la porte sur un univers totalement nouveau.

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Gisèle Ilma

Princeps cipis

Les guides

Roman

© Lys Bleu Éditions – Gisèle Ilma

ISBN : 979-10-422-2756-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ton Princeps cipis

Je suis Yaël, ton Princeps cipis, je vis à travers toi, j’entre dans ta vie par tes songes, la nuit, le jour, que tu sois éveillé ou non. Car le songe peut intervenir n’importe quand, il est en fait tout ce que tu ne vis pas réellement, tout ce qui est dans ton imaginaire. Il peut être très réaliste, ou absolument fantaisiste. Ce que je fais, je guide tes pas, je suis là pour t’aider. Je ne suis pas seul, nous sommes autant de Princeps cipis que d’êtres humains, tu ne me vois pas car je ne le veux pas, je dois laisser tes yeux fermés sur moi. Si tu me voyais, peut-être aurais-tu peur, car je suis différent de toi. Je suis fait, pour ma part de topaze, une pierre magnifique qui a les vertus qui te sont nécessaires. Mais cela, je te l’expliquerai plus tard. Si je ne te permets pas de me voir, c’est aussi parce que tant que je suis invisible, et donc inexistant pour toi, tu m’écouteras. Je crains bien que si je prends vie pour toi, alors tu contestes mes conseils. Car l’être humain est ainsi fait : il aime contester les autres, surtout si l’autre sait parfaitement ce qui est bon pour lui mais que cela ne lui plaise pas… Compliqué, oui, l’être humain est bien compliqué. Alors, voilà, tant que je ne suis pas « un autre » il ne te viendra pas à l’idée de me dire que j’ai tort.

Je ne me présente que dans ton inconscient, mais je dois le faire, pour que tu m’acceptes. Je sais tout de toi, car je suis auprès de toi depuis ta naissance, je t’ai vu grandir, je ne suis jamais entré en toi car tu n’as pour ainsi dire pas encore eu besoin de moi. Aujourd’hui, c’est différent. Seul, tu ne t’en sortiras jamais. Chaque être humain a besoin à un moment ou un autre de l’intervention de son Princeps cipis, à un stade critique de sa vie. Aujourd’hui, toi, Raphaël, tu as besoin de moi.

Me voici.

Mission

— Yaël, tu as été attribué à Raphaël dès sa naissance, et même avant, car tu es fait de ce dont ton réceptacle aura besoin sa vie durant. Principalement constitué de Topaze, car cette pierre a le don de calmer les êtres angoissés et mélancoliques, de faciliter le sommeil, et Raphaël en a plus que besoin. Es-tu entré en contact ?
— Oui, c’est fait. J’ai dû être bref, car son sommeil était agité. Les cauchemars que j’y ai vus étaient à tel point effrayants qu’il ne pouvait capter mon message, ni même mon énergie. J’ai profité d’un moment d’accalmie pour lui parler.
— T’a-t-il entendu ?
— …
— Yaël ?
— Il a plus qu’entendu.
— Que veux-tu dire par là ?
— Il m’a répondu.

Cette révélation jeta la consternation dans l’assemblée des Princeps cipis.

— Ce cas s’est déjà produit, mais tellement rarement ! Et toujours pour une raison bien précise, commenta Aurélius.
— C’est-à-dire ? s’enquit Yaël.
— Nous y reviendrons plus tard. Dis-nous plutôt ce que t’a répondu Raphaël.
— Il m’a dit qu’il voulait me voir.
— Tu sais qu’il en est hors de question.
— Je le sais. Mais je sais aussi que s’il le veut vraiment, il y arrivera.
— Oui, il peut y arriver.
— Il a beaucoup de volonté. Une grande force de caractère et aussi, il a une intuition bien au-delà de la normale, une grande ouverture sur l’imaginaire.
— Je sais… Raphaël a toutes les qualités requises pour qu’il ouvre ses yeux de lui-même sur nous.
— Je sens qu’il me cherche. Je sens son regard sur moi. Que dois-je faire ?
— Laisser le cours des choses aller comme il doit. S’il doit nous voir, alors, qu’il en soit ainsi, mais que ce soit de lui-même, ne te manifeste jamais autrement que dans ses rêves.
— Dois-je lui donner la pierre de Topaze ?
— Pas encore. Elle lui ouvrira encore plus son esprit et il nous verra.
— Il va mal.
— Ton aide pour le moment est suffisante.
— Il a un caractère fort et ne suit pas toujours mes conseils. La pierre l’aidera à se souvenir de ce que je lui dis.
— La discussion est close. Il s’arrêta un instant pour observer Yaël. Je sais que tu vas mal, nous sommes là pour ressentir les émotions de nos réceptacles et je sens en toi que Raphaël va vraiment mal. Toutefois, essaie encore, il y a toujours un moyen.

Yaël regarda la pierre qu’il avait toujours sur lui, elle était translucide, légèrement dorée et bouillait de l’énergie de son porteur. Si la pierre changeait de porteur, et qu’elle entrait en contact avec un humain, elle le lierait irrémédiablement à son princeps cipis en connectant leurs esprits et toute l’énergie de Yaël se déverserait dans le corps de Raphaël. Car les Princeps cipis avaient tous une pierre qui les représentait. Non qu’ils soient formés uniquement d’un minéral précis, la pierre maîtresse comme ils l’appelaient était en fait leur principal composant. Mais ils étaient formés de quantité d’autres substances qui avaient toutes des vertus susceptibles d’aider leur réceptacle. C’étaient des êtres androgynes, leur apparence était proche des humains, tout en étant totalement différente. La couleur de leur peau variait en fonction de leur pierre maîtresse. Yaël était de dominance jaune doré. Ils avaient un visage très fin, des yeux sans pupille de couleurs vives, souvent d’une autre pierre présente en eux. Ceux de Yaël étaient faits d’aigues-marines pour développer la clarté mentale. Des arabesques d’un ton orangé parcouraient tout le visage de Yaël et le rendaient tout simplement magnifique. Elegius était attaché à un humain qui présentait de réelles difficultés d’assurance de soi et qui en était venu à mener une vie bien en dessous de ce qu’il était capable de faire. Aussi, son Princeps cipis lui était-il venu en aide afin de lui montrer ce dont il était capable en guidant ses pas vers des expériences qui allaient le révéler. Elegius était de peau marbrée vert émeraude, sa pierre était la Chrysoprase, elle atténuait les complexes. Les arabesques qui semblaient danser sur son visage étaient d’une couleur vert très vif. La présence d’une quantité indéfinissable de Princeps Cipis faisait une marée de couleurs mouvantes, leurs pensées étaient partagées entre tous, ils ne faisaient qu’un tout en étant aussi différents les uns des autres que l’étaient les êtres humains qu’ils servaient.

Les Princeps cipis étaient dotés d’une sensibilité extrême qui les faisait recevoir les sentiments des humains qu’ils protégeaient de manière exacerbée, leur rôle était de les guider, mais il fallait pour cela que l’esprit humain les perçoive, et c’était malheureusement rarement le cas. Beaucoup avaient des esprits bien trop fermés pour entendre leur guide et bénéficier de leur aide.

Pour Raphaël, c’était loin d’être le cas. C’était un être énigmatique pour beaucoup. Même pour ses propres parents. Difficile à saisir, original, dans ses pensées comme dans son aspect et dans son caractère. Il était inquiet, tourmenté et cachait son mal de vivre derrière un voile de froideur, une distance qu’il se plaisait à installer entre les autres et lui et parfois, un cynisme qui finissait de le rendre antipathique. Mais au-delà de tout cela, il avait une intuition bien supérieure à la normale avec un intérêt démesuré pour tout ce qui n’existait pas, le fantastique surtout. En bref, Raphaël était un jeune homme très spécial, orgueilleux, colérique, et brillant dans ses études et surtout, que tous fuyaient. En fait, il était le réceptacle idéal pour un Princeps cipis, beaucoup de travail et un esprit réceptif.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige…

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

Du passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Raphaël posa son livre plus qu’usé, des pages se décrochaient à force d’être tournées, lues et relues. Même s’il en connaissait beaucoup par cœur, il fallait qu’il les lise. C’était comme un rituel, chaque matin commençait par un poème de Baudelaire, chaque journée finissait de même Le Soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… C’était aussi une drogue, il lui fallait lire les mots qui traduisaient si bien le mal qui rongeait son âme. Il s’allongea sur son lit, jeta un regard sur sa montre… et soupira. Il était vraiment temps d’y aller, les cours allaient commencer dans une demi-heure. Un quart d’heure pour s’y rendre à pied afin d’y être juste à l’heure, histoire de ne pas avoir à discuter avec les autres. Et… un quart d’heure pour se préparer, c’était juste… Il se précipita sous la douche et s’habilla avec un grand soin, comme chaque matin. Il travaillait son apparence avec un raffinement proche de la névrose. Car l’aspect comptait beaucoup, il se devait d’être en harmonie parfaite avec ce qui se passait dans sa tête, l’image que lui renvoyait son miroir était l’expression de lui-même. Et ce matin, il était grandement satisfait de lui… Comme tous les matins d’ailleurs… Il s’admira de la tête aux pieds : ample chemise à jabot, long manteau, longue jupe, grandes bottes façon rangers, des cheveux longs retenus en une queue de cheval, les ongles vernis et les yeux charbonneux, le tout en noir, uniquement en noir. Un coup d’œil à sa montre à gousset…

— Pile l’heure !

Il sortit de sa chambre en trombe, attrapant son sac au vol.

— J’y vais ! À ce soir !
— Raphaël, tu ne vas pas partir comme ça ? s’exclama Lucie, sa mère.
— Quoi ? Il se regarda, tourna sur lui-même. C’est bien, non ?
— Je ne parle pas de ça, je commence à avoir l’habitude. Tu n’as rien mangé !
— Pas le temps ! Désolé !

Elle le regarda partir par la fenêtre. Sans rien lui dire, elle avait peur. Que lui était-il arrivé ? Il était un garçon adorable avant, de caractère facile, puis, petit à petit, une certaine mélancolie s’était insinuée en lui, provoquant des crises d’angoisse plus ou moins importantes. Ils avaient vu des médecins, des psychologues, qui tous lui avaient donné le même avis médical : tempérament excessivement sensible. Alors elle avait fait son possible, parler avec lui, lui donner des décontractants, lui offrir une vie stable et beaucoup d’amour. Mais tout cela avait mené à quoi ? Elle le voyait qui marchait en direction du lycée, il était impressionnant dans son accoutrement gothique, suscitant la désapprobation de tous et surtout, il était seul, renfermé, avec seuls ses livres comme amis. Il allait mal, elle le voyait bien mais savait tout aussi bien qu’elle ne pouvait rien faire de plus que ce qu’elle faisait déjà. Philippe, son mari, lui, ne voyait en cela qu’une crise d’adolescence qui allait passer mais fuyait les tête-à-tête avec son fils autant que possible…

Combien de fois ne lui avait-on pas demandé s’il n’éprouvait pas de honte à avoir un fils aux cheveux longs, maquillé et en jupes ? Et cette question-là aussi, il la fuyait, car il ne voulait surtout pas s’avouer la réponse.

Les cours au lycée se suivaient apportant son lot d’ennuis pour certains et de bonheur pour d’autres comme le français et la philosophie. Cours assurés par des professeurs qui tous deux s’étaient attachés à ce jeune homme bizarre mais tellement cultivé et intelligent. Il excellait dans toutes les matières, même les maths et la chimie qu’il détestait, mais il ne voulait surtout pas se montrer faible quelque part. C’était cette assurance, cette suffisance même, qui, en plus de son aspect, tenait tous les autres jeunes éloignés. Il était perçu comme un orgueilleux, fier de son intelligence et de son physique, car en plus d’être vêtu avec une élégance hors du commun, il était terriblement beau. Le noir qui entourait ses yeux faisait ressortir la couleur bleu glacier de ses iris, son visage était long et la peau très pâle. Alors oui, il avait de quoi être fier de lui et ne s’en privait pas ! Traité de gars pas très net, même sûrement dangereux, les gothiques, tous des givrés. Va savoir, c’est peut-être un vampire ! entendait-il souvent dans son dos. Aucun n’osait l’aborder et c’était seul, plongé dans un livre, qu’il passait ses pauses, seul aussi qu’il mangeait au self.

Mais ce jour-là avait décidé d’être différent…

— Je peux m’asseoir ?

Le regard qu’il lança au garçon qui avait osé s’adresser à lui aurait dû décourager cet inconscient !

— Bon, ben, je m’assieds.
— Je ne t’ai pas répondu.
— J’attendais pas spécialement une réponse. Je voulais juste m’asseoir ici, c’est tout. On va dire que c’était une formule de politesse avant que je ne pose mon auguste fessier sur cette chaise. Il s’arrêta, regarda Raphaël dans les yeux. Alors, ça va ?

Raphaël resta sans voix face à cet être farfelu qui venait de prendre place en face de lui, troublant sa tranquillité. Il le connaissait, il s’appelait Loïc et suivait les mêmes cours que lui. Il était tout comme lui passionné de Philo et de français et parvenait même parfois à le surpasser ce qui déjà le rendait antipathique pour Raphaël. Par contre, il était très mauvais dans les matières scientifiques. Il était le plus jeune et le plus petit de la classe, vêtu contrairement à Raphaël de vêtements colorés, des teintes même qui n’allaient pas forcément ensemble… En l’observant, Raphaël se demanda même s’il ne cultivait pas une certaine image du mauvais goût… Ou alors, il devait sortir ses vêtements du placard sans savoir vraiment ce qu’il prenait, les enfilait et partait sans se regarder dans un miroir… C’était envisageable aussi… Une tignasse ébouriffée frisée, blond comme les blés, dont il ne semblait pas se soucier, un visage enfantin et un caractère heureux et taquin qui faisaient de lui le type qu’on déteste ou qu’on adore, qui faisait rire ou qui énervait prodigieusement. Raphaël n’avait jamais réfléchi à la question. Aussi, il prit le parti de ne pas répondre.

— C’est pas bon ici, hein ? Sauf les frites, le gars il a un truc pour les rendre aussi croustillantes ! Mais il n’en fait pas assez souvent. J’ai faim. Tu ne veux pas ton entrée ?
— …
— Bon, ben, je te la prends. Et il engloutit la macédoine que Raphaël avait à peine eu le temps de voir. Raphaël, j’ai un service à te demander.

Alors là, c’était le comble ! En plus de lui donner mal à la tête à parler comme ça, de manger son entrée, il lui demandait un service ! Raphaël s’en étouffa avec son pain. Loïc attendit patiemment qu’il se remette en continuant mine de rien à manger.

— C’est bon, je peux continuer ? Constatant que son interlocuteur avait repris une teinte normale, il reprit : voilà, je suis nul en maths et en chimie. Et toi, t’es excellent.

Raphaël releva la tête. Voilà un mot qui lui plaisait.

— J’ai besoin que tu m’aides dans ces matières. Que tu m’expliques en fait.

Il attendit.

— Alors ?
— Alors, c’est non.
— J…
— N’insiste même pas ! lui souffla-t-il à l’oreille en se levant.
— J’aurais au moins entendu le son de ta voix.

Raphaël se retourna, regarda Loïc en y mettant toute la haine dont il était capable, arme qui avait le don de faire fuir. Mais pas cette fois. Loïc soutint son regard, un grand sourire sur les lèvres. Content de lui.

C’était décidé. Il le détestait.

Obsession

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles

Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,

Des êtres disparus aux regards familiers.

C’est avec cette citation de son poète préféré qu’il mit un point final à sa dissertation de philosophie, dont le sujet lui avait parlé immédiatement : « que faire des disparus ? » Ce devoir, il y avait mis toute son âme, il s’y était mis à nu, avait déversé toute sa tristesse. Les pages avaient été mouillées de ses larmes. La mort. Elle était présente à chaque instant, ne le quittait plus. Depuis ce jour. Il avait alors 13 ans, et il avait fait le serment d’amitié éternelle avec Renan. Mais la mort lui avait ravi son ami pour toujours quelques jours seulement après.

Il se leva et contempla la nuit à la fenêtre. Tu me manques, Renan. Il se dirigea vers son bureau, ouvrit le tiroir et prit son cutter. Regarda son poignet. La marque du serment était là, toujours bien visible. Elle n’avait pas eu le temps de devenir une cicatrice qui blanchit avec les années. Elle était toujours rouge. Il s’appliquait à l’entretenir. Il fit glisser la lame comme souvent sur sa marque. La douleur, cette douleur-là, était une amie car elle lui rappelait celle ressentie avec Renan. Il pansa la blessure, descendit la manche de sa chemise noire dessus et se rendit dans la cuisine.

Ses parents étaient là, ils avaient commencé à manger.

— Alors cette journée ? demanda son père.
— Normale. J’ai fini ma dissert, il me reste les maths à faire.
— Justement, en parlant de maths, tu as un ami qui t’a appelé, mais tu étais sous la douche. Il voulait un conseil en maths.
— Loïc… soupira-t-il en levant les yeux au ciel.
— Oui, c’est ça. Loïc. Il a laissé son numéro.
— Quel gonflé ce type ! J’y crois pas ! C’est pas mon ami, et ça le sera jamais ! Il veut s’imposer et je déteste ça !
— Mais ça te ferait du bien d’avoir quelqu’un ! Il a l’air tellement sympathique. Il m’a dit qu’il t’appréciait beaucoup et qu’il aimerait vraiment que tu le rappelles.
— Il… M’apprécie ? C’est quoi ce délire ? C’est un malade.
— Essaie juste.
— Que j’essaie quoi, Maman ?
— De te faire un ami.

Elle avait lancé le pavé dans la mare. Et les remous ne se firent pas attendre. Raphaël se leva, hors de lui.

— Je ne veux pas d’amis ! Faut que je te le dise comment ?

— C’est pas parce que ça s’est passé comme ça pour Renan que ça sera pareil cette fois-ci !
— Je t’interdis de prononcer ce nom !
— Et moi je t’interdis de parler comme ça à ta mère ! s’emporta Philippe à son tour.

Raphaël passa sa main dans ses cheveux, geste machinal qu’il faisait quand il était énervé. Lucie vit alors le pansement qui dépassait de sa manche.

Leurs regards se croisèrent, une fraction de seconde. Il sortit alors de la cuisine, prit son manteau et décida d’aller marcher. L’air dehors y était plus respirable.

Lorsqu’il rentra, il se dirigea droit vers sa chambre, mais son père lui barra le chemin.

— Papa, j’ai pas envie de parler.
— Et moi si. Il faut qu’on parle. Toi, et moi.

Raphaël fronça les sourcils. Depuis la mort de son ami, ils n’avaient jamais vraiment discuté tous les deux. Il entra dans sa chambre, suivi de son père. Aussitôt entré, son père le prit dans ses bras et fondit en larmes. La sensibilité extrême de Raphaël fut heurtée de plein fouet par ce comportement inattendu, lui qui s’était toujours défendu de pleurer devant ses parents ne put rien faire pour empêcher ses propres larmes de couler.

Il s’écarta, essuya les joues de son père d’un geste tendre.

— Papa ?
— Je sais exactement ce que tu ressens. Attends avant de dire quelque chose, sinon, jamais je ne parviendrais à t’avouer un lourd secret.

Il alla à la fenêtre comme le faisait si souvent Raphaël. La nuit semblait la confidente idéale, elle absorbait tous les secrets. Raphaël alla se placer près de son père. Philippe commença à parler en regardant la nuit.

— J’avais seize ans. Je vivais une histoire fabuleuse avec un ami. Mon ami. Il était tout, absolument tout pour moi. Et inversement. Je l’avais rencontré lors d’un dîner que mon père donnait. Tu sais qu’on recevait beaucoup, il était diplomate et on avait une vie sociale très riche. À partir de ce soir-là, on ne s’est plus quittés, Julien et moi. Pendant des mois, on était soit chez lui, soit chez moi, mais toujours ensemble. On était en osmose totale, on se comprenait comme… Comme deux âmes sœurs. Bien sûr, on s’est posé des questions, on s’est demandé si c’était bien, si c’était normal de s’aimer comme ça.

Philippe prit une grande inspiration, regarda son fils de ses yeux rougis.

— Nos pères, eux, ont compris ce qui se passait, et ils ne voulaient surtout pas de ça ! Ils nous ont séparés, Julien a été envoyé aux États-Unis pour, soi-disant, parfaire son anglais. Je n’ai pas pu avoir son adresse. Aucun moyen de contact. Son père lui a annoncé un jour que j’étais fou amoureux d’une magnifique jeune fille. Ce qui était faux bien sûr. Il n’a pas supporté. Il s’est donné la mort.
— Papa, je ne savais pas, pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
— C’était trop difficile. J’ai vécu des années de dépressions avant de me tourner vers ta mère que je connaissais depuis mon enfance. Elle m’a aidé, m’a soutenu, sans rien attendre en retour. Elle savait que je ne m’intéressais pas à elle. Et finalement, sa douceur et sa patience ont eu raison de ma réticence à vivre une histoire d’amour. Ce n’est pas la passion qui nous a unis. Mais un amour tendre et solide. On s’adore tous les deux, on se fait confiance, on se comprend. Et surtout, elle m’accepte comme je suis. Voilà. En fait, je veux que tu saches, mon fils, que quoi que tu fasses, quels que soient tes choix, ta mère et moi t’acceptons comme tu es et nous t’aimons et t’aimerons toujours. Ne te punis pas de la mort de Renan. Ne t’interdis pas d’avoir un nouvel ami. Ne te force pas non plus. Je sais que ça viendra en son temps.

Sur ces paroles, il embrassa son fils sur son front et sortit de la chambre.

C’est complètement chamboulé qu’il s’allongea dans son lit et s’endormit après avoir lu.

Un soir fait de rose et de bleu mystique

Nous échangerons un éclair mystique

Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;

Et plus tard, un ange, entr’ouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

Les miroirs ternis et les flammes mortes.

Sa nuit fut agitée, comme la plupart de ses nuits. Des cauchemars revenaient le hanter avec le visage de Renan à chaque fois, la mort sous toutes ses formes le prenait, un trou béant l’aspirait, un squelette l’emmenait, des morts-vivants l’entouraient… toujours les mêmes tortures nocturnes. Et puis, enfin, il l’entendit, comme chaque nuit, la voix. Elle était là pour le réconforter, l’aider, le guider, le prévenir. Depuis quelques nuits, il réussissait à avoir une conversation avec cette voix. Cette nuit-là, le son de la voix fut nettement plus clair, comme plus proche de lui.

— Accepte Loïc.
— Pourquoi ?
— Il t’aidera.
— Comment ? Personne ne peut m’aider.
— Il t’aidera. D’une manière que tu ne soupçonnes pas. Rapproche-toi de lui. Loïc est ton salut.
— Mon salut ?
— Fais-moi confiance comme tu l’as toujours fait.
— Qui es-tu ?

Il se réveilla en sursaut et vit une silhouette proche de lui, elle semblait éclairée d’un jaune orangé avec deux pupilles azur qui le fixaient. Il cligna des yeux, la silhouette était toujours là, elle approcha sa main et la passa sur ses yeux. Le reste de la nuit fut vide de cauchemars et de rêves.

Une lumière

— Il m’a vu.
— Tu en es certain ?
— Oui, Louki, certain. Il m’a d’abord répondu lorsque je lui ai parlé. Il a même douté de mes conseils, me disant qu’on ne pouvait pas l’aider. Puis, il m’a demandé qui j’étais, je n’ai pas répondu.
— Pourquoi ?
— Il ne m’en a pas laissé le temps. Il s’est réveillé d’un coup et m’a fixé. Il a eu l’air effrayé.
— Alors c’est qu’il t’a bien vu. Qu’as-tu fait ?
— Je l’ai rendormi en plaçant ma main sur ses yeux.
— Et pour mon réceptacle, crois-tu qu’il va le laisser aller vers lui ?
— Je n’en sais rien. Je lui ai dit que Loïc était son salut.
— Il l’est. Tout comme Raphaël est le salut de Loïc.
— Qu’en est-il de Loïc ?
— Il m’écoutera. Il a déjà commencé comme tu as pu le voir.
— Hum… J’espère juste que s’il insiste trop, Raphaël ne perde pas patience avec lui.
— Il pourrait être violent ?
— Pas encore. Mais je sens un danger autour de lui qui pourrait le faire basculer du mauvais côté. Des vautours rôdent. Ils l’ont repéré.
— Quels vautours ?
— Des êtres mal intentionnés qui vont tout tenter pour l’intégrer dans leur groupe. Il est riche, il est désespéré, cela se voit dans son allure. Il est la proie parfaite pour les dealers. Et je le sens prêt à tomber dans la drogue. Les « paradis artificiels » vont l’attirer.
— Il a plus que jamais besoin de la claire voyance de Loïc.
— C’est urgent. Sinon, je lui donnerai la pierre.
— Contre l’avis d’Aurélius ?
— C’est de mon réceptacle qu’il s’agit. S’il le faut, j’enfreindrai les règles.
— Je te comprends.

Après s’être entretenus, les deux princeps cipis réintégrèrent les corps de leurs réceptacles qu’ils ne quittaient que la nuit ou lorsqu’ils devaient se parler entre eux.

« J’ouvris les yeux, mais me retins au moment où j’allais chercher son poignet, l’attraper, le ramener vers ma bouche à tout prix ; je me retins parce que j’avais compris soudain que le premier tambour était mon cœur et que le second était le sien. »

Loïc était déjà assis à sa place dans la salle de philosophie, plongé dans un livre d’Anne Rice. Il ne leva pas la tête lorsque les autres entrèrent et s’installèrent. Une main effleura son bureau, les ongles étaient vernis de noir, des bagues ornaient chaque doigt et la dentelle noire qui finissait la manche de la chemise arrivait au milieu de cette main. Alors il leva la tête.

— Entretien avec un vampire… Mais tu vas faire des cauchemars… ironisa Raphaël.
— Jamais autant que toi…

L’arrivée du professeur arrêta cette discussion, laissant Raphaël sur sa surprise. D’où savait-il qu’il passait ses nuits à faire des cauchemars ? Il lança un regard meurtrier à Loïc et alla s’asseoir derrière lui.

— Je vais commencer par ramasser vos copies, j’espère que le sujet Que faire des disparus ? Vous a inspiré, et que vous avez instillé suffisamment de citations d’auteurs pour étayer vos idées. La prochaine dissertation sera un peu plus gaie.
— Quel en sera le sujet ? questionna Raphaël.

Le professeur inspecta Raphaël avec attention. Il le savait particulièrement concerné par ce sujet-là encore une fois.

— Doit-on respecter autrui ? Cela vous parle-t-il ?
— Pas pour le moment.
— Effectivement, vous ne m’en voyez pas étonné. Pour respecter autrui, encore faut-il être en contact avec autrui…

Le pic lancé par le professeur toucha Raphaël plus qu’il ne le laissa paraître. Il demeura stoïque, soutenant son professeur du regard. Son orgueil voulait qu’il trouve tout de suite de quoi rétorquer à cette atteinte.

— Est-on forcé de partager notre expérience personnelle ou notre avis né de notre observation du monde et de nos lectures suffit-il ?
— Je vous concède le droit de ne pas trahir votre vie privée, jeune homme, sachant que votre sens de l’observation est excessivement aiguisé et vos lectures particulièrement riches.
— Alors le sujet me parlera de toute façon.
— J’en suis convaincu. Allons jeunes-gens, au travail. Sartre sera notre inspiration du jour.

Les deux heures passèrent facilement pour les intéressés, passionnant même, plus qu’un cours, c’était un échange d’idées entre les élèves et leur professeur. C’était le seul cours où Raphaël intervenait, il pouvait librement exposer ses idées, qui choquaient le plus souvent, mais au moins, ils parlaient tous ensemble d’idées existentielles, et ça, c’étaient des moments agréables pour Raphaël.

Une pause d’une demi-heure suivait le cours de philo. Comme à son habitude, Raphaël s’installa dans le coin le plus calme possible avec un livre.

La Moria ! La Moria ! Merveille du monde septentrional ! Trop profondément fouillâmes-nous là, et nous éveillâmes la peur sans nom. Longtemps sont restées vides ses vastes demeures depuis la fuite des enfants de Durïn.

— Tolkien ! J’adore aussi !

Raphaël leva la tête, les yeux au ciel… Encore lui ! se dit-il. Il répliqua :

— Sartre a dit quelque chose comme l’enfer c’est les autres… J’aime beaucoup cette citation et là, elle est fort à propos…
— Et : que l’homme ne peut rien être, sauf si les autres le reconnaissent comme tel… L’autre est indispensable à mon existence, je peux continuer si tu veux !
— Non ! Stop ! OK, ça va, j’ai compris. Qu’est-ce que tu veux ?
— Discuter avec toi.
— C’est tout ?
— T’es un gars intelligent, cultivé et on aime les mêmes choses. Regarde, tu lis Le Seigneur des Anneaux, je suis sûr que tu adores et moi aussi. Baudelaire, on truffe nos dissertes de ses citations…
— Attends, attends, comment tu sais ça toi ? Et comment tu sais d’ailleurs que je fais des cauchemars la nuit ?

Le sourire de Loïc intrigua Raphaël.

— Ça t’étonne, hein ?
— Quelque peu…
— Ben, j’en sais rien, j’ai dit ça comme ça. Pour les cauchemars. Pour les citations, c’est le prof qui me l’a dit. Il m’a aussi dit qu’on devrait bien s’entendre tous les deux parce qu’on a la même façon d’écrire et qu’on est à fond sur Baudelaire, mais qu’on n’a pas les mêmes points de vue sur tout. Donc, nos discussions devraient être palpitantes ! Alors comme ça, tu fais des cauchemars la nuit ?
— Je ne t’ai pas dit que j’étais d’accord pour discuter avec toi. Tu n’as personne à importuner ? Tu es pourtant maître en la matière, il me semble ?
— J’adore comme tu parles ! C’est toujours recherché, des phrases bien tournées… ça change de la racaille ! C’est vrai que j’aime bien enquiquiner le monde, mais toi, c’est pas le cas. Sérieux, j’ai vraiment envie qu’on se connaisse.
— Pas moi.
— Allez, arrête de faire le type méchant là ! J’y crois pas. Tu fais juste ça pour qu’on te fiche la paix.

Raphaël regardait Loïc avec des yeux écarquillés, se passa la main dans les cheveux plusieurs fois, d’un geste nerveux.

— C’est naturel la couleur de tes cheveux ? Ils sont beaux.
— Loïc, j’ai une terrible envie de t’étrangler là. Éloigne-toi vite !
— Euh… Non.
— Non ?
— Ben, non.
— C’est pas vrai, mais c’est pas vrai ! s’impatienta Raphaël. Mais quelle glue !
— Et ces gars-là, qui arrivent, continua Loïc en désignant un groupe de jeunes particulièrement antipathiques. Tu leur parles ?
— Un peu, pourquoi ?
— C’est des nuisibles.
— Développe…
— Des dealers pour être très précis. Et à mon humble avis, tu es une cible idéale.
— Et, tu crois que je vais tomber là-dedans ?
— Si eux le veulent, oui. T’as pas l’air d’avoir des pensées particulièrement positives, ils vont te faire miroiter le moyen d’échapper pendant quelques heures à ces chauves-souris qui ont élu domicile dans ta tête.
— Des chauves-souris dans ma tête…
— C’est beau non, comme image ?
— Passons. Tu me crois si faible ?
— Face à ces mecs-là, tout le monde est faible.

Loïc s’était installé à côté de Raphaël. Ils restèrent en silence un moment. Puis Raphaël reprit :

— Je ne toucherai à aucun stupéfiant. Puis il regarda Loïc droit dans les yeux. Merci de me prévenir.
— Normal.

La sonnerie retentit alors. Loïc se leva, tendit la main à Raphaël pour l’aider à se lever. Puis annonça avec un sourire ravi :

— On a eu notre première conversation…
— Et tu m’as eu ! répliqua Raphaël en prenant la main de Loïc pour se lever.

Les Parias

Et de longs corbillards sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme ; l’espoir,

Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire

Cette nuit fut particulièrement agitée pour Raphaël. Sa discussion avec Loïc l’avait particulièrement éprouvé. Il ne devait surtout pas s’attacher. À personne. Et Loïc était le genre de personne dangereuse pour ça… Il attirait la sympathie. Le groupe de Luc, que Loïc avait estimé comme nuisible, ne comportait pas ce risque, ils étaient antipathiques, Raphaël savait qu’il ne pourrait y avoir de liens d’affection d’aucune sorte avec eux. Seulement, saurait-il vraiment résister… Il n’en avait rien dit, mais la tentation était grande, surtout dans ces moments-là, où il se retrouvait seul avec ses idées moroses. Il avait bien besoin de s’évader un peu, et le numéro de portable de Luc était tentant… Il s’endormit enfin, souhaitant de tout cœur entendre au plus vite cette voix qui lui était si douce et qui savait exactement ce qu’il lui fallait. Mais elle vint tard, le visage de Renan la tint éloignée. Un visage accusateur, mécontent. Tu es en train de me trahir, Loïc va me remplacer.

— N’écoute pas cette voix-là, écoute-moi.
— Je t’entends maintenant. Je veux en finir avec tout ça.
— Tu as fait le premier pas aujourd’hui en acceptant enfin la compagnie de Loïc.
— Je ne veux pas de sa compagnie.
— Tu en as besoin !
— Non ! Je ne supporterai pas une seconde fois de perdre un ami.
— Pourquoi penser à le perdre ? Ce qui est arrivé à Renan, il y a peu de chance que cela se renouvelle, il n’y a aucune raison.
— Je ne veux pas prendre le risque.
— Tu te comportes comme si c’était toi qui avais tué Renan. Ce n’est pas le cas. Il était malade, tu n’y pouvais rien. Loïc est en parfaite santé et ne demande qu’à être ton ami. Accepte-le, je t’en conjure, accepte !
— Qui es-tu ?

Il se réveilla à ce moment-là, comme la dernière fois. Et il vit encore la silhouette. Mais plus nettement, il pouvait distinguer les contours du visage, les arabesques qui couraient sur celui-ci, et un sourire bienveillant qui lui procura un grand réconfort. Mais ce qui le choqua plus, ce furent ses yeux, ils étaient lumineux, envoûtants. La main s’approcha de son visage, Raphaël recula.

— Non, ne me replonge pas dans le sommeil.

La main continua à avancer, mais le bien-être qui en émanait le touchait déjà, il n’avait plus envie de lui échapper. Elle lui caressa la joue, se posa sur son front, l’apaisant totalement, et enfin, lui ferma les yeux.

— Les parias sont à l’œuvre. Plus forts et acharnés que jamais.

Aurélius avait rassemblé les Princeps Cipis. Il avait constaté une recrudescence de l’activité ennemie.

— Il faut dire que les humains sont plus que jamais réceptifs à leur présence, enchaîna Yaël.
— Il semble plus facile pour un humain d’entendre leur voix que la nôtre.
— Mon réceptacle s’est bien défendu cette nuit. Un paria s’est fait passer pour Renan, vous vous souvenez ?
— Tout à fait. Sa mort a été le point de départ de la descente de Raphaël dans les abîmes de l’angoisse et la tristesse. Comment s’est-il défendu ?
— Je ne sais pas. Mais, il écoutait cette voix qui parlait au nom de Renan et soudain, il a entendu ma voix, et il m’a répondu. Par contre, il n’a pas répondu à l’autre voix.
— Il te parle toujours ?

Yaël eut l’air gêné. Il prit le parti de la franchise, il ne pouvait pas de toute façon se soustraire à l’intrusion d’Aurélius dans son esprit.

— Oui, il me parle, et… Il me voit. Cela fait deux fois qu’il me demande qui je suis et avant que j’aie le temps de répondre quoi que ce soit, il se réveille et me voit.
— Que fais-tu alors ?
— Je le rendors.
— Parfait. C’est ce qu’il faut faire. Toutefois, l’intrusion des parias dans les rêves de nos propres réceptacles est préoccupante. Nous nous devons d’être plus que vigilants avec nos réceptacles, les aider si besoin est à refuser cette voix.
— Leur donner la pierre rendra les humains plus forts.
— Mais risque d’amoindrir notre action. Tu le sais, comme tous ici. Tant qu’ils ne nous voient pas, tant que nous ne sommes pas une réalité pour eux, nous pouvons les diriger, ils nous écoutent car ils n’en ont pas conscience. Dès lors que nous prenons vie dans leur conscience, nous pouvons être contredits, et devenons un conseiller qui n’a aucun pouvoir de plus qu’un simple conseiller humain.
— Nous n’avons aucune preuve de cela, Aurélius. S’entêta Yaël. Il m’a vu et pourtant, il continue de suivre la voie que je lui montre.
— Cela mérite réflexion, conclut Aurélius. Raphaël n’est pas un réceptacle comme les autres. Il est temps de lui donner la pierre. Il va sans dire que Loïc aussi doit recevoir sa pierre.

Les Princeps cipis s’évaporèrent pour se retrouver près de leur réceptacle.

La discussion et l’intervention du paria dans son rêve avaient fini de perturber Raphaël qui ne savait alors plus quelle contenance adopter, quelle décision prendre. La présence de Loïc avait quelque chose de rassurant pourtant et il avait tout au fond de lui très envie de se rapprocher de lui. Mais voilà, il ne supporterait pas de voir à nouveau le visage accusateur de Renan dans son rêve. Et accepter Loïc le ramènerait à coup sûr à ce rêve étrange. Il commençait à comprendre pourquoi la voix qu’il aimait tellement entendre la nuit lui avait présenté Loïc comme la voie de son salut. Ils étaient tous deux opposés. Loïc avait une joie de vivre phénoménale qu’il savait communiquer autour de lui, sa gaîté de caractère se voyait même dans ses vêtements chamarrés. On le voyait arriver de loin !

Il arriva en retard pour le premier cours, ce jour-là, il voulait être certain de ne pas tomber sur Loïc avant. Il fut donc tranquille pendant les deux premières heures que durait le cours de français. Mais en se rendant au cours de maths, il fut rattrapé par une voix qu’il redoutait d’entendre…

— j’ai fait un drôle de rêve cette nuit.
— Allons bon, tu vas me raconter tes rêves maintenant.
— Ben, oui. T’es concerné. En fait, c’était trop bizarre ! Il y avait une voix dans ce rêve, avec un visage que je ne connais pas, qui me disait de ne pas te parler, que je devais à tout prix te laisser.

Cette description capta l’attention de Raphaël qui s’arrêta pour observer Loïc. Il releva ses cheveux, geste qui n’échappa pas à son interlocuteur.

— Le gars que tu as vu, il était comment ?
— Difficile à dire, l’image était vague… Les cheveux courts, châtains, les yeux marron… Ah ! Des dents écartées devant comme moi !

Récit qu’il gratifia d’un large sourire. Mais qui provoqua des sueurs froides chez Raphaël.

— Tu n’as pas entendu son nom ?
— Ah, non, il ne s’est pas présenté. Mais, tu connais ? Tu fais une drôle de tête.
— Écoute, on en reparlera tout à l’heure. Il faut qu’on se voie absolument.
— OK. En attendant, je vais me préparer psychologiquement à encaisser une sacrée mauvaise note.
— Pour pas changer, répondit Raphaël dans un demi-sourire. Je vais essayer de voir ce que je peux faire pour t’aider.
— Vrai !? s’écria Loïc.
— Je ne parle jamais pour ne rien dire. Je ne peux pas te laisser avec des notes comme ça.

Ils entrèrent en cours et pour la première fois, Raphaël prit place à côté de Loïc.

Ils se retrouvèrent pour la pause du matin, dans un lieu calme.

— Et ben, voilà… Je te l’avais dit… Deux ! Non mais tu te rends compte ! DEUX sur vingt !
— Un point pour le papier, un point pour l’encre…
— Ouais, j’aime comment tu me remontes le moral toi… Bon, le type de mon rêve, tu le connais ?
— Je crois oui.
— Comment ça se peut ça ? Attends, qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Justement, c’est ce que j’aimerais savoir…
— On est bien barré tous les deux-là. Moi j’aimerais savoir quelque chose que je crois que tu sais mais qu’en fait tu aimerais bien savoir… En gros, c’est ça ?
— En gros, c’est ça. Moi aussi je fais des rêves étranges. Il faut vraiment que je tire cette affaire au clair. Il regarda intensément Loïc, sembla hésiter un instant, puis reprit : Je vais te dire quelque chose, mais tu vas me prendre pour un aliéné.
— Je serai pas le seul…
— C’est une évidence…
— Je t’écoute. Vas-y. Raconte.
— …
— Eh oh !?
— Ce n’est pas évident. Même moi, je doute de ma bonne santé mentale.
— Tu aiguises ma curiosité.
— J’ai vu le… La… L’être qui me parle dans mes rêves. Je t’explique : il y a une voix que j’entends en ce moment dans mes rêves et qui m’aide à prendre les bonnes décisions, qui me rassure. J’ai réussi à entrer en contact avec cette voix. Je lui ai posé des questions, et il m’a répondu. Et puis, une nuit, je lui ai demandé qui il était, et avant qu’il ne me réponde, je me suis réveillé et j’ai vu une forme assise sur mon lit, tout près de moi. Il était magnifique ! Jaune orangé, un peu lumineux, avec des yeux incroyables, bleu azur, qui me fixaient. Je l’ai vu à deux reprises. Mais à chaque fois, il me rendort sans me parler.
— Wahou ! C’est flippant ton truc là ! Mais je ne pense pas que tu l’aies inventé, même inconsciemment. Je crois que tout est possible. Alors, pourquoi pas… Sauf que je me demande comment tu fais pour lui parler. Moi, la voix que j’ai entendue, je m’en suis souvenu le matin, en me réveillant. Je ne risquais pas de lui parler !

Loïc semblait agité, mal à l’aise. Il commençait même à transpirer et à trembler.

— Loïc ? Ça va ?
— …
— Loïc ? Qu’est-ce qui se passe ?

Il reprit péniblement contenance. Puis avec peine, il se concentra.

— Dans mon sac… Il y a une trousse… Avec. Avec des seringues. Aide-moi s’il te plaît !
— C’est quoi ces seringues ? Qu’est-ce que je dois faire ?
— Me piquer, n’importe où…

Et il s’effondra.

Dans un état second, Raphaël suivit les instructions de son ami, tremblant à l’idée de mal faire, fallait-il faire la piqûre ou appeler les secours ? Et s’il prenait la mauvaise décision ? Mais il se dit que Loïc savait mieux que lui ce qu’il lui fallait. Il piqua donc et pratiquement instantanément, Loïc revint à lui.

— Attends, ne te relève pas tout de suite. Comment tu te sens ?
— Ça commence à aller mieux. Je suis désolée. Je suis diabétique et j’ai complètement oublié de me piquer. Heureusement que tu as fait ce que je t’ai dit !
— Tu m’as fait vraiment peur. C’était impressionnant de te voir perdre connaissance comme ça !
— T’as pas paniqué au moment de piquer ?
— Si. J’ai eu beaucoup de doutes. Et puis, j’ai suivi tes instructions, simplement.
— Alors, tu as du sang-froid. Merci. Merci beaucoup.

La sonnerie retentit alors. Loïc se releva péniblement, aidé de Raphaël.

— S’il te plaît ? Essaie juste de ne plus jamais me refaire ça !
— Ben, écoute, dans la mesure du possible, j’essaierai. Je suis juste diabétique et distrait… Et ça ne va pas ensemble…
— J’aime autant te dire que tu peux compter sur moi pour te le rappeler !

Un lien nouveau venait de se tisser entre eux, bien malgré Raphaël, mais il était bien là, ne demandant qu’à se fortifier.

Semper Eadem

D’où vient, disiez-vous, cette tristesse étrange

Montant comme la mer sur le roc noir et nu ?

Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,

Vivre est un mal. C’est un secret de tous connu,

Semper Eadem.

Semper Eadem – Charles Baudelaire

Cette nouvelle amitié aurait dû aider Raphaël. Mais au lieu de cela, il sombra encore plus profondément. Le soir même, il s’attela à sa dissertation, commençant par tout le mal que pouvait engendrer la relation avec autrui. Il ne descendit pas pour le repas, prétextant une migraine dont il était un habitué. Il se concentra sur son travail et ses lectures afin de penser à tout sauf à Loïc. Il s’endormit, finalement, après avoir ravivé son serment d’amitié avec Renan. Le visage de son ami disparu s’imposa immédiatement. Tu vas le tuer comme tu l’as fait avec moi. Tu es nuisible aux autres, continue à lui parler et il mourra. Méfie-toi, l’amitié n’est pas pour toi, l’amour non plus. La vie même n’a aucune raison d’être pour toi. Rejoins-moi. Je suis là, je t’attends.

Il se leva d’un bond, il était deux heures du matin. La pleine lune inondait sa chambre d’une lumière blafarde. Il tremblait, son cœur battait à se rompre. Il avait peur, il avait mal. Il croyait cette voix qui le disait nocif pour les autres. Il avait maintenant la certitude d’être responsable de la mort de son ami. Il enleva le bandage autour de son poignet et rageusement se lacéra l’avant-bras. Il se punissait de ne pas avoir la force d’âme d’exécuter le geste qui le permettrait d’aller rejoindre Renan.

Ça aurait dû être si simple… Il avait tous les ingrédients : la lame, la tranquillité et le désespoir. Il ne se rendormit pas cette nuit-là, passant le reste de la nuit dans des lectures qui, par leur noirceur, parachevaient son châtiment.

Yaël n’avait pu intervenir pour aider son réceptacle. Il ne pouvait que le regarder faire, l’âme de Raphaël était entièrement accaparée par les parias. Ils étaient sur le point de réussir à l’habiter pleinement. Mais un Princeps Cipis ne s’avoue pas vaincu si aisément ! Il comptait maintenant pleinement sur l’aide de Louki. Seule la force de caractère de Loïc allait être en mesure de fermer Raphaël à cette intrusion.

Seulement, les parias avaient leur armée, le groupe de Luc était à l’entrée du lycée pour intercepter celui qui était leur cible depuis quelques mois déjà. Lorsqu’il les vit, ce fut tout naturellement que Raphaël rejoignit le groupe, se laissant entraîner loin des cours qui l’attendaient.

… J’avouerai que les poisons excitants me semblent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité…

Charles Baudelaire – Paradis artificiels

Lorsqu’il vit Raphaël franchir les grilles deux heures plus tard, Loïc se dirigea droit vers lui, quittant le groupe d’amis avec qui il était en grande conversation.

— Ça va ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien ! Tout va très bien même ! Je me sens terriblement bien ! Regarde autour de toi ! Les couleurs de la nature sont admirables !
— On est en hiver, et il vient de pleuvoir, et les bâtiments sont gris, les nuages… gris, les arbres… marrons, le sol… noir. Mouai… Vraiment chouettes, les couleurs.
— Écoute, je me sens comme si un ange m’avait touché du doigt, offrant à mon esprit un peu de son paradis…
— Regarde-moi, toi ?

Les yeux exorbités de son ami mirent immédiatement Loïc sur la voie. Il le savait fragile, il savait aussi que Luc et sa bande n’étaient pas là non plus ce matin.

— C’est le fait de m’avoir piqué hier qui t’a donné des idées ? Loïc contenait difficilement sa colère.
— Hum… C’est exactement ça ! répondit Raphaël qui de son côté contenait un fou rire. C’est bon Loïc, ne te fâche pas s’il te plaît. Juste une petite fois… Et puis, je me sens tellement bien ! C’est difficile à décrire.
— Ça s’appelle l’euphorie.
— C’est ça ! Dis donc, en fait tu comprends tout.
— Ce que je comprends surtout c’est qu’après l’euphorie, il y a la descente, et t’es tellement mal que t’as envie que d’une chose : recommencer ! Tout pourvu que cette descente s’arrête !
— S’il te plaît, ne me gâche pas ce moment ! De toute façon, ce que je vivrai après, ça ne peut pas être pire que cette nuit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai compris que je ne pouvais pas rester avec toi, on ne doit pas passer du temps ensemble tous les deux.
— Pourquoi ?
— Sinon, tu mourras. Comme Renan. C’est indéniable.
— Attends… Hier, j’ai eu un malaise, tu as fait ce qu’il fallait, justement, c’est le contraire…
— Je suis nocif pour les autres. Ne m’approche plus.

Sur ces mots, il partit, laissant Loïc sonné. Il passa le reste de la journée en compagnie de Luc, cherchant par tous les moyens à éviter le regard de Loïc.

Comme l’avait prévenu Loïc, la descente fut cruelle. Raphaël rentra chez lui, et s’enferma dans sa chambre, refusant tout dialogue avec ses parents.

— Il faut qu’on fasse quelque chose, Philippe. Je m’inquiète vraiment là.
— Et faire quoi ? Il repousse toute communication.
— Pourtant l’autre jour, tu as bien parlé avec lui.
— Oui, je lui ai dit des choses que j’essayais de laisser dans un coin de ma mémoire. Ça a été très difficile de ressortir tout ça. J’espère que ça l’aidera. Mais j’en doute, il n’arrive pas à faire son deuil de Renan.
— Mais, ça fait cinq ans.
— C’est peu. Il faut qu’il ait un déclic.

Le carillon de la porte d’entrée les interrompit. Alice ouvrit et fut surprise de trouver un jeune à l’allure fantaisiste, un jean rouge, un manteau orange et une écharpe violette, les cheveux blonds en bataille, un sourire franc sur les lèvres qui leva chez Alice la moindre hésitation à le faire entrer.

— Bonjour, je suis Loïc. Je suis dans la classe de Raphaël. Je peux le voir ?
— Bien sûr, oui ! C’est vous que nous avons eu au téléphone l’autre jour, non ?
— Oui, tout à fait.
— Je vais vous montrer où est sa chambre. En fait… Il est entré et s’est enfermé directement, sans nous dire un mot. J’espère qu’avec vous, ça sera différent.
— Eh bien, on va dire que je vais camper devant la porte jusqu’à qu’il veuille bien me faire l’honneur de me laisser fouler le sol de son antre… Si ça ne vous dérange pas !
— Pour ce qui est de venir en aide à notre fils, rien ne nous dérange ! Faites ! Voilà. Je vous laisse.
— Merci bien.

Il frappa. Sans attendre vraiment la réponse qui d’ailleurs ne vint pas.

— Raphaël, c’est moi Loïc, laisse-moi entrer.

— Sors.
— Non. Je veux te parler. Et je t’assure que je ne prends aucun risque à venir te parler. Ce sont encore ces stupides voix que tu as entendues la nuit. Ouvre-moi. J’ai prévenu tes parents que je camperai devant ta porte jusqu’à ce que tu deviennes moins borné. J’y passerai la nuit s’il le faut.

Un déclic, la porte s’ouvrit.

— T’es lourd toi quand tu t’y mets.
— Je dirais plutôt : acharné ? J’ai des choses à te dire.
— Vas-y.
— Ça ne va pas te plaire.
— Au point où j’en suis…
— Tu sais, il y a des fois où le diabète, j’en ai marre. Vraiment. Les piqûres, l’alimentation à surveiller, les malaises… Mais je ne m’accorde surtout pas le droit de m’apitoyer sur mon sort, tu sais pourquoi ? Parce que je suis en vie ! Et je ne sais pas grand-chose, mais une chose est certaine pour moi : on est ici pour quelque chose, la vie, on nous l’a donnée, alors, il faut s’y accrocher de toutes ses forces. Alors, quand je te vois, toi, qui es en bonne santé, commencer à te piquer, volontairement et en plus pour te bousiller la santé ! Ça me met en ébullition !
— J’ai mes raisons.
— Je m’en doute, mais est-ce qu’elles sont valables, tes raisons ? Qu’est ce qui justifie de se ficher la santé en l’air ?
— Le mal de vivre.
— Et il te vient d’où, ce mal de vivre ? De Renan ?
— Ne prononce pas ce nom !
— Eh oh ! Il n’est pas maudit, ce prénom. Il serait temps que tu m’en parles.

Raphaël regarda Loïc comme s’il avait vu un fantôme. C’était bien la première fois que quelqu’un lui parlait comme ça ! Il hésita un moment, décontenancé devant ce garçon qui lui imposait son amitié. Dérouté aussi de se rendre compte que la simple présence de Loïc, dans sa chambre, lui apportait un réconfort inespéré. Il prit le parti de se confier. Mais que c’était difficile ! Il ne l’avait jamais fait. Il repensa alors à son père, qui, lui, avait eu le cran de s’épancher et de rappeler à son souvenir des événements qu’il avait dû tenir cachés dans un coin de son cœur pendant des années. Il l’avait fait, lui. Maintenant, c’était à son tour. Et Loïc était le confident en qui il avait confiance. Le seul à qui il avait envie de parler.

La chambre de Raphaël était spacieuse et confortablement installée. Un grand lit à baldaquin se tenait sur le côté droit de la porte. En face, il y avait un imposant bureau en chêne massif bordé de chaque côté par des fenêtres à huit carreaux, arrondies sur le haut. Face au lit, un coin salon donnait un côté chaleureux à la chambre, avec un confortable canapé, un home cinéma dernier cri et une bibliothèque qui faisait tout le pan de mur, rempli d’œuvres de ses auteurs préférés, de romans fantasy et d’une magnifique encyclopédie.

Loïc faisait une visite détaillée de la chambre en attendant que Raphaël trouve le courage de parler. Finalement, il s’installa sur le canapé, avec un des livres de la bibliothèque dans les mains. S’il fallait attendre, il avait de quoi prendre patience.

— D’accord, de toute façon, tu n’abandonneras pas.
— Que né ni…

Raphaël s’installa à côté de Loïc.

— Difficile de savoir par quoi commencer…
— Si tu veux, tu peux répondre à mes questions : c’est quoi ces bandages que je vois constamment sur ton avant-bras, pourquoi tu t’es décidé aujourd’hui à suivre cet abruti de Luc, comment tu te sens maintenant ?
— Stop ! Ça fait déjà pas mal. Il entreprit d’enlever les bandages et offrit aux yeux de Loïc un avant-bras meurtri, les lacérations étaient encore rouges et gonflées. Loïc écarquilla les yeux, ébranlé devant la cruauté du geste de Raphaël. Oui, je me scarifie, d’habitude c’est juste ce trait-là, c’est la marque du serment de sang que Renan et moi avions fait tous les deux. Les autres datent de cette nuit. Dans mon rêve, il m’a accusé d’être responsable de sa mort et m’a affirmé qu’il t’arriverait la même chose si tu restais en ma compagnie. Il m’a demandé de le rejoindre. Je n’ai pas eu ce courage…
— Se donner la mort est une lâcheté, pas du courage. Dans certaines conditions, vivre demande bien plus de force d’âme. Si je comprends bien, tu te punis de la mort de ton ami en ravivant la marque. Ça date de combien de temps déjà ?
— Cinq ans.
— Comment il est mort ?
— Deux jours après notre serment, on lui a diagnostiqué une leucémie. Elle était dans un état avancé. Les derniers mois de sa vie, je ne l’ai pas quitté. Je l’ai accompagné dans ses souffrances, mon âme était torturée de savoir que je ne pouvais rien faire de plus. J’étais à ses côtés lorsqu’il a quitté ce monde. Je l’ai vu rendre l’âme, j’ai senti sa main me lâcher. Après sa mort, tu peux imaginer le désespoir. Une torture continuelle. C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moinslui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. C’est en lisant une œuvre d’Oscar Wilde que j’ai eu envie que mon image soit en adéquation avec ce que je vis en moi. Alors, naturellement, le noir s’est imposé, couleur du deuil. Et puis, l’élégance a suivi. Mes tenues sont devenues de plus en plus raffinées, élaborées, car la tristesse doit être sublimée, j’ai voulu la rendre belle et ainsi elle est devenue plus acceptable. Et puis, je suis admiratif des écrits de Baudelaire, Wilde, Poe, et tout ce qui prône la supériorité des sentiments et de la passion. Je retrouve tout ce que je ressens. Renan est toujours présent. Nos âmes restent liées à travers le temps, à travers la mort.
— Et pourquoi est-ce que tu fuies les autres ?
— Parce que je suis écœuré par l’hypocrisie générale des hommes entre eux, donc, je prends de la distance. Pour moi, les hommes se voilent la face, tout le monde souffre, mais beaucoup refoulent leurs peurs, les gothiques nous nous inspirons de ces angoisses en les magnifiant. Tu sais, être gothique, c’est d’abord en soi, c’est un état d’esprit, on ne se fait pas gothique, on l’est ou pas. Les vêtements, les accessoires, tout ça vient après, tout ça exprime ce qu’on est déjà.
— Je suis admiratif. J’adore tes tenues, ton maquillage, ton allure, tu parais supérieur à tout le monde, mais tu l’es, en quelque sorte. Tu es profond, raffiné, tu aimes les belles choses, Mozart, Baudelaire et tu l’assumes ! Tu es hors norme. Toi au moins, tu as quelque chose à dire par ton apparence. Tu fais face à tes sentiments. Mais je ne suis pas d’accord quand tu mets tout le monde dans le même panier. Il y a des tas de gens intéressants, même s’ils ne partagent pas ton avis. C’est une grande richesse de connaître les autres.
— Je ne suis pas prêt.
— Et avec moi ?

Il prit un moment pour observer Loïc, puis dans un sourire il répondit :

— Avec toi, je n’ai pas eu le choix… Et c’est bien ainsi. Mais j’ai peur, Loïc. Je suis quelqu’un de passionné. Je ne sais pas aimer normalement. Je sais que je m’attache à toi et j’ai en même temps très peur qu’il t’arrive quelque chose.
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