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Yuna, une policière atypique et mère d’une adolescente, s’engage dans une traque mortelle. Plongée au cœur d’une vendetta remontant à la dernière guerre, elle découvre la loi du sang et ses coutumes ancestrales. Mais l’inattendu frappe à sa porte, bouleversant toute représentation morale et transformant son quotidien en une course effrénée. Les repères de sa vie vacillent, et son rythme cardiaque s’emballe dans une dynamique inédite, ébranlant sa vision du conformisme.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Du pinceau à la plume en passant par la musique,
Patrice Borjon confronte les disciplines pour en saisir la créativité et tisser plusieurs fils comme thématiques au service du récit. Il est également l’auteur de Le primitif.
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Patrice Borjon
Secrète
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrice Borjon
ISBN : 979-10-422-4232-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Régine, Danièle, Sarah, Noélie, Apolline,
Marielle, Faustine, Laetitia,
Marie Charlotte et mes parents.
Avec toute mon affection.
La vie n’est facile pour aucun de nous. Mais quoi, il faut avoir de la persévérance, et surtout de la confiance en soi. Il faut croire que l’on est doué pour quelque chose, et que, cette chose, il faut l’atteindre coûte que coûte.
Marie Curie
Les hommes sont des insectes se dévorant les uns les autres sur un atome de boue.
Voltaire
1570
Bathilde attendit une partie de la nuit au port de Marseille l’arrivée du bateau en provenance de la mer Noire. À quatre heures du matin, des lueurs prometteuses apparurent. Recroquevillée derrière un tonneau, l’adolescente avait eu pour curieuse idée de tirer à elle un filet de pêche pour se réchauffer. Maintenant, désireuse de se relever, elle trébucha deux fois en voulant se défaire de ces mailles de choses étonnantes qui lui avaient tenu chaud. Elle fixait au loin sur l’océan le point lumineux grandissant. Une demi-heure après, elle sautait de joie en reconnaissant le pavillon qui maintenant avec fière allure se présentait au débarcadère. Les amarres fixées, les marins se pressaient sur le pont à la recherche de leur famille à quai. Un brouhaha de cris et d’interpellations fusait. À terre, une haie d’honneur se formait pour accueillir les matelots méritants.
— Où était-il ?
Cette phrase maintenant tournait en boucle dans sa tête. Il se cache sans doute pour me faire sursauter ! Elle virevoltait pour ne pas être surprise par-derrière tel le chiot qui essaie d’attraper sa queue. Sans fût trop, elle monta sur la passerelle à contre-courant des hommes aux épaules larges malgré le rappel à l’ordre de cet homme camper sur le pont. Elle criait son nom :
— Benoit, Benoit…
— Mademoiselle ! Benoit n’est pas là.
Bathilde se retourna. Yeux hagards, livide, sa tête oscillait de droite à gauche faisant voler ses cheveux bruns si bien coiffés pour la circonstance. Elle fouillait du regard le pont, se déplaça derrière un coffre de bois puis un mât à la recherche de Benoit.
— Mademoiselle arrêtez !
— Il est où fit-elle en tapant du pied plusieurs fois les planches du pont.
Le marin se rapprocha doucement en quelques pas, comme pour attraper une colombe.
— C’est Benoit que vous cherchez ?
— Oui, lâcha-t-elle épuisée… où est-il ?
Le gaillard lui prit le bras avec ménagement et l’approcha de lui. Elle vit tout d’abord ses pieds immenses puis releva son visage d’ange, il la dépassait de trois têtes. Il se courba, passa sa langue sur ses lèvres encore craquelées par l’absence de soins due à l’attaque salée de l’océan.
— Benoit est mort. Il a rejoint l’océan. Elle tomba alors qu’il amortit sa chute au sol. Un court instant après, elle se ranima assise, adossée à un mât. L’homme immense était toujours présent. De ses yeux elle balaya le pont puis croisa le visage buriné de cet homme athlétique.
— Dites-moi qu’il est vivant, dites-le-moi.
Elle lui prit sa main immense, elle avait l’impression de prendre un outil tant celle-ci était ferme et puissante.
— Je ne peux pas vous dire cela mademoiselle.
— Il est… il est mort… comment ?
— La peste.
Elle releva son visage diaphane et articula :
— La peste vous dites… mais comment est-ce possible ?
— Il y avait des rats dans la cale. Il s’est enfermé seul dans la soute du bateau. Il a voulu les attraper avec un filet, il y est parvenu et les a enfermés dans cette barrique…
Bathilde jeta un coup d’œil au tonneau ficelé à un mât.
— Pendant vingt-quatre heures il les a chassés… jour comme de nuit. Il a réussi à tous les enfermer dans cette barrique, faut dire qu’ils étaient nombreux. À chaque fois qu’il en capturait un, il criait le chiffre à travers la porte. Il nous a sauvés. Nous sommes tous fiers de lui. Maintenant faut pas rester là, faut partir ma p’tite demoiselle.
Bathilde fit oui de la tête, elle respirait à fond, faisant entrer l’air mêlé d’une odeur de chanvre dans ses poumons. Elle se releva et se dirigea vers la passerelle jetée sur le quai. De côté, elle patienta pour l’emprunter, mais les marchandises circulaient déjà sur celle-ci. Elle opéra un demi-tour, traversa le pont subrepticement pour se diriger vers le tonneau meurtrier. Elle ralentit, s’approcha à pas feutrés puis l’oreille collée au fût de bois, elle écouta… Elle perçut des grattements. Elle se redressa et donna d’abord un coup de pied puis deux puis frappa du poing la pièce de bois qui fermait le tonneau. Elle écouta à nouveau ces bruits maintenant amplifiés et imagina un instant la peur infligée à ces bêtes qui devaient sauter, se grimper les unes sur les autres en couinant. Quelle était leur destinée… le feu sans doute. Sa physionomie changea, elle voulait créer de la panique, se venger. Elle pivota et observa si elle fut visible. Elle aperçut alors un couteau planté dans un mas. Elle courut sans bruit sur la pointe des pieds telle une danseuse et fit osciller le couteau de droite à gauche pour finalement l’arracher à son socle de bois. Elle entreprit de couper la corde qui sertissait la barrique… Difficile ! sans doute fallait-il mieux œuvrer avec la lame comme une scie. Le temps passa lentement, mais elle parvint à défaire successivement les vagues de chanvre de la corde qui retombaient sur le pont. Ses mains gardèrent la mémoire de la pression de l’outil dans la chair. Elle frotta ses paumes puis ses yeux embués. Elle porta un regard vers l’océan et pensa à Benoit puis fit sauter le couvercle de la barrique qui chuta au sol et roula quelques mètres avant de tourner comme une pièce de monnaie sur elle-même pour enfin s’immobiliser à plat. Elle fut prise de court et émit un cri qui se mélangea à ceux des rats qui coulèrent le long du fût de bois. Leurs longues queues s’agitaient comme des vers de terre. Certains stoppèrent au bord du périmètre de sortie, humant l’air. D’autres sautèrent le mètre les séparant du sol pendant que de semblables s’attaquaient déjà aux cordages du mât voisin. Cette vague aux mille yeux déferlait maintenant comme si une barrique d’huile s’était répandue. Bathilde venait d’ouvrir la boîte de Pandore !
***
Le voile automnal d’octobre ressemblait à celui des années précédentes avec ces brumes matinales qui gommaient les contours de la campagne. Lyon ne laissait apparaître que les clochers comme repaires géographiques. Certains arbres restaient néanmoins constituants du paysage tant leurs hauteurs leur permettaient de garder une stratégie dominante. Témoins millénaires, survivants de l’âge glaciaire, les trembles donnaient le sentiment d’étayer cette basse voûte laiteuse du ciel. Cependant parfois, ils les déchiraient, laissant traîner quelques lambeaux de voiles qui s’étiolaient puis se détachaient telle la mousse produite lors des grandes lessives au lavoir. Mais Lyon arborait une figure dramatique depuis que la peste assiégeait la ville. 1570, cette année noire vit des hordes humaines tenter de se frayer un passage entre les cadavres au sol. Leurs regards vous obligeaient à détourner la tête et marcher comme un crabe pour tenter de gagner la campagne et passer les portes de la ville avant qu’elles ne se referment. Certains privilégiés, nobles et bourgeois brandissaient leur attestation de déplacement dérogatoire pour partir se réfugier dans une autre ville encore vierge de tout soupçon. L’odeur de girofle, la désinfection des rues à base de jus de plantes médicinales combattait la forte prégnance de la contagion aux miasmes galopants qui vous agrippait, vous couchait sur la pierre des rues aux couleurs anthracite. La population s’interdisait de courir pour éviter de s’essouffler et ensuite respirer trop fort. Malheur à celui qui inhalerait la contagion… On longeait les murs aux pierres couleur cendre, on s’effaçait derrière les portes entrouvertes afin de gagner la pénombre des habitations pour en ressortir plus tard, fuyant le foyer empoisonné où la famille à jamais s’allongeait. Des corps, toujours des corps qui s’entassaient çà et là. Les administrateurs de la cité les avaient fait massivement amasser sur les embarcadères du Rhône et de la Saône pour un ultime embarquement…
La mort rôdait, défiant toute l’organisation administrative. Les rats échappés de Marseille réussirent en quelques semaines à gagner Lyon et plus encore. Les médecins en habits gris équipés de long nez d’oiseaux et de leurs bâtons arpentaient la ville. Ils dictaient des injonctions pour observer le confinement. Les ordres religieux, également impliqués dans la gestion de ce fléau, livraient des conseils, le tout donnant naissance aux prémices de la santé publique. La responsabilité criminelle des rats égalait celles des hommes coupables de l’introduction de puces infectées par l’intermédiaire des vêtements ou de marchandises. Ce fléau se confrontait à l’incrédulité des foules, mais aussi aux croyances populaires. La peste alimentait l’angoisse de mort, mais également les soupçons à l’égard de ces autres, les semeurs qui pourraient répandre des scories de bubons. Le glissement vers le meurtre devenait facile pour une personne à l’affût…
***
2021, les animaux régnaient en roi, s’octroyant une permission urbaine. L’éloge de la lenteur, un pied de nez aux riverains. C’est ainsi que des couvées de canards gagnèrent la place Bellecour à Lyon, une des plus grandes de l’Europe. Dans d’autres villes, se furent les sangliers, les chevreuils ou même parfois les ours qui flirtaient avec le macadam rural. Seuls les poissons furent condamnés à suivre les cours d’eau créés par leurs concepteurs. À l’échelle mondiale, on observait une activité humaine rétractée, en convalescence. La faune comme chargée de faire un audit urbain occupait l’espace délaissé. L’instinct animal au centre du dispositif enquêtait sur ce désert humain, cette planète au ralenti. L’humanité écrouée, à domicile. Condamnée à sa propre dépersonnalisation pour un crime environnemental : La déforestation, l’hyperurbanisation, la Covid 19 ! L’humain a décidément la tête à l’envers telle la chauve-souris, souvent chassée de son réservoir naturel, contrainte au rapprochement avec l’homme. Vendue sur un marché pour ensuite être dévorée ! Ce n’est sans doute pas l’évolution qu’aurait souhaitée Darwin. C’est ainsi. Ce que l’homme a créé dans l’univers a été pensé auparavant dans son esprit. Le bien et le mal cohabitent sous le même toit, parfois la même boîte crânienne.
Une légère contraction fugace de la joue, trop rapide pour savoir si ce fut réel ou non. La mère de Bathi, yeux grands ouverts, se tenait en hypervigilance braquant toute son attention sur le visage de l’adolescente. Instinctivement, elle consulta sa montre qui indiquait quinze heures. Il faisait chaud dans cette chambre d’hôpital bardée d’électronique à l’image du monde robotisé, l’intelligence artificielle. Comment certains peuvent-ils condamner la robotisation ? Ici, la vie de ma fille ne tient qu’à leurs fils, leurs diodes, les alertes sonores. Et ces artères tubulaires qui chutent en cascade de cette poche renfermant du liquide et qui rampent sur le lit apportant la vie dans les veines de mon enfant. Sophie resta ainsi une heure aux aguets puis perçut un autre rictus sur la joue de Bathi comme si un insecte venait de se poser et suscitait un réflexe de contraction des zygomatiques. Non, cette fois-ci, elle n’avait pas rêvé, sa fille réagissait. Revenait-elle enfin d’un coma de douze jours ?
Elle s’empara de son téléphone pour joindre Paul puis réfléchi aux ondes proscrites qui pouvaient interférer sur les dispositifs médicaux. Elle passa sa tête à l’affût dans le couloir et apostropha une infirmière.
— Ceci est encourageant, fit le médecin alerté. Toutefois il faudra être patient, car la possible sortie du coma se réalise par paliers. Cela va prendre un peu de temps, vous savez.
— Oui, répliqua Sophie. Mais c’est tout de même positif, non ?
Un sourire apaisant se devinait sur le visage de l’homme en blouse blanche. Elle n’en perçut que les sillons qui irisaient la pommette à la sortie du masque blanc.
— Je peux rester à lui parler vous sav…
— Elle a besoin de vos paroles autant que de repos répondit le toubib à la stature rassurante. Je vous invite donc à lui parler toutefois sans pleurer, mais aussi de partir à la fin des visites. Si votre fille se réveille, nous vous téléphonerons sans délai, expliqua-t-il conscient de l’excès d’attention de cette mère bienveillante.
— Oui, répondit-elle avec une moue désappointée.
— Reposez-vous, car lorsqu’elle se réveillera, elle aura besoin de votre dynamisme pour la solliciter.
Le lendemain dans le couloir, Sophie téléphona à Hubert, le meilleur ami de Bathi. Son conducteur qui avait chuté du scooter en même temps qu’elle, mais le concernant sans dommage corporel.
— Je peux venir la voir ?
— Pour l’instant les visites sont limitées. Moi-même, je devrais partir bientôt.
Elle a dit quelques mots, mais se réveillera sûrement demain ou un jour prochain Hubert.
— Oui, j’ai tellement hâte de lui dire… enfin que je suis tellement désolé.
— Ce n’est pas de ta faute. Tu nous as déjà expliqué le refus de priorité de l’automobiliste, et d’ailleurs s’il a pris la fuite, ce n’est pas par hasard. Hubert, au retour de Bathi, tu viendras à la maison autant que tu voudras, ok ?
— Merci, c’est gentil.
— Tu seras sa meilleure convalescence qu’il soit, et puis elle aura besoin de travailler les cours. À bientôt Hubert.
Sophie s’affala dans le fauteuil. Difficile de parler à sa propre fille qui ne répond pas, pour toutes répliques, ces machines électroniques qui observent sans voir… Paul avait lâché pour quelques jours les émirats où de grands projets d’architecture se finaliseraient bientôt. Les deux mains de Bathi alors qu’elle sommeillait étaient maintenant accaparées et pétries par celles des parents puis ce fut le tour de sa grand-mère Irène.
— Qu’a-t-elle dit en se réveillant ? chuchota Paul.
— Le moyen-âge.
— Pardon ?
— Sophie articula « moyen âge ». Et ce, à deux reprises selon une infirmière.
— Cela n’a pas de sens, s’étonna la grand-mère.
— Non effectivement, mais tu sais, elle apprécie cette période de l’histoire. Peut-être a-t-elle rêvé de cette époque. Moi aussi j’aurais préféré qu’elle nomme l’un de nous.
***
Au dix-huitième jour, Bathi put regagner son domicile. Marc, son petit frère, lui demanda d’où elle venait. Quant au fidèle Riv le chien, il ne cessa de lui apporter ses jouets en guise de bienvenue. Hubert serra dans ses bras son amie et eut quelques larmes non dissimulées.
— Non Hub, ne dis rien, je ne veux pas reparler de l’accident. Tu m’as manqué grave, tu sais. Allons de l’avant.
— Tu sors du coma et tu donnes la direction ! Bravo Bathi. Au fait, tu es dispensée de cours pendant combien de temps ?
— Quinze jours. Trop long.
— Et le coma, tu as des souvenirs ?
Bathi leva les yeux à la recherche de sensations.
— Blanc, c’était tout blanc et lumineux avec…
— Oui, fit Hubert intéressé. Un tunnel ?
— Non, enfin peut-être. C’est ce que l’on entend usuellement décrire… mais non. Plutôt des voix, comme un chuchotement. Le visage était flou.
— Quel visage as-tu vu ?
Sa tête répondait négativement.
— Trop vague, comme dans un miroir, déformé. Mais bon. À toi je peux te le dire c’était cool j’étais à l’abri de tout problème.
— Être entre la vie et la mort « c’était cool » ! je rêve.
— Ah toi aussi !
— Pff. Moi tu le sais bien je suis cartésien, je ne nie pas le coma comme étant une zone non consciente, mais si tu as vu un visage ce peut-être une vision.
— Une hallucination sans toxique… impossible ! en tout cas c’était comme un kaléidoscope.
— Mais tu semblais dire que tout était blanc. Un kaléidoscope c’est coloré.
— Tu es trop terre à terre Hub.
Il ne se défendit pas. Au contraire, il se promit de réfléchir aux paroles de Bathi. Elle caressait maintenant d’une main les courbes de son violoncelle en attente puis pinça une corde. Les yeux fermés elle inspira. Hub à l’écoute, put observer le diaphragme de Bathi s’amplifier et tendre ses vêtements qui dessinaient d’autres courbes. Son corps telle une chambre d’écho réagit en se cambrant légèrement, les poils de son avant-bras se dressèrent puis se replièrent lorsque l’arabesque du son déclina. L’accident ou plutôt le coma sans pourvoir bien le définir, semblait opérer un changement sur son amie. Il l’avait imaginé triste et désorienté, mais elle semblait sereine, en paix. Était-elle vraiment revenue ? Bathi rouvrit ses prunelles et vint poser ses lèvres sur la joue d’Hubert qui lui prit la main.
Bathilde affectionnait à se promener le long des quais de Saône. Au gré des vitrines qui exposaient la mode et ses changements, mais aussi des magasins de mobilier, où elle pouvait scruter les nouvelles tendances de 2021. Elle s’imaginait avec un chez soi, un appartement décoré à son goût dans lequel elle recevrait ses amis, son amant… elle pouffa de rire. L’envie de vivre même si la fatigue l’accompagnait. Depuis son retour à la vie, elle semblait davantage savourer les instants présents qui se présentaient à elle. Elle stoppa devant une devanture place Bellecour où des cuisinières d’antan relookées séduisaient les passants. Ses yeux observaient, bouche ouverte, la barre de laiton, les portes en fonte massives, la chambre de cuisson émaillée… Une soupe lui vint à l’esprit. 16 heures ! non, mais, franchement un potage à l’heure du chocolat chaud… n’importe quoi ma fille. Elle s’amusait de son état d’esprit frivole alors qu’un homme recherchait son regard dans ce visage d’ange. Elle se retourna sur lui, planté là à quelques mètres, il dévorait ses yeux noisette.
— Ouah non, fit-elle portant sa main à sa bouche malgré son masque.
Elle pressa le pas pour gagner l’angle de la rue, stoppa, opéra un demi-tour et observa à travers une encoignure vitrée. Personne. Une convoitise passagère pour homme, songea-t-elle amusée. Elle examina son reflet dans la vitrine et ôta son masque. On dirait que j’ai grossi, j’ai des joues épaisses, songea-t-elle… et mes jambes ! Moi qui avais un corps fin et musclé porté par des jambes à créer des remords… Elle reprit sa déambulation quelques centaines de mètres, mais cette fois-ci sous une pluie fine laissant venir à elle la beauté des vitrines qui lui renvoyaient l’image mouillée d’une belle jeune femme de dix-sept ans. Malgré l’intempérie, attirée comme d’habitude par les quais de Saône, elle laissait son regard couler sur les pavés huileux qui la menaient jusqu’au bord de l’eau. Elle se félicitait de porter des chaussures sans talon. Maintenant hypnotisée par cette eau profonde et épaisse dont le courant filait vers Marseille, elle s’exerça à jeter certaines de ses pensées qu’elle jugeait négatives au fleuve et à les suivre jusqu’à ne plus voir le point imaginaire. Cet exercice répété lui apportait une paix interne. Pour s’être déjà exercé à ce jeu, elle avait le sentiment d’avoir trouvé elle-même cette astuce et en fut fière. Vint le moment où elle porta son attention vers une péniche, un habitat fluvial solidement amarré. Comment meubler cet habitacle dont la charpente est tout en longueur ? Une moto la fit réagir. Instinctivement, elle se recula pour céder le passage à cet engin qui lui apparaissait soudainement anachronique. Elle sembla un instant déconnecté. En relevant la tête, elle observa ce monde moderne où tout filait si vite.
De retour à la maison, Riv le Labrador Retriever ainsi surnommé pour son goût des balades dans les rivières, se rua aussi elle dut accuser le choc avec un léger recul.
— Riv ! mais attend un peu je vais… oh non ce n’est pas vrai, tu vas voir ! Le chien avait décidé de ne pas l’écouter. Sa maîtresse plongea et fouilla de ses mains les poils jaune sable. Ces oreilles tombantes avec ce museau large la faisaient craquer. Il s’en suivait un en tête à tête avec ces yeux marron qui semblaient deviner l’affection de sa maîtresse.
Elle se prépara ensuite au micro-ondes un chocolat chaud, trempa un doigt dans la mousse onctueuse et le lui fit lécher.
— Attention, c’est brûlant, dit-elle l’index levé à l’attention du chien gourmand.
Trop sucré selon son goût à elle, cela fait grossir. Un ajout d’eau chaude lui sembla raisonnable.
Bathi appréciait ces moments sans personne en cette demeure de maître magnifiquement restaurée. Elle se sentait en sécurité au sein de ces murs séculaires. Ce qui est ancien est à l’épreuve du temps tels des arbres aux rhizomes noueux. Et puis ici on pourrait vivre sans sortir, l’espace ne manque pas avec ces salons, cette pièce à musique… Chacun pouvait œuvrer à son activité sans bourdonnement, sans être serré comme les abeilles dans une ruche.
Elle avait su d’ailleurs rétrécir sa grande chambre pour se coucouner un espace qui, a priori, lui correspondait. Dix-sept ans, elle en paraissait parfois vingt. Elle pouvait être aussi bien cette ado au jean troué et au polo trop long qui dépassait les paumes de ses mains que cette femme vêtue d’une robe fourreau au visage discipliné et lucide, armée d’un regard qui vous transperce.
Assise sur son lit, elle songeait comment s’habiller ce soir pour l’anniversaire de sa meilleure amie Laetitia. La fête devrait durée une partie de la nuit aussi aurait-elle le temps de voir pleinement ses complices et qui sait, faire d’autres rencontres. Elle estima un instant ses habits noirs, pantalon fuseau et chemise. Il ne manquait qu’un apport, mais lequel pour Bathilde avait son importance. Elle se rendit dans la chambre de ses parents malgré l’aboiement réprobateur de Riv. Le craquement du parquet ainsi qu’une odeur différente marquait un territoire autre. La coiffeuse n’avait rien d’étranger pour elle malgré l’interdit de sa mère. Les bijoux brillaient dans leur écrin. Elle les convoita avec envie, les faisant légèrement bouger dans ses mains pour animer les reflets variés de ces merveilles. La coiffeuse juxtaposait le secrétaire de sa mère sur lequel celle-ci passait souvent des heures à écrire ou téléphoner. Un meuble aux multiples tiroirs… Sa grand-mère tout comme sa mère Sophie aimaient chiner chez les antiquaires. Ce mobilier d’ailleurs avait fait l’objet d’une restauration maternelle. Placée dans la serre du jardin, l’huile de coude permit un relooking après décapage du vernis. Elle restait des heures à se consacrer à cette réfection. Sa grand-mère d’ailleurs clamait que chaque meuble avait ses secrets !
Plus petite, Bathilde s’était fait chasser plusieurs fois de la chambre parentale où elle ouvrait des tiroirs des meubles. Ce comportement de refoulement intriguait maintenant comme un parfum de mystère la jeune femme quelle était devenue. On éloigne toujours une personne quand on veut cacher quelque chose, se disait-elle ! Et puis sa mère restait de loin son modèle de femme à qui elle souhaitait correspondre. Lui ressemblait-elle d’ailleurs ? Cette question fut maintes fois posée face au miroir de la salle de bains, la glace pour confidente. Elle s’enferma dans la salle d’eau, ouvrit un tiroir et y retira un maquillage avec lequel elle entoura d’un trait large ses yeux, mais aussi sa bouche. La vapeur de l’eau de la douche prise peu de temps auparavant commençait à couler en fines gouttelettes, créant des chemins verticaux jusqu’au bas du miroir. L’humidité sans doute trop importante dans cet espace clos rompit le cercle noir autour de ses yeux maquillés. De cette brèche ouverte sur la peau s’écoula une goutte noirâtre qui stoppa sur sa pommette droite. Elle contemplait maintenant son visage qui se révélait métaphoriquement. Elle passa sa main à plat sur le miroir étirant l’eau perlée puis redoubla l’analyse de sa personne. Elle écarta maintenant avec ses deux index les commissures de sa bouche jusqu’à ce que la douleur se fasse sentir. À cet instant, elle se remémora la tête du Joker dans Batman.
— Tu es trop ma vieille, non vraiment !
Aujourd’hui, elle disposait de temps. De retour dans la chambre parentale, elle passa les mains en effleurant les bois de meubles aux essences rares. Le secrétaire ouvert offrait maintenant le contenu de ses tiroirs. Papiers, bijoux, courriers divers, fèves de galettes des Rois… Un encrier avec un tiroir latéral permettait son remplissage. Elle ouvrit l’encrier et de l’index effleura la surface de l’encre noire en attente. Celle-ci gagna très vite les rides de son index tel un buvard. Elle prit un mouchoir de papier et tamponna l’extrémité de sa phalange qui resta teintée. Elle entreprit ensuite d’ouvrir à nouveau le casier latéral, mais curieusement elle rencontra une butée. Après plusieurs essais infructueux, Bathilde engagea son auriculaire à la rencontre d’une retenue en exerçant une pression de son doigt de haut en bas. La manœuvre fut fructueuse. Contre toute attente, tel un bouton-poussoir, le tiroir sortit de son enclave. Bathilde écarquillait les yeux pour mieux visualiser la manœuvre, consciente qu’il faudrait remettre le tout en état de fonctionnement. Stupéfaite, elle pensa à sa mère. Connaissait-elle l’existence de cet espace secret ? Pas sûr… et mamie ? Cette dernière question la fit se redresser et se diriger vers un étage en dessous où se trouvait la chambre de sa grand-mère Irène. Celle-ci ne l’utilisait presque plus puisque sédentarisée maintenant dans la région des Dombes. Il était même question que Paul, son père, fasse déménager ses meubles. Bathilde pénétra à pas feutrés cette pièce oblongue où régnait une atmosphère d’antan. Le meuble recherché se trouvait sur la droite en entrant. Elle s’agenouilla et déplaça au sol la lampe style Tiffany aux belles mosaïques de fleurs colorées. Un vrai kaléidoscope composé de pierres de verres assemblées à la main selon les dires de mamie. Trouvaille d’antiquaire ! Plus jeune, du temps de la présence de celle-ci à Lyon, elle aimait se réfugier auprès d’elle pour observer les magnifiques effets lumineux et féeriques se réfléchissant sur les murs. Face au secrétaire, elle fit craquer les phalanges de ses mains et d’un mouvement de tête disciplina ses cheveux. À cet instant, elle savait qu’elle crânait et ressemblait à un rat d’hôtel… euh non, pas cette bestiole berk, plutôt Arsène Lupin version féminine. Bon, raisonnons : deux secrétaires identiques sous le même toit ! Elle pratiqua le même modus operandi et sentit rapidement son index rentrer en contact avec une sorte de poussoir mou sous lequel on pouvait imaginer un ressort. C’est quand même plus aisé que de se rappeler un mot de passe ! Manœuvre réussite, et voilà ma vieille, dit-elle à haute voix. Elle se baissa davantage et aperçut le même casier long et fin. Mais cette fois-ci à sa grande surprise, la cachette libéra un rouleau de papier format A4 ressemblant à un parchemin lié par un mince ruban de raphia. Elle se redressa, ne sachant s’il fallait continuer son exploration. Elle croisa son reflet dans le miroir de la psyché. Visage perplexe, elle s’adressa un léger sourire et s’agenouilla à nouveau devant le tiroir offert. Elle pensa une ultime fois à sa trouvaille. Ce rouleau était-il là depuis des générations ? Non, le papier n’avait rien d’un manuscrit très ancien, du papier, toutefois légèrement jauni. En tout cas il indiquait une dissimulation relativement récente. Elle était au cœur du secret de sa grand-mère, enfin peut-être, mais lequel ? Elle posa le rouleau sur le bureau et releva la tête pour écouter les bruits de la maison. Le silence, son allié ne manquerait pas de se froisser si une personne venait à mettre la clef dans la serrure au rez-de-chaussée. Et puis Riv se ferait une joie de japper.
L’objet de son attention maintenant déroulé et maintenu par deux presse-papiers improvisés révéla une écriture penchée.
IRENE.
— Mamie !
Quelque peu déroutée par le titre, elle fronça les sourcils et poursuivit.
Ton frère préféra se faire justice plutôt que d’honorer sa dette.
Le sort est scellé et la vengeance devra s’assouvir.
Le sang affectera ta descendance.
Accepte ce sort et la vendetta cessera.
Bathilde relut lentement, pas moins de cinq fois ces mots pour tenter de les comprendre. Elle, si doué en littérature qui dévorait en moyenne un livre par quinzaine, ne parvenait à comprendre de quoi il s’agissait. Elle ressentit un frisson qui parcourut le long de sa colonne vertébrale.
Affectera ta descendance.
— Sa descendance ! Elle mit sa main devant sa bouche effrayée par le sens des termes… Sa descendance, c’est maman ! et… moi. Il est question aussi de moi !
— Oh, mon dieu, qu’ai-je fait…
Sans le savoir, Bathilde venait d’entrouvrir la boîte de Pandore. Elle se tourna à nouveau vers la psyché qui renvoya cette fois-ci une image défaite de son visage. Debout, elle fit le tour de la chambre puis du hall. Elle descendit jusqu’au bureau et entreprit de photocopier cet écrit puis lui donna une forme de rouleau semblable à l’autre parchemin. Un instant après, elle remit le rouleau de papier avec délicatesse dans le tiroir secret qui se referma incognito, et ce à sa plus grande surprise, sans problème technique. La lampe en place, maintenant son visage picotait comme s’il avait subi une friction d’une éponge récurrente. Elle avait envie à nouveau d’une douche, mais cette fois-ci froide. L’heure passait, elle se hâta de s’habiller, il ne s’agissait pas de faire attendre son amie Laetitia. Elle essuya une larme cristallisée au coin de son œil puis inspira à fond. Après avoir dissimulé la photocopie de la lettre dans le montant du pied de son lit de chambre, elle se précipita au rez-de-chaussée. Sur le pas de la porte, elle se ravisa. Bon sang le tiroir ! Elle gravit deux par deux les escaliers jusqu’à la chambre parentale et fit fissa pour refermer néanmoins avec dextérité le tiroir secret. Un dernier regard puis elle souffla… sauvée ! Elle se hâta en direction du placard du hall pour prendre deux masques à usage unique. Depuis que la Covid 2019 planait sur la ville telle une peste moyenâgeuse, la rigueur sanitaire obligeait le port de celui-ci lors des fêtes et autres rendez-vous collectifs.
Sylvain siffla en voyant Bathilde sortir du porche de l’imposante maison bourgeoise boulevard des Belges.
— Ouah Bathi, ne me dis pas que tu sors de chez toi, s’exclama-t-il admiratif.
Elle ne répondit pas, pensant que l’évidence s’en chargerait.
— Bonjour, lança-t-elle aux personnes déjà installées dans l’audit d’Hubert. La voiture démarra et Sylvain se tordit la nuque pour apercevoir une dernière fois la belle maison.
— Bon, on file, commanda Florence. Craponne ce n’est pas à côté. On peut aérer la voiture, avec les masques, on étouffe.
— Bien Madame, s’exclama Hubert en appuyant sur l’accélérateur.
Bathilde observait le conducteur, il faisait corps avec son automobile, enfin celle de son père. Elle appréciait la façon dont il passait les vitesses, mais aussi ses mains fines aux doigts longs et étirés. Elle avait une certaine tendresse pour Hubert, et ce depuis des années, mais son sentiment s’arrêtait là, car trop timide, ce garçon n’osait contester ou protester qui que ce soit. D’ailleurs, elle lui avait déjà conseillé de s’affirmer dans leurs groupes comme au lycée. Mais sans doute ce conseil se heurtait à la profondeur des voiles de la personnalité de cet ado.
— Ouvre ! réitéra Flo en déformant son masque par un souffle assaillant.
— Hubert s’exécuta et jeta un œil dans le rétroviseur pour sonder le regard des autres. Il vit Bathy le fixer.
Kévin jusque-là muet demanda l’attention de tous puis après avoir compté leur cagnotte pour l’anniversaire de Laetitia déclara que celle-ci ne contenait pas moins de cinq cents euros.
— Pas mal commenta Flo, je vous rappelle que mon anniversaire à moi est dans trois mois !
— On a tous un anniversaire dans quelques mois répliqua Bathilde agacée. Le panneau de Craponne maintenant se dessina bientôt à une cinquantaine de mètres sur la route sinueuse bordée de gros arbres et de murs de propriétés qui en disaient long quant à la position sociale des résidants.
— Ici ! cria Florence montrant la droite alors qu’Hubert avait déjà positionné son clignotant.
L’audit pénétra lentement la propriété faisant crisser le gravier sur une bonne distance avant de se garer parmi une quinzaine de voitures.
— Tu aurais dû pousser ta BMW, on est en retard.
— Audi, précisa stoïquement Hubert.
— C’est mieux d’arriver plus tard, l’ambiance est déjà installée et ne dépend pas de nous fit Kevin.
— Dac avec toi, confia Bathilde.
L’hôtesse Loulou alias Laetitia les accueillit les bras ouverts avec un large sourire étudié. En haut des escaliers, la musique scandait un rythme endiablé, la soirée prometteuse commençait.
Le lendemain, Bathilde se réveilla tard et garda la chambre prétextant un mal de tête que sa mère questionna.
— Non je n’ai pas trop bu ni fumé. La musique était forte, je n’ai plus l’habitude, c’est tout.
— Laetitia était-elle contente de sa soirée ?
— Oh oui et avec la somme d’argent qu’elle a perçu, cela l’aidera à financer son projet de partir au Canada cet été.
Sa mère assise au pied du lit souriait. Elle rabattit ses cheveux longs et soyeux aux reflets blonds puis demanda :
— Des devoirs pour demain-as-tu faim Bathi ?
— Oui comme dab… Après réflexion, elle précisa : J’ai des recherches à faire, non pas faim.
— Ah oui sur quel thème ?
Sa fille esquissa une légère surprise puis choisit pour être l’égale de sa mère une position assise.
— La généalogie. D’ailleurs maman, qu’avons-nous sur le plan familial, des documents spécifiques ?
— Bien… non, enfin… à part le livret de famille, rien de particulier.
— Et grand-mère ?
— Pas d’avantage que je sache. Tu sais, je suis fille unique et Paul ton père également. Nous avons deux enfants, toi et ton frère Marc, donc nous sommes une petite famille. Quant à ta grand-mère, elle a eu une sœur qui est mort-née et un frère tué à la guerre… Tu vois l’arbre généalogique n’a que peu de branches. Peut-être que certains de tes amis auront une ascendance avec des racines plus profondes sur les siècles antérieurs.
Bathilde écoutait sa mère et tentait de jauger sa sincérité. Seule ensuite, sur internet, elle fit apparaître le patronyme de sa mère « Bosco » et celui de son père « Hasani ».
Marine marchande… Un Bosco est un maître d’équipage sur un navire à voiles de grade supérieur au quartier-maître.
Un nombre important de termes de la marine dérive des termes anglais de la marine britannique. L’appellation bosco est issue de l’anglais bosseman, qui était le contremaître chargé de la bosse, dernier cordage à retenir l’ancre avant de la mouiller. Il avait le grade d’officier marinier.
L’adolescente en lisant ces quelques lignes issues d’une recherche sur Google imagina un instant son père bien que lui fut un Hasani vêtu d’un pantalon large telle cette photo où un bosco se tenait debout sur un pont de bateau à voile. D’autres images montraient une activité humaine intense à bord du vaisseau qui ne signifiait pas grand-chose pour elle néophyte. Elle nota toutefois qu’elle appréciait l’été s’habiller en marin avec une jupe courte et un polo à rayures, cela faisait classe et tellement sexy ! À y songer maintenant, elle préférerait une robe longue qui couvre son corps. Quant à « Hasani », rien de particulier si ce n’était une origine musulmane. Ses doigts firent ensuite naître le vocable généalogie :
Rechercher vos ancêtres et créer soi-même son arbre généalogique.
Cool, pensa-t-elle en songeant que cela permettrait de s’évader un instant du siècle présent. Elle allait refermer la page lorsque son regard fut attiré par un autre article où il était question de généalogie et d’ADN. Il était évoqué des résolutions d’affaires criminelles qui étaient au point mort depuis des décennies grâce à l’acide désoxyribonucléique. Elle lut goulûment tout ce qui se présentait à elle puis lâcha un « Waouh » d’admiration. Il lui semblait que cela changeait tout de connaître l’origine de son nom, pourquoi ne parlait-on jamais de cela en famille ? Bosco, sympa comme origine tout de même. Nul doute que ses parents connaissaient cette information. Devait-on en avoir honte ? Elle s’allongea à plat ventre sur son lit, défait les pieds battants des ciseaux ; ses mains tenaient ses joues de sa tête tournée côté fenêtre. Son imagination débordante la transporta à nouveau au bateau de la photo représentée. Elle s’imagina seule femme à bord au milieu de ces hommes. Elle, vêtue d’une courte jupe plissée avec des chaussettes blanches, remontant aux genoux. Elle ressentit un frisson de plaisir lui parcourir son entrecuisse. Elle pensa un instant au Titanic. Kate Winslet, cette actrice, cheveux au vent à la proue d’un immense navire. Que c’est enivrant ces sensations ! Sur le moment, il lui sembla que ses cheveux bénéficiaient même d’un léger courant d’air. Cette anecdote capillaire passée, elle se redressa et fixa l’écran de son ordinateur qui affichait également une page relative à l’ADN. Elle repensa au message découvert dans le tiroir secret du meuble. Elle l’avait pris dans ses mains, manipulé puis effectué une photocopie. Si ce papier contenait ses empreintes, il pouvait contenir les mêmes caractéristiques de celui qui a écrit ce message ou même possiblement son ADN ! Bathilde se mordait la lèvre inférieure, ses yeux couleur noisette exploraient hâtivement sa chambre en quête d’une idée.
— Comment faire pour obtenir l’info chuchota-t-elle.
***
Trois semaines s’écoulèrent, l’humeur de Bathilde oscillait depuis sa surprenante découverte. Elle déclinait les propositions de sorties pourtant alléchantes (bowling, cinéma…) L’espace fermé de sa chambre lui convenait et lui permettait au moins de concentrer ses pensées sur sa préoccupation principale. Désormais, elle semblait considérer différemment sa famille hormis son frère cadet Marc. Sa mère lui apparaissait mystérieuse et possiblement détenteur d’un secret, celui des circonstances de sa naissance. Certes, toutes les femmes détiennent ce mystère, mais il s’agissait là de toute autre chose. Bathi estimait que sa naissance, sa filiation, son identité biologique lui appartenaient. De plus, ses amis la reconnaissaient au travers de cette personne qu’elle était, son soi à elle ! Elle se sentait spoliée. Mais pour l’instant, impossible de parler à sa génitrice. Quelles informations détenait-elle vraiment ? Il fallait faire le point. Et puis il y avait cette phrase assassine qui subodorait quelque chose d’affreux :
Le sang affectera ta descendance.
Mon père pourrait ne pas être mon géniteur ? Oh non, pas ça, papounet à moi. Bathilde à grosses larmes pleurait sur l’oreiller. Son corps secoué par cascades ne stoppa les spasmes qu’au bout de plusieurs minutes. Elle avait peine à croire à cette hypothèse, il devait y avoir une erreur.
— Et papa, si c’était le cas était-il au courant ? dit-elle avec une voix chevrotante ? Comment ne pas l’être ? lui répondait une petite voix ! De nouveaux soubresauts parcoururent en cascade son ventre. Désormais elle ne se moquerait plus des personnes qui se poseraient la question « qui suis-je, où vais-je » ? Il lui semblait flotter dans le vent à la recherche d’une accroche, d’une amarre. Un ancrage… je suis une Bosco : « officier responsable du dernier cordage à retenir l’ancre avant de la mouiller » !
— Si je suis une Bosco, je suis responsable de mon ancrage !
Son frère Marc entra dans sa chambre.
— À qui parles-tu ? dit-il regardant le téléphone de sa sœur en charge.
— À moi-même, je me cherche.
— Ah ! lâcha-t-il perplexe du haut de ses sept ans. Il s’allongea à côté d’elle à la recherche d’un contact trop rare ces derniers temps. Bathilde lui souffla un air chaud à travers son polo puis le chatouilla malgré sa résistance jusqu’à sa chute au sol. Il allait remonter sur le lit à l’assaut, mais elle fit barrage prétextant qu’elle devait réviser ses cours.
— Oh non c’est nul, tu n’es pas marrante, les parents disent que tu es bizarre depuis ton coma. Et d’ailleurs tu as pleuré !
— Ah bon, réagit Bathilde. Bizarre comment ?
Son frère quitta la chambre en haussant les épaules.
Elle se leva et ferma à clef sa porte. Maintenant assise à son bureau, elle entreprit vraiment d’éclaircir ses idées en mettant noir sur blanc ce qu’elle connaissait de l’histoire familiale. Elle écrivit :
Qui est mon père, a-t-il connaissance que je ne suis peut-être pas sa fille ?
Ma mère a été enceinte et a accouché à quel âge ?
A-t-elle été violée ? Par qui ?
Mon père est-il au courant du viol ?
Ma mère connaît-elle son violeur ?
Y a-t-il eu une plainte déposée ?
Pourquoi maman n’a-t-elle pas avorté ? Oui pourquoi ?
Avortement impossible ?
Ma grand-mère… forcément au courant !
Elle testa la solidité du crayon avec lequel elle écrivait et le cassa en deux comme pour rompre les idées qui l’envahissaient. Tête renversée, elle observait maintenant les poutres du plafond de sa chambre et se surpris d’avoir mémorisé les phrases blasphématoires.
Ton frère préféra se faire justice plutôt que d’honorer sa dette.
Le sort est scellé et la vengeance sera alors assouvie.
La marque du diable affectera ta descendance.
Accepte ce sort et la vendetta cessera.
— Mamie il y avait trop longtemps !
— Cela me fait plaisir Bathilde, surtout quand c’est toi qui as bien voulu passer ce samedi avec moi.
— J’avais envie de te voir et venir à la campagne, c’est dommage que Riv ne soit pas là, on aurait pu le promener dans les bois.
— Oui ma chérie, mais tu sais on peut marcher toutes les deux même si cela est moins ludique qu’avec un chien. Et puis je suis âgée, maintenant je prends mon temps dans les chemins.
— Oui bonne idée, en plus en automne les feuilles sont si belles.
— Oui comme quoi juste avant de mourir on peut attirer l’attention… avec une certaine beauté.
Bathilde ne répondit rien quant à cette dernière phrase à double sens et se contenta de dire qu’elle allait mettre des chaussures de marche. La forêt semblait plus vaste, car moins touffue. Cet endroit offrait un dépaysement total pour elle. Plus jeune, elle venait en famille passer le week-end. Il suffit d’ouvrir sa mémoire et les souvenirs rejaillissent. Elle les laissa un moment l’envahir avec un sourire.
— Que fais-tu ? questionna sa grand-mère observant sa petite-fille les bras ouverts vers elle.
— Oh, rien, je me rappelai les moments du passé.
— Un exercice agréable à te voir.
Bathilde gloussa puis se reprit.
— On emprunte le sentier du renard !
— D’accord, mais il faudra lui rendre ensuite.
— Pff, tu es bête, fit-elle en écho à la remarque.
Dès les premiers mètres, il fallut s’affranchir d’un raidillon, Bathilde n’était pas sportive hormis la marche hebdomadaire au parc de la tête d’or où elle aimait sentir les odeurs matinales et entendre les manifestations des animaux. Sa grand-mère aidée d’une canne de bois pour la circonstance récupérait plus difficilement son souffle. L’ado se promit de marcher plus lentement. Cette promenade du reste ne présentait selon elle pas de difficultés particulières. Arrivées dans une petite clairière, le ciel bleu apparu. La tête renversée, elles purent admirer cette trouée où le soleil surgit jusqu’au sol tel un éclairage d’halogène surpuissant.
Des branches. Des feuilles.
Des pétioles. Des folioles.
Un monde ramifié qui bouge, bruit et bondit.
— Oh, je ne me rappelle plus la suite, je suis désolé, confia la grand-mère. C’est si vieux comme souvenir.
— J’aime mamie, de qui est-ce ?
— Qui te dit que ce n’est pas de moi ?
— Vrai, ce poème est de toi ?
— Non Bathilde, je crois que l’auteur est Jacques Lacarrière.
— Ne connais pas ! En tout cas, on sent que l’arbre est vivant, cela invite au respect. Tiens d’ailleurs, regarde celui-ci, les séparations de branches en rameaux. Cela me fait penser à la généalogie avec cette subdivision de ramures. Bathilde jeta un regard espiègle envers celle qu’elle aimait.
— Ah oui, à condition d’avoir une grande famille alors.
Bathi se positionna face à sa grand-mère et lui déboutonna le haut de son corsage trop tendu sur sa gorge ridée.
— Maman dit que nous n’avons pas une importante famille, encore faut-il connaître nos ascendants. Moi, je pense que la tâche est plus aisée de nos jours. Autrefois tout n’était pas scrupuleusement noté et certaines situations familiales étaient cachées et échappaient aux registres des mairies.
— Oui peut-être en effet.
— Toi qui es plus âgée que moi. As-tu été témoin de ce genre de chose ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas vraiment. Disons des grossesses cachées, des mariages non déclarés aux parents, euh… un enfant qui n’est pas du père prétendu comme tel, enfin voilà… ce genre de choses.
Le regard de la grand-mère jusqu’ici porté sur la cime des arbres descendit doucement comme s’il suivait le tronc d’un immense pin. Un silence s’installa.
— Alors relança sa petite fille.
— Eh bien je réfléchis, je fouille dans le passé des familles que j’ai connu, mais non rien de particulier me vient en tête.
La grand-mère tout en parlant observait une fourmi qui tentait de cheminer à travers les herbes denses du sol. L’insecte tentait d’éviter la verdure en slalomant tout en transportant un brin de feuille.
Bathilde se rapprocha de sa grand-mère et lui prit le bras.
— Ça va mamie ? Tu as l’air bizarre.
— Ah bon, non tout va bien. Observe cette fourmi, elle devrait hiberner à cette saison.
— Elle est grosse.
— Oui un peu comme celles du Midi de la France. Elle zigzague entre les cailloux, elle se rend la vie plus facile plutôt que de faire face et escalader chacun d’entre eux. Regarde, elle fait de même avec les herbes. Cela me fait penser à une amie de ta mère lorsqu’elle était jeune, elle avait ramené des fourmis du sud de la France pour les mélanger à celles plus petites de la forêt des Dombes.
— En tout cas, reprit Bathi, moi je pense que ces familles qui dissimulent des enfants manquent d’honnêteté. Comment veux-tu te construire sur des mensonges ?
— Le ciel est déjà moins bleu. C’est l’automne, le temps est capricieux, on va prendre le chemin du retour si tu veux bien.
— Je passe devant mamie.
Une pose à mi-chemin fut propice à l’échange.
— As-tu un petit copain dans ta classe ? lança la personne âgée essoufflée.
— Non pas en ce moment, déclara-t-elle évasive.
Et toi mamie ?
La grand-mère se redressa et rit à gorge déployée.
— Non ce n’est pas ce que je voulais dire se rattrapa Bathi. En fait, je me demandais à quel âge as-tu rencontré pépé.
— J’avais seize ans à ce moment-là, pourquoi ?
— Maman ce fut après.
— Oui c’est à peu près cela.
— Elle m’a eu rapidement, c’est rare maintenant qu’une femme ait un enfant si tôt.
— Oui je te l’accorde. À mon époque ceci était davantage courant. Tu as la chance d’avoir une maman jeune.
— Un père également. Oh fait, tu sais j’ai lu dernièrement que notre nom de famille « Bosco » provenait de la marine.
— Eh oui, à ton âge on cherche à connaître ce genre de chose. La grand-mère fixait maintenant sa petite fille dans les yeux. Je vais te dire…
— Oui, surenchérit celle-ci très attentive.
— Ton prénom Bathilde, il existait déjà au moyen-âge.
Sophie les attendait devant la maison.
— Maman, s’écria l’ado. Tu es déjà arrivée.
— Tu aurais dû entrer à l’intérieur, fit Irène.
— Non je suis bien là sur cette chaise, contre le mur. Je ne ressens aucun vent et puis à la campagne on respire l’air saint. Cela sent si bon ici.
— Et encore à Lyon vous êtes bien situé avec le parc de la tête d’or à côté.
— Oui on ne se plaint pas. Bathilde, tu vas récupérer tes affaires pour prendre la route.
— Ok.
— Alors maman cette balade, bien passée ?
— Oui, bien que…
— Oui, es-tu fatiguée ?
— Non, seulement une impression. Ta fille cherche à se situer, construire son identité d’adolescence. C’est un moment crucial pour les jeunes.
— A-t-elle parlé de généalogie ?
— C’est curieux que tu me demandes cela, car elle l’a évoquée en observant un arbre et ses ramifications.
— Ah oui ! fit perplexe Sophie. Je pense qu’elle a besoin d’explorer son milieu, sa famille, les valeurs, les sentiments, les croyances… enfin comme tous les ados.
— Sophie, tu ne lui as parlé de rien j’espère.
— Maman ! tu sais bien que non. Jamais je ne le ferai et encore moins durant la période de l’adolescence.
Elle regarda du côté de la maison afin de s’assurer de l’absence de Bathilde puis poursuivit :
— Ce secret est gardé par toi et moi.
— Tu oublies l’autre, rétorqua Sophie.
— Oh non, comment l’oublier ? Jamais revu ni entendu parler de lui. Si cela se trouve, il est mort et enterré, fit Irène les mains jointes.
— C’est ce qu’il y aurait de mieux à lui souhaiter qu’il pourrisse en enfer.
Plus posément la personne âgée confia :
— J’ai demandé à Bathilde si elle avait un petit copain en ce moment, mais non. L’électrocardiogramme côté cœur est sans palpitation si je puis dire.
— Dis donc… vous échangez bien toutes les deux.
— Oui d’ailleurs elle m’a posé la question de mon âge lors de l’accouchement et a fait le lien avec le tien pour le même événement. Ce n’est pas toutes les femmes qui accouchent avant dix-huit ans !
— Ah oui quand même, elle est vraiment dans un processus de recherche !
— Et avec son père, elle le soumet à la question également ?
— Ce n’est pas le moyen-âge tout de même maman ! Non, enfin pas à ma connaissance et puis le travail de Paul l’occupe tellement.
— Oui c’est davantage auprès des mères que cela se passe ce genre de choses.
Bathilde réapparut avec son petit sac et ses effets personnels.
— Je serai bien resté là avec toi mamie.
Le trimestre touchait à sa fin. Paul de retour de Dubaï avait enfin clos une mission d’architecture qui avait duré plusieurs mois et aspirait maintenant à des congés bien mérités. Il organisa une petite soirée en famille où il fit défiler une centaine de photos d’une immense tour réalisée dans le quartier de Downtown à Dubaï. Son fils ponctuait la présentation de « Waouh » tant il fut impressionné par la conception du bâtiment vertigineux et des piscines qui s’illuminent la nuit. L’immeuble tantôt lisse, tantôt sculpté, aux mille lumières, exerçait une fascination sur lui.
— The top ! conclut sa fille. Les façades sont vraiment géniales, as-tu eu envie de t’y frotter ?
Paul sourit à l’allusion à l’escalade, sport favori où il brillait.
— La première lettre de mon prénom est la même que Patrick Edlinger, mais la ressemblance s’arrête là. Progresser le long de ces parois lisses et vertigineuses est impossible.
— Même pour Spiderman, lança son fils.
— Ah, Marc, si tu sors les héros, nous ne jouons plus dans la même cour.
Marc animé par la vision de l’araignée humaine se lança au sol et fit une pirouette sous l’œil attentif de Riv qui se roula sur le dos. Sophie avait fait appel à un traiteur pour un buffet haut en saveur, mais aussi en couleur. Bathilde semblait ressentir un peu de paix interne. Sans doute la famille unie y contribuait. La soirée fut douce et elle s’endormit sur le canapé contre son père qui fit un geste à Sophie pour qu’elle vienne le remplacer. Celle-ci se rapprocha doucement et lui chuchota à l’oreille :
— Trop longtemps absent, assume mon vieux !
Marc, quant à lui, avait succombé vers vingt-deux heures après la salade de fruits, son péché mignon. Sophie gagna la chambre la première. Elle avait besoin d’être seule pour se remémorer l’entretien avec un professeur de Bathi rencontré hier en sortant de la piscine. Celui-ci après quelques mondanités s’exprima sur le comportement de l’adolescente.
— Bathilde manque vraiment d’attention en cours. C’est un peu comme si elle réfléchissait à autre chose.
— Ah bon, fit Sophie.
— Oui et quand je lui fais une remarque, elle souffle en me dévisageant. L’autre jour j’ai même cru apercevoir un geste obscène très discrètement réalisé.
— Non ce n’est pas possible, vous vous trompez, enfin… je veux dire cela ne colle pas avec elle. Sophie regarda sa montre pour signifier qu’elle n’avait pas le temps d’écouter ses élucubrations.
— Je sais, cela doit vous étonner, mais ce changement d’attitude n’a pas été brutal. Cela fait déjà quelques semaines que j’ai pu observer des détails qui, collés les uns aux autres, démontrent une posture différente chez cette élève.
— Des détails repris Sophie cherchant les yeux de ce professeur de philo dont le nom lui revenait à l’instant : Perrin.
— Eh bien oui, pour commencer j’ai été étonné de la voir à plusieurs reprises en compagnie de Steve. Désolé, je ne devrai pas donner de prénoms. Bon, disons qu’ils se rencontrent à l’école, mais aussi à l’extérieur.
— Stop stop, je vous arrête, gesticula la mère inquiète. Qui est ce Steve ?
— Oui pardon. C’est un adolescent qui dégage de la performance sur le plan des études, mais… comment dire ? Bon, ce que je vais vous confier devra rester entre nous sinon je ne peux rien vous révéler. Par ailleurs, si je le fais c’est que j’apprécie Bathilde.
Sophie sentait que son self-arbitre en prenait un cou, son impatience grandissait au fur et à mesure que le prof n’en finissait d’utiliser des phrases alambiquées.
— Oui je vous le promets, je vous écoute.
L’enseignant après avoir regardé aux alentours proposa à Sophie de boire un café dans le bar au bout de la rue. Sur place, une demi-douzaine de personnes avec sacs de sports fit penser que l’endroit était fréquenté par les baigneurs.
— Où voulez-vous vous asseoir ?
— Franchement, peu importe, répondit-elle.
Prudent au possible, le prof invita Sophie quelques minutes après leur installation à rechanger de table pour gagner le fond de la salle.
— Là nous serons bien pour échanger.
Sophie, les dents serrées, respirait fort pour se contenir. Elle se dit que si cet homme avait perçu un changement chez sa fille il ne devrait pas tarder à voir le parent d’élève fumer d’exaspération. Maintenant ses phalanges tambourinaient sur la table. Elle allait réitérer sa demande lorsqu’il fallut passer la commande de deux cafés.
— Dites-moi monsieur Perrin, êtes-vous bien installé ?
— Oui fort bien merci et vous ?
Sophie se mordit la lèvre inférieure. Calme-toi, ma vieille, calme-toi.
— Si cela ne vous dérange pas, on pourrait poursuivre notre échange.
— Oui bien sûr, répondit-il.
— Vous exprimiez votre surprise quant à ma fille qui côtoie ce garçon, Steve, je crois.
— En effet, car autant je perçois Bathilde comme réservé, autant ce jeune adulte est un délinquant qui flirte avec les limites.
— Il flirt ou il les transgresse ?
Perrin esquissa un sourire pour la nuance.
— Il transgresse et franchit les limites. Il prétend que c’est toujours la faute des autres. Il n’est jamais coupable, pire, ce sont ses victimes qui parfois se sentent fautives !
— Que lui reproche-t-on ?
— Il est agressif, mais habile, car il fait en sorte que ses passages à l’acte sur d’autres étudiants ne le mettent pas en cause.
— Il raquette ?
— Oui.
— Il deale ?
— Oui.
— Il viole ?
Une mimique de rejet plissa les joues à en rétrécir les yeux du visage de son interlocuteur.
— Il devrait passer devant le conseil de discipline, poursuivit Sophie excédée par le tableau décrit.
Le prof baissa la tête un instant et offrit le centre de son crâne dégarni qui desquamait légèrement. Elle observa plus amplement la personne qui se présentait face à elle. La quarantaine, cheveux grisonnants, l’individu ne devait pas accorder beaucoup de soins à son physique, en témoignaient ses mains aux ongles dédoublés, mais aussi ces vêtements. Elle n’osa regarder les chaussures. Elle imagina le relooking qu’elle pourrait obtenir elle gérante d’un institut de beauté !
— Ce type est intouchable, poursuivit le prof. D’une part la direction connaît bien ses parents.
— D’accord.
— D’autre part, pas de plainte des élèves.
— Mais vous avez bien des collègues qui partagent votre avis non ?
— Pas tant que cela.
— Et selon vous, quel genre de fréquentation aurait ma fille avec ce type ?
— Je la vois rire avec lui donc je me dis qu’il partage quelque chose, qu’il y a peut-être une sorte d’exploration de relation de la part de votre fille.
— Ouais, et vous pensez qu’elle consomme de la drogue ?
— Je ne sais pas, elle est si différente parfois.
— Bien, je vous remercie monsieur Perrin d’avoir bien voulu partager votre ressenti avec moi fit-elle avec un sourire quelque peu charmeur. Je vous laisse ma carte avec mes coordonnées. Je compte sur vous pour me joindre rapidement au cas où vous observeriez un événement particulier.
Il hocha la tête et regarda cette mère très digne remettre son masque noir pour gagner la sortie du bar. Sophie choisit de ne pas évoquer quoi que ce soit pour l’instant avec son mari, mais décida de surveiller Bathi dans ses faits et mouvements.
Désormais elle se donnait les moyens de cette surveillance intrafamiliale. Le téléphone de sa fille laissé dans la chambre fut sondé dès le lendemain à l’occasion d’une douche matinale de celle-ci. Sophie quitta son travail toute la semaine à l’heure de sortie du lycée et suivit l’adolescente à distance. C’est ainsi qu’elle put constater que quatre jours de la semaine la juniore pénétrait le même bar « le bon coin » non loin du lycée. Elle y retrouvait toujours la même personne : Hubert. Ce gamin, il lui faisait décidément bonne impression. Grand-mince, brun aux cheveux hirsutes. Il paraissait maladroit, mais franc avec un petit air intello. D’ailleurs Sophie se souvint d’un échange lors d’une de ses visites à la maison. Elle avait pu alors l’entendre parler du philosophe Kant à sa fille dans l’escalier avant que la porte de chambre affirme son véto aux oreilles indiscrètes. Rassurée quant à la fréquentation, Sophie restait vigilante tout de même, car elle trouvait que Bathi semblait fatiguée. Les traits tirés et qui plus est, moins patiente que d’habitude. Cela dit, côté positif, elle passait du temps avec son père à échanger les soirs sur le canapé. Elle l’avait même surprise dans le garage à l’aider à remettre de l’ordre. Curieuse, elle la félicita puis seule avec Paul insidieusement, elle le questionna.
— Alors… tu as retrouvé ta fille chérie !
— Je ne l’avais pas perdu, précisa-t-il en repensant au coma. Que veux-tu, je reste l’homme de la famille même s’il y a ce copain de classe Hubert, je crois, qui l’accapare.
— Elle grandit et cherche la femme qui germe en elle.
Tant qu’il y a de la sève, l’arbre ne tombe pas. Chaque goutte de sève contient la plénitude de l’arbre entier.
C’est beau non… cependant je ne sais plus quel en est l’auteur. L’important, je suppose, c’est que nous soyons témoins.
Oui, témoin, se dit-elle en repensant à sa récente filature.
— Dis-moi, elle t’a parlé de généalogie.
— Bathilde ?
— Oui.
— Disons qu’elle sonde le milieu familial. Elle se cherche comme tu le disais toi-même.
— Que voulait-elle savoir ?
— Oh, elle m’a parlé surtout de ses amis qui ont parfois du mal à se projeter dans leur vie par manque de transparence familiale. Elle a évoqué des secrets de famille.
Sophie adossée au mur de la cuisine plissait les yeux comme pour mieux sentir venir ses intuitions.