Réalités - Loïc Grosman - E-Book

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Loïc Grosman

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Alors qu'ils effectuent une simple mission, Aeria et Bron font une découverte bien surprenante...

2012 : Les Limiers Aeria et Bron effectuent en Réalité Un une mission pour la société idéale de la Réalité Zéro. Leur but ? Traquer ceux qui pourraient perturber leur époque en développant leur faculté de déplacement à travers les mondes. Mais bien vite, le couple repère des anomalies dans les câbles quantiques. Selon l’Analyste Welmot, il s’agirait d’un fait rarissime qui ne se serait pas produit depuis la mise en place de la Fibre Unique, qui permet de changer de Réalité. Pendant ce temps, Abigail, jeune serveuse dans un bar belge, se fait enlever par Kylee, un professeur aux talents de tueur à gages. Il l'entraîne dans une Réalité où l'humanité s'est presque éteinte au XXe siècle, et démarre alors un enseignement qui ébranle toutes ses convictions. Et si ces deux événements étaient en fait intimement liés ? Une véritable course contre la montre s’engage pour Aeria, tandis que Welmot s’apprête à découvrir une vérité qui menace de détruire l'espèce humaine. Quant à Abigail, quel intérêt peut-elle avoir pour Kylee, ce scientifique si mystérieux ? Le premier opus d'une trilogie de science-fiction mêlant habilement action, psychologie et philosophie qui vous entraîne dans un multivers troublant de réalisme !

Entre enlèvement et mission de sauvetage, partez à la découverte des différentes réalités qui constituent le premier tome d'une trilogie de science-fiction qui vous tiendra en haleine de bout en bout !

EXTRAIT

Les deux Limiers apparurent de nulle part en plein jour, sur une langue de terrain sec et herbeux. Après un bref tâtonnement des pieds sur le sol, ils retrouvèrent les capes de camouflage qu’ils avaient laissées là en cas de besoin et s’en revêtirent, rabattant les capuchons sur leurs têtes. Aeria respira profondément l’air absolument pur du marécage, laissant de fortes odeurs de fougères et de bois pourri investir ses poumons, puis ils prirent la direction de la petite colline qui leur faisait face à deux cents mètres de là.
Ils pénétrèrent sans difficulté dans la partie haute de la caverne qui leur tenait lieu de quartier général. C’était une grotte circulaire d’environ dix mètres de rayon, basse de plafond, qui surplombait une étendue sablonneuse. Un étroit lac naturel avait été formé en contrebas par le suintement à travers la roche d’innombrables orages pendant des millions d’années – écoulements qui avaient décoré, par la même occasion, la voûte caverneuse de longues stalactites de pierre.
Le chemin, qui se dédoublait un peu plus loin pour mener au lac sur la droite et à la salle de commandes de l’autre côté, était fait de graviers tassés par les nombreux passages des visiteurs successifs de la grotte. Aeria et Bron en étaient les seuls occupants depuis plusieurs mois.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Loïc Grosman tombe dès l’enfance dans la science-fiction, dont il dévore les plus grands romans. Son esprit scientifique, son goût prononcé pour l'abstraction et la découverte des théories de la mécanique quantique lui fournissent le terreau d'une inspiration qu’il qualifie lui-même de mystérieuse. Elle aboutit à une trilogie contre-utopique, réaliste, dense et profonde.

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Loïc Grosman

Réalités Tome 1

Roman

Chapitre1

Identité : Alexis Fernet.

Âge standard : 35 ans.

Genre : Homme.

Localisation T.D. (Temps Décohéré) : Réalité Un, an 2012, Bruxelles (Belgique).

Le texte translucide de la synthèse s’affichait en surimpression dans son champ de vision.

–Il n’a pourtant pas l’air dangereux, répéta l’homme d’une voix résignée. C’est le troisième, n’est-ce pas ?

Il regardait les données pour la quatrième fois en deux minutes.

–Oui, confirma la jeune femme en bâillant discrètement. Nous sommes presque au bout de nos peines. Cette année, il n’y en a que cinq.

Elle redressa les épaules :

–Qu’on en finisse ! Contacte l’Opérateur le plus proche sans perdre de temps.

Les deux étrangers faisaient le point sur leur mission, confortablement installés sur les fauteuils d’un estaminet du quartier piéton de Bruxelles, non loin de la Grand-Place. Ils étaient arrivés dans le vieux pub peu de temps après le lever du soleil.

La fatigue commençait à se faire sentir. La recherche de cet homme avait été longue. Le continent était très peuplé et la piste qu’ils avaient suivie était constamment parasitée par l’activité humaine de ce siècle. Mais ils étaient quand même remontés jusqu’à sa source à force de patience et grâce à leur expérience.

Après le contact de confirmation qu’ils venaient d’effectuer quelques minutes plus tôt, ils pouvaient considérer leur recherche comme fructueuse. L’homme à qui ils avaient demandé l’heure était bien celui qu’ils cherchaient, sans aucun doute possible. Ils avaient alors décroché en douceur de leur position pour apparaître un instant plus tard dans la ruelle qui menait à leur hôtel. Celle-ci, déserte à cette heure, leur avait permis d’arriver en toute discrétion. L’homme et la femme, après s’être brièvement consultés du regard, avaient tourné les talons, s’éloignant de l’hôtel.

Ils étaient entrés par le passage étroit qui menait à leur bar habituel et s’étaient dirigés, après avoir traversé une enfilade de petites pièces, vers le coin sombre et discret de la salle qu’ils occupaient maintenant.

Cette ancienne cuisine boisée, un peu sombre et sans fenêtres, repliait tranquillement sur eux son ambiance vieillissante. Quelques faibles ampoules pendant, nues, du plafond, les protégeaient d’une chape de pénombre toujours bienvenue. Une cheminée, inutilisée depuis bien longtemps, trônait à gauche du passage voûté par lequel ils étaient entrés dans la pièce. Les murs peints en orange ajoutaient un cachet vieillot au lieu. Quelques brins de thym posés sur les tables parfumaient l’endroit d’une agréable senteur provençale.

Abigail contourna le comptoir et s’approcha pour prendre leur commande, les saluant avec un sourire et un hochement de tête, les ayant reconnus. Cette femme de vingt-neuf ans, blonde et plutôt jolie, habillée sobrement d’un jean et d’une chemisette rouge, les trouvait encore très étranges dans leurs longs manteaux noirs au col relevé, bien qu’elle les servît assez souvent depuis plusieurs mois. Elle avait pris l’habitude de les voir fréquemment, mais rarement si tôt le matin. Ils consommaient toujours la même chose. Quand elle traversait la pièce pour s’occuper d’une autre table – toujours accompagnée de son chat gris – elle jetait souvent un coup d’œil discret sur le couple, tendant l’oreille chaque fois qu’elle les entendait parler entre eux.

La première fois qu’Abigail les avait accueillis, l’homme lui avait souri. Elle le trouvait terriblement beau. Il avait les mêmes yeux qu’elle, d’un vert profond constellé de paillettes d’or. C’était sa fierté, ses yeux. Elle les croyait uniques jusqu’au jour où cet homme magnifiquement proportionné et aux traits fins et élégants était entré dans son bar.

Elle avait alors croisé son regard, contemplé la lumière de ses yeux et n’avait pu s’empêcher de rougir. Heureusement, les lumières de la salle n’étaient pas assez fortes pour qu’il s’en soit aperçu. Il lui avait rendu le sourire qu’elle avait laissé échapper sans s’en rendre compte. Cela n’avait duré qu’un instant, cependant. Sa timidité naturelle avait repris le dessus et elle était vite retournée derrière son comptoir. Depuis, elle tentait de se convaincre que la femme aux cheveux châtains qui l’accompagnait, si élégante et mince, ne pouvait être que sa sœur.

Après tout, les deux inconnus se ressemblaient beaucoup. Ses yeux à elle étaient bleus, certes, mais de la même forme que ceux de l’homme, avec le même dessin dans ses pupilles, semblait-il. Elle avait la même taille que lui, les mêmes traits élégants de visage, les mêmes lèvres et des habits unisexes aux couleurs sombres, trop semblables à ceux de l’homme pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. De plus, Abigail n’avait jamais repéré chez ce couple un seul geste tendre ni un regard qui lui permette d’en déduire qu’ils étaient ensemble. Pour le moment, cela lui suffisait pour espérer.

Pour le reste, elle ignorait tout d’eux. Elle devinait pourtant facilement de quel pays étaient originaires les touristes qu’elle croisait, rien qu’en les entendant s’exprimer. Elle était infaillible à ce petit jeu. Mais avec ces deux-là, rien à faire. Abigail n’avait pas la moindre idée de l’origine de la langue qu’ils parlaient aujourd’hui, bien que celle-ci lui parût quand même vaguement familière.

Ce matin, ils n’avaient pas l’air pressés de quitter les lieux, ni l’homme de quitter ses pensées, constatait-elle en retournant derrière sa tireuse à bière. Tant mieux. Elle était bien décidée à en savoir plus sur lui et, accessoirement, sur elle. Elle entamerait à la prochaine commande une conversation sur des sujets plus personnels que la taille du verre qu’ils souhaitaient consommer.

En sentant cette fille les dévisager discrètement, Bron sourit intérieurement. À son prochain temps libre, il reviendrait ici, seul. Elle lui plaisait et il avait le droit de la fréquenter, à condition de respecter la règle première d’empreinte minimum. Pour le moment, il devait rester discret vis-à-vis de sa collègue. Il ne la connaissait pas encore assez bien pour lui confier ses pensées intimes. Et puis, ils n’avaient pas tout à fait fini leur travail. Bron se laissa aller en arrière et resta immobile quelques secondes le regard dans le vague.

Aeria, sans se soucier de la serveuse, décompressait en attendant sa bière, les yeux mi-clos. Elle avait un peu mal aux jambes et commençait à avoir froid malgré son épais manteau. L’automne, qui démarrait à peine, annonçait un temps glacial pour l’hiver. Elle était assez frileuse et serait bientôt obligée de se couvrir plus chaudement encore. Son regard traînait pour le moment du côté de la cheminée, pendant que ses pensées dérivaient sur les dernières heures de leur chasse.

Le couple de Limiers avait fini par localiser la troisième cible lors de la fête du cent cinquantenaire de l’indépendance de la Belgique. Cette période arriérée de l’Histoire était une époque pleine de nostalgie qui leur plaisait particulièrement. Pas de risque de destruction de masse, les guerres de religions étaient terminées, du moins dans cette partie du monde que les autochtones appelaient civilisée.

Le nouveau péril de cette période de l’Histoire était moins spectaculaire mais tout aussi réel. Le système de répartition des ressources de la planète – qui avait été mis en place deux cents ans plus tôt – avait pourtant été prometteur, mais il tuait et asservissait ce monde depuis déjà un siècle. Les humains de cette époque avaient à nouveau créé un dieu et tombaient par millions en esclavage sans qu’ils s’en aperçussent. Ils seraient bientôt libérés de ce démon inhumain, sans même verser trop de sang. Pour en créer un nouveau, plus doux.

L’Histoire relatait tout cela dans le chapitre de la Grande Élévation de 2050. Juste avant cette date, ce monde de la Réalité Un – que les Voyageurs nommaient entre eux R1 – y était décrit comme dangereux, l’élimination physique pouvant intervenir pour chacun à chaque heure, sous n’importe quelle forme. Le chaos y régnait partout en maître, entretenu par les plus bas instincts humains.

Les deux Limiers, pour avoir pratiqué cette civilisation pendant plus de trois mois, savaient que ce qui était ainsi expliqué était très exagéré, voire carrément faux. C’était même un coup de chance d’avoir trouvé la cible dans ce petit paradis de l’espace-temps R1, auquel Aeria était maintenant habituée.

à présent que c’était fait, ils allaient quitter temporairement cet endroit, dans quelques minutes, pour un court voyage vers leur point de chute habituel, à quelques éons de là. Ils pourraient alors vraiment se reposer après ce dernier effort ; car, même sans contraintes « physiques », la balade temporelle épuisait quiconque la pratiquait.

Pour le moment, il s’agissait surtout de contacter discrètement l’Opérateur disponible. Bron eut la même réflexion et se connecta mentalement à son Com’ en activant, d’une simple pensée, la petite boîte noire cubique de la taille d’un ongle qui ne quittait jamais la poche de son pantalon.

Il ouvrit la communication globale et chercha un Opérateur présent à proximité. Les informations arrivèrent dans son esprit, affluant en surimpression du centre de la pièce sous la forme de petits panneaux de différentes couleurs. Il lut les données du seul panonceau de couleur rouge.

–C’est Marcus, annonça-t-il avec une moue. Je lui ai transmis notre demande d’intervention. Mais il ne répond pas encore, finit-il par dire, attentif à son Com’.

–Marcus ? répéta-t-elle étonnée. Il n’est pas en congés ? Bon... Il doit certainement finir un nettoyage pour une autre équipe. N’oublions pas qu’avec lui, c’est toujours plus long que prévu de gommer les traces résiduelles d’une Oblitération de la Réalité.

–Tu préfèrerais que j’en cherche un autre ? demanda-t-il avec une touche d’espoir dans la voix.

–Non, objecta-t-elle. À cette époque-ci, nous marchons sur des œufs. Nous ne pouvons pas, surtout ici, nous permettre de compromettre la loi de non-ingérence. Nous ne devons laisser qu’une empreinte minimum, voire nulle, de nos passages. Je n’aime pas plus que toi les méthodes de Marcus, mais il est consciencieux dans son travail et c’est ce que nous voulons. Laissons-lui un peu de temps.

–Tu as raison Aeria, concéda-t-il. Mais je contacte un autre Opérateur si Marcus n’a pas donné de nouvelles quand la serveuse reviendra pour m’accoster. Pour le moment, nous sommes toujours inexistants, mais cette jolie fille nous regarde trop souvent.

–Et alors ? répliqua Aeria. Nous sommes seuls ici, et les serveurs ont toujours été curieux. Ce n’est pas si étrange que ça.

–Elle nous a marqués dans son esprit depuis qu’on vient ici, insista-t-il. Ça devient dangereux. Regarde donc le Champ K, un nouveau câble commence à apparaître !

–Calme-toi mon ami, le rassura-t-elle après avoir vérifié. Je m’occupe de cela dès qu’elle revient.

Bron sentit son Com’ interférer avec sa pensée.

–Tiens, voici le message de Marcus. Il nous donne rendez-vous à la base pour prendre l’empreinte de la cible.

Ils attendirent que la serveuse revienne avec de grandes boissons. Aeria se tourna alors vers Bron et vint déposer rapidement un baiser sur les lèvres de son collègue, un peu surpris. Il la laissa cependant faire sans réagir. Abigail, les joues roses et le sourire figé, les planta là et disparut dans une autre pièce avec la monnaie de leurs bières.

Après quelques minutes, Aeria constata que la salle était vide et ferma ses grands yeux couleur arc-en-ciel. Elle déploya son fil quantique, laissant le décor s’assombrir et perdre ses couleurs, et l’accrocha à la fibre cotonneuse la plus proche. Bron l’imita. Les deux Limiers devinrent translucides, puis disparurent de la salle déserte. Il ne resta de leur passage que deux bières à moitié vides.

Ils filaient bon train, dématerialisés dans un univers gris foncé où seul l’esprit avait encore une existence réelle. Leurs corps s’étaient réduits à de vagues ectoplasmes aux contours légèrement brillants, puis s’étaient fondus dans la fibre droite qu’ils avaient prise, ne laissant pour toute trace qu’un léger renflement sur une courte section du câble.

À mesure de leur voyage, les décors devenus presque transparents, monochromes, se tordaient et se déchiraient pour se reconstituer un peu plus loin sous une autre forme tout aussi éphémère. Seul le câble qui les transportait, un peu moins sombre que le reste, montrait une certaine régularité, ondulant et tressautant à mesure qu’ils accéléraient, les autres n’étant plus que des lignes pointillées vite dépassées.

Ce premier câble de transport qu’ils avaient trouvé était issu d’un fantasme pervers, pour ne pas changer. À cette époque, ils étaient omniprésents. Cette idée-ci avait pris naissance en cristallisant les pensées vicieuses d’un vieil habitué qui venait souvent s’asseoir tout près de ce coin à d’autres moments de la journée. En fusionnant, Aeria avait senti le relent visqueux caractéristique de ce type de pensées. L’homme devait souvent reluquer l’arrière-train de la serveuse quand elle passait. Ses fantasmes avaient acquis suffisamment de constance pour construire un lien dans l’espace immatériel du Champ K.

Au cours du déplacement en arrière dans le temps, la fibre encore fragile à cette époque deviendrait probablement l’image matérialisée, solide et épaisse, d’une idée de reproduction. Il ne serait peut-être pas nécessaire d’en changer en cours de route, pensa Aeria.

Toutes ces pensées oubliées, sitôt émises par une quelconque conscience, pouvaient traverser d’avant en arrière les différentes époques pour peu qu’elles fussent suffisamment solides. Elles se changeaient alors, à mesure qu’on s’approchait de leur genèse, en filaments plus consistants et plus « évidents », jusqu’à devenir de gros câbles, archétypes quasi tangibles de la psyché humaine. On pouvait, si l’on était un Voyageur bien entraîné de la Réalité Zéro, s’y accrocher et remonter le temps jusqu’à un certain point, au-delà duquel l’idée n’avait pas encore vu le jour dans l’esprit de ses géniteurs.

Certaines idées avaient projeté leur câble très loin dans le Champ K, permettant ainsi de se déplacer entre deux points très éloignés l’un de l’autre. C’était le cas des câbles issus des idées qui « avaient fait leur chemin. » Comme, par exemple, l’idée qui avait évolué pour donner la forme actuelle des droits de l’Homme. Cette pensée avait fait le tour du monde en quelques décennies. Elle était partagée par un grand nombre de personnes et, de ce fait, était devenue très solide. Grâce à cette fibre, on pouvait voyager tout autour du globe, à travers une durée de deux cents ans.

Les fibres principales de transport tissaient leur substance immatérielle à partir de chaque conscience et sous-conscience de la planète. L’humain, par la nature éminemment complexe et avancée de son cerveau, participait le plus activement à la construction de ce réseau spatial et temporel. Celui-ci était renouvelé et entretenu à chaque expérience vécue par les sens et fortement intégrée par l’individu. Les rêves humains produits pendant le sommeil fournissaient les plus importantes artères de déplacement.

Les animaux construisaient, eux aussi, leur réseau fin de connections dans pratiquement chaque endroit de la planète qu’ils pouvaient atteindre ; les égouts des cités étaient très bien entretenus par les rats. On trouvait aussi des fibres dans les hauts-fonds des océans, tissés par les dauphins et les pieuvres et même l’immensité du ciel fourmillait de cordelettes presque invisibles laissées par les oiseaux.

Les plantes et pierres, quant à elles, ne laissaient que des volutes diaphanes, immobiles à travers le temps, trop fragiles pour qu’on puisse s’y accrocher. Elles se déchireraient comme des toiles d’araignée qu’on écarte de la main. Pourtant, le paysage qu’elles révélaient avait une beauté incomparable. C’était une brume grise et ondulante qui accompagnait actuellement la sous-conscience de la femme et de son compagnon dans leur voyage.

Il existait aussi une unique fibre K – aussi appelée Fibre Unique – très différente des autres, permettant de traverser les Réalités. Celle-là, on hésitait longuement avant de l’emprunter. Elle demandait tant de maîtrise et d’énergie psychique qu’il fallait des heures pour s’en remettre. Les autres fibres étaient tellement pratiques et économiques qu’elles ne nécessitaient qu’une petite concentration pour se faire transporter, presque partout où bon semblait aux Voyageurs.

Aeria adorait se servir des câbles. Déjà, lors de sa formation, elle passait plus de temps que les autres à exercer la sensibilité de son fil K. Pendant des heures, elle tendait son lien, le laissant s’accrocher avec volupté aux différentes configurations de fibres. Elle cherchait alors à isoler chacune des composantes qui rendaient un câble unique.

La sensation avait été déroutante, la première fois. C’était comme si elle avait rêvé qu’elle entrait dans un rêve.

Après dix ans d’études intensives et plusieurs dizaines de milliers d’accrochages, elle avait assez progressé pour pouvoir mettre facilement des mots sur ses sensations. Elle avait alors pu expliquer à ses amies moins avancées qu’elle pouvait traduire cette expérience en couleurs, sons, goûts, odeurs et pléthore d’autres sensations, bien qu’aucun de ses sens physiques n’ait été stimulé directement.

Elle avait été admise haut la main lors de l’examen final de Limier Novice. Les professeurs s’étaient même accordés à dire qu’elle était, de loin, l’élève la plus douée de sa génération. Ils l’avaient alors poussée vers le perfectionnement.

Après deux décennies supplémentaires d’apprentissage, elle avait enfin pu choisir la Réalité dans laquelle elle opérerait. Sur l’incitation d’un Analyste qui l’observait depuis plusieurs années, elle avait choisi la Réalité la plus délicate, la Réalité R1. La loi d’ingérence minimum devait absolument y être respectée.

Elle avait également eu le privilège de pouvoir former un autre Limier. C’est alors qu’elle avait rencontré Bron, avec qui elle s’était tout de suite entendue. L’apparence fragile et délicate de son coéquipier, ainsi que ses beaux yeux verts, l’avait conquise.

Comme elle était d’un tempérament volontaire et avait un caractère fort, aucun problème d’autorité n’avait gâché leur collaboration. Cela faisait trois mois déjà qu’ils traquaient ensemble, sans la moindre anicroche entre eux.

Bron s’était montré dès le début tout à fait prometteur. Il était fait pour être Limier. Un sens poussé des détails et un fil plutôt sensible le servaient avec succès, bien qu’il péchât encore par manque d’expérience. Cela viendrait avec le temps, elle en était sûre. Il était déjà aussi rapide qu’elle pour se déplacer par les câbles et la suivait en ce moment sans problème, malgré la vitesse importante qu’elle avait imposée pour ce long trajet.

Elle avait décidé d’installer son quartier général dans la préhistoire, à environ trente mille ans dans le passé. Elle avait fait ce choix pour des considérations pratiques.

À cette époque proche du temps Zéro, qui marquait la première apparition d’une fibre dans l’espace K, les humains étaient très rares et inaptes à déployer le moindre fil quantique. À cette phase de leur évolution, les hominidés de cette région étaient à peine plus que des primates.

Après avoir quadrillé patiemment une large bande de terrain, elle avait trouvé une caverne idéale. Elle avait alors exploré la zone de temps alentour et avait eu confirmation que les tribus qui parcouraient la plaine ne s’aventureraient jamais à moins de deux cents mètres de l’endroit qu’elle avait choisi d’occuper.

La caverne, creusée sous une petite colline, était située au milieu d’une zone marécageuse assez dangereuse. L’endroit était parfait pour des voyageurs anachroniques qui ne risquaient donc pas une rencontre. Une telle éventualité aurait eu pour l’avenir des conséquences potentiellement catastrophiques.

Par précaution supplémentaire, un treillis de fibres K aux saveurs négatives avait été disposé autour, assurant de repousser d’hypothétiques idées d’exploration qui auraient quand même pu advenir. Ce filet psychique avait surtout pour but de décourager les jeunes étudiants du centre Noé avides de sensations fortes.

Ceux-ci ne pouvaient venir à cet endroit, de toute façon. Ils n’avaient pas l’habitude de maintenir un fil K déployé plus de quelques secondes. Beaucoup tentaient leur chance malgré tout. Combien de fois les Opérateurs avaient dû secourir les pauvres élèves perdus – et sans défense – dans l’époque médiévale ou antique de ce monde !

Cette période avait aussi pour avantage, non négligeable, de ne présenter qu’un seul câble dans toute la région, ce qui permettait de finir le voyage sans faire le moindre effort.

Les deux Limiers apparurent de nulle part en plein jour, sur une langue de terrain sec et herbeux. Après un bref tâtonnement des pieds sur le sol, ils retrouvèrent les capes de camouflage qu’ils avaient laissées là en cas de besoin et s’en revêtirent, rabattant les capuchons sur leurs têtes. Aeria respira profondément l’air absolument pur du marécage, laissant de fortes odeurs de fougères et de bois pourri investir ses poumons, puis ils prirent la direction de la petite colline qui leur faisait face à deux cents mètres de là.

Ils pénétrèrent sans difficulté dans la partie haute de la caverne qui leur tenait lieu de quartier général. C’était une grotte circulaire d’environ dix mètres de rayon, basse de plafond, qui surplombait une étendue sablonneuse. Un étroit lac naturel avait été formé en contrebas par le suintement à travers la roche d’innombrables orages pendant des millions d’années – écoulements qui avaient décoré, par la même occasion, la voûte caverneuse de longues stalactites de pierre.

Le chemin, qui se dédoublait un peu plus loin pour mener au lac sur la droite et à la salle de commandes de l’autre côté, était fait de graviers tassés par les nombreux passages des visiteurs successifs de la grotte. Aeria et Bron en étaient les seuls occupants depuis plusieurs mois.

Le sol, une immense dalle de granit, restait humide et frais. Les murs ocre et bruns étaient piqués d’aspérités que des torches accrochées mettaient en valeur par leurs ombres dansantes. Des assemblages superposés de petits rochers cubiques meublaient l’espace et cassaient l’écho de leurs pas.

Marcus les attendait déjà, assis sur un pouf transparent. Le capuchon noir de son vêtement était rabattu sur son visage, cachant son regard. Ses mains étaient posées bien à plat sur la petite table de pierre, devant lui. Aeria avança d’un pas, tandis que Bron faisait le tour de la table pour se positionner devant le Com’ global, qui ressemblait étrangement à une console de jeux du xxie siècle.

Marcus salua le couple d’un simple geste de la main et prit immédiatement la parole :

–Alors, cette cible ? dit-il d’un ton passablement énervé.

–Alors, nous l’avons trouvée, répondit Aeria d’une voix posée. Un homme, trente-cinq ans. Aucune difficulté particulière. Pas d’incertitude. Cependant, nous devons agir vite. Ses pensées ont une force particulière et le câble qu’il laisse est très représentatif. Il y croit de plus en plus. Voici la localisation en Temps Décohéré.

Sur un petit geste de tête d’Aeria, Bron activa le Com’et fit apparaître les informations. Marcus resta immobile quelques secondes, puis il reprit :

–Bien reçu. Mais pourquoi êtes-vous si pressés ? Je ne vois rien de fort dans sa fibre. Je m’en occuperai dans trois jours.

–Nous ne pouvons pas attendre autant de temps. Je pressens une urgence, s’exclama Aeria.

–Toi et tes pressentiments ! C’est seulement pour m’empêcher de prendre des vacances que tu sors cet argument, ou bien pour impressionner ton collègue ? Je ferai comme je le pense, coupa-t-il sèchement. La discussion est close.

Marcus se leva rapidement, écarta son capuchon d’un grand geste et sourit en ricanant. Debout, il dépassait Bron d’une bonne tête et était au moins deux fois plus large d’épaules. Son habit noir renforçait son air menaçant. Aeria, bien qu’assez fine et un peu plus petite que Bron, ne fut pas impressionnée par ce déploiement de puissance – une technique artificielle qu’elle savait destinée à convaincre quand les arguments manquaient.

–Tu n’as pas le choix, Marcus, lui dit-elle en croisant les bras. Tu dois y aller immédiatement, ou bien… Tu sais parfaitement ce dont sont capables nos Surveillants. Tu n’as pas envie de te voir bloqué dans la pire époque pour un Opérateur, n’est-ce pas ?

Marcus resta immobile, fixant Aeria avec un regard mauvais. Elle soutint son regard, sans bouger. Ses yeux bleus ne cillaient pas, toisant l’autre, le menton relevé et les épaules droites. Elle restait parfaitement détendue.

Elle connaissait assez Marcus pour savoir que cette attitude sévère était faite pour l’intimider. Mais elle avait trop d’expérience pour se laisser impressionner par le regard pénétrant de l’Opérateur. Une des qualités premières d’un Limier était le self-control mental. Quand une situation se présentait comme critique, la plupart des gens paniquaient. Un Limier chevronné, comme Aeria l’était, restait toujours serein, afin de tirer les bonnes conclusions de l’analyse du contexte. Marcus n’avait aucune chance de réussir à l’influencer en utilisant ses talents.

Après quelques secondes d’un silence profond ponctué seulement d’un faible ruissellement quelque part en contrebas, un sourire apparut sur le fin visage de la jeune femme. Marcus poussa un soupir d’exaspération et ferma les yeux. L’instant d’après, son corps perdait sa consistance et disparaissait.

Aeria se crispa soudain. Elle était surprise qu’il ait pu trouver un câble à l’intérieur même de leur sanctuaire. Normalement, rien n’avait imprégné le Champ K à cet endroit précis. Cela garantissait leur sécurité. Elle réagit dans l’instant.

–Suivons-le. Je ne lui fais pas confiance cette fois-ci.

Bron se retourna vers elle. Il semblait anxieux.

–Ton pressentiment, c’est quoi ? Depuis quand t’est-il apparu ?

–C’est quelque chose de récent et d’une nouvelle nature, hésita-t-elle. C’est encore flou, mais je nous sens en danger. Ce qui est impossible, évidemment.

–Ce doit être dû à la fatigue accumulée ces derniers temps. Tu as à peine dormi depuis les deux dernières semaines. Cette impression est irrationnelle, nous ne pouvons nous y fier.

Aeria regarda son collègue sans bouger. Il finit par se résigner :

–Je te suis dès que tu es prête, lui dit-il en se tournant vers le petit chemin qui descendait.

Aeria s’isola du monde extérieur en fermant ses paupières. Elle se retrouva au seuil de sa conscience. Sa perception changea progressivement et elle sentit les énergies psychiques dans lesquelles leurs corps baignaient. Comme prévu, aucun câble n’était présent devant elle.

Elle fixa sa pensée sur Bron et découvrit une fibre au-dessus de lui, qui n’était pas là tout à l’heure. Elle déploya son appendice quantique, qui s’étendit jusqu’à la cordelette grise, à laquelle elle fusionna. La fibre avait le goût de la peur. Bron avait dû être très impressionné par Marcus. Ce dernier l’avait senti et en avait profité pour filer directement. Au passage, il avait envoyé un message clair pour Aeria : son collègue pouvait devenir une arme contre elle.

Elle nota le fait et attendit que Bron s’amarre. Elle commença à mouvoir sa volonté dans le sens du temps que Marcus avait pris. Elle ne put cependant empêcher une crainte diffuse de traverser son esprit.

***

Alexis Fernet marchait d’un pas tranquille dans la rue Duquesnoy. Il avait dépassé le Grand Casino et se dirigeait vers l’Église de la Madeleine. Il était déjà en retard à son rendez-vous. Son client l’attendrait encore quelques minutes, pour ne pas changer. Arriver en retard était un art qu’il pratiquait avec assiduité.

Ce soir-là, son esprit était accaparé par son nouveau projet de publicité. Il se demandait ce qu’en penserait son chef. Mettre un pingouin dans le rôle principal d’une réclame pour hamburgers était assez osé, ça pouvait plaire.

En tournant à gauche au bout de la rue, il ne put éviter le géant qui le bouscula sans ménagement. Celui-ci s’arrêta, le fixa du regard et murmura une phrase qu’il ne comprit pas.

–Excusez-moi, qu’avez-vous dit ?

–Monsieur Fernet, veuillez me suivre s’il vous plaît. Discrètement.

Totalement pris au dépourvu, Alexis resta immobile. Comment cet homme connaissait-il son nom ?

Il le regarda mieux. L’inconnu était vraiment très grand, proche des deux mètres et semblait très musclé. Un véritable athlète. Des cheveux noirs dépassaient du capuchon qui enveloppait sa tête. Il pouvait cependant apercevoir des sourcils épais surplombant des yeux sombres. Un bouc et une fine moustache entouraient une bouche qui n’avait rien de souriant. L’homme portait un grand manteau noir qui descendait jusqu’aux chevilles. Sa tenue et son attitude semblaient sorties d’un film de vampires et amplifiaient son côté menaçant.

Alexis décida immédiatement de ne pas faire confiance à cet homme. Il s’excusa fébrilement pour la bousculade qui venait de se produire, mais l’autre reprit :

–Monsieur Alexis Fernet ? Suivez-moi, vite. Ne cherchez pas à réfléchir, ce que j’ai à vous dire va changer votre vie.

–Mais qui êtes-vous ? fit-il, surpris que l’inconnu connaisse son nom. On se connaît ? J’ai un rendez-vous et je suis déjà en retard. Encore désolé.

–Votre rendez-vous est reporté à une date ultérieure. Vous devez me suivre, vous n’avez pas le choix.

–Je ne vous connais pas, objecta bravement Alexis. Au revoir.

Alexis se retourna et commença à avancer. Au bout de quelques pas, il se mit à ressentir des grosses douleurs dans le ventre. Une vague nausée s’empara de lui et le força à ralentir, puis à s’arrêter. Une crampe d’estomac d’une violence inouïe le plia soudain en deux. Il s’appuya contre le mur du bâtiment qu’il longeait. Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur son front. Les yeux à demi fermés, il sentit une présence tout près de lui. Il eut du mal à reconnaitre le malabar qui lui avait parlé quelques secondes auparavant.

–Monsieur Fernet, il est inutile de résister. Veuillez me suivre. Vos douleurs vont disparaître à présent. Si vous vous éloignez de moi, elles recommenceront.

–Mais, mais… Alexis haletait. Que se passe-t-il ? Que m’avez-vous fait ?

–Suivez-moi.

Le ton ne laissait pas d’alternative. L’homme commençait à s’éloigner sur sa droite. Les douleurs cessèrent d’un coup. Alexis s’essuya le front, se redressa et regarda à gauche, puis à droite. Personne ne faisait attention à lui. Sauf le géant au style gothique qui l’attendait un peu plus loin.

Il fut tenté de se mettre à courir vers la gauche, puis se ravisa. Aucune chance de distancer un tel énergumène. Avec un peu d’angoisse, Alexis commença à avancer à la suite de l’homme, sans trop s’éloigner de la silhouette qui repartait.

Pendant les quelques minutes que dura le trajet, Alexis passait en revue les tactiques qu’il pouvait mettre en œuvre. Profiter d’un changement de rue pour faire demi-tour en courant, accoster un agent de police s’il en croisait un, faire semblant de s’écrouler, afin que des personnes appellent une ambulance et qu’il puisse s’enfuir en étant assuré que ses douleurs abdominales, si elles recommençaient, pourraient être traitées correctement. Aucune solution ne semblait cependant être suffisamment sûre pour qu’il l’applique.

C’est ainsi qu’il se retrouva dans une ruelle à quelques pas de l’inconnu qui l’attendait maintenant au milieu de la chaussée étroite. Plein de méfiance, Alexis rejoignit le colosse.

–Monsieur Fernet, mon nom est Marcus. Je dois vous parler d’une chose de la plus haute importance pour votre vie. Je vous propose d’entrer dans cette taverne, d’y prendre un verre et de vous expliquer pourquoi votre vie passée a fini d’exister.

–Mais…

Devant le regard fixe de l’inquiétant inconnu, Alexis s’interrompit. Marcus s’engouffra dans un passage dissimulé derrière un porche.

Alexis sentit ses douleurs revenir. Il suivit Marcus. Ce dernier poussa une lourde porte de bois. Ils pénétrèrent dans un estaminet.

La pièce était sombre, seulement éclairée par des bougies. Il y en avait partout. Le style était résolument anglais et d’époque médiévale. Les murs étaient couverts de boiseries et la grande pièce meublée de fauteuils-club et de tables basses. Le comptoir en bois sculpté était immense. Des bouteilles de toutes formes s’alignaient derrière dans des niches creusées à même le mur. La salle était déserte.

Marcus s’avança vers un renfoncement, choisit le fauteuil qui faisait face au bar et s’y assit dans un léger craquement. Un tableau représentant une scène de chasse était accroché au mur derrière lui. Il posa ses mains bien visibles sur la table.

Alexis le rejoignit et s’installa dans le fauteuil en face de lui. Une femme d’un certain âge apparut derrière le comptoir. Elle repéra les deux clients, fit un signe de tête à Marcus et prit deux grands verres.

–Monsieur Fernet. Afin de mieux vous faire comprendre la situation, permettez-moi de vous poser une simple question. S’il ne vous restait que soixante-sept minutes à vivre, que feriez-vous ?

Alexis fut désarçonné par cette question. Après quelques secondes de confusion, il commença à réfléchir.

–Je ne comprends pas pourquoi vous me posez cette question. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Vous devez vous tromper de personne.

–Malheureusement pour vous, je ne me trompe pas. Vous êtes Alexis Fernet, vous avez trente-cinq ans, pas de femme, pas d’enfants, quelques amis, une mère qui vit au Danemark, un chat blanc que vous avez appelé Furet. Vous travaillez dans une petite agence de publicité à quelques rues d’ici et vous avez élaboré dans votre tête une théorie personnelle sur le sens de la vie. C’est cette dernière information qui justifie ma présence à cet instant et votre fin dans… Soixante-six minutes, maintenant.

–QUOI ? Alexis avait crié. Mais, mais… Comment savez-vous tout ça ? Et, mon idée du sens de la vie, comment pouvez-vous savoir ? Soixante-six minutes à vivre ? Mon Dieu, mon Dieu…

Alexis était sur le point de défaillir. Ses mains étaient moites. Il transpirait. Il fallait fuir, au plus vite. Mais son corps refusait de bouger. Seul son cerveau fonctionnait et il tournait à plein régime.

–Vous n’avez pas le droit de me tuer. Je n’ai rien fait. Et tout le monde a son idée sur le but de la vie, tout le temps. Pourquoi moi ?

La serveuse vint leur apporter les verres remplis chacun d’un breuvage différent. Celui de Marcus avait une couleur ambrée, celui d’Alexis semblait plus clair dans la lumière orangée et vacillante des bougies. Elle repartit en souriant avec le billet que lui avait tendu Marcus. Il ne lui demandait jamais de lui rendre la monnaie.

–Vous allez mourir dans très peu de temps. C’est inévitable. Voulez-vous vraiment savoir pourquoi ?

Alexis regardait son verre. La frayeur et l’incompréhension l’empêchaient de lever les yeux vers l’inconnu. Pouvait-il croire cet homme effrayant ? Pourtant, ce dernier savait tout de lui et les douleurs subies tout à l’heure dans la rue, ainsi que sa politesse déplacée, le persuadaient qu’il disait la vérité. Que faire ? Que dire ? Il devait gagner du temps.

–Oui, dites-le-moi s’il vous plaît. N’y a-t-il pas moyen de me laisser vivre ? De ne pas me tuer ?

–Monsieur Fernet, je suis désolé de la situation. Je ne décide rien, je ne fais qu’obéir aux Analystes. Cependant, j’ai la liberté de disposer comme je l’entends du temps qu’il reste aux Oblitérés, dont vous êtes aujourd’hui. C’est pourquoi je souhaite vous informer de la raison de votre… Hum… Prochaine disparition.

Marcus fit une courte pause.

–S’il vous plaît. Pourquoi moi ?

–Vous avez, depuis plusieurs mois, émis des pensées tout à fait inhabituelles pour vos contemporains. Comme vous en avez le droit, vous vous êtes mis à penser à votre vie, comme tout le monde. Cependant, vous avez poussé vos interrogations dans une direction qui, bien que vous n’en ayez pas encore eu conscience à ce jour, se révèlera dangereuse sitôt que vous aurez mis en pratique les réponses que vous avez trouvées. Vous me suivez ?

–Non, répondit Alexis, complètement perdu.

–Pour dire les choses plus simplement, votre théorie personnelle du sens de la vie, qui est de croire que vous pouvez changer la réalité du monde qui vous entoure et aussi devenir omniscient et omnipotent, se révèle être tout à fait exacte. Si vous l’aviez su avant cet instant, ce que vous auriez pu faire aurait mis en danger non seulement votre époque, mais l’avenir même de votre civilisation et par conséquent celui de votre espèce. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi vous devez disparaître ?

N’en croyant pas ses oreilles, Alexis resta bouche bée. Trop de questions se bousculaient sous son crâne. Comment cette personne connaissait-elle ce qui n’avait été qu’une suite de pensées dans sa propre tête ? Il n’avait parlé de ces choses à personne. Et, comment, même si sa théorie était exacte, aurait-il pu mettre en danger l’espèce humaine tout entière ?

Et s’il décidait de changer de vie, d’abandonner ces idées, avait-il une chance de vivre encore ? Non, pas maintenant qu’il avait, contre toute attente, une confirmation extérieure de la justesse de ses idées. Il ne pourrait pas ne pas penser à tout ça pendant le reste de sa vie.

Il s’était condamné lui-même au moment précis où il avait demandé des explications.

La panique l’envahit. Pourtant, il restait immobile. Une pensée effrayante se fraya un chemin en lui. L’homme assis en face de lui n’appartenait pas à son époque. Il devait être issu de cette civilisation future dont il avait parlé. Il pouvait donc voyager dans le temps ? C’était un de ces hommes aux pouvoirs illimités qu’il avait voulu devenir. Et en ce moment même, il se servait probablement de son omnipotence pour le bloquer sur sa chaise.

–Alexis, vous avez le choix : nous pouvons rester là pendant encore… Cinquante-huit minutes et vous mourrez sans douleur au terme de ce temps, ou bien vous pouvez vous lever, partir, passer comme bon vous semble cette petite heure et mourir tranquillement. Bien entendu, vous ne devrez parler à personne, durant ce temps, de ce qui vous arrive.

Le publicitaire se sentait mal. Il avait la gorge sèche. Sa main se leva vers sa bière, machinalement. Il réalisa qu’il était à nouveau libre de ses mouvements.

–Je veux partir. Tout de suite.

Il se leva de sa chaise, les jambes molles. Dehors, il respirerait mieux. Il sortit en poussant fébrilement la porte, aspira une grande goulée d’air. Puis il emprunta le passage voûté vers la ruelle par où ils étaient arrivés.

À mi-chemin, il s’écroula soudainement. Allongé sur les pavés, les yeux clos, il vit défiler ses pensées sans ordre ni signification. Il ne ressentait aucune douleur. D’ailleurs, constata-t-il avec détachement, il ne sentait même plus son corps. La dernière image qui se forma dans son esprit fut celle d’une jeune femme inconnue aux yeux verts traversant une petite salle sombre, avec un chat sur ses talons.

Puis, il mourut.

Marcus, toujours assis, attendit encore quelques secondes, puis suivit Alexis dans la ruelle. Il observa la chute de sa cible puis s’approcha du corps.

Il avait, encore une fois, fait son travail avec un chronométrage impeccable. Lui mentir sur le temps restant à vivre avait été finalement une bonne idée pour qu’il se tienne tranquille. La programmation mentale de l’arrêt cardiaque d’Alexis avait fonctionné dans les temps. Son débit de paroles, ensuite, avait été parfait. La préparation avait été bien millimétrée. Il était même revenu plusieurs fois sur ces lieux dans ce moment précis. Il savait que personne ne pourrait voir la scène finale. Vraiment, c’était du bon travail.

Il ne lui restait plus qu’une chose à faire pour finir son œuvre puis il pourrait aller décompresser quelques dizaines d’années plus loin dans les arènes de Morombe où, à cette époque-là, les jeux de gladiateurs – les mêmes que ceux de la Rome Antique – étaient revenus à la mode. Marcus était très connu là-bas, quasiment vénéré par la plupart des habitants du continent africain.

Il se pencha sur le mort et ferma les yeux à moitié. Quelques instants plus tard, un groupe de jeunes musiciens amateurs arriva au coin de la ruelle et s’enfonça gaiement dans le passage désert.

Chapitre2

Localisation T.D. : Réalité Zéro, an 2250, Saint-Brieuc (France).

Welmot DeBrooke courait à travers les couloirs lumineux. Encore une intersection et il serait arrivé. Son énorme masse informe, entretenue par ses excès de nourriture, le ralentissait et le faisait souffler à chaque enjambée. Il dut s’arrêter pour récupérer, à quelques mètres seulement de la porte de son bureau.

Sa secrétaire l’attendait déjà devant le panneau de bois largement ouvert.

–Monsieur, surtout, prenez votre temps, dit-elle d’un ton cynique. Après tout, il ne peut pas y avoir urgence.

–Très drôle, Emma.

Il passa rapidement devant la femme d’âge mûr qui s’écartait de son chemin, un peu trop ostensiblement pensa-t-il. Elle était vêtue d’une robe très courte au col fermé sur le cou et de chaussures à courts talons très fins. Une fleur exotique maintenait ses cheveux blonds, sculptés avec recherche. Elle affichait un sourire narquois.

Emma était à son service depuis quinze ans déjà, ce qui expliquait en partie la légèreté dont elle usait à son égard. Il ne s’en formalisait pas. Elle était la meilleure assistante qu’il ait jamais eue et elle lui offrait de nombreux autres talents que celui de savoir le railler à raison, quand il était pris en faute.

Elle lui avait été présentée par hasard, lors de l’exposition d’un collectif de peintres virtuels. Elle l’avait accosté devant un mur en trompe-l’œil, subtilement animé. Depuis, il ne pouvait plus se passer de son regard toujours souriant et des caresses voluptueuses qu’elle lui prodiguait dans leur intimité. Pourtant, il ne lui avait jamais demandé de vivre avec lui. Cela semblait leur convenir à tous deux puisqu’elle non plus n’avait jamais évoqué le sujet pendant toutes ces années.

Il s’installa confortablement sur son canapé. C’était le seul meuble de la petite pièce carrée où ils se trouvaient à présent. Son bureau laissait largement entrer la lumière à travers de grandes baies vitrées qui donnaient sur la mer. Un ciel printanier apportait une clarté supplémentaire à l’ambiance positive du bureau. Les murs, de couleur changeante, pouvaient passer du vermillon à l’orangé selon son humeur. Pour le moment, ils affichaient un jaune assez neutre.

Il se détendit, finit de reprendre son souffle et émit une commande psychique de mise en route du Com’. Emma vint le rejoindre et s’installa confortablement dans ses bras. Elle ferma les yeux et se connecta au réseau privé. Les informations commencèrent à défiler, opaques sous leurs paupières closes.

–Welmot, voici le rapport complet que nous avons récupéré du cas R1 numéro trois. Toujours à la même époque. Les Limiers qui s’en sont occupés sont tes favoris, Aeria et Bron. Ils ont trouvé leur client in extremis. Par contre, ils n’ont pu contacter que Marcus dans le secteur, pour l’Oblitération. Tout semble s’être très bien passé, mais après s’être éclipsé, Marcus a perçu une perturbation d’une partie du champ K.

Welmot leva un sourcil. Emma continua :

–Il était pourtant certain que personne ne l’avait vu. Il s’en était assuré en créant quelques boucles de causalité. Je repasse les informations depuis ton arrivée au centre, mais je ne vois rien dedans qui ait pu provoquer cette perturbation. C’est incompréhensible.

Emma n’avait pas émis le moindre son durant tout le résumé. Elle s’était contentée de penser ce qu’elle voulait dire. Le Com’ interprétait dans la foulée ses ondes cérébrales, les transmettait instantanément à Welmot qui en prenait connaissance comme s’il avait lui-même pensé les mots.

Cette méthode de communication hyper efficace était, de beaucoup, plus rapide que la parole. De plus, la compréhension était totale. Aucun risque de perdre une fraction, même minime, du sens des mots. Le Com’ du bureau avait été étalonné pendant de longues semaines sur leurs processus de pensée, leurs habitudes de langage et même leur humour.

Cette invention tardive, faite encore une fois par le groupe Noé-Un, avait permis à leur Réalité déjà bien évoluée de prendre encore quelques encablures d’avance sur les autres. Celles-là s’étaient éloignées un peu plus de R0, l’actuelle et seule vraie Réalité. Ce qui diminuait le danger.

Welmot et sa secrétaire étaient toujours enlacés sur le canapé de travail.

–Laisse-moi vérifier les données causales… Non, en effet, rien ne peut expliquer une perturbation du Champ K.

–Alors, que se passe-t-il ?

–Je ne sais pas, dit-il intrigué. Montre-moi la perturbation.

–On n’a pas l’enregistrement, s’excusa-t-elle. Marcus n’a pas eu la présence d’esprit de brancher son Com’ pendant sa course. Je l’ai appelé pour lui demander de retourner sur place, mais il ne répond pas. Il doit déjà être dans ses arènes.

–Eh bien, puisqu’il ne répond pas, envoyons un surveillant.

–Tu y tiens ? Ils vont te demander pourquoi tu souhaites un nouvel enregistrement d’une zone banale et archi-connue. Tu leur diras quoi ? Déjà qu’ils te soupçonnent, pour cette histoire de détournement de Voyageurs…

–Je ne sais pas. Je trouverai bien en route. Peut-être pourrai-je leur resservir cette histoire de chat, dit-il en souriant.

Emma ouvrit les yeux et s’esclaffa. Welmot faisait une fixation sur les chats, depuis que, tout jeune encore – ce qui remontait au moins à la fin du siècle dernier – il avait fait sa seconde thèse d’Analyste sur les pseudo-déplacements de chats R3 dans le Champ K. Bien que moqué par ses professeurs, il avait obtenu sa licence d’exercice – en dépit de son hypothèse farfelue, aussi irréfutable qu’indémontrable – grâce à son travail d’une rare cohérence.

La cohérence était la qualité première requise pour effectuer le travail qu’on lui demanderait à l’avenir. Il avait pourtant persisté à essayer de trouver les preuves de ce qu’il avançait, allant jusqu’à détourner des ressources humaines dans son propre intérêt. Quelques minutes de Limiers par-ci, une vérification d’un Surveillant novice par-là. Bien que les informations ne se recoupaient pas – ce qui avait tendance à infirmer sa thèse – il continuait d’y croire.

C’était son dada ; Emma ne se permettait pas de juger cette lubie. Tout le monde n’avait-il pas une marotte ? Elle-même, elle aimait se promener sur la plage pour voir le coucher de soleil et décorer son intérieur de plantes exotiques virtuelles. C’était tout aussi irrationnel et une pure perte de temps. Mais marcher dans le sable ou admirer les couleurs des fleurs tropicales la détendait.

***

Ils coupèrent le Com’ après avoir passé encore une fois en revue la description de Marcus sur sa transition. Welmot resta à moitié allongé, les yeux fermés. Sa compagne ne bougeait pas, attendant un signe de sa part pour se lever. Il réfléchissait.

Est-ce que Marcus avait bien analysé son environnement ? Ce n’était qu’un Opérateur. Il avait pu se tromper, prendre un déplacement rapide de Limier pour un phénomène inconnu. Et puis, les Opérateurs n’étaient pas aussi bien formés que les Analystes sur les subtilités du Champ K. Ça faisait partie des différences dans leurs formations respectives.

Après dix ans de cours communs où les meilleurs élèves apprenaient à sentir le Champ K, une sélection naturelle se faisait, selon les tendances qu’ils développaient par cette connaissance.

Les plus dynamiques s’orientaient eux-mêmes vers les « Opérations O ». O, comme Opérateur, comme ils le disaient eux-mêmes. O, comme Oblitération, comme le comprenaient les autres Voyageurs. Ces cours, plus pratiques que théoriques, mettaient l’accent sur le douloureux objectif de remettre une Réalité sur les rails, si des risques de déviation apparaissaient. Dans un souci d’efficacité, on y enseignait toutes les manières de faire « disparaître un danger potentiel », des plus brutales aux plus subtiles. Les jeunes de ce groupe ne choisissaient jamais la manière forte quand ils pouvaient l’éviter. Souvent, ils préféraient prendre le contrôle psychique d’une cible par simple contact, puis l’amener en toute discrétion dans un endroit désert aux alentours du lieu où ils se trouvaient et l’achever vite et sans douleur.

Les plus expérimentés apprenaient ensuite à agir seuls, puisqu’ils avaient maîtrisé la faculté de se déplacer le long des câbles avec une entité extérieure qu’ils accrochaient à leur fil K.

En compensation de la nature peu morale de leur engagement, ils avaient plus de liberté que les autres pendant leurs moments libres. Ils décompressaient comme ils le voulaient. Souvent dans des Réalités éloignées.