Quand les oiseaux s'endorment - Sandrine Rivierre - E-Book

Quand les oiseaux s'endorment E-Book

Sandrine Rivierre

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Beschreibung

Trois femmes : l’une rêve de vengeance, la deuxième d’échapper à sa vie, la relation amoureuse de la troisième déraille. Des chemins qui se croisent, une lettre inespérée, une amnésie consécutive à un accident, autant d’évènements qui vont bouleverser leurs vies et celles de quelques hommes aussi. Pour le pire et pour le meilleur.
L’idée jouissive de la vengeance et celle mystérieuse de l’amnésie ont été le point de départ de ce roman. Lorsque j’ai commencé à écrire, je ne savais pas que ça pourrait faire un livre, les personnages se sont mis à exister tous seuls, leurs aventures sont nées au fur et à mesure. J’ai pris beaucoup de plaisir à inventer cette histoire que j’ai du mal à classifier. Ce n’est pas un roman noir et pourtant vous y trouverez des épisodes très sombres, ce n’est pas un roman d’amour même si mes personnages espèrent le rencontrer, il est plutôt question de tournants de la vie, d’amitié et de reconstruction. Je ne crois pas qu’on puisse parler de roman feel good mais il se termine bien ! J’espère que ceux qui choisiront de le lire auront autant de plaisir que j’en ai eu à l’écrire.

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Sandrine Rivierre

Quand les oiseaux s’endorment

1. Lundi 4 décembre 2017,20h.

Lorsque Nell tourna la tête, elle comprit qu’elle avait fait une erreur. Son pied droit avait déjà quitté le trottoir et elle sentit le souffle de la voiture au moment où elle la vit. C’était une Toyota électrique mais ça, elle ne s’en souviendrait jamais.

Marc, lui, aurait bien aimé pouvoir oublier le bruit du choc et la vision du corps projeté dans ses phares mais dès qu’il fermait les yeux, le déroulement de l’accident qui n’avait pourtant duré que quelques secondes revenait comme au ralenti et un sentiment d’oppression ne le quittait plus. Comment croire que ça lui arrivait à lui, alors que depuis un an il s’efforçait de ne pas imaginer ce qui s’était passé lors de l’accident qui avait coûté la vie à sa femme ?

Quant à Thierry dans les minutes qui suivirent l’annonce de ce qui était arrivé, il réalisa qu’au moment même où cela s’était produit, il était en pleine panique, non pas à cause d’une quelconque prémonition mais parce que Delphine lui avait posé un baiser sur les lèvres au lieu d’une bise sur la joue, comme elle auraitdû.

2. Mardi 5 décembre2017.

Léna savait qu’en arrivant à l’hôpital à six heures elle trouverait Marie prête à faire sa dernière tournée de la nuit. Avec un peu de chance, elle aurait un petit moment pour se confier à son amie. Dans le hall d’entrée, un vieux monsieur se ranima à sa vue. Il l’observa tandis qu’elle s’approchait : grande, mince, elle avait un nez légèrement retroussé et des taches de rousseur sur tout le visage. Un petit air de Marlène Jobert pensa-t-il, en plus grande. Quand elle arriva près de lui, il remarqua aussi ses yeux gris-vert surlignés par de grands sourcils parfaitement arqués.

–Bonjour Monsieur, vous avez besoin d’aide ?

–Non merci, j’attends ma femme, elle sort aujourd’hui.

–Il est bien tôt, comment s’appelle-t-elle ? Je la connais peut-être, je suis infirmière.

–Mme André, elle a subi une opération de l’intestin il y a cinq jours.

–Non, elle n’est pas dans mon service. Les sorties ne se font pas avant dix heures, vous êtes impatient de la retrouver on dirait.

–Oui, chaque minute sans elle est une minute perdue.

–Elle a de la chance de vous avoir.

–C’est réciproque.

–Tant mieux. Alors, bon courage pour l’attente et bonne journée Monsieur.

–Merci mademoiselle, vous êtes bien aimable.

Alors que Léna s’éloignait, il l’interpella :

–Mademoiselle ?

–Oui ?

–J’espère que vous avez un gentil compagnon pour traverser la vie, vous êtes charmante et très jolie.

–Euh oui, merci Monsieur, prenez soin de vous et de votre femme.

« Allons, même si ce n’est pas un jeune premier, ça fait plaisir, un petit compliment est toujours le bienvenu, ce n’est pas comme si j’en recevais tous les jours ! Et quel plaisir de voir un homme de son âge exprimer son amour pour sa femme, ça existe donc encore les amours qui durent toute une vie ? Pour ce qui est de gentil, ce n’est pas vraiment ce que je dirais d’Alan, ça doit être tellement bon d’avoir un homme attentionné…»

Léna trouva Marie qui sortait de la salle de repos :

–Tiens, mais que fais-tu là si tôt ? Ça n’a pas l’air d’aller fort. Allez, accompagne-moi et ensuite on prendra un petitcafé.

Au contraire de Léna, Marie était petite et ronde, elle avait eu deux filles en dix-huit mois et n’avait pas perdu tous les kilos pris pendant ses grossesses. Elle était gourmande et reconnaissait ne rien avoir fait pour y parvenir. Elle avait quarante-quatre ans, soit douze de plus que Léna qu’elle avait prise sous son aile dès son arrivée à l’hôpital, dix ans plus tôt.

Marie se doutait bien de la raison pour laquelle Léna était à l’hôpital une heure avant de prendre son service et même si elle avait de la peine pour son amie, elle était contente de la voir et espérait pouvoir l’aider.

–La nuit a été calme, on va commencer par la 109, on ne devrait pas beaucoup déranger la patiente. J’ai pu dormir cette nuit, ça tombe bien car je vais avoir une journée chargée : deux entreprises de déménagement viennent faire des devis et il faut que je commence à trier et à jeter, on quitte l’appartement dans unmois.

–Cette semaine je ne peux pas t’aider. La semaine prochaine si tu veux, je serai de nuit, donc j’aurai du temps dans la journée.

–C’est gentil mais tu as déjà bien assez à faire avec ta proprevie.

Tout en parlant, elles étaient arrivées à la chambre 109 et Marie demanda :

–Alors, raconte-moi.

–Ça s’est encore mal passé avec Alan hier soir à propos de ses filles : Lisa a eu une mauvaise note et il s’en est pris à moi, il m’a reproché de ne pas assez suivre leurs devoirs et il m’a dit que si je voulais avoir ma place dans cette famille, il fallait que je sois plus présente pour ses filles. Il oublie que quand nous nous sommes connus il les voyait un week-end sur deux et que j’ai des journées de douze heures. Et bien sûr, pas un mot à Lisa qui lui faisait son sourire d’ange et ne pensait qu’à filer dans sa chambre pour échanger des messages avec ses copines. Je n’ai presque pas dormi.

–Léna, ce n’est pas la première fois qu’il cherche à te culpabiliser et qu’il te fait sentir que tu n’es pas à la hauteur, mais c’est lui qui ne l’est pas : il a demandé à avoir la garde partagée pour embêter leur mère mais seulement une fois que tu as eu emménagé chez lui ! 

–Oui, je sais que ce n’est pas moi qui suis fautive mais quand on discute, il a l’art de retourner la situation et au bout du compte, j’ai toujours l’impression que je n’arrive pas à lui faire comprendre mon point de vue et que je dois me défendre. Je me dis que c’est normal qu’il y ait des discussions et des tensions dans un couple mais je n’arrive plus à voir les bons moments… J’ai honte de le dire mais je crois bien qu’il m’a choisie à cause du fantasme de l’infirmière et maintenant il veut que je sois une bonne petite belle-mère qui prend en charge toute la gestion de la maison et des filles ! 

Léna garda pour elle le fait qu’Alan ne se privait pas de lui demander de porter sa blouse d’infirmière dans l’intimité et qu’elle était de plus en plus mal-à-l’aise quand il le faisait. 

–Ecoute, s’il ne veut pas t’entendre il faut que tu le mettes face à ses responsabilités : pars deux jours dès que tu auras un week-end libre où les filles sont avec lui, il se rendra alors enfin compte de la difficulté de s’occuper de deux ados. 

–Bonne idée mais je ne me vois pas lui dire que je pars un week-end sanslui.

–Eh bien, ne lui dis rien, laisse-lui unmot !

–Je me vois encore moins rentrer le lundi avoir disparu quarante-huit heures ! Il va me le faire payer.

–Alors, excuse-moi de te le dire, mais si l’homme qui est censé t’aimer veut te faire payer quelque chose au lieu de se remettre en question et d’essayer de comprendre ce qui se passe dans son couple, c’est qu’il est temps de partir plus qu’un week-end ! Regarde-toi, tous les hommes se retournent sur ton passage et toi tu crois qu’il n’y a que lui.

–Tu exagères, il n’y a que les vieux messieurs pour me regarder !

–D’où sors-tu cela ?

–Oh,rien…

Marie s’affaira autour de sa patiente histoire de laisser le temps à Léna de digérer ce qu’elle venait de lui dire, espérant ne pas être allée trop loin. Elle pensait depuis longtemps que son amie méritait mieux que ce joli-cœur égocentrique qui, sous-prétexte qu’il avait une bonne situation et donnait des ordres dans son travail, considérait que celui de sa compagne était moins important que le sien et qu’il pouvait se comporter avec elle comme avec ses employés. En plus, il ne voulait plus d’enfant alors queLéna…

Bref, vu de l’extérieur, cela semblait évident, mais Marie savait combien il était difficile de sortir d’une relation, surtout quand on a passé la trentaine et que son estime de soi est mise à mal par un conjoint manipulateur ! Elle-même avait un mari qui trouvait normal de partager les tâches ménagères et de s’occuper des filles et elle s’étonnait qu’une femme intelligente comme Léna accepte cette relation déséquilibrée.

–Bon, alors, cette patiente, comment s’appelle-t-elle ? Que lui est-il arrivé ? Il est vrai que notre conversation n’a pas l’air de la déranger.

–Nell Robinson, elle s’est fait renverser hier soir. Elle a un trauma crânien, le scanner n’a rien révélé de grave mais elle n’a pas encore repris connaissance. J’ai appelé le dernier numéro qu’elle a fait hier, c’était son ami, en voyage scolaire en Irlande. La grève à Air France, risque de l’empêcher de rentrer aujourd’hui. Allez, viens, on va voir M. Paulin, il ne doit plus dormir, il sort aujourd’hui et doit être impatient de rentrer chezlui. 

« Nell Robinson, oui c’est moi, mais qu’est-ce qu’elle raconte ? Renversée ? Trauma crânien ? Amie en Irlande ? ? ? Ça n’a pas l’air d’aller fort pour l’autre infirmière… Qu’est-ce que j’ai ? Je voudrais leur parler mais c’est difficile, elles s’en vont, je vais dormir un peu. » 

A sept heures Léna qui venait de prendre son service retourna dans la chambre 109, la patiente n’avait pas bougé. Tout en vérifiant sa perfusion et en prenant sa tension elle se laissa aller à penser tout haut. Au pire elle n’entendait rien, au mieux ça la stimulerait et elle se réveillerait plus vite :

–J’espère que votre ami pourra trouver une solution pour laisser ses élèves et rentrer aujourd’hui, je l’appellerai plus tard quand le médecin sera passé. Vous êtes heureuse en amour ? Moi, en tous cas, je ne me sens plus aimée mais je l’aime encore. Ou alors c’est ce que je me dis car je n’ai pas le courage de le quitter et de tout recommencer. C’est dur une rupture, surtout quand on a cru que c’était le prince charmant. C’est quand même bizarre comme on peut passer de l’amour à … A quoi ? A ce sentiment bizarre qu’on n’est pas là où on voudrait être. Est-ce que vous m’entendez ? 

« Oh oui, je vous entends mais pourquoi est-ce que je ne peux pas répondre ? Je dois être dans le coma, je ne me souviens de rien. Si, j’ai déjà entendu cette voix, elle disait… Pourquoi veut-elle qu’une amie qui est en Irlande vienne me voir ? Et quelle amie d’abord ? Je suis fatiguée, je vais dormir et ça sera sûrement plus clair à mon réveil. » 

3.

Marc se fit violence pour aller à sa réunion du mardi soir après sa journée de travail. Heureusement, il avait réussi à ne pas trop penser à l’accident de la veille au soir pendant la journée, bien occupé avec ses clients venus pour finaliser leur projet de rénovation d’un hôtel à côté de Castelnau de Montmiral. Jusque-là, c’est lui qui avait fait le déplacement, mais aujourd’hui, le rendez-vous avait eu lieu à son bureau. Il ne voulait plus entendre parler de sa voiture, même si elle n’était que peu endommagée : il était sûr que, même distraite, la piétonne qu’il avait renversée aurait entendu une voiture à essence et ne serait pas descendue sur la route sans regarder. Il avait expliqué à la police ce qui s’était passé mais il avait hâte que la jeune-femme confirme sa version des faits. Il venait de téléphoner à l’hôpital et on lui avait dit qu’elle avait repris connaissance dans la matinée : l’étau dans sa poitrine s’était un peu desserré mais il n’avait pas la moindre envie de parler de l’accident à qui que ce soit dans le groupe car il redoutait de craquer en présence de toutes ces âmes meurtries qui avaient souvent un sixième sens pour détecter les drames. Au moins, celui-ci n’avait pas été fatal et ce n’était pas de sa faute. Il fit un geste de la main pour dire au revoir à Philippe, son associé, qui était au téléphone et sortit de l’appartement qu’ils avaient transformé en bureaux. Quand ils s’étaient installés, presque vingt ans plus tôt, ils avaient cherché des locaux récents et fonctionnels et avaient finalement opté pour cet immeuble ancien, en plein centre, avec beaucoup de charme. Ils étaient architectes et aimaient tous les deux les bâtiments qui avaient une âme, même si créer des nouveaux lieux de vie ou de travail constituait la plus grande partie de leur activité.

Ils étaient une dizaine ce soir-là à la réunion : il arriva en même temps qu’Emilie, la petite soixantaine, habillée de façon trop voyante à son goût et qui avait tendance à pérorer. Il la soupçonnait de ne pas venir pour trouver du réconfort dans son chemin vers la reconstruction mais pour trouver un mari qui paye ses factures. Il savait bien qu’il n’était pas charitable en pensant cela mais il n’arrivait pas à avoir de l’empathie pour elle alors qu’il ressentait bien la tristesse de tous les autres. Etait-ce une bonne idée de se retrouver entre dépressifs pour essayer de remonter la pente ? Sans doute, car ils ne passaient pas leur temps à ressasser leur histoire, et parler avec des gens qui avaient vécu plus ou moins le même drame était plus facile qu’avec ses propres amis. En tous cas, cette réunion serait un peu différente des autres car sur une idée de Mélie, ils étaient tous censés proposer une activité à pratiquer ensemble un dimanche par mois. Edouard l’accueillit chaleureusement comme à son habitude. C’était le plus ancien du groupe, cinq ans déjà depuis la disparition de sa femme Maryline. En général, les participants arrivaient dans l’année qui suivait le décès d’un proche et abandonnaient soit très rapidement, soit après deux ou trois ans, ce qui était plutôt une bonne chose car c’était le signe qu’ils reprenaient goût à la vie. Edouard, lui, avec ce groupe, avait trouvé une raison de continuer à vivre et il espérait pouvoir aider les nouveaux venus et trouver des amis pour combler un peu le vide de sa vie. Aussi la proposition de Mélie lui avait beaucoup plu. Il prit la parole lorsqu’ils furent tous installés dans le salon de Jocelyne qui mettait sa grande maison à leur disposition pour les réunions.

–Il n’y a pas de nouveau venu aujourd’hui, que pensez-vous de commencer tout de suite à parler des idées de sorties que nous avons trouvées ? 

Au vu des hochements de tête affirmatifs, Edouard reprit : 

–Qui veut commencer ? Mélie, peut-être puisque c’était ton idée ? 

–J’ai en effet une proposition à vous faire : certains d’entre vous savent que je pratique le self-défense, et dans le club où je vais, ils proposent de nombreuses activités que j’ai eu l’occasion de tester. La sophrologie et le shiatsu sont tous les deux recommandés pour lutter contre le stress. Le prof est d’accord pour une séance découverte gratuite, il suffit de fixer une date. 

–Merci Mélie, c’est une super idée, ça ne peut que nous faire du bien et c’est drôlement sympa qu’il propose de le faire bénévolement, je suis partante, dit Rosalie.

Ils acquiescèrent tous. Malgré la différence d’âge, Rosalie avait cinquante-sept ans et Mélie trente-cinq, elles avaient rapidement sympathisé quand Mélie était arrivée dans le groupe, peu de temps après Rosalie. Celle-ci avait été touchée par cette petite femme qui avait l’air à la fois si fragile tant elle était menue, et si forte. Quant à Mélie, elle avait senti que Rosalie était à l’écoute des autres et capable de voir ce qu’il y a de beau dans la vie, malgré la perte de son fils cadet dans un accident de moto. Œnologue, Rosalie proposa bien sûr une dégustation de vin à l’aveugle pour ceux qui voudraient apprendre à reconnaître les caractéristiques de tel ou tel cépage. Là encore, elle eut l’approbation de l’ensemble du groupe.

Puis, Jean leva la main et proposa timidement une marche d’environ trois heures entre deux jolis villages. Il émit l’idée de pouvoir venir accompagné et personne n’y trouva rien à redire. Il était veuf lui aussi, à la retraite depuis peu, après une carrière de dessinateur industriel. Il n’avait pas d’enfants et travaillait bénévolement dans une association qui s’occupait de jeunes de milieux défavorisés en leur permettant notamment de partir en vacances dans des familles d’accueil.

A son tour, Edouard leur soumit l’idée d’une chorale, activité qui pourrait se répéter s’ils y prenaient goût. Les réactions furent moins enthousiastes. Edouard leur dit qu’il comprenait bien qu’ils n’avaient pas le cœur à chanter mais que le chant pouvait devenir une véritable thérapie s’ils avaient le courage de commencer. Rosalie, qui s’y était déjà essayée, leur confirma que c’était un excellent moyen de se déconnecter de la réalité et qu’on en sortait détendu et plus heureux.

Claude, plombier à la retraite, suggéra une balade en vélo, éventuellement électrique pour ceux qui avaient peur de ne pas avoir une bonne forme physique, Jocelyne une journée pâtisserie suivie d’une dégustation de leurs réalisations et Emilie une soirée avec lâcher de montgolfières bougies en souvenir de « nos chers disparus ». Cette dernière activité n’était pas vraiment dans la lignée des autres, l’idée étant plutôt de se changer les idées et non de ressasser mais personne n’osa s’y opposer et Edouard ajouta qu’il faudrait réfléchir à l’associer à autre chose car le vol lui-même risquait d’être assezbref.

Finalement Marc se lança et c’est sa proposition qui souleva le plus d’enthousiasme :

–Nous pourrions aider Jocelyne à changer le papier peint de son salon. 

Au départ, le groupe avait été créé par un psychologue spécialisé dans les chocs post-traumatiques. Il avait eu l’idée de mettre en présence les uns des autres les patients qui le consultaient suite au décès d’un proche. Il avait animé les premières rencontres puis avait laissé la dynamique venir des participants. Les rencontres avaient d’abord eu lieu dans une salle mise à leur disposition par la mairie mais peu après son arrivée dans le groupe, Jocelyne, qui venait de perdre son mari d’un infarctus deux semaines après leur départ conjoint à la retraite, avait proposé qu’ils viennent chez elle tant elle ne supportait pas le vide et le silence dans la grande maison. Elle s’était excusée pour l’aspect vieillot, Jean-Louis voulait profiter de tout le temps qu’il aurait maintenant pour refaire la décoration de la maison mais son cœur en avait décidé autrement... Jocelyne adorait les émissions de « home staging » très à la mode et elle rêvait d’un intérieur plus moderne, dans les tons de gris. Aussi lorsque Marc leur soumit son idée, elle se leva sans dire un mot et le serra dans ses bras. Tous n’étaient pas bricoleurs mais ils ne doutaient pas que Marc, architecte, et Claude, ancien plombier, seraient d’excellents chefs de chantiers. Vu que ce projet demanderait bien plus qu’un dimanche, il fut convenu que les retraités pourraient y travailler quand ils voulaient et que les réunions du dimanche seraient surtout l’occasion de trinquer à l’avancée des travaux !

Justine, la dernière arrivée dans le groupe, n’avait que vingt ans, elle faisait des études d’infirmière et son père avec qui elle vivait était mort trois mois plus tôt. Elle avait rejoint le groupe presque tout de suite après, par l’intermédiaire du psychologue qui s’inquiétait qu’une jeune fille soit aussi solitaire. Elle sentait que sa peine n’était pas aussi intense que celle de beaucoup d’autres habitués mais elle avait été très bien accueillie et avait un peu l’impression d’avoir trouvé une nouvelle famille. Elle proposa une formation aux premiers secours qui fut acceptée par tous avec enthousiasme.

Marc repartit donc de la réunion en meilleure forme qu’à son arrivée et il se fit la réflexion que c’était la première fois qu’il avait ce sentiment d’avoir, malgré tout, trouvé un réel plaisir à ces échanges. Il décida de passer à l’hôpital, même si l’heure des visites était certainement passée, il trouverait peut-être une infirmière ou un infirmier pour lui donner des nouvelles de sa victime.

4.

Si elle avait su que le conducteur de la voiture errait dans les couloirs en quête d’informations, Nell lui aurait certainement dit qu’il pouvait venir la voir. Elle cherchait désespérément à se rappeler ce qui s’était passé, sans succès. Vers neuf heures, elle avait ouvert les yeux, il n’y avait personne dans sa chambre. Bizarrement, elle n’avait pas eu l’envie de manifester son retour parmi les vivants et avait attendu que quelqu’un vienne tout en essayant de refaire le puzzle. Elle se souvenait de tout ce qu’avaient dit les infirmières avec une incroyable netteté, en revanche, elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle était, de ce qui s’était passé au moment de l’accident ni même avant. Elle avait l’impression d’avoir la tête dans du coton, mal à une pommette, à une épaule, et un plâtre entre le pied et le genou gauche : entorse ? Tibia ou péroné cassé ? Elle pouvait bouger sans trop de problème et en conclut donc que ce n’était pas trop grave. Enfin, l’infirmière avait parlé d’un trauma crânien, et ça c’était peut-être embêtant, surtout si la mémoire ne revenait pas. Elle chercha la dernière chose qu’elle se rappelait et … Aucune idée ! Voyons voir, que savait-elle ? Elle habitait avec ses parents, non, elle avait l’impression que ce n’était plus le cas mais où alors ? Elle faisait des études de comptable, mais là encore, elle sentit que ce n’était plus d’actualité. Bien, l’infirmière avait parlé d’une amie en Irlande, si elle venait lui rendre visite, elle l’aiderait à se souvenir. Ou quelqu’un d’autre, elle ne devait pas avoir qu’une amie tout de même. Ses parents auraient dû être là ! L’envie de pleurer la prit à cause de toutes ces questions sans réponse sans doute et parce qu’elle était seule pour les affronter. Elle décida qu’un petit somme lui remettrait les idées en place et elle s’assoupit à nouveau.

Un peu plus tard, elle entendit qu’on frappait à la porte de sa chambre et elle ouvrit lesyeux.

–Ah vous voilà de retour parmi nous, c’est une excellente nouvelle ! Comment vous sentez-vous ? 

Nell reconnut à sa voix une des infirmières qu’elle avait entendues pendant la nuit : Léna d’après le nom sur sa blouse.

Léna était ravie que sa patiente se réveille : plus le coma est court, mieux on récupère.

–Ça va, j’ai la bouche sèche.

–Oui, bien sûr, je vais demander qu’on vous apporte un petit-déjeuner et le médecin va bientôt passer, il fait sa tournée. Est-ce que vous avezmal ?

–Non pas vraiment. Que m’est-il arrivé ?

–Vous avez été renversée par une voiture. Vous avez eu un traumatisme crânien avec perte de connaissance, pour le reste, c’est moins grave, quelques contusions et un tibia cassé. Vous ne vous souvenez pas de l’accident ?

–Non.

–L’infirmière de nuit a laissé un message à votre ami hier soir quand vous avez été admise aux urgences, il était tard et il avait dû éteindre son téléphone. Il a appelé ce matin : il est en Irlande et malheureusement il risque de ne pas pouvoir revenir aujourd’hui, il y a la grève chez Air France et il ne peut pas laisser sa collègue seule avec vingt-huit élèves. Je vais pouvoir le rassurer sur votre état et il se sentira moins mal de ne pas être auprès de vous. 

« Il ? Mon ami sans e ? Mais de qui parle-t-elle ? Ouh là là, on dirait qu’il ne me manque pas que le souvenir de l’accident ! »

–Ah, bonjour docteur, Mademoiselle Robinson est réveillée depuis peu et elle semble reprendre ses esprits. 

–Bonjour. Trauma crânien avec perte de connaissance, je vois que le scanner qu’on vous a fait cette nuit ne révèle pas d’hématome, comment vous sentez-vous ? 

–Bonjour docteur, je me sens assez bien mais je ne me souviens de rien ! 

–C’est normal, amnésie post-traumatique, il est possible que vous ne vous souveniez jamais de l’accident.

–Mais je ne me souviens pas du reste non plus ! 

–Avez-vous des souvenirs depuis que vous vous êtes réveillée ? 

–Oui.

–Alors tout va bien, le reste va revenir. On vous garde en observation, de toute manière vous ne pouvez pas aller loin avec votre jambe cassée ! 

Le médecin ressortit dans la foulée la laissant désemparée. L’infirmière qui devait être habituée aux manières brusques du médecin et au peu de temps qu’il consacrait à chaque patient, tenta de la rassurer en lui disant qu’elle reviendrait la voir dès qu’elle aurait le temps.

Le petit déjeuner arriva peu après et Nell décida de ne pas se poser de questions pendant qu’elle mangeait. Pour y arriver, elle pensa à la conversation qu’elle avait entendue plus tôt et fut étonnée de la clarté avec laquelle elle s’en souvenait. C’était la seule chose bien réelle à laquelle elle pouvait se raccrocher à part le fait qu’elle avait eu un accident et se retrouvait seule à l’hôpital.

Elle s’endormit à nouveau et la journée passa ainsi, de petits sommes en petits sommes, sans qu’elle ait la possibilité de discuter avec cette infirmière qui lui avait parlé de son ami. Elle devait être bien occupée avec des patients qui avaient davantage besoin d’elle. A la tombée de la nuit cependant, elle entra dans la chambre avec un téléphone à la main et lui dit : 

–J’ai votre ami au téléphone, je l’ai rassuré sur votre état mais il voudrait vous parler.

Nell secoua la tête et elle dû avoir une expression suffisamment éloquente car l’infirmière écarta sa main du micro et dit : 

–Je suis désolée, elle dort encore, c’est souvent le cas après un traumatisme, elle a besoin de récupérer. 

Une fois qu’elle eut raccroché elle lui demanda :

–Vous ne vous souvenez pas delui ?

–Non, je l’ai dit au médecin, je ne me souviens de rien !

–Voyons, vous savez qui vous êtes ?

–Oui.

–Que savez-vous d’autre ?

–Ce que vous m’avez dit. Mais quand je cherche à me souvenir, on dirait que les réponses fuient, qu’elles sont là mais que je n’arrive pas à les attraper.

–Alors, ça va revenir ! Je sais, c’est difficile de ne pas s’inquiéter mais c’est juste une question de temps.

–Est-ce qu’il arrive que ça ne reviennepas ?

–Comme vous l’a dit le médecin, l’accident lui-même ne reviendra peut-être pas. Pour le reste, ce n’est pas une science exacte. Que voulez-vous que je dise à votre ami demain matin quand il rappellera ?

–La vérité ! Je ne vois pas ce que je pourrais lui dire si je ne me souviens pas de lui. C’est vraiment étrange comme sensation. Comment s’appelle-t-il ?

–Thierry. Attendons demain, il y aura peut-être des progrès.

–Et mes parents, vous savez si on les a prévenus ? Tout en posant la question, Nell sentit une boule se former dans sa gorge.

–Non, c’est mon amie Marie qui était là hier soir et qui a dû chercher dans vos contacts pour prévenir vos proches. Elle va bientôt arriver et je vais lui poser la question. Essayez de dormir, je serai là demain.

–Merci, à demain.

Contrairement à ce qui s’était passé dans la journée, Nell ne s’assoupit pas et il lui fut difficile de ne pas chercher à se souvenir…

5.

Mélie rentra chez elle après la réunion chez Jocelyne. Il faisait froid et comme d’habitude, il n’y avait pas grand-chose dans le réfrigérateur. De toute façon, elle n’avait pas faim et ne cuisinait jamais depuis qu’elle était seule : deux œufs au plat, un morceau de pain et de fromage, ou un yaourt et un fruit. Elle mit un peu de papier journal et des bûches dans le cantou, et se pelotonna devant le feu qui n’avait pas encore réchauffé la pièce. Finalement, elle décida de se faire quand même un chocolat chaud, elle tremperait une tartine beurrée dedans, comme le lui proposait souvent sa grand-mère les dimanches soir d’hiver quand elle n’avait pas d’idée pour le repas. Une fois installée avec son bol sur les genoux, elle repensa à la soirée chez Jocelyne. Elle avait l’impression qu’il était arrivé quelque chose à Marc. Elle n’avait pas osé poser de questions car, comme elle, il ne se livrait pas facilement. Il n’avait raconté qu’une seule fois, à son arrivée dans le groupe, le drame qu’il avait vécu : la mort de sa femme de quarante-trois ans dans un accident de voiture provoqué par un jeune sans permis et sous l’emprise de l’alcool. Le chauffard avait écopé de trois ans de prison, est-ce le prix d’une vie ? La vie de la femme qu’on aime ? Mélie savait bien que cette condamnation n’avait en rien apaisé le chagrin de Marc et qu’à sa place elle aurait crié vengeance mais au moins, il savait ce qui s’était passé et qui était responsable. Dans les affaires de disparitions, on dit toujours que le plus difficile est de ne pas savoir et qu’il faut des réponses pour pouvoir faire son deuil. Eh bien, elle n’en avait aucune ! Son mari n’avait pas disparu, il avait été retrouvé mort dans la rue, roué de coups et l’enquête n’avait rien donné. Depuis un peu plus de deux ans, elle se torturait toutes les nuits en cherchant inutilement ce qui lui était arrivé, dans des cauchemars sans issue. Le psychologue qui l’avait orientée vers le groupe et qu’elle avait vu pendant six mois n’avait pas réussi à apaiser sa rage ni son chagrin, elle vivait parce qu’elle n’avait pas eu le courage de mourir et ne rêvait que de vengeance. Elle se disait qu’à la place de Marc, elle aurait attendu le meurtrier à sa sortie de prison pour le tuer. Peut-être que lui aussi en rêvait… Cependant, il avait l’air de mieux accepter qu’elle cette injustice et il se donnait à fond dans son travail pour combler le vide et l’absence.

« Enfin, sait-on jamais ce qu’il y a dans la tête des autres ? On a toujours l’impression qu’ils s’en sortent mieux que soi mais tout le monde essaye de faire bonne figure alors… »

Sa proposition d’aider Jocelyne montrait bien qu’il était à l’écoute des autres. A quarante-cinq ans, il avait les tempes grises et était bel homme mais même si Mélie le trouvait sympathique et l’appréciait, elle n’imaginait pas une seconde pouvoir revivre une histoire d’amour un jour, avec lui ou n’importe qui d’autre. Celle qu’elle avait vécue avec Romain avait été trop belle et la douleur qu’elle avait dans le ventre depuis sa mort ne la quittait jamais. Elle aussi avait essayé de se raccrocher à son travail mais vendre des fleurs n’était pas une occupation assez prenante pour qu’elle puisse oublier ne serait-ce qu’une minute.

Le projet de reprendre la pépinière de sa grand-mère n’avait plus d’intérêt sans l’aide de Romain, en fait plus rien n’avait d’intérêt à ses yeux.

Cependant puisqu’il fallait vivre, peut-être devrait-elle à nouveau se pencher sur la question : sa grand-mère, Mamita, qui l’avait élevée depuis ses onze ans, lui avait fait donation de sa propriété le jour où elle avait appris que son fils, parti trois mois après la naissance de Mélie, était mort. Il n’avait pas pris la peine de donner des nouvelles à sa mère, ni à la mère de Mélie avec qui il n’était pas marié. Mélie avait donc grandi sans père et avec une mère qui regrettait qu’une enfant non désirée, arrivée trop tôt, l’empêche de continuer à vivre la vie insouciante à laquelle elle aspirait. Heureusement, sa grand-mère avait été très présente, et tous ses bons souvenirs d’enfance avaient pour cadre La Pèira, la maison de Mamita où Mélie passait toutes ses vacances. Aujourd’hui, le projet de redémarrer la pépinière était au point mort. Mamita lui avait transmis son amour des plantes et son savoir-faire et jusqu’à ses dix-huit ans, Mélie n’avait pas imaginé autre chose que de travailler avec elle à la pépinière. Sa grand-mère avait bien sûr insisté pour qu’elle passe quand même son bac, quant à sa mère, à la fin des grandes vacances qui précédèrent son entrée en sixième, elle n’était pas venue la chercher et lui avait envoyé une lettre pour lui dire qu’elle partait s’installer à Nice avec un homme merveilleux qu’elle venait de rencontrer et que Mélie serait bien mieux avec sa grand-mère qu’avec elle ! C’était effectivement le cas : sa grand-mère l’aimait, elle l’encourageait toujours et était d’une nature positive et bienveillante. Elle adorait « Autant en emporte le vent » et sans doute s’identifiait-elle plus à la douce Mélie qu’à Scarlett, d’où le surnom donné à sa petite fille qui s’appelait pourtant Amélie et non Mélanie, comme dans le livre.

Elle avait revu sa mère de loin en loin et fait la connaissance de Lucien qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle et un très beau compte en banque.

Et puis, alors qu’elle avait tout juste son bac, Mamita était tombée malade. Mélie avait trouvé un travail chez un fleuriste à côté de l’hôpital et rencontré Romain interne en cancérologie. Quand sa grand-mère était partie, elle s’était installée chez Romain et avait gardé son travail. Pendant quinze ans, elle avait vécu un bonheur sans ombre avec un homme non seulement brillant mais foncièrement gentil et altruiste, qui faisait tout pour la rendre heureuse. Ils avaient parlé d’avoir des enfants mais elle n’était pas tombée enceinte. Ils ne s’étaient pas battus pour que ça arrive, ils étaient déjà pleinement heureux à deux, toujours aussi amoureux qu’au premier jour. Ils s’étaient dit qu’il fallait laisser faire la nature, qu’ils ne voulaient pas rompre cet équilibre et avaient fait d’autres projets : Mélie avait toujours dans un coin de la tête l’envie de faire pousser des plantes plutôt que d’en vendre et Romain l’encourageait. Ils avaient commencé à défricher le jardin de la Pèira, laissé à l’abandon, et s’étaient lancés dans de grands travaux de rénovation de la maison. Romain était d’accord pour venir s’y installer même s’il aurait alors trente minutes de trajet au lieu de cinq pour aller travailler. Comme elle, il aimait la nature et le calme, et à la Pèira, ils étaient servis : la première maison habitée se trouvait à un kilomètre ! Romain était tout de suite tombé amoureux de la propriété. Il faut dire que la grande bâtisse en pierres avait du caractère : on y accédait par une allée bordée de platanes qui débouchait sur une cour ombragée. En face, apparaissait la maison aux dimensions imposantes, à gauche se trouvait une grange avec un pigeonnier et à droite un ancien hangar ouvert sur une longueur dans lequel étaient autrefois rangés les engins agricoles. Mamita l’avait aménagé en une sorte de véranda en faisant installer de grandes vitres qui en faisaient aussi une serre dans laquelle elle entreposait les agrumes en pots durant l’hiver. Sur la façade de la maison, symétrique, se situaient, de part et d’autre de la grande porte cintrée en bois constituant l’entrée principale, deux fenêtres puis une porte fenêtre et encore une fenêtre. L’entrée, au sol en pierre, comme le reste du rez-de-chaussée, desservait une grande pièce à vivre traversante en L, la cuisine, des toilettes, l’escalier menant au premier étage et à gauche, un couloir. A l’origine, c’était une propriété viticole mais son grand-père n’avait pas voulu prendre la suite de ses parents. Il travaillait en ville, dans la finance, et avait donc vendu une partie des vignes, les plus éloignées de la maison. Il avait conservé les terres autour de la bastide, pour avoir sa tranquillité, et Mamita avait installé sa pépinière un peu à l’écart. En plus de la maison, Mélie avait donc hérité d’une belle somme d’argent. Romain avait attendu que Mélie soit prête et il lui avait proposé de moderniser et de réaménager la maison à leur goût pour venir s’y installer. Ils avaient bien sûr prévu d’allier le charme de l’ancien avec les avantages du confort moderne et avaient donc décidé d’agrandir les ouvertures donnant sur l’arrière de la maison. Ainsi, le salon avait-il deux grandes portes fenêtres sur l’arrière en plus de celle d’origine, donnant sur l’avant. Dans cette vaste pièce, une longue table en bois permettait sans problème de recevoir seize personnes, et deux canapés assortis de fauteuils se partageaient le reste de l’espace, l’un tourné vers le cantou, grande cheminée dans laquelle on faisait autrefois chauffer la soupe, et l’autre tourné vers le jardin. Le mur de séparation avec la cuisine avait été abattu et partiellement remplacé par un long îlot en bois. La façade arrière était elle aussi symétrique, avec ses deux ouvertures dans le salon et de l’autre côté, les mêmes, l’une donnant sur la cuisine et l’autre dans une chambre ; en effet, la partie gauche du rez-de-chaussée servait initialement de bureaux et de salle de vente et ils avaient réaménagé cet espace en créant deux chambres avec salle de bain attenante et une buanderie. A l’étage aussi tout avait été revu et en plus d’une pièce ouverte sur l’escalier et d’un bureau, il y avait cinq chambres, chacune avec sa salle d’eau. Les vieux parquets avaient été remplacés par du neuf, permettant le chauffage au sol, mais Mélie et Romain avaient choisi des lattes en chêne de grandes dimensions pour conserver le charme de l’ancien.

Au moment de la mort de Romain, les travaux étaient presque terminés et elle s’était installée dans la grande maison, incapable de retourner dans leur appartement. Elle était au magasin de huit heures à vingt heures six jours sur sept. Elle s’échappait un peu plus tôt le mardi pour rejoindre le groupe de personnes ayant perdu un proche. Le lundi, le mercredi et le vendredi elle allait à la salle de sport où elle s’était mise au self défense puis au Taekwondo peu de temps après le drame. Elle avait d’abord voulu apprendre à se défendre mais rapidement elle avait éprouvé le besoin d’évacuer sa rage en pratiquant un sport plus offensif. C’était devenu une sorte de drogue, d’autant plus que cela lui permettait de rentrer tard à la maison. Le dimanche elle restait en général à La Pèira et elle se défoulait en travaillant dans le jardin, et vue la superficie, elle avait de l’occupation en toutes saisons.

Elle repensa à la proposition de Marc d’aider Jocelyne à refaire sa décoration et au plaisir que celle-ci avait éprouvé à cette idée. Et si, quand on n’avait plus l’amour, on pouvait retrouver un minimum d’intérêt à la vie en faisant quelque chose de ses mains, en réalisant un projet ? Le sien traînait depuis trop longtemps, elle devait s’y mettre pour de bon et peut-être demander de l’aide. Travailler avec Jocelyne à réaliser le sien lui paraissait une bonne idée, alors pourquoi pas l’inverse ?

6.

Nell avait eu l’impression de ne pas dormir et pourtant elle venait de faire un cauchemar horrible : ses parents étaient morts et Julien l’avait trompée.

« Oh non, ce n’est pas un cauchemar, c’est la réalité ! Et moi qui voulais tellement me souvenir, voilà ce que ma mémoire avait à m’offrir… »

Tout lui revenait d’un coup, et l’inquiétude fit place à la déception. Elle ne voulait pas retourner dans cette vie où tout lui semblait trop lourd à porter. C’était exactement ce qu’avait dit l’infirmière : comment peut-on passer de l’amour à quoi ? Au désamour ? Julien disait qu’il était fou d’elle, ils faisaient des projets et puis, il l’avait trompée. Il avait prétendu que c’était la pression du mariage et dit qu’il regrettait, mais pour elle, la confiance était partie et surtout elle ne le voyait plus comme l’homme parfait. Bien sûr, elle avait voulu y croire et donner une deuxième chance à leur amour mais bien sûr aussi, cela n’avait pas marché. Un mois après leur séparation elle avait appris qu’il avait retrouvé l’amour et le clamait haut et fort. Dans un sens, elle s’était dit qu’elle avait échappé à un inconstant et que c’était une chance mais elle avait quand même eu du mal à imaginer qu’il l’ait si vite remplacée. Et maintenant le reste revenait aussi : ses parents, disparus si jeunes à quelques mois d’intervalle et sa relation avec Thierry. Tout lui paraissait si clair tout à coup. Elle était sortie avec lui par peur de rester célibataire et pour prouver à Julien, dont la nouvelle compagne était déjà enceinte, qu’elle aussi avait tourné la page. Thierry sortait d’une rupture similaire à la sienne et avec lui elle avait trouvé une oreille attentive et quelqu’un avec qui parler. Avec Julien, il n’y avait pas de « vraies » discussions, seulement des bons moments, de l’humour, mais dès qu’un sujet sérieux était abordé, il esquivait. Il avait bien proposé le mariage, sans doute pour essayer de la réconforter, peu de temps après le décès de sa mère, mais il s’était ensuite empressé de la tromper, peut-être parce qu’inconsciemment, il n’était pas prêt à s’engager avec elle. Avec Thierry, elle avait passé des heures à discuter, elle s’était sentie comprise, il était gentil, elle avait trente-deux ans…Mais elle n’était pas amoureuse. Elle aurait dû le comprendre dès le début de leur histoire, le jour où il était parti leur acheter des glaces, elle l’attendait assise sur un muret en regardant la mer et elle avait sursauté en sentant une main se poser sur la sienne : elle n’avait pas réalisé que c’était lui, le contact lui avait déplu, elle avait retiré sa main… Elle se demandait comment elle n’avait pas ouvert plus tôt les yeux sur ses sentiments, finalement, il aurait peut-être été préférable que la mémoire ne lui revienne pas puisque penser à sa relation avec Thierry la mettait si mal à l’aise.