Storie - Tome 2 - Elsa Levant - E-Book

Storie - Tome 2 E-Book

Elsa Levant

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Beschreibung

Elle voulait se venger, il l'a déconcertée...

Face à l’aveu de ses sentiments par Pokerfaith, Lou Fauris se retrouve traversée par les remords et décide de cesser ce jeu de rôle peu déontologique en fermant le compte de Storie. Toutefois, elle ne s’attendait pas à ce que cette décision soit à l’origine de la réapparition, dans son bureau, d’un Frédéric Guerrand plus désarmé que jamais… Lou saura-t-elle donner suite à cette thérapie sans faire tomber le masque ? Arrivera-t-elle à mettre de côté ses sentiments pour laisser place à la thérapeute qui est en elle ?

Lou arrivera-t-elle à démêler ses sentiments et à aider ce patient sans dévoiler la Storie qui est en elle ?

EXTRAIT

Quinze heures s’affichent sur le réveil numérique, ce 3 juillet. Au fil de la journée, ma bonne humeur matinale a laissé place à un stress grandissant. Les heures égrenaient leurs secondes et leurs minutes avec une ironie sadique. Une peur irraisonnée est montée en moi jusqu’à m’étouffer. Pourquoi Monsieur Guerrand revient-il ? S’est-il douté de mes manigances ? Ai-je laissé échapper un indice dans mes lettres ? S’il a deviné mon identité, que veut-il ?
Je me lève, un creux dans le ventre. Ma main moite glisse sur la poignée de la porte de mon bureau. L’espace d’un instant, j’imagine fuir. Je m’extirperais du bâtiment par la fenêtre pour n’y jamais remettre les pieds. Adieu les collègues et Monsieur Guerrand. J’échapperais ainsi à une accusation de faute professionnelle et j’éviterais l’insupportable suspense de l’avenir.
Dans ma poitrine, mon cœur bat comme on ferait sonner de lourdes cloches. Monsieur Guerrand envisage-t-il de m’attaquer en justice ? A-t-il seulement des preuves ? Après avoir expiré longuement, je ferme les yeux. Je me visualise d’abord vue du dessus, dans la pièce, puis je prends de la hauteur en observant le centre de consultation comme un carré minuscule, à l’est de la ville. Accroissant encore ma distance avec le sol, je ne suis bientôt qu’un point dans la France entière, une poussière sur la planète Terre. Je ne représente rien à l’échelle de l’Univers. Les humains sont des fourmis rampantes de passage dans cette vie dont elles ne connaissent pas le but ; aucun de leurs actes n’a vraiment d’importance.
Ma philosophie de comptoir n’interrompt pas l’affolante messe de mon cœur. Comment ai-je pu correspondre avec un patient sur un site de rencontre et, qui plus est, fomenter sa destruction ? Pourrait-on m’interdire l’exercice de mon métier pour abus de pouvoir ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amatrice de psychologie, Elsa Levant cherche à déconstruire les stéréotypes souvent infondés que nous avons sur cette discipline. L’écriture est une part inhérente de sa vie. Elle a d’ailleurs publié un premier roman, Avec lui j’aurai aimé, aux Editions Harlequin.

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À mon frère,

Philosophe comme un vieillard

« Dernier argument des rois »

Devise inscrite sur les canons de Louis XIV

Prologue

Pokerfaith

9 mai 2019, 22h51.

[...]

Depuis que je vous connais, l’expérience engrangée au cours de ma vie se révèle obsolète. Concevoir une stratégie machiavélique ne me pique plus, profiter de vous me semble odieux. Je ne souhaite que votre bien. Vous m’inspirez un amour éthéré, étonné de lui-même, croissant. Vous participez à ma personne au même titre que ma chair. Vous faites sourire mes pensées, vous époussetez mon cœur, vous électrisez ma vie. Vous me guérissez des frustrations entassées jusqu’ici. Mon existence prend un sens nouveau sous l’heureux joug de votre aura. Vous mêlez l’intelligence à la beauté, l’humour à la sensibilité, la passion au secret. Vous ne ressemblez à aucune autre.

Storie, je voudrais tout vous avouer de moi et tout récolter de vous. J’éprouve pour vous des émotions inconnues, un sentiment principalement. Est-ce réciproque ?

Extrait de correspondance quatre

Storie

10 mai 2019, 7h50.

Votre lettre me renverse. La confiance que vous m’accordez est d’autant plus poignante qu’elle n’a pas de précédent. Vous savoir ainsi disposé à vous dévoiler me rassure. Sortant des ténèbres du doute, je me rapproche de vous.

Je dois avouer qu’à vos derniers mots, mon cœur s’est mutiné, embarquant à sa suite et dans un cri farouche les tourments que vous lui avez arrachés. Ils s’élancent vers vous à bras ouverts et veulent croire à cette histoire. Derrière le sentiment unique que vous évoquez se pressent pour moi mille autres. Passé l’élan premier, cette étrange légion trottine en territoire étranger, les sens en alerte. Elle tente de ne pas s’éparpiller, mais son esprit, lui-même, est dispersé. Elle ne sait plus à qui obéir, le cœur ou la raison. Comment peut-on développer un tel attachement à un homme inconnu ? Pourquoi ne pas le faire ? Mon cœur aimerait posséder l’insouciance d’un enfant.

En muselant mes réserves, oui, je partage votre sentiment.

Pokerfaith

10 mai 2019, 19h43.

Pour la première fois, je me sens entouré. Êtes-vous la meute dont j’ai rêvé tant d’années ? Cheminerons-nous ensemble alors que passent les saisons ? Me serez-vous fidèle comme mon ombre ? Sans même que je sache votre prénom ? N’est-il pas temps de nous rencontrer ? Cela apaiserait définitivement vos doutes. Vous pourriez observer que je suis un homme fait de chair, d’os et d’un cœur qui palpite pour vous.

Storie

11 mai 2019, 22h09.

Le temps semble s’être accéléré comme s’emballe un carrousel. Le paysage fond en couleurs diffuses, les cris se mêlent au craquement du bois et la tête me tourne. Souvenez-vous de vos mots : « Votre impatience à m’adouber me flatte, mais on ne tire pas sur une fleur pour la faire pousser ! » Ils illustrent mon ressenti. Je ne suis pas prête. Votre passé doucement apprivoisé, j’admets seulement votre fiabilité. Avant, vos mots semblaient rebondir sur mon crâne. Votre désir de prendre soin de moi m’apparaissait incertain.

J’accueille à présent votre rôle dans ma vie. Alors que je méconnais votre visage, vous m’apportez plus que tous les hommes greffés à mon histoire. Votre constance, votre présence, votre acharnement à me rassurer font de vous un compagnon idéal ; vous me consolez des écarts du destin. Êtes-vous celui qui solutionnera les rêves stériles, l’ennui et l’agitation, qui suppléera le frère qui me manque tant ?

J’aimerais que ce soit vous.

Pokerfaith

12 mai 2019, 8h10.

Qui est ce frère que vous regrettez ? Répondez si vous le souhaitez. Aborder d’épineux sujets m’angoisse tant je crains de vous perdre…

Votre compagnie essentielle s’est logée jusque dans mes cellules les plus réfractaires. Je me découvre une délicatesse insoupçonnée, une rêverie que je pensais prisonnière de l’enfance, des sentiments respectables. Ma boussole s’affole sous les vibrations de mon cœur devenu fragile. Sachez que vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. Me rendre heureux comme enragé, flottant comme emmuré. Vous avez les pleins pouvoirs.

Cela suffit-il à m’accorder entièrement votre confiance ? Votre réticence à m’accueillir en vous me peine profondément.

Storie

12 mai 2019, 21h52.

Rassurez-vous : ma confiance progresse au fil des jours. J’attends notre échange chaque heure que la journée égrène. Hier soir, vous ne m’avez pas répondu et mon cœur s’est rabougri comme un papier brûlé. J’ai craint que ma dernière lettre vous ait heurté. Vous m’avez manqué. François Ier lui-même — malgré sa coupe de cheveux révolutionnaire — n’a pas réussi à me divertir.

Qui est mon frère ? Une silhouette que je n’ai pas vue s’éloigner, devenue un point à l’horizon. Une relation que je n’ai pas su conserver, comme le sable traverse les doigts. Dans une précédente missive, vous parliez de vos études. Les miennes riment avec la lente perte de mon frère.

Enfants, nous étions si proches ! Nos tempéraments opposés ne s’entrechoquaient pas, ils s’imbriquaient au contraire dans une complémentarité exemplaire. Si l’un se dévouait à une activité, l’autre entamait la sienne à ses côtés. Nous discutions énormément, échangeant nos observations, nos connaissances et nos contrariétés. Mon père nous appelait « les jumeaux », car l’un se présentait rarement sans que l’autre le talonne.

L’arrivée de l’adolescence ne nous a pas divisés. Nous nous intéressions peu aux flirts et aux beuveries, nos amis nous ressemblaient et nous les partagions volontiers. Au lycée, les quelques garçons intéressés ont vu leurs tentatives de rapprochement sabotées. Quant à mon frère — plutôt beau garçon —, il restait imperméable aux propositions de ses prétendantes. Il se disait « trop exigeant ». En réalité, notre relation ne laissait de place à personne d’autre.

Durant mes deux premières années d’études, nous nous appelions tous les jours. Il s’invitait dans ma chambre universitaire aux vacances scolaires. Il dormait sur le matelas au sol et moi sur les ressorts du lit. Libres de toute contrainte, je lui faisais découvrir l’ambiance des bars, lui présentant chacun de mes nouveaux amis. Certaines filles le lorgnaient avec envie, mais elles s’effaçaient devant notre complicité.

Il est entré dans une grande école à Lyon après le bac. Renouvelée entre chaque semestre, la sélection était telle qu’il travaillait sans pause. Nos conversations téléphoniques se sont espacées, notre connivence s’est effilochée. Puis il a emménagé avec une fille rencontrée dans sa promo et il n’a plus eu besoin de mes encouragements ou de mon oreille attentive. La personne unique que nous formions s’était déchirée.

Longtemps, l’absence de raison claire menant à cette rupture m’a tourmentée. Était-ce la frustration accumulée dans une relation affective interdisant l’intimité physique, l’envie d’une vie à soi, l’arrivée de l’âge adulte et de cette femme ? Étions-nous trop proches, dans une exclusivité étouffante ? Quoi qu’il en soit, cette nouvelle réalité m’a fendu le cœur.

Alors que je relis mes lamentations, j’hésite à les effacer d’un coup de curseur. Jugerez-vous mon épanchement pathétique, la relation à mon frère déviante ? Désapprouverez-vous mes regrets, ma jalousie refoulée, mon cœur resté épinglé à l’enfance ? Me représenterez-vous comme une petite chose qui se plaint, serrant dans ses poings le passé comme un mouchoir humide ?

Trop de séparations rythment mon histoire. Le doute et la peur de vous perdre me rongent autant que notre lien me transporte. Puis-je m’offrir à vous sans appréhension ? Répondez-moi « oui », répétez-le, criez-le-moi comme si votre cœur lui-même hurlait !

Pokerfaith

13 mai 2019, 00h06.

Maintenant que je vous ai trouvée, pourquoi vous délaisser ? Jamais je ne vous trahirai, jamais je ne vous abandonnerai, je serai à vos côtés pour braver la vie et en écarter les obstacles. Elle vous cajolera enfin comme vous le méritez. Vos blessures s’effaceront tel un vague souvenir, comme le savon enroulé sous les ongles se dilue sous l’eau.

Vos confidences résonnent en moi, renforcent l’écho présent pour en faire un chant envoûtant. Je veux vous toucher, vous sentir, contempler chacun de vos traits en mouvement, les nuances du grain de votre peau, respirer vos cheveux et apposer mes mains le long des courbes sucrées de votre visage…

Allons-nous nous écrire à vie sans que je puisse effleurer la chaleur de votre corps ? La torture que vous m’infligez en refusant notre rencontre éprouve-t-elle encore ma fiabilité ? Mon endurance dans la conquête de votre esprit ? N’aimez-vous que dans la sublimation ? Préférez-vous un frère d’âme à un amant de cœur ? Les jeux de l’esprit à ceux des corps ? Ne croquez-vous les hommes qu’au crayon à papier ?

Laissez-moi recueillir vos peines, recoudre vos plaies, vous moucher, vous admirer quand vous pleurez, vous consoler contre mon torse, vous nourrir, serrer votre main sans jamais la lâcher, vous couvrir de caresses, m’allonger contre vous et vous combler…

Storie, comment faut-il que je vous le dise… Je vous aime.

Tribulations sept

Depuis que nous communiquons, la réalité arbore des couleurs rehaussées. Notre lien teinte les visages, les murs, les façades comme une projection lumineuse. Dans le RER, je cache mon large sourire derrière un pan de mon écharpe. L’humanité n’est pas prête pour tant de frivolité. Pokerfaith avait raison : mon armure dégrossie, je me sens plus légère. Tout en me surveillant assez pour ne pas tomber — juste trébucher —, je me délecte d’entretenir notre correspondance.

Néanmoins, une question revient sans arrêt, m’obsède jour après jour : est-il sincère ? Cette interrogation en rejoint d’autres : écrit-il ces belles phrases seulement pour abattre Storie ? En compose-t-il pour d’autres ? L’éloquence est-elle son arme de séduction habituelle ? Au-delà du défi qu’elle représente, s’attache-t-il à Storie ? À moi ?

S’ils sont authentiques, ses sentiments dépassent amplement mes prévisions. Suis-je en voie de le faire tomber ? Que m’apportera cette vengeance ? Ai-je toujours envie de lui faire payer son insolence ? La vipère dans mon poing s’est-elle assoupie ?

Pourquoi lui ai-je dévoilé ma douleur vis-à-vis de mon frère ? Je n’en avais parlé à personne. La vie nous a traversés, est passée entre nous. Les années ont filé, douloureuses à avaler. Je me suis concentrée sur mes études, il s’est investi dans les siennes. Il a trouvé une fille qui lui ressemble, avec la même minutie, le même enthousiasme pour les sciences. Ils forment un couple à la tendresse enviable. Ils échangent des sourires à la limite d’éclater et des regards emprunts de messages codés.

Le lien que je tisse avec Pokerfaith s’en rapproche-t-il ? Même s’ils ne se l’avouent pas, les psys fantasment l’amitié ou l’amour avec certains patients. Nous rêverions de balayer la retenue qui nous corsète et de nous répandre en confidences pour rééquilibrer la relation. Leur révéler notre enfance névrosée, nos chagrins, un souvenir semblable au leur. Je l’ai en partie réalisé en confiant à Pokerfaith le goût amer laissé par l’éloignement de mon frère.

Mon correspondant manque rarement à son devoir de réponse, de présence. Dans la journée, je m’arme de patience, sereine, car je sais qu’il ne faillira pas. En rentrant le soir, je prends mon temps, je cuisine en savourant le fumet des aliments et l’idée de la lecture imminente de ses mots. « Il me répare », comme on dit dans notre jargon. Il comble mes failles, prévient mon angoisse, se presse contre mon âme tel un pansement géant. Ma peur de l’abandon s’estompe doucement.

Souvenirs neuf

Élevée par mes parents jusqu’à leur divorce à mes six ans, je conserve très peu de souvenirs du quotidien familial, de balades, de jeux, de repas. J’imaginais ma mère émerveillée par son premier enfant, m’allaiter avec une affection naturelle. Malgré son statut de jeune chef d’entreprise, je me représentais mon père s’octroyer du temps libre pour me hisser sur ses épaules et me promener au milieu des ajoncs piquetés de fleurs. Mais les images précises, réelles, se comptaient sur les doigts d’une main.

Un jour de février 2009, le message d’un certain Daniel me parvint via les réseaux sociaux : « Les Nébert auraient-ils retrouvé leur petite Lou ? Nous t’avons gardée petite, t’en rappelles-tu ? Voici notre numéro, appelle-nous quand tu veux ». Je crus à une affabulation ou un malentendu. Plusieurs mois passèrent. Je songeais souvent à cette étrange missive, les yeux perdus dans le décor, en proie à une horde de questions.

De retour en Normandie pour un week-end prolongé, j’en parlai à mon père.

— Ah, les Nébert ! Des gens adorables. Ils t’ont gardée jusqu’à tes quatre ans. Après, tu es entrée à l’école maternelle.

— Pourquoi je ne vivais pas à la maison ?

— Tu sais bien que ta mère avait des problèmes de santé. Elle a commencé à déraper après ta naissance, d’ailleurs. Je venais de racheter ma boîte de location, je travaillais comme un fou. Je ne pouvais pas m’occuper de tout : toi, ta mère, les affaires. Alors je t’ai trouvé des nounous. Tu passais la semaine chez eux et je te récupérais le vendredi soir pour le week-end.

— Et Liam ?

— Il est allé chez une autre nourrice.

Je tombai des nues. Mon frère et moi, si fusionnels, avions été élevés séparément dans la petite enfance. Absorbés par leurs tâches respectives, nos parents nous avaient « placés » en familles d’accueil, le temps que l’école prenne le relais.

Moi qui croyais avoir vécu dans un cocon douillet avec une mère modérément désaxée et un père dévoué à sa famille malgré ses responsabilités, je fus abasourdie par ce nouveau passé. De nombreuses interrogations sur mon enfance me brûlaient les lèvres. J’atermoyais pourtant le moment de joindre les Nébert : « Il est un peu tard », « Ce doit être l’heure de la sieste », « À dix-huit heures, ils regardent sûrement Questions pour un Champion ». Les mois passant, mes préoccupations évoluèrent : « À soixante-quinze ans, la mémoire commence-t-elle à décliner ? », « Après une année de silence, comprendront-ils mon appel soudain ? »

Je me risquai à composer leur numéro un dimanche à quinze heures. J’hésitais à raccrocher à chaque sonnerie qui s’éteignait. Enfin, une voix grave et enrouée heurta mon tympan. Je me présentai timidement. Avant même de me saluer, l’homme hurla le prénom de sa femme. Une cavalcade de pas dans des escaliers, « C’est Lou ! », des cris de joie. Leurs voix chargées d’émotions se coupaient la parole :

— Tu te souviens de nous ?

— On attendait ton appel !

— Tu étais si mignonne !

— On t’a tellement aimée !

Ces effusions sentimentales m’embarrassèrent. Je répondis brièvement à leurs questions sur mes études, mon quotidien à Paris, mon père et mon frère, puis je prétextai un rendez-vous imminent pour abréger la conversation. Avant de raccrocher, Daniel suggéra :

— Passe nous voir quand tu reviendras en Normandie.

Extrait de correspondance cinq

Storie

14 mai 2019, 7h57.

La vie laisse des traces lorsqu’elle martèle les âmes d’épreuves. Des larmes indélébiles sur les joues des enfants, sans mère pour les gommer. J’aimerais que vos mots filtrent mes suspicions pour pénétrer directement mon cœur. J’aimerais être capable de me laisser faire. N’avoir jamais connu le vertige de la trahison, l’abandon, les vestiges d’une union. Comment être douée d’une confiance déjà brisée ? Je ne peux réécrire mon histoire.

Mes sentiments font vaciller mon équilibre. Je lutte contre l’invasion affective alors même que j’ai toujours espéré me lier à quelqu’un comme vous, habité par le rêve et l’amour, capable de donner sans reprendre, sans rature. Je crains que votre regard soit enflammé par l’intérêt du jeu. Que votre but ne soit que le mélange hâtif des sueurs. Gâcher la danse de nos âmes, le ballet de nos fantasmes m’abattrait en plein vol. Interminable chute d’un oiseau à la tête battant l’air.

J’aime tant notre relation cousue de mots ! Que la ville dorme ou s’agite, dans le métro ou au bureau, seule ou en compagnie, s’inscrivent dans mon esprit vos phrases tendres. Vous avez pris tant de place dans ma vie… La peur de vous perdre est aussi puissante que la joie de vous aimer.

M’envelopper encore et encore de vos mots, sans rien toucher, dans un équilibre parfait, m’assure de la pérennité de notre lien. La rencontre des corps s’avère souvent imparfaite et teinte l’affection d’effluves moins poétiques. Nos échanges méritent mieux.

Cela ne m’empêche pas de m’abreuver de vos lèvres, à l’ombre de mes peurs.

Pokerfaith

14 mai 2019, 19h02.

Que craignez-vous donc ? Que je sois un maniaque sexuel ? Que je courtise votre corps plus que votre personne ? Vous vous trompez. Vous me faites rêver, vibrer, me retourner dans mon sommeil et me réveiller à l’aube pour guetter vos lettres. Je nourris à votre égard d’honnêtes émois, un attachement sincère. Ma passion enveloppe votre corps, parce qu’il vous appartient inévitablement. Si je pouvais simplement embrasser votre âme telle une sœur, alors je cesserais mes errances.

Vous enlacer incarne le rêve d’une vie passée à égrener les rencontres. Étais-je fou d’espérer qu’un jour, une fleur s’accorde à mon fusil ? Qu’en cette Terre, deux êtres possèdent les mêmes contours ? Depuis qu’au détour de froufrous et de lèvres boursouflées je suis tombé sur vous, ma vie n’est plus vaine. Vous avez tout : l’audace, l’intrigue, de sensibles secrets et la plume aboutie des grands goélands.

Comment vivre, après vous ? Après une telle compagne de maux, de jeux, de mots et d’enjeux ? Vous me comblez ! Vos lumières m’ont ébloui, se sont accrochées à mes rétines. Votre silhouette s’y est imprimée en couleurs vives, à nulle autre pareille. Storie, savourons nos visages, nos formes, nos teints et nos odeurs ! La vie a soudé nos chemins, elle cherche aujourd’hui à réunir nos cœurs !

J’y songe nuit et jour, vous me hantez comme ces vieux fantômes dont on ne se débarrasse jamais, ces souvenirs apaisés avec les années qui resurgissent soudain, affreusement intacts. Comme cette insécurité lovée dans votre gorge. Au creux de mes bras vous recouvrant, serait-il plus facile de vous laisser aller ?

J’insiste, mais à présent, mon attirance se teinte de douleur. Je ne me suis jamais autant exposé à quelqu’un ou je n’en ai jamais eu l’envie. D’habitude, la séduction m’amuse, la rencontre m’excite, puis la réalité me rattrape et m’assomme. La déception me balaie une fois de plus, me coupe l’espoir sous le pied, comme si la mort guettait mon âme lassée par trop d’expériences stériles.

Mais avec vous, la vie triomphe, les sentiments restent, ma fidélité est piquée, la mort est un cauchemar oublié derrière d’ingénieux rêves. Tout cela est si nouveau, mon cœur s’emballe... Comme un enfant dans le noir, j’ai peur. J’ai besoin de vous. Ne vous détournez pas, je saurai être à la hauteur, je vous chérirai autant que vous êtes unique.

J’attends votre réponse avec fièvre : serez-vous au café de la Réunion, demain à vingt heures ?

Je vous embrasse de tout mon être éperdu.

Tribulations huit

Est-il vrai que Pokerfaith soit ainsi tombé amoureux ? Avec passion, en s’offrant sans retenue ?

L’ai-je réellement fait tomber ? Ma satisfaction détonne du cri de victoire que j’avais imaginé – une sorte de « Aha ! » délicieux. De toute ma compassion, j’ai pitié de lui, de ses sentiments bientôt réduits en bouillie, sans miroir, sans attache, comme s’ils n’avaient jamais existé. Combien aura-t-il terrassé de cœurs avant de connaître le même sort ? Sa chute sera-t-elle thérapeutique ou l’enfoncera-t-elle plus encore dans sa misanthropie ?

Nos positions inversées, je détiens le pouvoir. Comme il l’a fait en désertant mon bureau, je peux moi aussi le blesser et lui insuffler de mauvais souvenirs sous le crâne. Lui faire revivre ses ruptures passées, sa faiblesse, son impuissance. J’en fais ce que je veux. Je décide seule du moment où je mènerai l’agneau à l’abattoir.

Forte de la distance acquise, je prévois ses coups et prépare les miens avec calme. Je réponds minutieusement, alternant défenses et confidences, vérifiant chaque mot. Je respecte un plan défini sans prendre de risques. Je sais exactement où je vais, je profite de sa galante compagnie, je profite de lui avant de l’achever.

Tant que je ne céderai pas à ses avances, Pokerfaith sera là, au garde-à-vous. Je le sais torturé par l’impatience et je prends plaisir à différer l’espoir d’une rencontre. J’attise sa frustration. Il s’obstine tout comme j’insistais pour l’amener à réfléchir sur lui en thérapie. Oui, nos rôles se sont inversés et j’abuse de lui comme il dupait ses victimes. Pokerfaith acquis, rongé par son désir, le plaisir de la séduction s’est estompé. Quel intérêt de flirter avec lui, puisque mon but est atteint ?

Soudain, mes pensées me dégoûtent. Tel un naufragé épouvanté par son reflet, ma propre image me semble étrangère. Suis-je devenue un monstre sans empathie ? L’humilier n’a aucun intérêt. Ce jeu n’en est pas un. Quelle tortionnaire fais-je ? La douleur qu’il m’a causée a éclipsé ma déontologie, mon humanité et mon but premier de le soigner.

Ivre du plaisir des mots, j’ai abusé de ses sentiments pour combler un vide affectif. Je l’ai maltraité pour ma jouissance personnelle. Pour assouvir le fantasme d’une vengeance. Aujourd’hui, je continue de le faire souffrir en refusant de concrétiser notre lien. Mais comment le concrétiser ? Cet homme est mon patient !

La honte me propulse contre le clavier.

Extrait de correspondance six

Storie

14 mai 2019, 22h45.

Je dois mettre fin à notre échange. Je ne suis pas prête à entamer une histoire, je n’ai aucune stabilité. Malgré vos si beaux mots, mes casseroles remplies de nostalgie, de souvenirs traumatiques et de tendresse avortée me tirent en arrière. Je me sens incapable de vous retourner l’amour que vous me vouez. Vous m’avez été cher et loyal. Vous méritez bien mieux. Je suis terriblement désolée. Adieu.

Souvenirs dix

L’année de mes vingt ans, je questionnais sans relâche mon père sur les troubles psychiques de ma mère. Je rentrais presque tous les week-ends pour poursuivre ma quête de sens. De nombreux sous-entendus m’avaient amenée à considérer ma naissance comme le début de sa perte et, privée de la vérité sur ma petite enfance, je rechignais à passer à l’âge adulte.