Renaissance - Émilien Bartoli - E-Book

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Émilien Bartoli

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Beschreibung

Rendez-vous en Corse avec deux amants qui profitent de leur relation naissante sans penser au lendemain.

Une parenthèse enchantée, des vacances d’envie, une relation à durée déterminée. L'absence de perspective sera ce qui transcende le couple formé dans cette histoire. C’est aussi et surtout le récit d’une reconstruction personnelle, une remise en cause physique et psychologique, aboutissant à une forme de consécration sociale. Au-delà du développement d’un rapport amoureux, ce roman, huis clos au cœur de la Corse, dévoile une galerie de portraits atypiques. De cette plongée dans un microcosme ressort les aspects les plus universels de la nature humaine. Renaissance est un roman inscrit dans la vague contemporaine de l’autofiction, à cheval entre les codes sentimentaux et ceux de l'essai sociologique.



EXTRAIT

Avec cet épisode, Pierre était monté un peu plus dans mon estime. Il s’agissait bien d’un faux rustre… Et d’un vrai curieux de la nature humaine. Son discours franc du collier contribuait à déculpabiliser celle qui n’assumait pas l’étiquette de cougar. Plus qu’à ajouter une fine couche pour la persuader de l’inanité de son attitude : prétendre masquer notre relation naissante alors même qu’elle œuvrait publiquement pour l’accélérer.
–Oui d’accord, reprit-elle, c’est facile pour toi, tu as le beau rôle. Le jeune qu’on a détourné…
–Tu ne détournes rien du tout ! On est célibataires tous les deux. Bon, on bouge d’ici ?
–Maintenant je ne sais même pas comment je vais pouvoir aller dehors. Je n’ai pas la foi d’affronter leurs regards médisants.
–On passe par les escaliers alors, proposai-je.
–Vas-y, montre-moi le chemin, suggéra-t-elle en laissant échapper un rire un peu honteux.
–Pourquoi ? Tu ne sais pas par où passer ?
–J’ai pris l’habitude de passer par dehors pour rejoindre ma chambre, je ne comprends rien aux autres chemins.
–On peut même se poser au niveau de l’infirmerie, comme ça tu fumeras ta clope.
–Emmène-moi STP, ria-t-elle de bon cœur, je n’ai pas le sens de l’orientation.
Nous descendîmes donc d’un étage et prit la porte vitrée donnant un raccourci vers la zone médicale. Du côté du même petit muret où Vivien avait tenté de me tirer les vers du nez deux soirs plus tôt. Nous étions seuls à la nuit tombante.
–Oh comme c’est bien ici ! Pas de regards indiscrets, constata-t-elle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Émilien Bartoli, 36 ans, né à Ajaccio, a toujours accordé à l’écriture une place toute particulière dans sa vie, à travers ses activités professionnelles de rédacteur comme de son parcours littéraire. Renaissance est son 2e roman après Au Cœur d’une Génération Sans Voie en 2010.

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Émilien Bartoli

Renaissance

Roman

PROLOGUE – Départ matinal

J’ai d’abord été séduit par son excentricité, définitivement conquis par sa sensibilité.

Vendredi, J+5. L’aube pointe. Avec elle, un paradoxal parfum de fin.

Nos sonneries respectives n’ont même pas eu à jouer leur rôle, je me suis réveillé une bonne demi-heure avant le moment fatidique, besoin pressant faisant loi, mais surtout empreint, déjà, d’un étrange sentiment d’absence.

Nina ne m’a pas rejoint cette nuit. Je la découvre profondément endormie sur le canapé. Je pressentais cette issue quand, la veille, elle avait insisté pour traîner devant une de ces comédies romantiques dont Hollywood s’est fait la spécialité. Pour une fois la soirée avait été plutôt fraîche. Aussi, n’avait-elle pas été dérangée de devoir s’exempter de l’air du ventilateur. Je prends néanmoins soin d’orienter le petit gadget vers elle. Sera-t-elle bercée ou gênée par cette modification climatique soudaine ? Me reprochera-t-elle une nouvelle fois de « tout faire pour me rendre indispensable », quand j’agis par pure spontanéité, et en vertu de ce qui me semble être la décence élémentaire d’un hôte vis-à-vis de son invitée ? En acceptant par exemple sa lubie de ne s’endormir qu’avec la télévision en fond, n’y imposant qu’une légère touche personnelle en programmant l’extinction automatique de l’écran, pour éviter que le bruit de fond, cajoleur de prime abord, ne se révèle au final perturbateur.

Mauvaises vibrations en ce réveil inéluctable. Elle vient de prendre place dans le lit, je suis le seul à savoir que son sommeil sera éphémère et dérisoire, qu’il est d’autant plus abscons de replonger moi-même dans les bras de Morphée. Je choisis donc de l’entourer des miens, élan de tendresse viscéral me permettant d’avaler la pilule de son départ imminent.

Un câlin identique à ceux des quatre derniers matins, sauf qu’il dénote par son destin tronqué. Six heures approchent et il sera impossible aujourd’hui de rogner joyeusement sur la matinée, comme nous en avions pris goût. Cinq jours de vie commune en tout et pour tout, et déjà des habitudes. De celles rassurantes, avenantes, vibrantes. Aucune place à l’ennui ou à l’incompatibilité. Un constat qui pour un peu la contrarierait : ainsi doit-elle repartir sans griefs en stock à mon égard, ni même avec le soupir du soulagement qui suit généralement une période de fusion totale, susceptible de dégager un goût de trop-plein.

Nous avions passé le test avec brio. Sans avoir forcé le trait, sans non plus avoir eu l’impression de renier ou concéder la moindre part de nos identités individuelles. Sa liberté de fumer en déambulant dans tout l’appartement, alors que je l’eus initialement enjoint d’utiliser les chaises situées près des fenêtres ? Guère autre chose qu’une illusoire perspective de ma part, mettre un mouchoir dessus avait été d’autant plus simple que je ne crus pas un instant en l’efficacité de la mesure. Et que dire de sa rencontre, dès le premier jour, avec mes principaux amis, alors qu’elle avait formulé le souhait théorique de ne pas côtoyer mon entourage ? Piètre mensonge à elle-même, tant sa facilité à s’intégrer et sa nature sociable devaient déboucher sur cette conclusion.

Une même voie. Un seul élan. Une volonté partagée. Un attachement réciproque. Le tout drainé par un pouvoir d’attraction à la limite du rationnel.

1. L’acte de naissance

Je me dois d’essayer de trouver un commencement. Où ? Quand ? Comment ? Le soir où le jeu a pris une tournure décisive ? Le jour où je l’ai vue pour la première fois ? Celui où je suis entré dans ce Centre médical à vocations multiples (régime, repos, convalescence et tant d’autres encore), cadre si spécifique qu’il semble se situer en dehors de toute réalité ? Et que dire du rôle de la Corse dans cette histoire, cette île à la fois protectrice et castratrice, douce et sauvage, cajoleuse et railleuse ?

Après tout, il n’y a jamais de début. Seulement des enchaînements, rendant ridicules les hypothèses de type : « et si je n’étais pas allé là-bas… ». Un certain type de raisonnement déterministe a fini par devenir prédominant dans ma vie… Grâce au football. À force de « refaire les matchs », de pointer du doigt tel ou tel incident ou décision arbitrale, censés avoir changé la face de la rencontre.

Un postulat erroné. Comment savoir si le pénalty sifflé à la 58e minute a vraiment été déterminant ? Imaginons qu’il aurait abouti au seul but de la rencontre, et alors ? Peut-on signer des deux mains qu’en son absence la partie se serait achevée sur un 0-0 ? Peut-on certifier que l’équipe bénéficiaire du coup de pied de réparation n’aurait pas attaqué davantage et fini par concrétiser autrement ? Peut-on convenir que l’équipe fautive serait restée sur la défensive ? Peut-être aurait-elle sorti la tête de l’eau sans complexe ? Et le tout de se terminer sur un score de 3-2, impensable à l’heure où les débats se focalisent sur ce seul pénalty « décisif ».

Influence du micro-événement, oui, garantie d’une situation neutralisée en cas d’absence, non. Un pénalty conditionne la suite d’une rencontre, ne fige pas sa destinée. D’où la nécessité de se concentrer sur les accomplissements et balayer les actes manqués. Dans cette logique, nulle place pour les regrets – sources de vie rétro-fictionnelle – sans s’interdire de porter un jugement sévère sur son présent, de tirer leçon de ce que l’on estime être des erreurs.

Je ne peux donc affirmer avec certitude que je ne l’aurais jamais rencontrée. Tôt ou tard. Au Centre ou ailleurs.

Cependant, avoir vécu un mois en vase clos a été un formidable accélérateur d’émotions, un catalyseur pour tisser des liens. Voire un écran de fumée ? La tentation de couper court à notre relation dès la fin du séjour à Valicelli fut forte… Mais cela aurait été une façon de rationaliser quelque chose sortie de nulle part, de minimiser un rapprochement défiant le temps et l’espace.

On retarde l’échéance, on cherche des alternatives, mais les choses finissent par arriver car elles doivent arriver.

*

Après cinq premiers jours plutôt discrets passés au centre Valicelli dans le village d’Ocana, le mercredi allait marquer ma première heure de « gloire ». De bien-être devrais-je dire plus prosaïquement.

Nous étions à la fin du mois de mai, synonyme cette année-là de grisaille continue. Par chance, nous allions passer entre les gouttes, condition sine qua non pour que la ballade prévue sur une petite colline environnante ait lieu.

J’attendais avec impatience ce jour dédié à la marche. L’année précédente, j’avais pu apprécier, durant les six semaines de mon premier séjour, cette convention transformant le mercredi, « jour des enfants », en une expédition récréative attendue pendant la semaine. Entre-temps, j’avais ardemment entretenu ma condition physique, en plus de me délester d’une quarantaine de kilos (forcément) superflus, j’étais donc confiant en mon potentiel à l’heure du test grandeur nature.

Quel bonheur que cette simple sensation de marcher avec légèreté, je suivais sans effort manifeste le groupe dit « des meilleurs », trois ou quatre costauds bien virils qui avaient annoncé leur intention de réaliser le parcours en quatrième vitesse.

Ludivine, l’accompagnatrice, m’avait d’ailleurs pris à témoin : « au cas où, comme tu as déjà fait le trajet l’an dernier, tu pourras expliquer le chemin aux autres ? Parce qu’il y en a qui vont filer sans chercher à comprendre ».

J’avais écouté d’une oreille distraite. Je me savais bon marcheur, mais je ne savais pas ce qui allait suivre.

Sagement bercé par le rythme du peloton dans un premier temps, je ne pouvais me résoudre à conserver cette cadence. Mes jambes m’en demandaient plus, il fallait que je lâche les chevaux. Je me sentais comme un coureur cycliste dont le destin était de tenter une échappée solitaire. Dès les premiers kilomètres, sans aide de produit dopant, ni volonté de montrer mon maillot sponsorisé au moment de la prise d’antenne.

*

Au début de l’ascension, Pierre et Vivien, les deux grandes gueules de service, marquaient le pas, tandis que Kamel nous dépassait par la droite d’un air décidé. Était-ce cette émulation naissante qui me décidait à enfin écouter mon corps ? Sans coup férir, j’accélérai en trombe sur la gauche, sans que cela constitue un effort considérable, en concordance avec l’envie ressentie. Quelques mètres plus loin, je me retrouvai seul. Et avec des jambes de plus en plus légères. Désormais je m’envolai, mes yeux contemplaient la nature, mon cerveau était traversé de mille pensées, mon corps réagissait en automate, totalement purgé des souffrances connues antérieurement. Même la transpiration devenait minime au sein de ma nouvelle enveloppe, bien aidée par un soleil des plus discrets. Sensation de vertige, impression totalement grisante. Le prestige n’était pas tant de distancer les autres, aucune notion de challenge, encore moins sportifs de renom parmi nous. Ma performance n’avait rien d’héroïque, elle était avant tout libératrice. Je concrétisais à cet instant l’affrontement livré depuis un an. Contre moi-même. J’en savourais les fruits, je retrouvais ma dignité. J’étais vaincu et vainqueur. Je m’étais tué pour mieux ressusciter.

« Comme ce n’est pas très long, vous pourrez continuer un peu au-delà de l’endroit prévu pour manger. Soyez là pour 12 h 30 » avait recommandé Ludivine aux « meilleurs » marcheurs. Sans le savoir, je dépassai le secteur affecté au déjeuner, tout robotisé que je devenais au fil de mon périple solitaire. Je poursuivis vingt bonnes minutes en pilote automatique, avant que l’humain et la réflexion ne reprennent le dessus. Ce rajout donna à cette gentille promenade des allures plus aventureuses. Une fois le demi-tour effectué, je laissai les voix me guider vers l’aire de pique-nique. Parti loin devant, j’arrivai paradoxalement bon dernier au point de rendez-vous.

L’essentiel était fait. Les regards posés sur moi avaient changé. Après n’avoir suscité que peu d’intérêt, voire de l’indifférence, je venais de marquer la randonnée de mon empreinte. Et de me réduire à une étiquette. Qu’importe. Nous avons tous besoin, dans un premier temps, de cataloguer les gens. Pour pouvoir les approcher selon le mode qui nous semble le plus approprié. Quitte à se déjuger plus tard.

Auparavant je n’étais rien. À présent, j’étais « le jeune qui carbure grave aux randonnées ». Ma première étiquette. Beaucoup d’autres allaient suivre.

*

Comme si un gâteau ne pouvait se concevoir sans cerise, le retour de la randonnée allait m’offrir une rencontre aussi furtive qu’entêtante. L’itinéraire s’achevait près d’un pont génois, témoin d’une des plus fameuses époques coloniales de la Corse. Une rivière d’une pureté cristalline jouxtait le monument. Nous n’étions pas censés nous y baigner. Et n’avions pas la foi de le faire. L’après-midi avait vu se lever de nombreux nuages. Bien que l’un des moins frileux de l’équipée, j’avais à nouveau enfilé mon pull et repris la route à petites foulées, restant, cette fois-ci, dans le sillage du groupe de devant. L’occasion de développer davantage les relations que j’avais établies avec les uns et les autres.

Le duo Pierre/Vivien était décidément bien drôle, même si on pouvait leur reprocher une tendance à la moquerie un tantinet méchante à l’égard des autres pensionnaires, notamment les plus susceptibles d’être montrés du doigt pour des particularités physiques ou comportementales. Mais au moins faisaient-ils l’effort d’aller chercher le contact, s’étant avérés parmi les rares à se présenter spontanément à moi au réfectoire, instaurant ainsi les prémices de relations quotidiennes et rituels communs. Les jours suivants allaient confirmer le caractère salvateur de leur présence. Ils allaient m’introduire dans le cercle des amateurs de cartes, des pronostiqueurs de foot, et plus globalement dans celui des partisans de bonnes rigolades. Je reprochai à Vivien une trop grande hâte et dureté dans ses jugements, bien que n’en étant pour ma part pas victime. Quant à Pierre, son masque de meneur de groupe rude voire rustre ne trompait pas grand-monde, je le savais bon petit père de famille gaga et amoureux.

*

Revenus à notre point de départ, il ne nous restait qu’à parcourir une centaine de mètres pour atteindre le pont. À ma grande surprise, il y avait une femme blonde tout au bout du chemin en terre. J’étais pourtant sûr que nous avions été les premiers à nous lancer suite au repas. Sans même attendre qu’on ne parvienne à sa hauteur, elle s’enquit du chemin pour atteindre le pont. Vivien puis Pierre manifestèrent des signes de désabusement en venant à sa rencontre, suggérant par de vastes mouvements de bras que celle-ci était un « sacré cas dans son genre ». S’il est vrai qu’un panneau indiquait explicitement le lieu, la véhémence de mes coéquipiers m’apparaissait comme excessive eu égard à la demande formulée. Il devait y avoir des antécédents dans l’air. Alors que nous marchions légèrement devant elle à présent, j’en appris un peu plus :

–Deux jours qu’elle est arrivée et on entend qu’elle, fulmina Vivien.

–C’est sûr qu’au milieu des cadavres du Centre il n’y en a pas deux comme ça, appuya Pierre.

–Quelqu’un va finir par lui tomber dessus, reprit Vivien, l’œil pétillant d’une étrange nuance entre joie et rejet.

Ces petites médisances se turent pour laisser place au magnifique cadre s’offrant à nous. Au milieu d’une nature sauvage, l’édification de ce pont était une énigme. Nous le traversions sans l’observer davantage, seule la rivière captait notre attention. Je regrettais déjà de ne pas avoir prévu de vêtements de rechange, tant l’endroit méritait un baptême en bonne et due forme. J’optai néanmoins pour tremper à moitié mes jambes.

Un plaisir bien légitime pour une partie du corps mise à rude épreuve toute la journée. Glaciale sans être glacée, l’eau n’était pas suffisamment avenante pour mes partenaires de marche. Venue à notre hauteur tardivement, ayant pris le temps de mitrailler les lieux de photographies, la femme blonde à l’accoutrement guerrier pensait autrement :

–Tiens, en voilà un qui a compris ce qu’il fallait faire. Je vais tremper mes pieds moi aussi.

Courageuse mais pas téméraire, elle me fit part de son inquiétude quant à la teinte à laquelle allait virer sa peau si l’expérience se prolongeait trop longtemps :

–Je crois que vous allez prendre la couleur de votre vernis à force, confirmai-je.

–Voilà le risque, on va éviter ça alors, déclara-t-elle en s’extirpant de l’eau.

Elle esquissait un large sourire en observant le cadre :

–J’en ai pris plein la vue aujourd’hui, j’étais émerveillée. Heureusement qu’il y a les sorties en randonnée parce que sinon les journées sont longues, me fit-elle remarquer.

–Le tout pour que ça passe vite, c’est de pratiquer toutes les activités : aquagym, salle de sport…

–Ah oui l’aquagym c’est le top, sauf que quarante-cinq minutes la séance c’est trop court. Et pour la salle de sport, on m’a fait comprendre qu’on ne voulait pas trop de moi, que je n’étais pas prioritaire.

–Comment ça ? Il faut juste être là à l’ouverture pour s’inscrire, après c’est tranquille.

–Hum, j’ai bien senti comment la prof me regardait, appuya-t-elle avec scepticisme.

Je n’étais pas sûr de comprendre le sens de son propos. Elle allait le préciser plus tard à une autre pensionnaire, dans une séquence illustrant à merveille les limites de l’empathie, ou comment en voulant toujours aller dans le sens de son interlocuteur on finit par se perdre en conjecture.

Alors que nous avions remonté le chemin, allions nous installer dans le car nous rapatriant à la maison de régime, ma « rencontrée » du jour amorça à nouveau le sujet du sport avec une dame hautement remarquable par sa chevelure rousse et son accent fleurant bon la Côte d’Azur :

–La salle de sport, vous n’êtes pas encore allée ? demanda cette dernière.

–Si, mais je n’ai pas pu en faire, on m’a fait comprendre que je n’étais pas prioritaire, affirma de nouveau la femme blonde.

–Ah mais non, ils n’ont pas le droit ! tempêta son auditrice.

–Ben oui, comme quoi je n’étais pas assez grosse, que ce n’était pas vital pour moi.

Suite à cette observation, je me mis à la regarder plus attentivement. Il est vrai qu’elle n’était « pas bien épaisse » comme on disait par ici, tout au plus soixante-dix kilos. Moi-même, situé de peu sous la barre des trois chiffres, j’avais sans cesse dû justifier des raisons de ma présence. J’imaginais très bien les réflexions auxquelles elle devait faire face. Pour l’heure, c’est la réaction de la femme rousse qui me marqua le plus. Tout à ses réflexes bienveillants, elle s’exclama avec vigueur :

–Ah non, ce n’est pas vrai ! Vous êtes largement assez…

Impossible de terminer sa phrase. Se rendit-elle compte de l’aberration de son propos ? La principale visée n’y avait vu que du feu. Mieux, s’était sentie soutenue. Solidarité féminine au-dessus de tout.

Je me dis que j’aurais sans doute l’occasion d’en savoir plus. Approcher ce personnage venant de se fondre dans le décor, en toute simplicité.

Doux euphémisme que cette première impression. Dans un peu plus de quarante-huit heures, nos sorts allaient être inextricablement liés.

2. Sur le bloc

Salle de réveil, dix mois plus tôt. Alors que je suis censé formuler des griefs à l’endroit de ce qu’il me reste d’estomac, c’est vers une douleur au dos que se concentre mon râle. Est-ce seulement l’inconfort du brancard ? Je me souviens à peine du visage de l’anesthésiste avant le moment fatidique : « vous allez vous endormir dans quelques secondes ». Cette magie du plissement de paupières soudain, alors que ma tension était montée sur ses grands chevaux quelques minutes avant. Une violente envie d’uriner qu’il avait presque fallu négocier sur la table d’opération :

–Pourtant ils vous ont bien demandé avant de vous sortir de la chambre, non ?

–Excusez-moi, j’ai l’impression qu’il s’est passé des heures depuis.

La sensation de tous ces masques se penchant sur moi à l’entrée du bloc avait dû être trop oppressante. Celle de la salle de réveil ne m’épargnait pas plus. Impossible de garder les yeux ouverts, pourtant je perçois tout, le va-et-vient des lits à roulettes, les cris de certains patients, les voix du personnel de l’hôpital qui bourdonnent et répètent les mêmes directives en boucle :

–Sur une échelle d’un à dix, à combien estimez-vous la douleur ?

J’arrive péniblement à articuler une réponse, un « sept » ou un « huit » coincé entre les dents, qui n’auraient pas tant de valeur indicative que celle de signifier une volonté de tranquillité. Pourvu que leur attention se porte sur les autres opérés du jour, qu’ils m’oublient, me laissent revenir à moi paisiblement.

Entre deux tressaillements de reins, j’ai l’impression de replonger dans un sommeil agréable, illusion de courte durée. D’autant que la dualité est vive en mon for intérieur, à la fois une aspiration au repos et le souhait de quitter ce lieu de transition au plus vite.

À chaque clignement d’yeux, il me semble voir une nouvelle tête penchée sur mon sort :

–Où en êtes-vous au niveau de la douleur monsieur ? Sur une échelle d’un à dix ?

Une impression de moiteur, la sensation d’être vide et sale. Comme si j’avais été dépouillé de toute mon énergie. La perte de tout goût dans la bouche suite à une journée à jeun importait peu en comparaison de mon manque de force caractérisé. Seule mon ouïe était encore efficiente, percevant des propos prompts à exacerber ma fierté :

–Ça devient problématique là. Son frère a été opéré après, on l’a déjà remonté en chambre.

–Attendez encore un peu, il n’y a pas de quoi s’affoler.

Sortir d’ici. Sortir au plus vite. Aussi forte soit-elle, mon envie de fugue se voit répondre une fin de non-recevoir par mon corps. Suis-je entre les mains de marionnettistes ? Suis-je le clown de service ? Une rancœur paradoxale me traverse. Comme si d’un seul coup les longs mois de tractations préopératoires n’existaient plus. Tous ces tests, ces ordonnances diverses, ces velléités de traquer les contre-indications et d’esquiver les chausse-trappes administratifs, cette mise en conformité avec les employeurs sous peine de sanctions, tout ça pour ça ! Ce point zéro où on remet la maîtrise de la situation entre les mains d’une tierce personne. Ce réveil hallucinogène où plus rien ne semble ni important ni cohérent.

–Où en êtes-vous de la douleur Monsieur ? Sur une échelle d’un à dix ?

–Quatre !!!

–Vous êtes sous perfusion et bientôt vous n’allez plus rien sentir, ne vous inquiétez pas.

Nouveau visage de jeune femme penché sur moi :

–Monsieur, comment allez-vous ? C’est moi qui vous ai endormi, vous vous souvenez ?

Tout se brouille, l’heure n’est pas à tester mes talents de physionomiste, d’autant plus qu’en temps normal je n’excelle pas en la matière.

–Ils sont de quelle couleur vos yeux ? reprend-elle, tout à l’heure j’aurais dit bleus, mais là ils me semblent gris/verts.

–Verts, parvins-je à gémir.

–Bon, cette fois vous vous réveillez vraiment. À mon prochain passage, il sera temps de vous remonter en chambre.

Ouf ! Enfin un discours allant dans le bon sens.

–Sur une échelle d’un à dix, à combien estimez-vous la douleur ?

Arf, ce n’était pas encore gagné.

*

La veille de ces réjouissances, débutait mon hospitalisation dans une relative légèreté et le sentiment du devoir accompli, huit mois après le rendez-vous préliminaire avec le chirurgien. Avaient suivi des examens médicaux éparpillés sur plusieurs mois, de la simple prise de sang à la sinueuse fibroscopie, en passant par une expérience pour déceler une éventuelle apnée du sommeil. Mais je démarrais encore de trop loin pour courir le risque d’une anesthésie générale, d’où la décision d’une cure pour amorcer le virage de la transformation en douceur. La deuxième moitié du printemps 2012 fut donc marquée par la découverte de ce Centre de Valicelli où je reviendrai en consolidation (et en grâce) l’année suivante. Une première prise de conscience en déboucha : changement alimentaire, inscription en salle de sport, recadrage du rythme de vie. D’où une dizaine de kilos éliminés avant même de recourir à l’intervention chirurgicale. En valait-elle encore la peine ? A priori oui, les résultats constatés sur ma sœur se chargeaient de me convaincre. Trois ans plus tôt, elle avait en effet lancé le processus. Le peu de recul scientifique sur ces nouvelles formes radicales de régime ne l’avait pas effrayé. Sans son exemple sur lequel m’appuyer, il est probable que je n’aurais pas franchi le pas. Que nous n’aurions pas franchi le pas ! En effet, il s’agissait d’une décision longtemps repoussée, finalement prise en concertation avec mon frère. La fréquence de ces opérations étant insuffisante pour combler la demande croissante, nous avions dû patienter jusqu’au cœur de l’été pour obtenir un créneau vacant. Nous devions comme convenu passer le même jour. Une façon de s’entraider autant que de passer une période de convalescence commune dans la villa familiale. Mon père appréhendait déjà la perspective de ses trois enfants amincis par cette réduction gastrique :

–Avec votre mère on va se retrouver les deux derniers gros à la maison, et vous allez la ramener : « alors les vieux, faites des efforts un peu ! »

Ce changement physique allait-il modifier par effet collatéral notre comportement sociétal ? J’étais loin de le penser. Mon frère était encore plus relaxé voire blasé devant ceux nous mettant en garde contre le choc psychologique inhérent à ce type de transformation :

–Autant dans l’autre sens oui, prendre d’un seul coup des kilos en plus, ça peut être traumatisant, mais là ça ne peut qu’être bon pour la confiance.

–Je me demande si ça ne va pas nous rendre plus fragiles pour ce qui est de résister à des virus, à être plus souvent malades etc. confiais-je mes appréhensions.

–Mais non, ça ne va modifier que la taille de notre estomac, pas notre endurance ou nos anticorps.

Oui, vraiment mon frère dégageait une sérénité sans équivalent. Alors que notre installation en chambre se faisait attendre, il semblait apte à occuper le couloir pendant des heures – du moment qu’il pouvait enquiller les jeux de logique sur son PC portable – à mille lieues de mes difficultés à me concentrer sur la lecture d’un livre de poche.

Un autre respirait la confiance en déambulant d’un service à l’autre, le chirurgien destiné à nous revoir de près le lendemain. Il interrompit cette cadence infernale pour nous saluer brièvement :

–Alors on se voit demain, hein ?

–Justement, on voulait savoir ce que ça représente comme proportion le morceau d’estomac que vous retirez.

–Ah ben regardez, j’ai des photos d’une récente opération sur le téléphone.

L’image qu’il nous donna à voir me stupéfia. C’est donc cela que l’on hébergeait à l’intérieur de notre corps ? La quantité d’estomac retiré s’apparentait à un moteur de voiture. Et pas celui des plus petites.

–Vous c’est la sleeve hein, pas le by-pass ? demanda-t-il.

–Oui, la sleeve, répondîmes-nous en chœur.

–Ok, allez deux sleeves c’est parti ! lança-t-il à la cantonade en s’éclipsant.

–Ça va, il est tranquille lui, fis-je remarquer à mon frère.

–Il a passé commande : « deux cafés, l’addition ! »

–N’empêche que ça doit devenir ça pour eux à force : quasiment une formalité.

–Mais c’est une formalité, persista-t-il à me répéter. On s’est emmerdés à maigrir par nous-mêmes depuis trois mois, à partir de demain on va perdre sans effort.

Je souhaitais être déjà au lendemain et avoir clos ce chapitre de ma remise en cause. Ce type d’intervention était aussi bien un jet d’éponge par rapport aux régimes traditionnels qu’une manière de relever le gant. J’y étais pendant longtemps réticent, car convaincu de devoir lutter contre cette forme d’abandon. Puis, après un séjour en grande partie gâché par ma condition physique balbutiante, je me rendis compte que l’on pouvait associer cette initiative à une forme de courage. Renoncer à son libre arbitre face à l’assiette pour mieux contrôler les autres composantes de sa vie. Et puis le processus ne s’achevait pas avec l’opération. Il y aurait encore plusieurs étapes avant de reprendre une alimentation dite « normale », un nouveau « bébé » à protéger à l’intérieur de nous : manger uniquement des matières liquides pendant un temps, puis des aliments entièrement mixés le mois suivant avant de réintroduire du solide sous réserve de couper le tout en petits morceaux, de le mâcher abondamment, d’étaler le repas sur une durée de vingt minutes minimum et tout ceci sans y inclure de boisson. Ces règles qui varient peu ou prou selon les individus relativisent les discours incomplets de ceux présentant la réduction gastrique comme une formule miracle.

Je n’espérais pas les retombées indirectes dont allait me couvrir cette opération. J’en serais d’autant plus comblé.

3. Cartes sur table

Si en plus nous avions les mêmes loisirs et les mêmes plaisirs… Notre rapprochement passerait de probable à probant.

J’étais à la base très joueur, avide de situations où l’amusement pouvait aisément se confondre avec la provocation. Or, il était bien dur de transposer mon univers entre ces quatre murs-là, plus austères que fantasques. Il y avait de quoi être anesthésié au milieu des éternels pessimistes, des aigris, des vieux de corps et d’esprit. Surtout d’esprit d’ailleurs. Le moment d’affûter quelques flèches était venu.

La veille, Christian, chanteur de métier, avait proposé dans l’euphorie de la randonnée de nous offrir un petit concert en salle de réunion. De quoi dynamiter l’ambiance, pensait-il. Las, il avait annulé son initiative sur un coup de tête, une résidente ayant manifesté des signes de désapprobation au moment où il installait son matériel. Ce n’était que partie remise et il obtint l’accord de la direction pour reporter son tour de chant au vendredi suivant.

Ce mercredi soir donna lieu à une scène symptomatique des mentalités locales. Alors qu’une assemblée s’était constituée en salle de télé, sorte de tribunal d’inquisition contre la pensionnaire réticente à la prestation de Christian, charge menée qui plus est par contumace, une autre information allait captiver l’audience. Le journal de 20 heures déroulait ses sujets sur le grand écran. Peu y prêtaient attention, d’autant que Pierre continuait de s’énerver publiquement envers celle étiquetée « rabat-joie ». Depuis le hall, elle eut le tort de demander à un témoin s’« ils » n’étaient pas en train de parler d’elle :

–Oui, on parle de toi connasse ! Fous le camp !

La concernée s’éclipsa sans faire d’esclandre. Cependant l’atmosphère allait rester tendue suite au reportage consacré au premier mariage homosexuel célébré en France.

La nouvelle mesure sociétale ne m’enthousiasmait pas plus que cela, mais je ne soupçonnai pas les réactions démesurées que la vue d’un échange de baiser entre deux hommes, pouvait provoquer dans notre assistance traditionaliste :

–Oh mon Dieu ! Regarde-les ceux-là ! pesta Germaine.

–Ah non hein, je n’ai rien contre eux, ils font ce qu’ils veulent de leur cul, mais le mariage non ! fulmina Marie-Paule.

–Je sors cinq minutes, je ne peux pas voir ça ! acheva Maria en joignant le départ à la parole.

D’autres encore simulaient des aigreurs d’estomac, ou marquaient leur opposition par des grimaces de dégoût. Seul Christian s’étonnait avec moi :

–Attendez, pourquoi ? Moi ça ne me choque pas, je suis juste un peu réservé pour leur confier des gosses, ça oui.

–Apparemment le bilan est positif dans les pays où ça a déjà été adopté, lui précisai-je.

Sous ses apparences concernées, Christian n’avait pas l’intention d’engager une conversation sérieuse et enchaîna par une boutade :

–Par contre, pourquoi c’est cette ministre-là qui est allée représenter le gouvernement ? Elle est ministre du Droit des femmes, pas du Droit des hommes, non ?

Tandis que les indignations cumulées se poursuivaient, à qui envers la soirée annulée, à qui en condamnation du mariage gay, je distinguai une bribe de conversation entre Christian et la femme blonde ayant fait une irruption tardive à la randonnée. Elle apparut de manière aussi vive que la première fois, s’adressant à lui en ces termes :

–On m’a dit que tu me connaissais de l’époque du collège, je suis désolé je t’ai pas reconnu, c’est quoi ton nom de famille ?

–Poli, répondit-il comme s’il s’agissait d’une évidence.

–Toi, tu m’avais reconnue ? Pourquoi tu n’es pas venu me le dire ?

–Ben… Tu sais moi, si on vient me parler je réponds, si on ne me parle pas… suggéra-t-il avec une teinte de fierté.

–J’ai un début d’Alzheimer c’est pour ça, plaisanta néanmoins son interlocutrice.

Elle disparut en conservant le même entrain qui semblait la caractériser.

*

Ce mercredi soir scellait par ailleurs la formation de clans. Ils demeureraient stables durant les trois semaines suivantes. Je n’ai jamais adhéré à ce processus d’effacement des individualités dans le groupe, tout en le considérant comme typique et nécessaire au sein d’un microcosme semblable à celui où l’on évoluait.

Un mois hors du temps. Étais-je le seul à me rendre compte de la chance dont nous disposions ? Pas de place pour les ennemis en ce qui me concernait. Cela tombait bien, je n’en avais aucun d’ouvertement déclaré. D’ailleurs, je réaliserais quelques jours après seulement que Karine, la pensionnaire incendiée ce soir-là, pour ne pas dire clouée au pilori, était une des personnes les plus sociables du groupe. En un laps de six jours, elle s’était enquise de moi de manière assez personnelle à deux reprises. Si je m’en souvenais assez distinctement, c’est que ses approches m’avaient paru équivoques. Comme si elle avait saisi l’occasion d’enfin toucher du doigt « ce mystérieux jeune homme » tel qu’elle m’appela la première fois, alors qu’elle nous rejoignait à table, Loïc et moi, en fin de service.

J’avais rapidement sympathisé avec Loïc, homme cultivé à la drôlerie certaine, également doté d’un sixième sens pour cerner les personnalités. Aussi avait-il perçu chez moi le côté taquin, à l’affût de la moindre plaisanterie, quand la majorité bloquait seulement sur mon apparente timidité et ma gestuelle efféminée. Cette dernière hâtivement associée à de l’homosexualité.

Loïc occupait la fonction de responsable d’exploitation dans une prison permettant une semi-liberté aux condamnés, en échange de leur participation aux travaux sur des chantiers agricoles. Il devait se montrer dur pour superviser la bonne marche de l’entreprise, mais aussi fin psychologue pour conserver les hommes à sa charge dans une dynamique gagnant-gagnant. Le milieu carcéral n’avait pas entamé ses aspirations humanistes, bien au contraire. Ainsi eut-il l’occasion de me raconter ses initiatives pour améliorer les conditions de vie des troupes : négocier des parts plus importantes à la cantine pour ceux travaillant le plus, accorder quelques autorisations exceptionnelles à qui démontrait un comportement exemplaire… Il jugeait les avancées des chantiers, rien d’autre. Hors de question pour lui de s’interroger sur les causes des détentions, tout juste ne rejetait-il pas l’information si l’on s’aventurait à le renseigner à ce sujet.

*

Karine avait ce besoin de me classer dans une case, s’intriguait de ma présence en ces lieux, ne cachait pas qu’elle me trouvait à son goût… Ce qui ne l’empêcha pas d’amorcer une tentative de séduction, infructueuse, auprès de Loïc le jour même. Un épisode cocasse, avec lui dans le rôle du conducteur, elle dans celui de la passagère. Une caresse sur la cuisse plus tard, Loïc manqua de planter la voiture dans le décor, n’eut à déplorer que la perte d’un rétroviseur. Dans les milieux bien informés, il hérita ainsi brièvement du surnom de « Rétro ».

« Je n’ose même pas vous aborder tellement vous avez l’air ailleurs » me fit-elle remarquer au matin de la randonnée, la deuxième fois où nous échangions quelques paroles privées, à quelques heures seulement de sa mise au ban de la communauté. Plutôt que des remarques, il s’agissait de perches qu’elle me tendait, de plus en plus ostensiblement. Entre les lignes un petit intérêt pour moi, une façon de se valoriser, elle, la svelte de service, rare parmi les patientes à être venue pour grossir. L’opportunité me laissait cependant de glace, je n’imaginais tout au plus qu’une connivence intellectuelle entre nous, du même type que celle avec Claire, connue au même endroit l’année précédente.

Je n’eus bientôt plus à me soucier de cette éventualité, car une autre femme, celle ayant su attiser ma curiosité par sa seule attitude décomplexée, allait s’afficher au premier plan. Ironie de l’histoire, Nina, puisque je finis par apprendre son prénom, était située à la même table que Karine au réfectoire. Depuis l’altercation au sujet de cette dernière, un groupe d’hommes parmi les plus virulents, Vivien en tête, s’étaient mis en quête de quelqu’un pouvant administrer une leçon à la « contrevenante ». Selon des codes de chevalerie bien à eux, il fallait motiver une femme à lui rentrer dedans (« ben oui, nous on est des hommes, on ne peut pas la frapper »), lui asséner un coup bien senti, ceci au nom de la communauté bien entendu.

Avec son dynamisme et sa bonne condition physique, Nina paraissait à leurs yeux la candidate idéale. Aussi Vivien y allait-il d’une pression continue pour défendre ce que l’on peut à peine nommer une cause. Très peu pour elle :

–N’importe quoi, elle ne m’a rien fait à moi.

–Bon, au minimum tu ne lui parles plus, insista Vivien.

Exigence inconcevable également, tant en l’espace de quatre jours Nina, dont le débit verbal défiait la vitesse du son, avait transformé la pépère tablée au fond du réfectoire en un flux tendu de discussions.

Néanmoins, Vivien, s’imaginant en leader du groupuscule anti-Karine, pointait Nina du doigt à son entrée dans la salle de repas, puis lui intimait le silence par le mime d’une bouche cousue. Il appuyait son exigence par des yeux désapprobateurs et à l’affût du moindre faux pas.

Je croyais alors que Vivien se fendait de la situation dans le seul but de jouer, de tourner les choses en dérision, mais je me rendis compte plus tard que cynisme et mauvais esprit régnaient en ce qui le concernait. Et que diffuser le mal était sa seule voie vers la jouissance.

*

À la séance de piscine du jeudi matin, j’avais été placé avec tous mes amis du moment, notamment la paire Pierre/Vivien, Christian et l’inénarrable Loïc. Si l’on excepte un jeu ayant tourné à la gentille foire d’empoigne le mardi précédent, je m’étais relativement ennuyé durant l’aquagym. À la tête de la prof accueillant Pierre et Vivien, je compris que le show serait au rendez-vous aujourd’hui. Les deux trublions irritèrent d’entrée de jeu la particulièrement frileuse Ludivine, exécutant des plongeons introductifs au lieu de descendre sagement les marches. Des batailles de frites et des noyades s’ensuivirent, notamment à l’encontre de Loïc, star du bassin par sa propension à exprimer sa souffrance et ses commentaires lors du moindre étirement affilié à un exercice :

–Alors maintenant vous allez faire des mouvements circulaires avec vos bras pour provoquer un drainage, vous remontez de la cheville au genou.

–Tiens ça chatouille…

–Et maintenant vous changez de sens.

–Tiens ça grattouille…

Irrésistible Loïc. Ses pitreries étaient un élément-clé pour la thérapie du groupe, autant qu’une nécessité pour son propre bien-être.

*

Je gardai mon humeur enjouée tout le reste de la journée. J’avais désormais des perspectives. Telle celle d’aller enfin du côté de la salle de réunion, devenant le soir terrain de jeu. Mathieu, qui partageait ma chambre, s’y rendait quotidiennement depuis le début du séjour et m’avait aiguillé sur la question, précisant qu’on y jouait surtout au rami. Davantage amateur de belote contrée, j’avais été témoin quelques soirs plus tôt, à mon corps défendant, d’une partie en salle de télévision. La situation m’avait passablement irrité. Je m’y trouvais pour suivre un documentaire politique, mais les acteurs de la scène étaient particulièrement bruyants. Parmi ceux-ci, trois étaient depuis devenus des personnages identifiés, globalement populaires au Centre, tandis que le quatrième avait vu son délai expirer.

Une place était donc théoriquement libre. Si ce n’est qu’au moment M, les tables étaient déjà composées : s ’y trouvaient quatre protagonistes au rami dont Mathieu et Christian, le casting étant complété par une femme aux cheveux blancs que je remarquai pour la première fois et Kamel, un des rares de ma génération, distingué par son handicap auditif et un proéminent sonotone qui en faisait une espèce de « mascotte » non officielle du groupe ; quatre joueurs de contrée, le duo Pierre/Vivien, Carl, un cinquantenaire assez caractéristique de la paysannerie locale dans ce qu’elle avait de rebutant, berger de son état, d’apparence aussi peu abordable que son troupeau, et Noël, un vieil homme sympathique, mais viscéralement rude et rageur lorsqu’il s’engageait dans un jeu.

Bien que déçu de ma place sur le banc de touche, je commençai à suivre sans déplaisir la partie disputée par mes alliés de la randonnée, spectateur et acteur des numéros de mauvaise foi et des habituelles invectives qu’un jeu de cartes pouvait provoquer.

C’est Pierre qui m’alerta de la présence d’autres pensionnaires désireux de battre les cartes :

–Regarde, il y a peut-être moyen que vous fassiez une troisième table, dit-il à haute voix.

–Oui, il y a d’autres paquets de cartes dans l’armoire, intervint Mathieu de l’autre extrémité de la salle.

Parmi les deux personnes destinées à jouer avec moi, Nina, vêtue d’une belle robe noire laissant deviner de plus amples formes que sa tenue sportive de la veille :

–Ah non pas de contrée, je ne joue qu’au rami, prévint-elle de façon bruyante.

–Joue à ce que tu veux mais en silence, la tança Pierre.

*

Nous installâmes donc une nouvelle table et nous engageâmes dans une partie débridée. Étant moi-même un bavard invétéré dans ce type de contexte, je trouvai du répondant. Le troisième larron de service, Manuela, faisait pâle figure en contrepoids aux assauts verbaux émergeant entre Nina et moi. Les deux autres tables émettaient des soupirs réguliers, mais nous ne captions plus rien.

–Ils m’ont proposé 500 euros en échange d’une journée où je resterais totalement silencieuse. J’ai préféré ne même pas rentrer dans le pari, m’informa-t-elle de manière triomphale.

–Tu aurais pu au moins faire semblant d’essayer.

–Attends, c’est ma nature, je ne vais pas aller contre.

Débordée par le rythme donné au jeu et le début de saillies, Manuela demandait grâce :

–Doucement… Je suis en train d’apprendre.

–Ouais, sois un peu plus gentil avec elle, accentua Nina.

–Non non, moi je joue la gagne, pas de place pour l’apprentissage.

–Tu as vu comme il est Manuela ? Arrête de lui donner de bonnes cartes, il faut que tu surveilles bien ce qu’il jette ! On ne va quand même pas laisser gagner un homme !

Elle plaçait des coups de semonce semblables à de petites piques séductrices. Malgré les lunettes noires qu’elle ne décollait pas de son nez, il était possible de percevoir les œillades suggestives qui accompagnaient chacune de ses attaques.

Nous nous mettions en avant chacun notre tour et la pauvre Manuela servait de point d’appui idéal. Jouant juste après elle et constatant qu’elle prenait un certain temps à assimiler les principes du jeu, je m’amusai à l’embrouiller :

–Sinon il y a un truc pas mal à faire, tu ramasses la carte qu’elle vient de jeter, tu la rejettes de suite. Mine de rien ça apporte quelque chose au jeu. Surtout à moi mais bon faut pas le dire.

–Mais qu’est-ce que tu me racontes ? pesta timidement l’apprentie du rami.

–Aiò1, laisse-la tranquille, appuya Nina dans un éclat de rire.

–Ce roi de cœur était bien tentant, me justifiai-je.

–Genre tu joues les cœurs ?

–Ben oui, je suis un homme de cœur.

–Tu profites qu’elle ne sait pas bien jouer pour pouvoir gagner, ben moi je vais lui envoyer de belles cartes pour l’aider à finir.

*

Durant les quelques mènes disputées pendant la première heure de jeu, six tout au plus, tant nous consacrions de temps aux palabres, nous nous disputions le premier rôle à coup de petits stratagèmes et exagérations dont nous avions le secret. Elle, extrapolant son plaisir de tirer une carte se mariant parfaitement avec son jeu, ceci par un vif mouvement du coude droit venant aider la « précieuse » à s’insérer et en appuyant d’un « ouh comme elle est belle celle-là » chaque nouveau tirage bienfaiteur. Moi, me jetant en cannibale sur les cartes dévolues comme si elles risquaient de se dissoudre dans la seconde suivante, mon regard vorace accompagnant ma soif de succès de manière démesurée.

Je la trouvais en tout point sexy dans sa gestuelle. Même sa voix grave, héritée d’une longue addiction au tabac, devenait un atout à mes yeux. Elle imprégnait sa gentillesse volubile d’une forme d’autorité. Au milieu des femmes sans aspérités de Valicelli, elle était lumineuse, elle était radieuse, elle était vivante. Une aura semblait accompagner chacune de ses entrées en matière. Un aspect que je remarquerais d’autant plus les jours suivants.

Pour l’heure, elle demandait une pause pour s’adonner à la fumette, et après avoir repoussé plusieurs fois sa réclamation, on lui concéda cette coupure.

De mon côté, cet arrêt allait me permettre de soulager une envie des plus communes. Sur le pas de la porte je croisai Pierre, l’air goguenard de celui qui aurait un potin de premier ordre à révéler :

–Toi tu as un ticket, fonce.

–Mais non c’est toi qu’elle veut, lui répliquai-je avant de poursuivre ma route.

J’avais à peine relevé son commentaire et répondu par pur automatisme.

Il est vrai qu’elle était joueuse, assénait réparties et allusions cinglantes face à des hommes tout heureux de pouvoir chambrer une aussi bonne cliente. Bien que père de famille amoureux, Pierre aimait plaire et revenait régulièrement à l’abordage de Nina, sous prétexte de critiquer sa consommation de cigarettes ou fustiger son imperturbable débit verbal. Faire mine de tancer quelqu’un pour être mieux remarqué par lui, le procédé de drague le plus courant et efficace qu’il m’ait été donné d’apprécier. Les approches de Pierre ne semblaient pas faire exception. Aussi, compris-je que, depuis son arrivée trois jours plus tôt, Nina avait déjà repoussé plusieurs avances. À sa manière, sans s’offusquer comme l’aurait fait une vierge effarouchée, ni exclure une dose de comique dans ses rebuffades, mais toujours avec une fermeté certaine.

D’ailleurs, était-ce le sort qui m’attendait si je me mettais moi aussi sur les rangs ? J’avais bien retenu les conseils de Candice, mon ancienne cible devenue la meilleure des confidentes, ainsi que ceux de Bill, l’un de mes meilleurs amis : ne surtout pas sur-interpréter les petits signes que l’on croit avoir décelés. Puis dans un deuxième temps, ne pas insister une fois repoussé par la personne convoitée. J’optai donc pour mon nouvel état d’esprit : ne rien attendre ou espérer, mais ne rien m’interdire non plus. Ni ne m’investir et en révéler de trop sur ma personne à des inconnus « ne méritant pas » la moindre offrande.

Nina était sympathique et avenante, mais elle demeurait une inconnue. Il n’était donc pas question que je me livre au-delà du jeu.

*

Reprise de la partie et début des sauts d’obstacles :

–Pourquoi tu tiens les cartes à deux mains ? Tu n’aimes pas faire les choses normalement toi, non ?

–Je fais comme ça me convient, occupe-toi de ton jeu parce que pour l’instant je suis devant au score.

–Aiò2, on dirait un accordéon, tu me donnes le vertige.

(…)

–Dis-moi, tu es un pinz3 toi, non ? Tu ne viens pas d’ici ?

–Si c’est ce que tu veux sous-entendre, je suis français oui, Français et Corse, comme toi. Les deux vont ensemble.

Brouhaha alentour rendant caduque une contre-offensive de Nina.

(…)

–Hum, tu le sais que tu es beau ?

–Je ne sais pas, je me rends pas compte.