Quelques gouttes de café - Isabelle Matteoni - E-Book

Quelques gouttes de café E-Book

Isabelle Matteoni

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Beschreibung

« Qu’est-ce que j’ai fait à Allah pour qu’il me mette ce Nader entre les pattes ? Tu parles d’un cadeau d’anniversaire ! »

New York, le 19 mai 2009. Leila Valedjani, interprète débutante aux Nations unies, n’est pas prête d’oublier le jour de ses trente ans. Ce prétendant indésirable, nommé Nader Radahani, est diplomate iranien et ami de son frère, Kaveh. Aux yeux de la jeune femme, il représente le régime des mollahs qu’elle honnit et combat par tous les moyens.

De plus, quelques heures plus tôt, Leila a fait la connaissance d’un collègue de travail, Sacha Dupré. La rencontre fut quelque peu houleuse et renversante, dans le premier sens du terme. Mais derrière ses airs gauches, ce jeune homme, au regard envoutant, a des atouts qui bouleverseront à jamais la vie de Leila.

Jeune femme rebelle, avide d’indépendance, Leila devra lutter contre les traditions afin de saisir toutes les opportunités qui s’offrent à elle.

Ce roman vous invite à suivre son combat pour la liberté et le droit d’aimer en pleine période du mouvement vert iranien survenu au printemps 2009.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Curieuse, avide de découvrir le monde, ouverte aux différentes cultures, j’ai assouvi ma passion des voyages en devenant hôtesse de l’air à Air France. J’ai également un imaginaire très développé. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours inventé mille récits peuplés de personnages fictifs ou réels. La moindre information entendue dans les médias suffit à stimuler ma fertile imagination.
Ma profession m’a conduite à trois reprises à Téhéran. Insidieusement, des images, des visages, des sourires, des regards, des échanges se sont gravés dans ma mémoire, brouillant la vision que j’avais de ce pays, plantant les germes d’une histoire qui s’est développée, obsédante. J’ai lu nombre de livres sur l’Iran et l’islam, regardé des films et me suis nourrie de l’actualité. Peu à peu, mes personnages sont nés, venant me murmurer leurs secrets. Le roman naquit réellement lorsque j’ai décidé de le situer à New York, ville que je connais bien, lieu parfait pour une romance cosmopolite. Cependant, je n’avais jamais ambitionné d’être publiée, ni même lue au-delà de mon cercle amical. Mais mes personnages sont devenus des amis. Impossible de les laisser mourir au fond d’un tiroir, après plus de six ans passés à leurs côtés, à leur donner vie. Les circonstances actuelles dues à l’épidémie, si elles n’ont aucun lien avec mon histoire, m’ont certainement poussée, à 52 ans, à avoir l’outrecuidance de vous présenter mon premier roman.
Je vous souhaite un agréable voyage.

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Isabelle MATTEONI

Quelques gouttes de café

roman

1

–Bonjour ! s’exclama la voix trop enjouée de l’animateur radio. Vous êtes sur Brooklyn FM. Nous sommes le mardi 19 mai 2009, il est six heures. Voici les titres de l’actualité. Le président Obama…

N’ayant nulle envie d’entendre les malheurs du monde, Sacha fit taire son radioréveil, posa son livre et se frotta les yeux.

Il avait passé une énième nuit à se tourner et à se retourner dans son lit, son esprit torturé par des questions sans réponses. Il s’était levé, avait zappé sur toutes les chaînes de télévision, était retourné se coucher, s’était à nouveau levé, avait de nouveau zappé sur toutes les chaînes avant de se recoucher, de fermer les yeux, de compter les moutons… En désespoir de cause, il s’était plongé dans L’Étranger d’Albert Camus.

Sacha se leva péniblement. En se dirigeant vers la cuisine, il heurta l’imposant piano à queue qui trônait au milieu du salon, lâcha un juron et continua en boitillant vers le bar qui servait à la fois de table à manger et de bureau. Un ordinateur portable et une imprimante y disputaient la place à la machine à expresso. Machinalement, Sacha glissa une dosette de café dans cette dernière et appuya sur le bouton. La machine trépida étrangement, siffla comme une vieille Cocotte-Minute avant de pulvériser, tel un geyser, le café et l’eau sur le matériel informatique et le torse dénudé de Sacha. Il s’affaissa sur un tabouret, accablé. Une soudaine envie d’immédiatement retourner se coucher le submergea. Appeler pour dire qu’il était malade, s’endormir et ne plus penser à rien.

–Allons, se secoua-t-il en se relevant, tu ne vas pas en plus devenir fainéant.

Il nettoya les dégâts, prit une douche froide pour se remettre les idées en place, piocha au hasard dans le placard une chemise marron et un pantalon noir. Il compléta le tout par la veste noire qu’il avait envoyée valser sur le canapé en rentrant la veille, enfila ses vieux mocassins noirs, claqua la porte et entama son parcours quotidien : remonter les quelques centaines de mètres qui séparaient son appartement – situé dans une vielle row house de Brooklyn, rue Lincoln Place – de la station de métro Grand Army Plaza, descendre sur les quais en empruntant les escalators, s’asseoir dans un coin du wagon en priant pour que la place à ses côtés reste libre. Ses insomnies le rendant irascible, les inconvénients des transports en commun l’indisposaient de plus en plus.

Calé contre la paroi du wagon, Sacha ferma les yeux et repensa à cette déclaration de Meursault, le personnage principal de L’Étranger : « J’avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments ». Ses besoins physiques ne prenaient-ils pas le dessus sur ses sentiments, sur sa raison ? Sa vie, comme celle de Meursault, ne se résumait-elle pas à un enchaînement d’évènements dus au hasard, à la fatalité ?

La désagréable odeur d’une eau de toilette bon marché perturba sa réflexion. Une femme d’un âge indéfini, dépassant largement les cent kilos et armée de deux énormes sacs, venait de prendre place à ses côtés, réduisant considérablement son espace vital.

Arrivé dans Manhattan, Sacha s’arrêta au Starbucks de la 42e Rue pour acheter un cappuccino – un Venti pour se réveiller et tenir la journée – avant de poursuivre son chemin, bousculé malgré son mètre quatre-vingt-cinq et sa carrure sportive par le flot des pressés, des entreprenants, des vivants. Lui marchait lentement, la tête baissée, les épaules voutées, vers le grand bâtiment gris des Nations unies où il travaillait depuis six ans comme interprète en anglais, français et russe.

***

Le crayon noir dessina un trait épais sur la paupière. Leila observa le résultat dans le grand miroir de la salle de bain, rallongea le trait pour souligner l’effet en amande et reproduisit le même dessin sur l’autre paupière. Elle appliqua le mascara avec soin, écartant ses longs cils un à un à l’aide d’une épingle à nourrice. Elle peigna délicatement ses épais cheveux bouclés qui tombaient en cascade sur ses épaules, déposa une touche de gloss sur ses lèvres et fit couler quelques gouttesd’Insolence de Guerlain dans son cou.

Cette étape terminée, Leila enfila une redingote en soie blanche faite sur mesure, choisie après moult hésitations. « Soigner sa tenue est une politesse que l’on se fait et que l’on fait aux autres », lui avait souvent dit sa mère, Maryam.

Leila s’admira dans le miroir et sourit, satisfaite. Elle hésita un court instant, avant de saisir l’étole en soie blanche qui patientait sur un coin du lavabo en marbre rose. Elle la posa délicatement sur le haut de sa tête en prenant soin de laisser dépasser de nombreuses mèches de cheveux, croisa les pans sur sa poitrine pour dégager son cou et les disposa élégamment sur ses épaules.

Assis dans une BMW série 5 garée devant un luxueux immeuble de la 82e Rue, dans le quartier huppé d’Upper East Side, Kaveh Valedjani regardait sans cesse sa montre.

–Elle va finir par nous mettre en retard, grommela-t-il.

Il tourna la tête vers le hall de l’immeuble et fronça les sourcils, contrarié, en apercevant Leila. Le chauffeur ouvrit la portière arrière de la voiture. Leila s’installa sur la banquette en cuir à côté de Kaveh en le défiant du regard.

Je sais, je suis trop maquillée à ton goût, mais c’est comme ça.

Elle leva fièrement le menton. Kaveh soupira et commença sa lecture quotidienne du New York Times. Leila sourit, triomphante.

Le chauffeur démarra, parcourut quatre blocs sur la 82e Rue avant de descendre la 2e Avenue en direction d’East Midtown. Leila profita du trajet pour réfléchir à la journée qui s’annonçait. La veille, elle avait fait ses débuts d’interprète aux Nations unies. Lancée dans le grand bain, elle devait faire ses preuves, plus que ses collègues recrutés en même temps qu’elle. Sa vie en dépendait.

***

Leila termina la lecture d’un sujet qu’elle allait traduire en simultané à l’Assemblée générale : « Changement climatique et sécurité intérieure ». Aucun terme ne lui posant problème, elle rangea le document et regarda, songeuse, par la fenêtre. Son bureau donnait sur l’East River, Long Island City et le Queens. Au loin, on apercevait le ballet des avions qui atterrissaient et décollaient de l’aéroport John Fitzgerald Kennedy. Leila adorait ce paysage.

Il compensait un peu de travailler en duo avec cet aristocrate présomptueux nommé Darius Rhalavi. Son maintien parfait en toutes circonstances – qui donnait l’impression qu’il était né pour régner – et son port de tête hautain – qui vous faisait sentir que vous n’étiez qu’un laquais – exaspéraient Leila au plus haut point.

Et ce ton condescendant !

À croire que cet homosexuel notoire avait un point commun avec les mollahs : les femmes ne sont que des enfants et il convient de les traiter comme tels. « N’est-ce pas trop compliqué ? Désires-tu que je t’explique à nouveau ? » C’est bon ! Inutile de sortir d’Harvard pour comprendre comment fonctionne un micro ! D’accord, soyons un peu objectif. Leila avait besoin d’acquérir de l’expérience et Darius n’était vraiment pas avare de conseils. Aussi, prenait-elle sur elle et tâchait d’arrondir les angles.

Leila vérifia l’heure – dix-sept heures quinze – sur l’ordinateur, l’éteignit et se tourna vers Darius.

–Madame El Guerrouj veut me voir, déclara-t-elle d’une voix neutre. À demain.

Darius lui répondit d’un hochement de menton sans quitter son écran des yeux. Leila attrapa son sac à main et se dirigea vers la porte en l’observant du coin de l’œil.

La politesse, par contre, n’est pas dans ses gènes, pensait-elle quand elle heurta quelque chose de beaucoup plus grand et beaucoup plus fort qu’elle.

Les yeux fixés sur les gobelets de café qu’il tenait dans les mains, Sacha venait de percuter la jeune femme. Le café gicla, les éclaboussant copieusement tous les deux. Sacha lâcha les gobelets, agrippa, par réflexe, cette chose douce et parfumée qui s’était cognée contre lui et la regarda, éberlué.

Leila le repoussa et baissa des yeux horrifiés vers sa veste et son étole maculées de café.

–Oh, merde ! s’écria Sacha. Je… Désolé, mademoiselle, je… j’vous ai pas vue. Je… j’vous ai pas fait mal au moins ?

Leila, la tête toujours baissée, ne lui répondit pas.

Dites-moi que je rêve ! se lamentait-elle en tremblant de rage.

Sacha fit un pas vers elle en cherchant du regard quelque chose pour réparer sa maladresse. Il s’empara d’un pan de l’étole et le frotta sur la veste de Leila, lui caressant la poitrine par la même occasion.

–Désolé,je…

–LÂCHEZ ÇA !! s’emporta Leila en lui frappant violemment lamain.

Elle jeta un rapide coup d’œil dans le couloir, priant pour qu’il n’y ait aucun témoin de cette scène ô combien embarrassante. Le rire de Darius la fit tressaillir.

–Leila, s’exclama-t-il avec sa grandiloquence habituelle, j’ai grand plaisir à te présenter mon meilleur ami, Sacha Dupré. Sacha, tu as eu l’indélicatesse d’importuner mademoiselle Leila Valedjani, une novice que j’ai l’honneur de former.

–Je suis vraiment désolé, s’excusa Sacha, rouge de confusion, en tendant maladroitement la main à Leila. Enchanté, mademoiselle.

–Ravie de vous connaître, monsieur, mentit-elle en le foudroyant du regard. Mais si vous voulez bien m’excuser, je vais nettoyer ma veste.

Elle s’éloigna dans le couloir en prenant l’air le plus digne possible. Sacha la suivit des yeux, se demandant s’il n’avait pas rêvé, puis ramassa les gobelets.

–Sacré caractère, n’est-il pas ? souligna Darius. De travailler avec elle ne me ravit guère, mais je dois reconnaître qu’elle est charmante et aussi appliquée à la tâche que toi, ce qui n’est pas peudire.

–On échange quand tu veux. Moi, je serais ravi de former une bombe pareille ! Je suis même prêt à faire des heuressup.

–Madame El Guerrouj me l’a confiée sachant pertinemment que je n’attenterai jamais à son honneur et je ne me laisserai pas distraire par ses charmes.

–Voilà pourquoi à moi, on ne confie que des mecs. C’est trop injuste, se lamenta Sacha en s’affalant sur une chaise.

Leila se précipita dans les toilettes pour nettoyer sa redingote et son étole. L’entreprise tourna vite au cauchemar, les taches marron s’étalaient sur la soie.

–Quel abruti ! fulmina-t-elle. De quoi vais-je avoir l’air maintenant !

Leila essora sa veste du mieux possible et la déplia.

Non, impossible de remettre ce chiffon ! Je ne vais pas me présenter en souillon devant madame El Guerrouj !

Résignée, Leila remit de l’ordre dans ses cheveux, plia ses vêtements mouillés sur son bras et se rendit dans le bureau de Fatima El Guerrouj, Marocaine de cinquante ans, dont plus de vingt passés aux Nations unies. Dans la section « langue arabe », Fatima était chargée de l’accueil et du suivi des interprètes nouvellement embauchés. Petite, menue, dynamique, habillée en tailleur et ne portant jamais le voile, elle dégageait un mélange de douceur et d’autorité. La mine déconfite de Leila la fit beaucoup rire.

–Comme ça, vous avez fait la connaissance de Sacha. Dommage qu’il ne parle pas arabe celui-là, je l’aurais bien pris dans mes effectifs. C’est l’un des interprètes les plus doués que je connaisse.

Leila haussa un sourcil en pendant ses vêtements sur le porte-manteau. « Comment un tel empoté peut-il être un bon interprète ? ». Elle s’assit lentement, sur ses gardes, et accepta le thé à la menthe que lui proposait Fatima par pure politesse. Elle détestait le thé à la menthe, beaucoup trop sucré à son goût.

–Je vous ai demandé de venir pour faire le point. Rassurez-vous, je fais cela avec toutes les nouvelles recrues…

Leila se détendit.

–… Je vous ai écoutée toute la matinée. Vous avez fait un excellent travail…

Le visage de Leila s’illumina. Fatima s’arrêta et sourit.

–Comment ça se passe avec Darius ?

Leila se tortilla sur sa chaise, avec une grimace désespérée.

–Il a son petit caractère.

–Il me traite comme une gamine, maugréa Leila.

–Je pense qu’il cherche à être gentil, mais il n’est pas très doué pourça.

Leila approuva.

–Moins vous aurez besoin de ses conseils au niveau technique et mieux vous vous entendrez. Il a beaucoup d’expérience. C’est un grand professionnel même si l’ONU n’est pas toute sa vie. C’est d’ailleurs aussi pour cela qu’il est aussi bon. De plus, vous avez la même langue maternelle, cela vous aidera en cas de problème. Et malgré ses facéties, il est très apprécié ici. Il va vous aider à vous intégrer. Vous avez déjà rencontré Sacha grâce àlui.

Leila se renfrogna. Fatima éclata de rire.

–Je sais que vous êtes prise en tenailles, proféra-t-elle en recouvrant son sérieux.

–Que voulez-vous dire ?

–Votre frère est membre de la délégation iranienne. Votre pays est souvent attaqué aux Nations unies. Lui traduire des propos désagréables sur votre pays, sur votre gouvernement, ne va pas vous poser de problèmes ?

–Comme l’indique mon dossier, mon père était diplomate. Nous avons vécu à Londres et à Paris, mon frère parle aussi bien anglais et français que moi. Il n’aura pas besoin de ma traduction…

Fatima hocha la tête.

–… Et en ce qui concerne notre gouvernement, je… je saurai garder mes sentiments pour moi. J’ai déjà traduit des dossiers compromettants pour mon pays et je continuerai à le faire.

Fatima s’appuya sur le dossier de sa chaise et fixa Leila.

–Pourquoi êtes-vous rentrée aux Nations unies ? Répondez-moi franchement.

Franchement ? Mais comment Leila pouvait-elle lui répondre franchement ? Comment lui dire les mille raisons qui l’avaient conduite à passer le concours. Comment lui raconter l’infinie espérance née de son recrutement ? Libre ! Elle était libre ! Enfin ! Libre et financièrement complètement indépendante. Tiens, indépendante, ça sonne bien.

–Pour être indépendante. Croyez-moi, madame El Guerrouj, je suis très heureuse de travailler pour les Nations unies et de vivre à New York. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour m’intégrer. Je demande juste qu’on me traite comme tout le monde et qu’on ne fasse pas cas de ma nationalité iranienne.

–Sur ce point, vous pouvez me faire confiance, tant que vous respectez les deux grands principes de tout fonctionnaire des Nations unies dans l’exercice de ses fonctions : la neutralité et l’indépendance vis-à-vis de son pays d’origine. Et souvenez-vous aussi d’une chose, la seule personne à qui vous avez des comptes à rendre, c’estmoi.

–J’aimerais vraiment que ce soit le cas, soupira Leila en baissant lesyeux.

***

Sacha regagna son bureau en frottant désespérément sa chemise avec une serviette en papier, aggravant considérablement les dégâts. Il s’arrêta au seuil de la porte et regarda avec une moue de Calimero l’amas de papiers d’où dépassait une épaisse tignasse blonde ébouriffée.

Depuis deux mois, Sacha travaillait en duo avec Evgueny Chabarov, jeune Russe d’à peine trente ans. Le courant entre les deux hommes était passé immédiatement. Sacha appréciait la bonne humeur communicative et la volonté de bien faire du nouveau venu. Sa manie de se gratter la tête en réfléchissant faisait beaucoup rire Sacha. À cause de ce tic, Evgueny ne restait jamais coiffé bien longtemps et ressemblait à un chenapan. Le débutant n’avait que deux défauts : il ne savait travailler que dans le désordre – transformant le bureau parfaitement ordonné de Sacha en champ de bataille – et n’était pas une jolie femme.

Alerté par l’odeur de café, Evgueny tourna ses grands yeux bleus vers Sacha.

–Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

–J’ai voulu suivre le conseil d’Obama et tendre la main à une Iranienne, mais elle l’a mal pris, répondit Sacha en s’écroulant sur sa chaise.

Evgueny éclata de rire.

–J’aurais mieux fait de rester couché et je devrais surtout arrêter le café, soupira Sacha en jetant d’un geste las la serviette dans la poubelle.

–Hé ! Haut les cœurs ! Tu oublies que ce soir on fête ta promo et que je dois te présenter ma sœur, Olga. Elle est venue quelques jours à New York pour se changer les idées après avoir rompu avec son copain. Elle repart demain.

Evgueny regarda Sacha avec un air entendu. Sacha lui sourit tristement.

***

Elle est craquante dans son petit chemisier légèrement transparent, pensa Sacha.

Leila, sa veste et son étole sur le bras, toisait son agresseur d’un œil noir.

Le hasard avait voulu qu’ils se retrouvent dans l’ascenseur en compagnie de Fatima, Evgueny et Darius.

Goguenard, Darius caressa le crâne de son ami. Ce geste de tendresse avait le don d’horripiler Sacha. Il s’écarta d’un geste brusque et agacé.

Meilleur ami, mon œil, ricana intérieurement Leila. Facile de deviner leur point commun à ces deux-là.

Son petit sourire ironique disparut dès qu’elle sortit de l’ascenseur.

Kaveh l’attendait dans le hall en compagnie d’un bel homme d’environ un mètre quatre-vingt, les cheveux noir corbeau aux tempes légèrement grisonnantes, vêtu d’un costume parfaitement coupé. Ils s’avancèrent vers Leila, visiblement étonnés par sa tenue.

–Tu t’habilles à l’Occidentale maintenant ? marmonna Kaveh dans leur langue maternelle.

–Non, mais ce monsieur a eu la mauvaise idée de m’éclabousser avec son café, répliqua Leila, en anglais, en désignant Sacha. Je n’allais pas me promener avec une serpillière sur la tête !

–J’suis vraiment désolé, bougonna Sacha.

Le beau ténébreux se planta devant lui et le dévisagea. Les deux hommes s’affrontèrent du regard.

–Bonne technique pour aborder une jolie fille, souffla Evgueny à l’oreille de Sacha.

Cette réflexion amusa Leila, mais pas l’inconnu. Il retira sa veste et tenta de la poser sur les épaules de la jeune femme. Elle recula dans un mouvement de répulsion. Fatima leva un sourcil, intriguée.

–Quelques gouttes de café ne sauraient ternir ta beauté, douce Leila, déclara l’homme d’une voix pateline. Mais il ne faudrait pas que tu prennes froid à cause de ce malheureux incident.

Avec autorité, il glissa sa veste sur les épaules de Leila. Elle blêmit avec un regard d’animal pris au piège. Oubliant les règles élémentaires de politesse, elle reprit précipitamment son chemin, sans saluer ses collègues, ne pouvant souffrir de rester une seconde plus dans cet accoutrement ridicule alors que le thermomètre extérieur dépassait les vingt-cinq degrés. Kaveh et son ami lui emboitèrent le pas sous les regards médusés de Fatima, Sacha et Evgueny.

–Tu connais ces deux mollahs ? demanda ce dernier en se tournant vers Darius.

–Le grand escogriffe en costume gris, c’est son frère, Kaveh. Le bellâtre en Armani se nomme Nader Radahani. Tous deux sont des diplomates de la délégation iranienne.

Fatima hocha la tête en observant Leila claquer rageusement la portière de la voiture.

***

–Rangez immédiatement les surgelés dans le congélateur et n’oubliez pas de mettre les jus d’orange au réfrigérateur, s’il vous plaît, ordonna Maryam Valedjani en fermant la porte de l’appartement.

Zahra, l’employée de maison, acquiesça et tira le caddy de courses dans la cuisine. Maryam la suivit des yeux pour s’assurer qu’elle avait compris. Cette petite était bien gentille, mais pas très futée.

Maryam s’était inquiétée en apprenant que son fils vivait seul avec une femme à New York. Qu’allait-on dire ? Elle fut rassurée en voyant Zahra. Un mètre cinquante les bras levés, aussi haute que large, des traces d’une vilaine acné sur les joues, toujours vêtue d’un strict tchador noir. Même quand elles étaient seules dans l’appartement, Maryam n’avait jamais vu la couleur de ses cheveux. « Monsieur peut rentrer à n’importe quel moment, ou le portier peut sonner pour donner un colis », avait expliqué Zahra. Maryam avait admis la justesse de l’argument. La tenue de son employée de maison, comme le fait qu’elle priait scrupuleusement cinq fois par jour, ne la dérangeait aucunement. Non, le souci avec Zahra était ses performances en cuisine. Tout juste parvenait-elle à griller correctement les toasts du matin, et encore ! Maryam devait tout lui expliquer, tout lui dire, y compris de mettre les surgelés au congélateur. Seulement les compétences culinaires de Maryam se bornaient à donner des ordres. Ayant toujours eu du personnel de maison, la cuisine était pour elle une terre inconnue.

Maryam posa son sac à main sur le plateau en marbre de la vieille console italienne et retira délicatement le carré de soie noir qui dissimulait son chignon.

La porte d’entrée s’ouvrit brusquement. Le visage congestionné, Leila entra et laissa négligemment tomber la veste qu’elle avait sur les épaules. Maryam se figea de stupeur en voyant sa fille, tête et bras nus, se diriger l’air dédaigneux vers sa chambre. Maryam se tourna vers Kaveh et soupira devant sa mine contrite. Seul Nader semblait trouver la scène cocasse. Un petit sourire en coin, il ramassa sa veste avant de présenter ses hommages à la maîtresse de maison.

Leila rentra dans sa chambre, claqua la porte et se précipita dans la salle de bain où elle jeta ses vêtements souillés dans le panier à linge sale. Elle s’appuya sur le rebord du lavabo. La colère lui bloquait le plexus.

Nader l’avait humiliée, rabaissée devant tout le monde. Il l’avait traitée comme une vulgaire gamine incapable de se tenir.

Leila expira pour expulser son courroux, frappa violemment le meuble. Les paroles de Fatima lui revinrent en mémoire : « Je sais que vous êtes prise en tenailles ».

–Elle ne croit pas si bien dire madame El Guerrouj. Je suis, en fait, coupée en deux entre ce que je suis et ce que l’on voudrait que jesois.

2

Cinq ans plus tôt, en boite de nuit, Darius avait rencontré Ian Potter, un jeune cuisinier qui travaillait pour Éric Ripert dans son restaurant étoilé, Le Bernardin. Ébloui par le talent de ce petit gars de l’Arizona, Darius l’avait convaincu d’ouvrir son propre restaurant en voyant un panneau « À VENDRE » devant un établissement à deux blocs de leur studio. Après trois mois de travaux, leRoute 66 avait été inauguré en septembre 2008. En salle, après son travail aux Nations unies, Darius veillait au grain. Tous les employés craignaient l’éclat de ses yeux noirs. D’un battement de cils, il vous accordait un satisfecit ou vous envoyait à l’abattoir. Depuis l’ouverture du restaurant, il n’avait plus de jours de congés, mais le jeu en valait la chandelle. Dès le début de l’année 2009, on devait réserver un mois à l’avance si on désirait dîner dans ce restaurant qui ne comptait que trente couverts par service.

Quand Sacha entra dans le restaurant, Darius, vêtu d’un smoking et d’un nœud papillon noirs, discutait avec leur meilleure amie, Juliet McAllister.

Trente-cinq ans, taille moyenne, maigre, les cheveux longs peroxydés, les yeux noisette, elle parlait à la vitesse d’une mitraillette d’une voix toujours gaie et entraînante, ne mettait jamais le nez dehors sans avoir passé deux heures à se préparer et ne portait jamais le moindre vêtement ou accessoire non griffé. Ce soir, elle avait remonté ses cheveux en un savant chignon-banane faussement négligé, s’était glissée dans une robe moulante à souhait et s’était juchée sur des talons aiguilles pour gagner dix bons centimètres.

Juliet sauta au cou de Sacha, lui déposa un baiser sur la commissure des lèvres et lui pinça la joue.

–T’as une mine vraiment épouvantable, mon chou. Tu devrais prendre des vacances. Que dirais-tu des Bahamas ?

–Trop de soleil pour ta peau pâle, tu tournerais écrevisse, la taquina Sacha en saluant Ian à travers le passe-plat.

En riant des mésaventures de Juliet à chaque fois qu’elle s’aventurait dans un endroit un tant soit peu exotique et non tempéré, Darius les installa à leur table et donna des instructions afin que ses amis soient traités avec tous les égards.

Sacha regarda sans envie les délicieuses mises en bouche qu’un serveur posait sur la table. Darius leur apporta des coupes de champagne.

–Evgueny est en agréable compagnie, constata-t-il en apercevant son collègue pénétrer dans l’établissement.

Sacha se retourna et ouvrit des yeux ronds. Une grande liane aux jambes interminables, prolongées par des talons vertigineux, accompagnait Evgueny.

Juliet se tassa sur sa chaise. Elle avait couru les ateliers de tous ses amis créateurs pour dénicher cette petite robe noire qui la faisait ressembler à Jennifer Anniston et portait les tout derniers escarpins Victor&Rolf, tout cela pour être renvoyée illico au rayon tapisserie par une Russe flamboyante dans son ticket de métro rose. Heureusement, elle avait toujours Darius. Lui, on pourrait lui mettre Natalia Vodianova entre les pattes, il resterait de marbre.

–Désolé pour le retard, mais j’ai dû me battre pour accéder à la salle de bain, se justifia Evgueny. Voici ma sœur jumelle,Olga…

Comme lui, la jeune femme avait de grands yeux bleus, d’épais cheveux blonds qu’elle avait laissés retomber sur ses épaules musclées, le même physique slave que son frère, mais avec plus de sex-appeal, du moins selon Sacha.

Cette vision, ô combien agréable, réveilla ses instincts primitifs, le coupant du monde durant de longues secondes. Subjugué par la beauté de la jeune femme qui s’installait en face de lui, il manqua de rater le toast que lui portaient ses amis.

–À Sacha !!

Il se leva et salua, un œil toujours rivé sur Olga.

–Evgueny m’a dit que tu étais journaliste, déclara-t-il en se rasseyant. Dans quel domaine travailles-tu ?

–Je suis journaliste sportive, spécialisée dans le football, répondit Olga avec un délicieux accent russe où roulaient les « r ». Je crois qu’ici vous dites soccer.

–S’intéresser au soccer, quelle drôle d’idée ! ricana Juliet, d’un ton plus méprisant qu’elle ne l’aurait voulu.

–Et à quoi tu t’intéresses ? répliqua Olga en faisant tourner la rondelle de citron dans son Coca light avec une sensualité horripilante.

–La mode ! s’exclamèrent Sacha et Evgueny.

–Exact, approuva Juliet. Je suis rédactrice en chef du magazine Ladies. Tu connais ?

–Niet.

–Dommage. T’aurais pu me donner des idées de sujets. Je sèche complètement en ce moment. J’aimerais sortir de l’éternel marronnier « Perdre trois kilos avant les vacances ».

–D’autres sujets te préoccupent ? plaisanta Evgueny, mutin.

Juliet lui tira la langue.

–J’ai peut-être une idée, annonça Sacha. Darius m’a présenté une Iranienne. Dans moins d’un mois, l’Iran vote pour les présidentielles, l’interviewer pourrait faire un bon sujet.

Juliet lui claqua un bisou sonore sur la joue.

–T’es génial ! Je t’adooooore !

Les yeux de Juliet se mirent à briller. Son cerveau imagina aussitôt les questions qu’elle allait poser à cette étrangère. Elle était comme cela Juliet, toujours sur le qui-vive, à humer l’air du temps, à chercher la nouveauté, la véritable information et non le sensationnel. Son dernier gros coup remontait au printemps 2008, durant les primaires démocrates. Elle fut la toute première journaliste à obtenir un long entretien avec Michelle Obama, future première dame des États-Unis. Début 2009, elle avait réalisé deux interviews fortes intéressantes d’Hilary Clinton, la nouvelle secrétaire d’État, et de Sarah Palin, l’électron libre du parti républicain, gouverneur de l’Alaska et ex-colistière de John McCain lors de l’élection présidentielle. Mais ces derniers temps, son équipe ne lui proposait plus que des sujets mille fois rabâchés ou des interviews sans grand intérêt. Il était temps que Ladies sorte à nouveau du lot.

***

–Oh ! quelle belle carte postale, s’émerveilla Maryam en pénétrant dans le Café Nicole.

À l’angle de la 52e Rue et de Broadway, au septième étage de l’hôtel Novotel, le restaurant offrait une vue imprenable sur Times Square, le cœur touristique de New York avec ses néons lumineux et ses écrans géants.

–Ce panorama n’égale pas votre beauté, la flatta Nader.

Pourquoi fait-il autant de simagrées avec maman ? Il la drague ou quoi ? Quelle corvée de devoir le supporter le soir de mon anniversaire ! s’interrogea Leila, agacée.

Peu enthousiaste à l’idée de célébrer ses trente ans avec Nader Radahani, Leila manifestait son mécontentement par sa tenue. Elle avait passé un fin manteau en dentelle vieux rose, s’était coiffée d’un châle ajouré qui ne dissimulait guère son opulente chevelure ébène et avait poussé la provocation jusqu’à arborer de petites sandales, dévoilant largement ses pieds.

Elle prit place sur la banquette en soupirant. Maryam la tança du regard et se tourna vers Nader.

–Merci pour cette invitation, monsieur Radahani, minauda-t-elle avec un grand sourire. Nous sommes bien peu sortis depuis notre arrivée à NewYork.

–Kaveh, franchement, tu exagères ! gronda Nader en faisant de gros yeux à son ami. Tu es là depuis un an, tu connais New York et tu ne sors pas tes deux superbes femmes ! Non seulement tu es un casanier barbant, mais tu es aussi un tortionnaire.

–J’aime lire tranquillement à la maison, s’excusa Kaveh.

–Allons ! s’exclama Nader. Tu ne vas pas rester célibataire toute tavie !

–Divorcé, murmura Kaveh.

–Si tu veux, continua Nader. Mais sors un peu ! Je suis sûr que ton allure de dandy plaît beaucoup aux femmes.

Maryam opina. Il était beau son fils avec ses grands yeux rêveurs. Pourquoi était-il devenu si solitaire et taciturne ?

–Monsieur Radahani, accepteriez-vous de divertir un peu Kaveh ? s’enquit-elle.

–Je m’y emploie déjà, madame. Je vous promets de tout mettre en œuvre pour le décoincer un peu. Que diriez-vous de jouer les touristes tous les quatre et de découvrir les merveilles de New York ?

Leila contempla les gigantesques affiches de comédies musicales et les enseignes lumineuses qui s’étalaient dans l’enfilade de Broadway jusqu’à Times Square.

Quelle féerie ! Quelle promesse de rires et de fêtes ! Théâtres, cinémas, concerts, bars, restaurants, tout était à portée de main.

Son regard se posa sur l’immense baie vitrée du Café Nicole. Leila grimaça, dépitée. Une vitre très haute et bien épaisse se dressera toujours entre elle et la frénésie de la Grosse Pomme, des entraves invisibles l’empêcheront toujours de jouir pleinement de sa liberté.

La voix de Nader vantant les mérites de la ville qui ne dort jamais lui perça les tympans.

Il me tape sur les nerfs celui-là avec sa morgue de vieux beau ! Pourquoi il me reluque comme ça ?

En posant le menu sur la table, Nader lui effleura la main.Leila se raidit et se plaqua contre la banquette.

Elle l’avait détesté à la seconde où elle l’avait rencontré, il y a un peu plus d’un mois, dans le hall de leur immeuble. Suite à cette rencontre, Nader n’avait cessé de passer à leur appartement, sous n’importe quel prétexte. Leila avait d’abord pensé qu’il cherchait à lier connaissance, il avait emménagé début avril. Mais depuis peu, un horrible pressentiment la taraudait. Et ce pressentiment se renforçait à chaque fois que Nader posait son regard concupiscent sur elle.

***

Vers vingt-deux heures trente, le restaurant commençant à se vider, Darius put enfin s’attabler avec ses amis et aborder avec Juliet l’un de leurs sujets favoris : les potins.

Olga décrocha rapidement. Vu qu’elle était un peu pompette, Juliet avalait un mot sur deux, le cerveau de la Russe avait du mal à la suivre. Darius parlait d’une voix grave et posée mais, à cette heure, son vocabulaire était trop élaboré pour toute personne non anglophone. Olga préféra se concentrer sur le beau spécimen assis en face d’elle. Elle se doutait que l’éclat qui brillait dans les yeux de Sacha était dû aux nombreuses coupes de champagne qu’il avait descendues, le reste continuait d’exprimer une profonde tristesse, une grave mélancolie. Mais plus Olga observait Sacha, plus il l’attirait. Elle sentait monter un désir, une pulsion, de plus en plus irrésistibles. Elle avait envie de dresser un mur entre eux et les pipelettes sur leur gauche, prendre le temps de le cajoler, de le réconforter.

L’arrivée d’un petit blondinet, vêtu d’une veste de cuisine aux manches retroussées jusqu’aux coudes, la détourna de ses pensées.

–Alors, ce dîner ? demanda Ian en attrapant une chaise.

–C’est le meilleur repas que je n’ai jamais mangé ! le complimenta Olga. S’il vous plaît, donnez-moi la recette de votre gâteau au chocolat fourré à la framboise.

–Nan ! pas question ! répondit Ian, tout sourire. C’est un secret d’État.

Olga afficha une mine attristée.

–Je donnerai la recette à Evgueny, mais c’est bien parce que c’est vous, cédaIan.

Olga le remercia de son plus beau sourire. Darius prit la main de son compagnon.

–Ian et moi envisageons de convoler en justes noces au Canada depuis qu’une loi new-yorkaise reconnaît les mariages invertis célébrés là-bas, annonça-t-il fièrement.

–Pourquoi vous tenez tant à avoir les mêmes problèmes que les hétéros ? s’écria Juliet. Le mariage, le divorce, les enfants ! Vous êtes pas bien comme vous êtes ?

–J’ignorais que le mariage et les enfants entraient dans tes priorités, s’étonna faussement Darius.

–Fais pas ton gros méchant, ça marche pas avec moi, répliqua Juliet. Tu sais très bien ce que j’veux dire. Un mariage sur deux finit par un divorce, alors à quoibon ?

–Uniquement à cause de l’hystérie féminine, provoqua Darius.

–Oh ! le couplet misogyne maintenant ! T’es fatigué, mon pauvre chou, peux mieux faire, le rabroua Juliet.

–Ces statistiques concernent que les mariages hétéros, appuyaIan.

–Tu suggères de ne faire que des mariages gays ? renchérit Evgueny, hilare.

–Cela réglerait certains problèmes de surpopulation, souligna Darius.

Sacha suivait la conversation, amusé, en sirotant son cognac. Olga profita de la diversion provoquée par le débat sur le mariage pour passer à l’action. Elle se déchaussa et, du bout du pied, remonta la jambe du jeune homme assis en face d’elle. Sentant des orteils chatouiller la partie la plus sensible de son anatomie, Sacha manqua de s’étouffer. Il leva les yeux vers Olga. D’un clin d’œil, elle lui confirma que ces orteils audacieux lui appartenaient.

***

Le dîner parut interminable à Leila. Nader avait une idée sur tout et étalait sa culture comme de la confiture sur une tartine. Pour échapper à son blabla incessant, Leila s’était amusée à observer les tables alentours, cherchant à deviner la nationalité des personnes, si tel couple était légitime ou pas… Quatre hommes et une femme avaient particulièrement retenu son attention. Ils étaient trop décontractés pour parler affaires et ne ressemblaient ni à des touristes ni à une bande de véritables copains. À force de tendre l’oreille pour écouter leur conversation, Leila comprit qu’ils étaient des pilotes d’Air France.

Pilote de ligne… Voyager partout dans le monde, seule, libre, loin de tout regard inquisiteur. Quelle chance !

Leila secoua la tête.

Arrête de rêver bécasse et redescends sur terre.

Le serveur débarrassa les desserts. Enfin ! Leila allait pouvoir rentrer à la maison et se plonger dans un bon livre en attendant que Morphée la prenne dans ses bras.

–Quatre coupes de champagne, commanda Nader.

–Bien, monsieur.

–Du champagne ? s’étonna Maryam.

–Très chère Maryam… Permettez-vous que je vous appelle Maryam ?

Elle l’autorisa. Leila leva les yeux au ciel.

–Très chère Maryam, j’ai commandé du champagne pour fêter les trente printemps de Leila et, aussi, pour célébrer une occasion très spéciale. Je suis sûr qu’Allah ne nous en tiendra pas rigueur.

Kaveh fronça les sourcils. Non qu’il fût surpris par cette entorse à l’une des règles les plus élémentaires de l’islam, lors de leurs sorties entre hommes, il avait vu Nader consommer des alcools bien plus forts, mais de quelle occasion parlait-il ?

Une fois les quatre coupes posées sur la table, Nader se redressa, lança un regard amoureux à Leila avant de planter ses yeux noirs et mystérieux dans ceux de Kaveh.

–Mon ami, nous avons maintenant appris à nous connaître, à nous apprécier. Grâce à toi, ce déménagement à New York, loin de mes enfants, est devenu supportable…

Non, non ! pria silencieusement Leila en s’enfonçant les ongles dans les paumes des mains.

–… Ta famille est devenue une seconde famille pour moi. Par conséquent, c’est avec beaucoup de joie et d’émotion, qu’humblement, je te demande la main de ta merveilleuse sœur, Leila.

Une bombe explosa dans les entrailles de la jeune femme. Tout son corps lui fit mal. Un étau lui enserra la gorge. Son instinct ne l’avait pas trompée. Ce mufle voulait la priver de sa liberté si chèrement acquise et l’enfermer dans une prison !

Sa rage décupla devant le sourire soulagé de son frère. Elle se retint de l’étrangler sur le champ.

–Cette proposition nous honore, intervint Maryam d’une voix calme. Mais un mois, cela est un peu court pour réellement se connaître. Cet engagement est très important. Il doit être mûrement réfléchi.

–Cette demande en mariage, venant d’un homme comme toi, nous remplit de joie, surenchérit Kaveh. Mais avant de pouvoir te répondre, je dois en discuter avec ma mère et, surtout, avec Leila. Je suis sûr que tu comprends.

–Évidemment, consentit Nader d’un ton détaché.

Leila saisit la perche que son frère et sa mère venaient de lui tendre.

–Pour votre père, l’Occident n’est qu’un ramassis de dégénérés corrompus par l’argent, le féminisme, l’homosexualité et la luxure. J’ai été infectée par cette culture pornographique et décadente. Vous devriez attendre de mieux me connaître avant de vous engager, je suis peut-être contagieuse.

Maryam fusilla sa fille du regard. Nader éclata de rire.

–Nul besoin d’attendre, ma chérie. Ton intelligence est la meilleure des antidotes. Alliée à ta beauté, elle fait de toi l’épouse idéale pour un homme de mon rang. Nous serons les John et Jacqueline Kennedy de l’Iran, déclara-t-il en levant sa coupe.

Nader et Kaveh trinquèrent et firent honneur au champagne. Perdue dans ses pensées, Maryam n’y toucha pas. Leila hésita puis vida sa coupe d’un trait, par dépit, par bravade.

Quelques bulles ne suffirent pas à enivrer ses neurones, interpelés par les propos de Nader.

Pourquoi la comparait-il à Jacqueline Bouvier ? Croyait-il que, comme sa mère, elle ne s’intéressait qu’à l’entretien de la maison et au commandement d’une armée de domestiques ? Croyait-il que, comme sa mère, elle avait ce don particulier d’être aimable et accueillante avec tout le monde ? Qu’elle était capable de faire abstraction de l’actualité, de cacher son intelligence pour babiller sur des sujets sans aucun intérêt ? Eh bien, il se mettait le doigt dans l’œil et elle allait le lui prouver ! Et lui ? Pourquoi se comparait-il à l’ancien président des États-Unis ? Il se prenait pour un Kennedy ?

Cette idée fit pouffer Leila. Nader se méprit sur son sourire et demanda l’addition en déclarant qu’il invitait tout le monde.

Encore sous le choc, Leila fut la dernière à se lever de table. Son regard tomba sur les billets posés sur l’addition. Elle fit un rapide calcul mental.

Le radin ! Il n’a même pas laissé dix pour cent de pourboire !

Elle rajouta cinq dollars et sortit lentement de ce lieu où avait sonné le glas de ses illusions.

De retour chez elle, Leila passa un pyjama, ouvrit la fenêtre, et se pencha à l’extérieur pour fumer une cigarette afin de calmer ses nerfs.

Qu’avait-elle fait à Allah pour qu’Il lui mette ce Nader entre les pattes ? Tu parles d’un cadeau d’anniversaire ! On ne peut pas le revendre sur eBay celui-là ?

Une fois que la nicotine eut produit son effet, Leila referma la fenêtre, s’installa confortablement sur son lit et attrapa sur le chevet le dernier exemplaire de l’hebdomadaire féminin Ladies en espérant que cette lecture l’aiderait à trouver le sommeil.

Elle fronça les sourcils en lisant le gros titre en couverture :« La prostitution sous toutes ses formes ».

Je vais lire cet article attentivement, cela pourrait bien me servir, pensa-t-elle, désabusée.

Un coup frappé à la porte lui fit lever la tête.

–Je ne te dérange pas ? demanda Maryam.

–Non, maman, entre, répondit Leila en fermant précipitamment le magazine.

–J’ai remarqué que la demande de monsieur Radahani t’avait contrariée.

–C’est le moins que l’on puissedire.

–C’est pourtant un homme tout à fait charmant. Il n’a que quarante-cinq ans, il estveuf…

–C’est le fils d’un ayatollah !

Maryam sourit légèrement.

–Il a des mœurs bien occidentales pour un fils d’ayatollah.

–Les terroristes du 11 septembre ont été vus buvant de l’alcool, c’est une astuce pour tromper l’ennemi.

Maryam s’assit sur le bord du lit en soupirant.

–Il te propose un destin à la Jacqueline Kennedy, cela demande réflexion,non ?

–Non ! Je travaille, je gagne bien ma vie, je n’ai pas besoin d’un homme pour m’entretenir. Je ne veux pas d’un homme qui me donne des ordres, m’empêche de travailler. Je ne veux pas être une potiche obligée de ravaler sa fierté et de supporter les frasques de son mari, fut-il président !

–Ne veux-tu pas y réfléchir ?

–C’est tout réfléchi, grommela Leila. Je n’en veux pas et je ne veux pas me marier tout court !

–Non, Leila, ce n’est pas tout réfléchi. Une femme ne peut pas vivre seule, cela ne se fait pas. Tu as trente ans. Il est grand temps que tu te maries. Pense à ta réputation…

Leila ricana.

–… À notre réputation.

Maryam s’interrompit pour peser ses mots.

–L’ayatollah Radahani n’est pas n’importe quel religieux. Il fut compagnon de route de l’ayatollah Khomeiny. C’est un homme puissant, influent. Il est membre du Conseil de discernement et du Conseil des gardiens1. Depuis la mort de ton père, nous sommes devenus vulnérables. Ce mariage avec son fils nous garantirait sa protection. Pense à tasœur.

–En clair, tu me demandes de faire le plus vieux métier du monde.

–Leila !

–Pardon, maman. Mais je ne l’aime pas. Je… Il ne me plaît pas. Quelque chose cloche chezlui.

Maryam baissa les yeux vers le magazine.

–Nous sommes iraniennes, ma chérie, que tu le veuilles ou non, nous ne pourrons jamais nous comporter comme des Occidentales, surtout dans notre situation actuelle…

***

Sacha ouvrit la porte de son appartement et s’écarta pour laisser passer Olga. En entrant, elle jeta un rapide coup d’œil à l’ensemble avant de se tourner vers son chevalier servant qui lui sourit. Elle lui glissa une main sur la nuque et l’embrassa avec fougue. Elle ondula contre lui, le caressa, s’écarta légèrement pour laisser sa main libre descendre jusqu’à la braguette du triste pantalon gris qu’elle ouvrit d’un coup sec et se faufila dans le caleçon.

Avant qu’il n’eût le temps de dire « ouf !», Sacha se retrouva nu, allongé sur son lit, offert aux mains et à la bouche expertes d’Olga. Il ferma les yeux, savourant ce délicieux moment.

Fais attention. Elle est canon et douée, tu pourrais devenir accro.

Pourquoi diable avait-il eu cette pensée ?

Elle n’avait pas disparu que Popaul décida de se mettre au diapason avec son ennemi juré, le cœur : tout le monde en berne ! Il devint tout mou, indifférent aux efforts d’Olga. Si elle ne l’avait pas tenu fermement, il serait allé se cacher derrière les deux orphelines.

La gorge de Sacha se noua. Honteux, il baissa les yeux vers Olga. Elle le regardait, aussi déçue qu’étonnée.

–Désolé, bafouilla-t-il. C’est la première fois que je…je…

Avec une grâce féline, Olga remonta en lui caressant le ventre.

–Ce n’est pas grave, ça arrive.

La tendresse d’Olga lui brûla soudain la peau. Il lui repoussa la main plus brutalement qu’il ne le souhaitait et se rua dans la salle de bain.

–Les hommes, soupira la jeune femme en s’enroulant dans la couette.

Sacha se passa de l’eau sur le visage, en but quelques gorgées pour faire passer son envie de vomir, son dégoût de lui-même, et respira profondément pour retrouver un peu de contenance.

Quand il revint dans la chambre, le regard compatissant d’Olga lui déchira les tripes. Il aurait préféré des reproches, voire des injures, à cette pitié. Jamais il n’avait été aussi minable avec une femme. Il avait toujours assuré, même dans les circonstances les plus rocambolesques, notamment quand cette nymphomane de Cristal l’avait coincé dans les toilettes de l’Assemblée générale de l’ONU. Bien qu’étonné par son audace, il avait apprécié ce moment de pure débauche, épicé par le risque d’être surpris à tout instant. Depuis, à chaque fois qu’il la voyait roder dans les couloirs, il avait une seconde de jouissance en pensant à cette entorse au règlement.

Des femmes, il en avait beaucoup tenues dans ses bras : des belles, des quelconques, des jeunes, des plus âgées que lui, des filles levées au hasard d’une rencontre, des collègues de travail charmées par ses beaux yeux. La drague ne lui posait aucun problème ni les aventures sans lendemain. Il les avait même collectionnées, prenant ce qu’il y avait à prendre. Les questions, il se les posait habituellement après, jugeant durement les femmes avec lesquelles il venait de coucher, souvent trop rapidement. Celles d’une vingtaine d’années se font les griffes, les trentenaires cherchent un géniteur car leur horloge biologique fait tic-tac, celles de plus de quarante ans – après avoir élevé leurs enfants – veulent se prouver qu’elles plaisent toujours, peuvent toujours avoir des amants…

Olga ne rentrait dans aucune de ces cases et repartait dans moins de vingt-quatre heures, alors pourquoi avait-il peur de retomber amoureux ?

Sacha insista pour raccompagner Olga. Déjà qu’il avait été ridicule, il n’allait pas en plus se comporter comme un goujat en l’abandonnant seule dans les rues de New York au beau milieu de la nuit !

Une fois dans le taxi, il fixa les immeubles qui défilaient, fuyant le regard de la jeune femme qu’il sentait posé sur lui.

Que lui dire ? se demandait Olga. Qu’Evgueny m’a tout raconté et que je comprends ?

Quand le taxi s’arrêta devant l’immeuble de son frère, elle ouvrit la portière, hésita, se retourna et déposa un tendre baiser sur la joue de Sacha.

–Vraiment, ce n’est pas grave, le rassura-t-elle, avant de sortir de la voiture.

Sacha lui répondit par une mimique navrée. Olga lui fit un dernier signe et se retourna avant que le taxi ne redémarre.

Sur le chemin vers Brooklyn, Sacha baissa la vitre malgré le regard désapprobateur du chauffeur et happa l’air frais de la nuit. Sa nausée, telle une mauvaise indigestion, refusait de passer.

Arrivé dans son appartement, il s’écroula sur le lit, fondit en larmes et cracha cette souffrance étouffante qu’il n’arrivait plus ni à contenir ni à dissimuler.

1 Voir lexique.

3

À six heures, la voix toujours trop enjouée de l’animateur radio fit sursauter Sacha. Il se leva, engourdi, et prit rapidement une douche. En se rasant, il fixa son reflet dans le miroir : ses joues pâles, les cernes noirs autour ses yeux clairs.

Ah ! ses yeux ! Combien de compliments lui avait-on faits sur son regard, sur la beauté de ses yeux bleu-vert. À présent, cet atout était éteint, mort.

Qu’est-ce qu’elle a bien pu me trouver Olga ? Elle est si gaie, si vivante… Elle est venue à New York pour se changer les idées. Une distraction, voilà ce que j’étais. Un sex toy. Cassé le sex toy.

Sacha soupira, envahi de nouveau par cette envie de s’enfermer dans son antre, de ne plus voir personne et de se laisser sombrer. Mais une nouvelle fois, sa conscience professionnelle prit le dessus, le poussa à se vêtir, à descendre dans le métro, à s’asseoir à sa place favorite.

Ce matin, il ne piqua pas du nez, son cerveau ayant décidé d’en rajouter une couche.

–T’es vraiment un naze ! Même bander, t’en es plus capable ! Avec la bombe que tu avais dans les bras !

–Il est peut-être là le problème. Olga est trop… trop tout. Elle n’aurait pas dû me sauter dessus commeça.

–Ne sois pas lâche en plus ! Le problème vient detoi !

–Oui, le problème vient de moi. Je ne veux plus de sexe pour l’hygiène, sans sentiments, sans lendemain. De ces matins où on n’a plus rien à se dire et où on ose à peine se regarder.

Sacha se prit la tête entre les mains.

Penser à autre chose, essayer d’oublier cette nuit, son attitude pitoyable et arrêter de se torturer avec toutes ces idées noires.

Leila ! J’ai promis à Juliet de la lui présenter ! C’est ça, réfléchir à la façon d’aborder le sujet car elle a pas l’air commode la Miss Iran, j’ai toutes les chances de me prendre un râteau.

Arrivé aux Nations unies, Sacha se rendit directement dans le bureau de Darius, préférant affronter le regard noir de cette belle inconnue épaulé par son ami totalement indifférent aux charmes féminins.

Étonné de ne pas le trouver dans leur bureau, Evgueny le rejoignit.

En se levant, il s’était cogné à Olga qui sortait de la salle de bain, précédée par un nuage de vapeur.

–T’es rentrée ?

–J’t’en pose des questions ? avait grogné Olga en se dirigeant vers la cuisine sans même lui adresser un regard.

–Ben ??! avait lâché Evgueny en restant planté sur le bas de la porte.

Complices avant même leur naissance, le frère et la sœur n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Petits, ils avaient fait les quatre cents coups, couvrant mutuellement leurs bêtises. Même l’adolescence, âge ingrat s’il en est, ne les avait pas éloignés. Ils avaient partagé leurs premiers émois, leurs chagrins d’amour, s’étaient raconté leurs premières expériences sexuelles. Evgueny tenait la liste quasi exhaustive des multiples amants d’Olga, au point de pouvoir écrire un livre sur les préférences et les exploits sexuels des sportifs russes, cibles favorites de la jolie journaliste. Alors, quelle mouche avait bien pu la piquer pour la rendre soudain si prude ?

–Ça ne s’est pas bien passé avec ma sœur ? Quand j’ai demandé comment elle allait, je me suis fait envoyer sur les roses.

–Rassure-toi, ta sœur est adorable. C’est moi qui ne suis plus bon à rien, grommela Sacha.

–Depuis le temps que je te prie de goûter aux hommes ! s’exclama Darius, sarcastique. Je suis sûr que nous saurons raviver ton désir charnel.

–Merci pour le conseil, répliqua Sacha, habitué aux allusions de son ami. Mais je vais m’en tenir à la gent féminine, si tu veuxbien.

Darius ouvrit la bouche pour répliquer, mais resta statufié, les yeux braqués sur un point de la pièce. Sacha et Evgueny se retournèrent.

Leila, un petit sourire aux lèvres, se tenait dans l’encadrement de la porte.

–Je vous en prie, messieurs, n’arrêtez pas votre conversation pour moi, elle est très instructive, indiqua-t-elle en posant un regard mi-amusé, mi-étonné sur Sacha.

À cette seconde, le pauvre aurait voulu disparaître dans un trou de souris.

Leila s’avança vers son bureau sans le quitter des yeux. Evgueny se leva d’un bond pour lui laisser la place et recula de quelques pas. Leila le remercia d’un signe de tête, s’assit et considéra les trois hommes.

Ils vont prendre racines ?

Darius toussota. Sacha se racla la gorge et, avec des yeux d’agneau amené à l’abattoir, bafouilla :

–Mademoiselle, mon… mon amie Juliet… Juliet McAllister souhaiterait…

–Juliet McAllister ?!!! Vous connaissez Juliet McAllister ??

Leila regarda Sacha complètement stupéfaite.

Comment se peut-il qu’il connaisse LA prêtresse de la presse féminine ?

–Oui, répondit Sacha d’une toute petite voix. C’est une très bonne amie à moi. Je lui ai parlé de vous hier, mademoiselle…

Leila lui lança un regard éberlué.

–… Et… heu… enfin, si vous êtes d’accord bien sûr, mademoiselle, elle… heu… elle souhaiterait vous interviewer.

Voilà, il l’avait dit.

Sacha se retint de soupirer de soulagement et s’adossa contre la chaise.

–Avec grand plaisir, accepta Leila en affichant un sourire aussi éclatant que taquin. Mais à une condition, cessez de m’appeler mademoiselle, j’ai l’impression que vous vous adressez à une vieille fille.

Sacha la regarda, interloqué. Elle lui sourit et se tourna vers Darius.

–Ne sommes-nous pas attendus à l’Assemblée générale ? demanda-t-elle, ramenant tout le monde au train-train quotidien.

***

Nader se laissa tomber sur le pouf posé au centre de son dressing en acajou de dix mètres carrés et retira ses chaussures en grimaçant. Charmé par cette belle journée de printemps, il avait décidé de faire un peu de shopping en rentrant à pied des Nations unies. Quelle drôle d’idée !

Il avait dû remonter douze blocs sur Madison Avenue avant de trouver une boutique digne d’intérêt et avait fini par rentrer chez le chausseur Allen Edmons pour profiter de l’air conditionné. Une paire de jolis mocassins à pompons lui avait fait de l’œil. Il avait tâté les souliers pour s’assurer qu’ils étaient bien en cuir et avait posé mille questions au vendeur avant de se laisser séduire. Il n’allait pas gâcher quatre cents dollars pour de la camelote fabriquée en Chine !

Nader avait retrouvé le sourire en arrivant au niveau de la 57e Rue. Christian Dior, Louis Vuitton, Christian Lacroix… Voilà ce qu’il cherchait. Car Nader n’aimait que le luxe. Rien n’était trop beau pour sa petite personne. Pour ses costumes, ses chemises, ses cravates et même ses slips et ses chaussettes, il ne choisissait que les tissus les plus nobles : cachemire douze fils, soie, cent pour cent coton. Il était un client exigeant, n’hésitant pas à renvoyer une chemise si un bouton venait à tomber.

Nader sortit délicatement de sa housse le costume anthracite qu’il avait acheté chez Christian Dior et le pendit avec les autres costumes griffés de son dressing.

–Votre bain est prêt !

Nader déposa avec soin sa veste, son pantalon, sa chemise – tous étiquetés Yves Saint-Laurent – sur le valet de nuit pour indiquer à la bonne qu’ils étaient à envoyer au teinturier et entra dans la salle de bain.

Des essences de thym, de romarin et de lait d’amande douce lui chatouillèrent délicatement les narines. Il testa l’eau du bout du pied. Elle était parfaite, chaude sans être brûlante. Il se glissa avec délectation dans les bulles formées par le système de balnéothérapie de la baignoire.

–Tu es le seul à savoir préparer un bain comme ça, complimenta Nader en s’adressant à son chauffeur et homme à tout faire.

Peyman sourit, satisfait. Il prit le mélange de miel et de sucre qu’il avait mixé et massa les pieds meurtris de son maître.

–Vous avez eu une réponse ?

–Pas encore… Ça viendra, murmura Nader, confiant, en se délassant. Il faut les laisser mariner. Dis-moi, que penses-tu de Leila ?

–Ça dépend de quel point de vue on se place.

–Parle.

–Elle est canon, mais pour moi, c’est une taghouti2et pas sûr qu’elle soit vraiment najib3…

Nader leva un sourcil. La justesse des remarques de son serviteur ne cesserait jamais de l’étonner.

Sa toilette terminée, Nader rentra dans son bureau, qu’il fermait toujours à clé, attrapa un dossier dans un tiroir – également fermé à clé – et en sortit une feuille format A4, l’agrandissement d’une photo d’identité de Leila où elle regardait l’objectif avec un petit air buté et hautain. Nader se souvint de leur première rencontre.

Leila était vêtue d’une veste rouge, son hijab porté très en arrière dévoilait de nombreuses mèches de cheveux, son port de tête était encore plus digne et frondeur que sur le cliché. Nader avait immédiatement senti son sexe se tendre. Cette femme serait sienne. C’était une évidence, une volonté d’Allah.

–Que veux-tu, belle Leila ? demanda Nader en caressant la photographie du bout des doigts. Que dois-je faire pour te plaire ? Quelles sont tes faiblesses ?

2 Une bourge, terme employé pour désigner les femmes habitant les quartiers huppés de Téhéran.

3 Une femme bien sous tous rapports.

4

Un brin amusé, Sacha écoutait Leila et Juliet qui jacassaient comme des pies. Il ne les avait pas présentées que les deux jeunes femmes avaient entamé une conversation animée. Leila avait avoué qu’elle était une fidèle lectrice de Ladies. Juliet lui avait expliqué sa motivation pour la rencontrer.

–J’aimerais sortir votre interview au moment des élections présidentielles, soit pour le numéro du 13 juin. Pourriez-vous venir à Ladies, voyons…

Juliet fit défiler son agenda en grimaçant.

–… Ce samedi serait possible ? Je sais, c’est après-demain, mais le temps nous est compté et je suis très prise dans les jours à venir.

–Oui ! Oui, bien sûr, accepta Leila, les yeux brillants dejoie.

Elle se tourna vers Sacha.

–Tu seras là également ?

Sacha sursauta, confus comme un garnement pris le doigt dans le pot de confiture.

Frais comme un gardon après une bonne nuit de sommeil, la première depuis fort longtemps, rasé de près, parfumé et tout sourire, il était entré dans le bureau de Darius en espérant faire bonne impression à Leila. Mais dès que la jeune femme avait braqué son regard noir sur lui, il avait perdu tous ses moyens. Il avait bafouillé, rougi, regardé ses vieux mocassins. Leila avait dû prendre les choses en main, le précédant dans le couloir, volant au-dessus du sol, heureuse à l’idée de rencontre la grande prêtresse de la presse féminine. Sacha l’avait conduite dans le Starbucks où les attendait Juliet. Il s’était assis en face des deux femmes et n’avait plus ouvert la bouche, fasciné.Il devait se faire violence pour ne pas dévisager cette madone musulmane au visage si lumineux, aux immenses yeux noirs en amande, à la bouche merveilleusement dessinée, au nez droit et fin, aux mains parfaitement manucurées. Il avait tourné la tête vers Juliet, mais son regard était reparti vers Leila, aimanté par sa taille étroite soulignée par sa veste cintrée en soie rouge, par l’arrondi de ses hanches, par la courbe de ses seins.

–Sacha dans un magazine de mode toute une journée ? s’esclaffa Juliet. Aucune chance ! C’est tout juste s’il daigne rentrer pour venir me chercher. Pourtant, à une époque, j’ai tout fait pour le persuader de poser pour des copains photographes.

–Elle imaginait faire de moi un David Beckham, expliqua Sacha d’un ton grognon.

–J’comprends pas ton obstination à dire non. Ça rapporte beaucoup. Étudiant, ça aurait mis du beurre dans les épinards.

–Vous vous connaissez depuis l’université ? s’étonna Leila.

–Oui, confirma Juliet. On se supporte depuis dix-sept ans. Voilà pourquoi il est le seul mec que j’invite à dîner chez moi, il sait qu’il vaut mieux amener le repas.

Sacha et elle échangèrent un sourire complice.

Drôle de couple, pensa Leila. La fashion victim survoltée et le timide empoté.

***

Sacha et Juliet avaient pris l’habitude de se retrouver tous les jeudis soir pour un dîner entre célibataires. Sacha apportait le repas et Juliet lui changeait les idées en lui racontant les derniers ragots. Sacha la faisait rire en caricaturant les personnes dont elle lui parlait. Certains soirs de blues, ils crachaient ce qu’ils avaient sur le cœur et se remontaient le moral à tour de rôle.

Mais ce soir-là, Sacha trouva porte close. Aussi, il s’assit sagement sur un banc, en face de l’immeuble, et posa le sac kraft qui contenait le repas sur ses genoux. Son esprit repartit vers Leila.

Comment l’aborder ? Que lui dire ? A-t-elle un petit ami ? Est-elle mariée ? Qui pourrait le renseigner ? Darius ? Pas sûr…

L’arrivée de Juliet le tira de ses pensées. Elle s’excusa pour le retard et le précéda dans le hall en lui expliquant ses soucis.

Ladies avait prévu une interview exclusive de Morgan Nox, une starlette en pleine ascension, mais cette dernière venait de leur faire faux bond. Il était impératif de trouver d’urgence un sujet de remplacement. Juliet avait suggéré de bouleverser le planning : un reportage sur John Galliano, le directeur artistique de la prestigieuse maison Dior, se substituant à l’interview de la starlette capricieuse et l’entretien avec Leila bouchant le trou dans le numéro du 13 juin. Cela avait provoqué une violente altercation lors de la conférence de rédaction entre Juliet et sa mère, Grace, la créatrice de Ladies. Les prises de bec entre la mère et la fille n’étaient pas rares, mais celle-ci avait été particulièrement longue et virulente.

Juliet vivait dans un immeuble de grand standing sur la 5e Avenue avec parking et portiers disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son loft, au dernier étage, avait d’immenses baies vitrées donnant sur Central Park. Design et épurée, la décoration n’avait rien d’ostentatoire. Elle jouait avec les volumes et les tons blancs.

Sacha déposa les plats chinois qu’il avait achetés en chemin dans le micro-ondes tout en écoutant Juliet continuer à vider son sac.

–Heureusement que maman a réussi un gros coup avec Valeria Mattei. Mais là encore, quel stress ! Elle est tellement surbookée qu’elle peut pas venir faire les photos avant samedi. Bon, son agent nous a confirmé qu’elle sera bien là. Elle plus Leila, on devrait cartonner.