Quand les ânes de la colline sont devenus barbus - John Henry - E-Book

Quand les ânes de la colline sont devenus barbus E-Book

John Henry

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Aventures déroutantes entre Afghanistan et Belgique pour le premier roman de John HenryA cause de la folie des hommes, Jack de Kaboul épouse une vie paradoxale, tissée sur le fil. Résister jusqu’à embrasser une double vie, forcer le destin et s’enfuir, tel est le prix de la liberté pour certains enfants d’Afghanistan.Dans une langue tendre et poétique, l’auteur nous livre une aventure hors du commun, inspirée de faits réels, et signe un premier roman vibrant, percutant. A PROPOS DE L'AUTEURAvant de publier son premier roman, John Henry a été salué par de nombreuses récompenses littéraires. Il a obtenu le prix d'été et d'hiver 2012 du concours shortédition, celui du concours de nouvelles 2013 de la Fédération Wallonie-Bruxelles et est également lauréat de la matinale 2013 de la littérature courte.EXTRAIT Je m’appelle Jack. Mes parents habitent une petite maison blanche, sur les hauteurs de Kaboul, à Deh Afghanan, sous l’antenne de télévision, une de ces maisons auxquelles on peut seulement avoir accès à pied. On ne se souvient honnêtement de rien avant trois ans et ce que je sais, c’est qu’aussi loin que ma mémoire puisse remonter, on m’appelait Jack. J’avais les cheveux courts et un bonnet noir par-dessus. Je descendais à la réserve d’eau avec mon père, nous remplissions nos bidons, on les posait sur le dos de notre âne Fakir et puis je n’avais même pas à tirer sur sa crinière, il me suivait partout Fakir et nous remontions la colline.

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Seitenzahl: 208

Veröffentlichungsjahr: 2015

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à tous ceux qui m’ont permis d’écrire, à mes mécènes, à mes parents, à mes créanciers,

à Gözdecan.

à Jack, au roman qu’il m’a inspiré, à la vie qu’il est en train d’écrire.

1

« Je m’appelle Jack. Mes parents habitent une petite maison blanche, sur les hauteurs de Kaboul, à Deh Afghanan, sous l’antenne de télévision, une de ces maisons auxquelles on peut seulement avoir accès à pied. On ne se souvient honnêtement de rien avant trois ans et ce que je sais, c’est qu’aussi loin que ma mémoire puisse remonter, on m’appelait Jack. J’avais les cheveux courts et un bonnet noir par-dessus. Je descendais à la réserve d’eau avec mon père, nous remplissions nos bidons, on les posait sur le dos de notre âne Fakir et puis je n’avais même pas à tirer sur sa crinière, il me suivait partout Fakir et nous remontions la colline.

L’hiver, mon père sortait l’échelle, il posait son pied dessus et il me faisait un signe de la tête, sans parler, je grimpais et je passais des heures entières à dégager la neige du toit, mon père disait :

– Heureusement que tu es là pour m’aider Jack.

– Et Bintou et Asma ?

– Tes sœurs ne peuvent pas faire ça.

– Et toi ?

– Je vieillis. Heureusement que tu es là.

Et je retournais à ma tâche sur le toit.

Dans la cuisine ma mère s’affairait autour d’un seau de lentilles avec mes sœurs. Je la regardais et je lui disais que j’aimerais retourner à l’école, que ça me manquait, l’odeur des cahiers, la cour de récréation. Et puis apprendre. Apprendre pour s’en sortir. Ma mère continuait d’écosser sans lever la tête mais un matin du printemps je l’entendis parler à mon père, à voix basse.

– Zahid, laisse Jack aller à l’école aujourd’hui.

– J’aimerais, Bilkis, j’aimerais beaucoup. J’aimerais que Jack apprenne beaucoup de choses, j’aimerais qu’il ait une belle vie, cette vie qu’on n’a jamais eue. Mais comment je fais ? Comment on fait si Jack ne travaille pas ? Comment on mange ?

– On mangera moins cet été, laisse-le aller.

– À quoi bon ? Quelle autre vie t’attend ici qu’une vie de misère ?

Puis je suis entré dans la pièce et mon père m’a fait un signe d’approbation, le signe qu’il n’y avait plus rien à discuter, le signe qu’il aurait toujours raison de ma mère, peu importe ce qui venait d’être dit. Alors nous avons enfilé nos manteaux et j’ai quitté la maison avec lui. Il marchait très fièrement sur le chemin cahoteux qui descendait vers son bazar, il avait toujours sa main posée sur mon épaule droite et il me disait de ne pas marcher trop vite, ça pouvait être dangereux, il fallait que les voisins nous voient, il fallait que Kaboul nous voit, il fallait que Kaboul sache. Nous marchions lentement, nos pieds épousaient chaque forme de la terre. Jamais plus je n’ai ressenti une telle harmonie avec les éléments depuis cette époque où je descendais tous les jours de la colline, accompagné du grand Zahid, mon père. En contrebas du lycée français, il y avait cette grille métallique qui cachait la devanture de son bazar. Il ouvrait, enjambait les cageots, faisait un inventaire rapide, il parlait seul à voix basse et chaque fois, chaque matin, il relevait les yeux et faisait mine d’être surpris de ma présence, face à lui. Il se penchait et me tendait alors un grand sac en toile de jute, bonne journée il me disait, essaie de ne pas te faire avoir par le vieux Kamran comme la dernière fois et je crois bien que son œil clignait. Je marchais le regard au sol et je bifurquais au coin de la route des Arabes. Là, sous un peuplier, Bahar et Mina m’attendaient, elles m’accompagnaient avant et après l’école.

J’espérais que les rues n’avaient pas encore été visitées, je me précipitais parce que c’était toujours le matin qu’il y avait le plus à ramasser et à trimballer jusque chez Kamran, le vieux recycleur qui me payait toujours après avoir passé un doigt sur ses gencives pour compter ses billets. On racontait que des hommes qui lui avaient ramené du cuivre s’étaient enfuis sans demander leur reste quand le vieux Kamran s’était mis à humecter son doigt pour faire tourner chaque billet de la liasse qu’il lui fallait pour acheter leur cuivre. Depuis, il frottait ses doigts sur sa bouche et attendait de voir comment réagissait le fournisseur. Mais il savait que rien ne m’aurait fait renoncer. Le travail était trop exigeant pour fuir devant le spectacle d’une bouche humide sans dents. J’avais découvert de l’autre côté de la gare des bus un terrain vague où on avait entreposé des ordures pendant des années. Pour y accéder, il fallait se glisser à l’intérieur d’un tuyau d’où coulait un filet d’eau sombre. Je l’avais découvert par hasard, quand je m’étais mis à suivre un chiot, j’avais oublié que je devais travailler, j’avais tout oublié autour de moi et tout ce que je voulais c’était attraper ce chiot. De l’autre côté il y avait des tas de chiots. Mais surtout une mine d’or. Les premiers jours, j’y venais tôt, pour ne pas être découvert, je remballais les vieux hommes qui me demandaient ce que je venais faire dans ce coin-là tous les matins, je ne sortais mon sac en jute que si la rue s’était vidée, je n’avais pas peur, il y avait les chiens et puis l’odeur familière du vieux Kamran à la fin du trajet, à porter ce sac trop lourd, qui pouvait ne pas être assez gros pour emporter tout ce que j’y trouvais. Et puis un matin des hommes sont arrivés en camionnette, ils ont demandé à trois enfants de passer à travers le tuyau, ils leur ont fait repérer les lieux et le lendemain je ne pouvais plus entrer, ils me disaient que c’était une propriété privée, que je n’avais rien à faire là, je leur ai dit que c’est moi qui avais découvert cet endroit, ils ne me regardaient plus, alors j’ai tenté de me faufiler mais un des hommes, immense, a levé sa chemise, il avait un sabre à la taille. Je n’y suis jamais retourné et je n’ai jamais revu les chiots. Alors je marchais de nouveau dans les rues de Kaboul, à la recherche de ce que les princes auraient pu jeter. Parfois je fouillais les poubelles posées devant ces immeubles longs comme l’Amérique. C’était mon travail et je savais que ça ne durerait pas. Aucun adulte ne travaillait encore comme nous, dans les rues, à se faire payer par le vieux Kamran. Seulement les voleurs de cuivre.

Cet après-midi-là, après l’école, j’étais dans une zone blanche, une nouvelle zone, je n’y étais encore jamais allé. Bahar et Mina marchaient devant moi, elles chantaient, c’était pour passer le temps qu’elles me rejoignaient. Amir nous attendait derrière les grillages barbelés qui entouraient l’ancien terrain de basket de la zone militaire. Deux garçons étaient avec lui. Ils ont attendu qu’on passe à leur hauteur et quand on s’est baissé pour ramasser deux canettes de Coca, des rafales de cailloux se sont écrasées sur les jambes de Bahar. Ils hurlaient derrière :

– Dégagez, les filles, dégagez, rentrez chez vous.

– Tu m’as fait mal, Amir, criait Bahar.

Ils se sont redressés, ils ont fait un pas en arrière et un imposant tas de cailloux est apparu derrière eux. Ils faisaient passer les pierres d’une main à l’autre, comme une menace constante, ils balançaient les cailloux entre leurs doigts, ils ne parlaient plus désormais, parce qu’ils savaient, il y avait tant de certitudes en eux à cet instant que rien ne pouvait les faire dévier de leur plan. Alors ils se sont baissés vers leur imposant tas de cailloux, ils ont pris des poignées entières dans une main, nous n’étions pas loin, nous ne comprenions pas.

Ils se sont mis à nous lancer ces pierres plates et aiguisées : il y avait de la frénésie, de la colère, de la rage, il y avait cette violence, leurs mains fouettaient l’air et relâchaient les projectiles, leur corps était emporté par la violence de l’impact et ils vrillaient sur eux-mêmes, ils m’ont touché au genou droit, ça a cisaillé ma chair d’un trait net et profond, nous nous sommes reculés, le visage de Bahar est devenu pâle, tout ça pouvait mal finir, il ne s’agissait plus de disputes d’enfants, il s’agissait d’anéantir, il s’agissait de supprimer, il n’y avait pas de répit en cas de blessure, il n’y avait que l’acharnement, ils hurlaient maintenant. Bahar m’a attrapé par le bras, elle voulait fuir, nos regards ne se détachaient pas de leurs gestes répétés et vifs, nous reculions de face, c’était pareil avec les loups des montagnes, pas leur tourner le dos, s’échapper, sans ressentir la peur. Ils lançaient leurs projectiles à une cadence toujours plus élevée, jusqu’à ce qu’un des cailloux rebondisse sur le grillage et entaille méchamment la joue d’un des camarades d’Amir. Alors Mina s’est mise à rire en les traitant de petits minables et Amir nous a regardés avec ce regard que je n’avais jamais vu, ce regard de mort. Il a repoussé le garçon qui était blessé et il s’est emparé de ce qu’il restait comme projectiles. Ses mouvements étaient ceux d’un fou, il n’avait pas assez de ses deux mains pour lancer tout ce qu’il pouvait, il ne pouvait pas s’arrêter, il armait, il lançait, sans répit, par poignées entières.

Nous nous sommes retournés et nous avons couru de toutes nos jambes, de tous nos bras, et quand nous sommes arrivés hors d’atteinte, Amir s’est mis à crier :

– Alors, tu ne défends pas tes copines, Jack ?

– Tu es fou, Amir. Je ne m’attaque pas aux fous.

– Tu es soumis aux femmes, tu es lâche, tu as peur. Tu n’es pas un véritable homme afghan.

– C’est ton père qui t’a appris ça ?

– Tout le monde en Afghanistan sait ça. Même les femmes.

– Un jour notre pays se débarrassera des enfants comme toi, Amir.

– Un jour, notre pays ne supportera plus les lâches dans ton genre. Et c’est pour bientôt, je te le promets.

J’ai embrassé Bahar et je lui ai dit, il n’y a rien de vrai là et puis elle me regardait et elle disait j’ai peur pour toi Jack et je lui répondais que je ne risquais rien, que j’étais plus fort que tous ces fous réunis.

Quand je suis repassé devant le magasin, mon père partageait un verre de thé avec son ami Kader. J’ai glissé ma paye dans notre caisse, les deux hommes m’ont félicité, j’ai aidé mon père à rentrer les légumes à l’intérieur et nous sommes remontés vers la maison. Sur le chemin, je lui ai expliqué qu’Amir nous avait tendu un piège, il m’a dit de faire profil bas, de ne pas créer de problème, ça pourrait nous amener des ennuis, beaucoup d’ennuis et il valait mieux éviter ça aux femmes de la famille.

Le lendemain mon père s’est réveillé tôt, le sommeil lui manquait désormais mais il n’avait encore trouvé aucun remède. Il s’est alors décidé à aller chercher de l’eau au puits alors que les réserves à la maison étaient encore suffisantes. Il a attrapé l’âne, qu’il tenait d’une corde enroulée autour de son poignet et il s’est mis à descendre le sentier, en regardant le ciel, en rêvant d’ailleurs, en imaginant un autre pays, un pays où il serait libre, un pays où il n’aurait pas à cacher sa propre famille, un pays où il serait anonyme, où personne ne le regarderait en faisant peser tout le poids du monde sur ses épaules. Fakir s’est alors subitement mis à courir, dévalant rapidement vers la plaine, mon père a été projeté vers l’avant et tiré sur une vingtaine de mètres, sa main bloquée par le nœud de la corde. Quand il est finalement parvenu à se défaire de l’animal au bas de la colline, sa jambe était brulée en profondeur, du haut de la hanche jusqu’au genou. Et l’âne avait disparu.

Une femme est alors sortie de sa maison, lentement, en se passant les mains sur le visage.

– Voleur d’ânes, elle a dit.

– Jamais je ne volerai un âne. Pas même à mon pire ennemi.

– L’animal ne vous a pas reconnu, il a pris peur et il s’est enfui. Voleur d’ânes.

– Moi, Zahid, je le jure sur la tête de mes enfants, cet âne était le mien. C’était Fakir le nom de cet âne. Je le sais parce que c’était le mien.

– Laisse ta famille en dehors de tout ça, Zahid, elle a déjà assez de problèmes.

– Il a certainement été attiré par une ânesse en chaleur. Et j’étais distrait. C’est tout.

La femme s’est retournée, elle a murmuré quelque chose qui pouvait bien ressembler à « voleur d’ânes » et mon père s’est relevé en se frottant les genoux. Sa jambe lui faisait mal et du sang mêlé à la poussière recouvrait partiellement les plaies à hauteur de sa cuisse. Il est remonté lentement chez lui, non pas qu’il voulait que les voisins l’admirent mais il souffrait tant qu’il ne pouvait pas marcher plus vite. Ma mère s’est précipitée sur lui, elle a défait tous ses vêtements et a passé plusieurs heures à l’éponger, elle a envoyé mes sœurs chercher des plantes chez les voisins. L’homme était blessé. L’homme ne marcherait sans doute plus jamais droit. Le médecin l’avait répété plusieurs fois à ma mère en larmes. Quand ils se sont retrouvés seuls, un soir, mes parents ont eu une discussion :

– J’ai perdu l’âne, mon amour. Je l’ai perdu.

– Ce n’est pas le plus important. Il faut que tu guérisses. Il faut que tu marches à nouveau.

– Regarde cette jambe.

– Elle guérira.

– Regarde cette jambe je te dis, regarde-la bien.

– Elle doit guérir.

Puis ma mère a plongé sa tête entre ses mains et il n’y avait plus un bruit.

Le silence des collines de Kaboul.

Bintou et Asma se relayaient comme elles pouvaient en cuisine pour remplacer ma mère qui ne quittait pas Zahid le grand, mon père. Elles partaient au marché avec moi, elles demandaient aux marchands ce qui pouvait remettre un homme d’aplomb au plus vite. Il faut quelque chose de costaud, du genre qui requinque rapidement, on ne peut pas attendre, elles ont dit. Je ne me souvenais pas avoir marché si longtemps sous le soleil sec et brûlant avec mes sœurs, devant mes sœurs, qui suaient sous leur tchadri bleu. Quand elles refermaient la porte de la maison, en soupirant, elles soulevaient le tissu et secouaient d’une main leurs cheveux plaqués par la sueur chaude.

Mon père avait bien du mal à s’installer par terre pour partager le repas, il y avait des aubergines épicées recouvertes de yaourt, de pain et de bœuf. Il s’est raclé le fond de la gorge, il a inspiré et expiré aussitôt, il allait prononcer des mots et ces mots ne s’effaceraient jamais, la réalité s’en trouverait modifiée une fois qu’il les aurait prononcés. Les mots ne sont pas seulement des alignements de lettres qui disparaissent avec le vent. Les mots transforment la réalité. Il n’osait pas prononcer cette phrase. Puis le courage lui est venu.

– Jack devra venir travailler avec moi.

– Tu seras rapidement sur pied, lui a dit ma mère.

– C’est Jack qui s’occupera du commerce. Je serai là. Mais je ne serai plus bon à rien.

– Mais on ne peut pas trop exposer Jack, c’est un trop grand risque.

– On n’a pas le choix Bilkis.

Cette nuit-là j’ai su que les choses étaient en train de changer. Pourtant seuls des mots avaient été prononcés, lentement encore. La vie est parfois si étrange.

Je suis descendu avec mon père quelques jours plus tard, sa main sur mon épaule s’appuyait un peu plus fort qu’avant, mais ce matin-là c’est moi qui ai levé le rideau de fer, sorti les cageots de fruits secs et déplacé les cerfs-volants. Je restais debout tandis que mon père s’était assis à l’intérieur, à l’ombre, entre deux épais sacs de lentilles.

Je regardais les gens passer, attraper des poivrons et les remettre, j’avais beau leur dire que ce n’était pas cher, ils s’en allaient sans rien acheter, sans rien promettre non plus, alors je me suis à nouveau posé contre le mur.

– Baba, est-ce que je retournerai un jour à l’école, avec Bahar et Mina ?

– J’ai besoin de toi ici.

– Oui mais tu iras mieux.

– Si je vais mieux un jour…

– Je retournerai à l’école ?

– On te réinscrira quand tu seras plus grand. Et que je serai rétabli. En attendant il faut travailler pour nourrir tes sœurs et ta mère.

J’ai souri et je me suis penché vers un tas de magazines poussiéreux qui trainaient au fond du magasin. Il y en avait des dizaines. C’était toujours Jackie Kennedy en couverture.

– Elle est belle hein, m’a dit mon père.

– Elle est bien habillée. Pourquoi on ne s’habille pas aussi bien qu’elle ?

– Parce que ce n’est pas possible. Tu as déjà vu des gens s’habiller comme elle ici ? C’est une Américaine, une grande dame américaine. C’est le style américain. On a notre style. Le style afghan, c’est bien… C’est différent. Mais c’est bien aussi. C’est le nôtre, celui de nos ancêtres.

– On n’a pas assez d’argent ?

– De l’argent pour quoi faire ? Pour ressembler aux Américains ?

Je feuilletais les pages, il y avait des dizaines de photos d’elle et des hommes différents posaient à ses côtés. Je regardais ma longue tunique bleue sur mon large pantalon beige.

J’ai réfléchi longtemps en me plaçant contre les boîtes de haricots rouges puis encore, assis sur le palier de notre porte, à regarder le ciel immense, et encore sur la piste rocailleuse qui se faufilait entre les maisons, le matin en descendant de la colline et puis j’en ai parlé à ma mère, à Bahar, à Bintou, à Asma, à Mina. Et elles m’ont emmené sur l’ancienne route des Arabes où un vieil homme vendait des œufs en étoile, assis sur un seau minuscule. C’est mon grand-père, a dit Mina, c’est parce qu’il a vendu des œufs en étoile toute sa vie que mon père a fait des études. On s’est approché, on l’a regardé un moment et puis il a relevé la tête et j’ai vu son œil blanc et vitreux et j’ai fait un pas en arrière.

– N’aie pas peur, Jack, il ne mord pas cet œil, il ne peut plus faire grand-chose d’ailleurs.

– Je n’ai pas peur, je lui ai dit.

Il avait cet air si nonchalant et pourtant son bras fouettait si rapidement les œufs.

– Vous pouvez m’apprendre ? je lui ai demandé.

– Tu veux préparer des œufs en étoile pour qui ?

– Pour devenir riche.

– Ça n’est pas possible alors. Parce que c’est moi qui ai créé cette recette et j’ai droit à une partie du salaire que tu toucheras sur tous les œufs en étoile fabriqués selon ma recette.

Il a alors cligné son œil, ça a duré longtemps et je me suis dit qu’il ne devait plus y voir grand-chose. Je me suis avancé vers lui, j’ai contourné son installation pour ne pas avoir à croiser son œil inoffensif et je me suis collé à son oreille. Il m’a écouté puis il a dégagé un espace et je me suis exercé à ses côtés. Je suis resté là tout l’après-midi et Bahar et Mina s’étaient installées sur les coussins derrière nous et elles avaient appuyé le menton sur leurs mains. Elles me regardaient et le vieux Safi m’a tendu une assiette avec deux œufs côte à côte, le sien et le mien et je dois dire que je n’avais jamais rien goûté d’aussi mauvais que mes premiers œufs en étoile.

Je suis rentré alors que la nuit était pratiquement tombée, mon père m’attendait, assis sur une chaise, dans l’obscurité de la cuisine.

– Où étais-tu passé ?

– J’étais près du vieux Safi, il m’enseigne sa technique pour devenir riche.

– Je suis rentré seul aujourd’hui. J’ai dû tout ranger. Et rabattre la grille. Malgré la douleur de ma jambe.

– Je suis désolé, je n’ai pas vu le temps passer.

– Et ça marche ton affaire ?

– Pas encore, il me faut un peu de temps…

– Alors demain tu reviens avec moi au bazar.

– Demande à Kader de t’accompagner. Je dois apprendre. Je reviendrai quand Safi m’aura tout appris.

Je suis allé réveiller ma sœur et nous avons préparé des œufs toute la nuit, à vrai dire je voulais qu’elle me regarde, qu’elle me corrige et puis qu’elle goûte. À l’aube je suis reparti voir le vieux Safi, il n’était pas encore installé quand je suis arrivé, je l’ai attendu une heure peut-être et je répétais mentalement les gestes à faire, dans les rues vides. Des dizaines d’œufs ont été sacrifiés, j’ai promis à Safi que je le rembourserais de tout, alors il m’a fixé longuement de son œil voilé comme pour m’intimider et je n’ai plus parlé d’argent avec lui. Quand un client arrivait, il me faisait préparer les œufs, je les ratais mais il ne me secourait pas, il ne prenait pas le relais, il me regardait ; alors l’homme qui attendait d’être servi s’impatientait et le vieux Safi lui disait : tu as appris à marcher en un jour, toi ? Laisse le gamin apprendre. Et finalement je le servais. Les deux hommes soupiraient et je recommençais les mêmes gestes. J’ai fini par tomber d’épuisement sur les coussins, alors que Safi rangeait son matériel. Cette nuit-là, j’ai dormi chez lui, dans le salon. Le lendemain, vers midi, il m’a félicité pour la première fois, je venais de servir trois clients d’affilée, sans tergiverser, il m’a dit que j’étais le seul à connaitre sa recette désormais et qu’il fallait la préserver de tout malheur.

Je suis rentré en courant au bazar et j’ai proposé à mon père de cuisiner un plat simple, sur un réchaud à cartouche de gaz : des jaunes d’œufs battus avec du sucre et auquel on ajoute du lait, les œufs en étoile on appellerait ça. Il a refusé, je lui ai dit que ça ne coûtait pas cher, il a répondu qu’il avait besoin de moi, je lui ai dit qu’on avait déjà le réchaud, il m’a dit qu’il ne pouvait pas travailler sans moi, alors j’irai au carrefour à l’heure du déjeuner et du goûter, quand les enfants sortent de l’école, je lui ai dit. Il a réfléchi un moment, il a dit qu’il me répondrait plus tard. Ce jour-là j’ai fermé le rideau de fer du magasin et nous sommes remontés en silence, dans le silence de nos esprits.

Et le lendemain il avait un réchaud, des cartouches de gaz et une poêle dans la main gauche, l’autre était posée sur mon épaule. Il était fier mon père, je le voyais dans son regard, dans cette façon qu’il avait de marcher en dressant le menton, en regardant les portes et les fenêtres des voisins en espérant qu’on l’aperçoive. Je n’ai jamais su ce qui le rendait si euphorique, de cette euphorie silencieuse, qui ne s’exprime pas mais qui vous traverse le corps et vous transporte plus haut que le plus haut des nuages, mais de l’intérieur.

Il a fallu plusieurs jours pour que l’on s’habitue à ma présence mais bien vite j’ai commencé à vendre mes premiers œufs en étoile. Bintou et Asma, mes sœurs ainées, m’avaient aidé à revoir le dosage, elles étaient très excitées à l’idée de ce petit commerce. Plus rentable – goût identique, répétait sans arrêt Asma. Elles avaient essayé des dizaines de combinaisons possibles. Ça m’avait pris pas mal de temps avant d’acquérir le nouveau tour de main, j’ai d’ailleurs raté les premiers œufs sur le carrefour, alors je pensais au regard à un seul œil du vieux Safi et ça me rassurait. Je jetais les œufs ratés, je leur disais que j’allais recommencer jusqu’à ce que je les trouve assez bons, ces œufs étoiles, parce qu’un client mécontent ne revient jamais.

Après l’école, Bahar et Mina venaient s’asseoir à côté de moi, elles me parlaient de ce qu’elles avaient appris alors que j’enchaînais les œufs de plus en plus rapidement. Puis quand les gens avaient disparu du quartier, je repartais, avec elles, jusqu’au magasin de mon père, je rangeais le réchaud et la poêle sur les magazines de Jackie Kennedy, juste à côté de la boîte où je conservais ma part de salaire. Quand mon père s’endormait contre les foulards colorés, Mina se dressait et hurlait aux passants qu’ils étaient bons et frais et pas chers encore ses fruits et ses légumes, puis Bahar la rejoignait, coupait un morceau de fromage et le faisait goûter à tout le monde.

J’avais glissé une photo de Jackie Kennedy dans la poche de mon pantalon et le soir je la posais sous mon oreiller et je dansais, dansais jusqu’à en devenir ivre.