Théys - Karine Rolland - E-Book

Théys E-Book

Karine Rolland

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Beschreibung

La magie et les destins se croisent autour de l'éternel combat entre la Nature et la Machine...

Les Kawaka, une tribu nichée au cœur de la forêt tropicale, sont victimes d’un déluge qui balaie leur village. Quinze ans plus tard, les destins d’Olàn et Téa, anciens enfants membres de la tribu ainsi que Natko, l’arbre guérisseur de la forêt, vont se recroiser.
Olàn, missionné par un laboratoire pharmaceutique, revient sur sa terre natale Théys afin de trouver un arbre remède capable de soigner une épidémie, Téa, devenue journaliste doit en découdre avec le maire de Théys, industriel et homme mafieux quant à Natko, il doit survivre et se battre, menacé d’abattage dans un proche avenir...

Un roman d’aventures captivant et engagé !

EXTRAIT

Au milieu de cette canopée verdoyante constituée d’arbres luxuriants, moabis, figuiers, eucalyptus, baobabs, bois de rose, trônait un arbre parmi les arbres : Natko.

Il appartenait à l’espèce des Dipterocarpus, majestueux, beau, fort, immense qui résiste aux affres du ciel et au poids des siècles sans faillir ni trembler. Il avait d’ailleurs tout vu pour ainsi dire, du moins fut-il contemporain de Sénèque, Jésus, Bouddha, Mahomet et témoin de l’apogée d’illustres peuplades et civilisations indiennes primitives mais également de leur déclin avec l’arrivée d’un autre de ses contemporains, Christophe Colomb.

L’impressionnante expérience de ce géant végétal, debout en observateur figé, sa ténacité et sa compréhension du vivant assirent définitivement la grande sagesse de cet arbre. Car Natko n’était pas seulement un arbre, il était philosophe et enseignant, telles étaient ses fonctions dans cet endroit magique et envoûtant où l’âme d’un village côtoyait l’âme de la nature…

A PROPOS DE L’AUTEUR

Karine Rolland est née en région parisienne où elle vit actuellement. Des études audiovisuelles et une formation spécifique en écriture de scénario l'ont conduite vers l'écriture. Sensible à l'environnement, elle tire de ses lectures et d'une vie de voyages l'inspiration pour son premier roman Théys.

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Karine Rolland

Théys

1

Si un voyageur, originaire des mégapoles occidentales, souhaitait quitter le béton pour s’aventurer en pleine nature, loin du consumérisme ambiant, afin de goûter aux saveurs exotiques d’un paradis tropical, son voyage l’aurait certainement arrêté ici : au cœur d’une forêt appelée Théys… située dans la province de Sylva Dena, une île vaste, contrée lointaine et reculée du globe.

À travers une jungle dense où fourmille une infinie variété d’espèces, enivré par les senteurs de chlorophylle et de jasmin, notre visiteur s’engouffrerait toujours plus profond au cœur de ce joyau végétal déclinant son éclatant camaïeu de vert allant du jade, au vert mélèze, en passant par l’émeraude, le turquoise ou le sapin. Après plusieurs heures de marche, baignant dans la moiteur tropicale, il y aurait enfin découvert une tribu, nichée au fin fond de la forêt et demeurée encore intacte : les Kawaka.

Ceux-ci constituaient un petit village enraciné depuis plusieurs générations au bord d’une immense clairière où l’environnement était paisible et luxuriant. Le village abritait des cases élégantes, faites de bois, de briques et de végétaux. L’ensemble aux allures d’éden était bordé d’un immense fleuve débouchant sur l’océan et seuls les cris des animaux, la danse du fleuve et les rires des enfants perçaient la quiétude du lieu, manifestement vierge de toute intrusion étrangère.

La nature avait façonné cette splendeur au fil du temps. Ces hommes de tribu y demeuraient dans un esprit d’harmonie et de respect. Ils n’auraient su abîmer ou défigurer de leur empreinte cette œuvre sublime qui revêtait pour le coup un caractère sacré. Les activités quotidiennes des femmes consistaient à la préparation des repas, le tissage des vêtements, l’éducation des enfants et la décoration de l’habitat qui nécessitait un goût sûr et une certaine habileté car elles ornaient les cases de fleurs de mille couleurs, donnant à l’ensemble du village des airs de patchwork d’une incroyable beauté. Durant leur pause, les femmes se maquillaient, coiffaient leurs cheveux, confectionnaient leurs garde-robes et toutes étaient vêtues de très jolies jupes et brassières de peau tandis que les enfants gambadaient et jouaient à travers le village, dans une insouciance reflétant l’atmosphère paisible du lieu. Les hommes vêtus de pagnes, pêchaient, chassaient et construisaient l’habitat.

Alentour, des oiseaux, insectes et papillons prélevaient et disséminaient du pollen de fleur en fleur, se servant et se délectant du précieux nectar à volonté, tel un supermarché d’abondance à ciel ouvert mais où aucun gâchis n’avait sa place. Car, tels des ouvriers participants à l’œuvre de Dame Nature, ces chers insectes plantaient et semaient les graines des arbres dans un parfait souci d’équilibre et de justesse, point d’obésité chez quelconque habitant des lieux.

Au milieu de cette canopée verdoyante constituée d’arbres luxuriants, moabis, figuiers, eucalyptus, baobabs, bois de rose, trônait un arbre parmi les arbres : Natko.

Il appartenait à l’espèce des Dipterocarpus, majestueux, beau, fort, immense qui résiste aux affres du ciel et au poids des siècles sans faillir ni trembler. Il avait d’ailleurs tout vu pour ainsi dire, du moins fut-il contemporain de Sénèque, Jésus, Bouddha, Mahomet et témoin de l’apogée d’illustres peuplades et civilisations indiennes primitives mais également de leur déclin avec l’arrivée d’un autre de ses contemporains, Christophe Colomb.

L’impressionnante expérience de ce géant végétal, debout en observateur figé, sa ténacité et sa compréhension du vivant assirent définitivement la grande sagesse de cet arbre. Car Natko n’était pas seulement un arbre, il était philosophe et enseignant, telles étaient ses fonctions dans cet endroit magique et envoûtant où l’âme d’un village côtoyait l’âme de la nature…

Dans ce lieu, les arbres, les plantes et les animaux possédaient non seulement un esprit mais aussi un langage ultra-sophistiqué qui leur était propre mais néanmoins audible à tout être humain quelque peu attentif, décidant de faire silence, de se faire humble et de tendre l’oreille face à une nature ayant mis en place bien avant l’homme un système de communication tellement élaboré qu’internet passerait d’outil obsolète.

En ce jour radieux, Natko donna un cours de poésie. Certains animaux, très attentifs formèrent un cercle autour de lui. Le serpent Ananda et l’orang-outan Malo pendirent leur corps, agrippés à demi-endormis, autour de branches d’arbres voisins. L’ours Pat ronfla, repu d’un déjeuner copieux, au pied de l’arbre. Natko récita un poème de Victor Hugo :

« Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.

Vous le savez, la pierre où court un scarabée,

Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,

Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.

La contemplation m’emplit le cœur d’amour… »

— déclama-t-il, inspiré.

Trois femelles écureuils aux allures de groupies burent ses paroles, la bouche ouverte, la larme à l’œil. Soudain, une luciole, perchée sur une branche, souffla à s’époumoner un délicat son de trompette à l’aide d’une feuille encornée, pour marquer la fin du cours, ce qui engendra une vive agitation, laissant à peine le temps à Natko de terminer la leçon.

–Nous allons en rester là pour aujourd’hui mes amis… Pensez à votre dissertation pour la prochaine fois… suggéra Natko tandis que tous les animaux s’éparpillèrent.

L’ours Pat, toujours allongé sur le dos, imperturbable, ouvrit un œil perplexe.

Soudain, un arbre voisin de Natko, dominant la canopée et dont le regard inquiet était tourné à ce moment précis vers l’horizon, s’adressa à Natko.

–Regarde Natko, ils se rapprochent de plus en plus…

Au-delà de l’étendue tropicale, des bulldozers grignotaient des parcelles de forêt, dégradant petit à petit la couverture forestière. Le paysage était désormais clairsemé. Des bruits lointains de tronçonneuses se firent entendre à des kilomètres. Natko regarda ce spectacle de désolation.

–Les indiens Creek disaient : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson pêché, alors vous découvrirez que l’argent ne se mange pas… », murmura simplement Natko qui observa avec les arbres voisins, tristes et inquiets, l’étendue du paysage.

*

Assis en tailleur au milieu de la place du village, un membre de la tribu Kawaka termina de graver un tatouage, symbole tribal et signe de reconnaissance Kawaka, sur l’épaule d’un bébé d’environ un an. Puis il tendit l’enfant à Papou, chef du village et chaman, vieil homme mince et ridé, paré de colliers et de symboles, vêtu d’un pagne et orné d’une couronne végétale sur la tête. Il était difficile de donner un âge à cet homme tant on put croire que sa longévité datait de celle de Natko. Il paraissait porter sur lui toute la connaissance du monde, un savoir ancestral qu’aucun livre ne pouvait contenir. Son regard était empreint d’un mélange de sagesse, de bienveillance et de profondeur, un abyme enfouissant des secrets inestimables et farouchement gardés.

Il souleva le bébé au-dessus de sa tête comme pour sacraliser le rituel et le tendit à sa mère qui le reprit affectueusement, lui sourit et sécha ses larmes. Puis, un jeune homme de la tribu arriva face à Papou et se baissa à son niveau.

–Papou, l’homme blanc de la ville est venu te voir, il veut te parler… chuchota le jeune homme à l’oreille du vieillard.

Papou le regarda agacé et prit une profonde inspiration, un peu lasse. Il agrippa son bâton, se leva et se dirigea d’un pas tranquille vers sa case ; il y pénétra et s’installa sur son trône, une paillasse agrémentée d’un coussin moelleux en feuillage de mousse, face à des tabourets de rondins de bois servant de sièges aux invités. Papou fit un signe de tête en guise d’approbation à un membre de la tribu afin de faire entrer le visiteur inopportun. Ce dernier pénétra dans la case, l’instant d’après, d’un pas lourd et claudicant, conduit par deux hommes de tribu.

Papou, statique et le regard impénétrable, se tint surélevé, à côté du jeune homme Kawaka. Tous deux firent face à Blairo Grosso, environ cinquante ans, très corpulent, l’air roublard et transpirant comme une bête de somme. Il s’essuya le front et s’assit sur un rondin qu’il manqua de fendre en deux sous son poids.

–Je suis venu te proposer un très bon prix pour toi et ton village. C’est ma dernière proposition, lâcha l’homme sans s’embarrasser des politesses d’usage.

Il étala devant lui une carte de la province de Sylva Dena, immense territoire incluant la forêt Théys, réduite de moitié, grignotée par des usines et des monocultures. Il pointa la carte de son index grassouillet.

–Nous avons besoin de vos terres, juste cette parcelle de forêt. Il n’est pas question de tout raser. Vous pourrez vous installer plus loin… Nous voulons rendre cette région plus prospère, construire des routes, des écoles où vos enfants pourront aller…

Le jeune homme et Papou échangèrent un regard dubitatif. Ils restèrent muets. Blairo Grosso sentit qu’il lui faudrait bien plus que de simples balivernes pour convaincre un tel auditoire.

–Nous pourrons vous reloger dans de belles maisons et vous pourrez toujours venir chasser et pêcher dans cette forêt, dit-il en sortant de sa veste une énorme liasse de billets.

Papou, le visage imperturbable, regarda fixement l’homme blanc sans qu’aucun de ses traits ne puisse trahir son agacement. Le jeune homme Kawaka, en bon assistant du patriarche, prit calmement la parole :

–Nous n’avons pas besoin de vos écoles pour instruire nos enfants, nous avons nos coutumes et notre culture héritées de nos ancêtres. Cette forêt nous a vus grandir, nous vivons avec elle en harmonie. La construction de votre usine d’huile de palme est un désastre pour notre peuple, pour les animaux et pour cette forêt. Votre argent ne nous intéresse pas.

–Nos usines permettent de nourrir des millions de gens, de donner du travail, c’est un immense progrès et un très grand privilège ! insista Blairo Grosso.

Cet entrepreneur aux manières peu délicates se méprenait sur le point de vue de Papou, car ce qu’il considérait comme un progrès résonnait pour le patriarche comme un désastre écologique et une saignée à blanc de tous ces arbres millénaires. Le chef de tribu intervint alors sans sourciller du regard :

–Votre progrès pollue le fleuve où vit le poisson, il tue l’arbre qui nous abrite et nous soigne, fait fuir le gibier qui nous nourrit, il assèche le sol et affole le vent. La tribu Kawaka ne partira pas. Nous sommes tous nés ici. Cette terre nous a nourris et élevés. Je suis chez moi et ce village n’est pas à vendre !

Blairo Grosso, insatisfait mais résigné, sentit que pour l’heure rien ne sortirait de cette négociation. Il prit congé de son hôte et quitta la pièce, en grommelant l’air furieux.

*

Un peu plus loin, Olàn, Ravi et Téa, trois enfants Kawaka, respectivement dix, neuf et huit ans jouaient au bord du fleuve situé à côté du village. Les trois compères affichaient une belle complicité. Leurs rires et leurs chamailleries s’entendaient à des kilomètres. Olàn et Ravi, les deux garçons, torse nu, portaient le tatouage de reconnaissance Kawaka, derrière l’épaule.

Ils s’amusèrent en se perchant sur les branches d’arbres puis sautèrent dans l’eau. Olàn et Téa se taquinèrent gentiment et affectueusement, s’arrosant et s’agrippant, à savoir lequel des deux parviendrait à enfoncer la tête de l’autre sous l’eau. Soudain, on entendit au loin une voix de femme qui appela la jeune fille.

–TÉA ?

Téa réagit en sortant de l’eau rapidement. Elle essora ses longs cheveux bruns aux reflets acajou et courut enfiler sa robe de peau, couleur fauve.

–Ma mère… Je dois rentrer l’aider pour les préparatifs. À tout à l’heure !

Olàn la regarda, déçu du départ précipité de sa camarade.

Téa partit en courant et dans sa hâte, se blessa à l’épaule en rasant une branche d’arbre cassée. Elle se mit à saigner d’une blessure peu profonde mais très vive. Olàn, qui observait la scène, sortit alors de l’eau et courut vers la jeune fille. Il lui saisit le bras, inspecta la blessure, invita Téa à s’assoir sur un petit rocher et glana autour de lui quelques feuilles ainsi que la tige d’un bananier, aux vertus antiseptiques. Il se mit à extraire une sève qu’il fit couler sur la blessure de Téa. Puis il pansa le tout à l’aide des feuilles du bananier.

–Merci Olàn… dit-elle.

–Toi aussi t’as droit à ton signe de reconnaissance maintenant ! lui répondit-il, un peu moqueur.

Téa lui sourit et repartit. Olàn retourna au bord du fleuve et s’adressa à Ravi qui continuait ses acrobaties aquatiques.

–On devrait rentrer nous aussi Ravi. Mon grand-père doit me chercher partout. Il faut que je me prépare pour la cérémonie.

Pendant ce temps, Téa longea le sentier en toute hâte menant aux huttes qui constituaient le village. En chemin, elle croisa Blairo Grosso et immédiatement, l’homme ne lui inspira aucune confiance, l’impressionna et l’intimida même quelque peu. Il venait de quitter le village à l’instant et marchait le long du sentier. Téa s’écarta pour le laisser passer. Grosso fulminait encore de colère et dévisagea Téa d’un air méprisant. Elle le regarda, apeurée et inquiète.

2

En fin d’après-midi, dans la case des festivités du village, antre dédiée à l’âme des ancêtres protecteurs, les femmes de la tribu habillèrent et maquillèrent Olàn afin de le préparer à une cérémonie rituelle en son honneur. Elles le parèrent d’un costume traditionnel, fait de peaux de bêtes cousues en cape avec des fils de lin tressés, orné de petites pierres taillées et des perles de coquillages, ainsi que d’une coiffe de plumes offrant une allure majestueuse et royale au jeune homme qui s’écroula presque sous le poids de l’habit.

Papou, son grand-père, souhaitait lui relayer le flambeau de la connaissance et de la sagesse ancestrale, ce qui élevait Olàn au rang de digne successeur du vieillard. Ce dernier avait lui-même été sacré chef de tribu à l’âge de treize ans, à la suite du décès de son propre père mais il subsistait peu de villageois, témoins de cet évènement. Depuis, Papou régnait naturellement sur l’âme du village avec la déférence, le respect de la tradition et les responsabilités qui lui incombaient. Il n’avait pas eu de fils et sa seule fille, la belle Winona, mère d’Olàn, avait succombé des suites de l’accouchement de son nouveau-né. Quant au père d’Olàn, il avait péri peu après la disparition de sa femme, dans de terribles circonstances, lorsque durant une période de disette, il dut partir plusieurs jours en quête de nourriture pour le village. Lors d’une chasse sanglante et périlleuse, il affronta dans un acte de bravoure quatre sangliers tous aussi affamés que lui…

Ainsi, Papou avait élevé Olàn comme son propre fils, enseignant et relayant les traditions, les valeurs et le savoir médicinal afin de porter l’enfant au rang de son digne successeur. Il protégeait cet enfant docile et intelligent qui montrait des aptitudes remarquables et un réel sens de l’écoute. Olàn veillait à son tour sur son grand-père, tissant l’un l’autre les liens indéfectibles d’un amour bienveillant et complice. Ils aimaient tous deux partir en forêt afin de glaner dans cette précieuse et généreuse sylve tropicale, les fruits, plantes et feuilles utiles à la fabrication de remèdes capable de guérir n’importe quelle plaie ou pathologie dont souffraient les villageois. Même s’il faut bien le dire, tous se portaient, quelle que soit la saison, en excellente santé et il fut rare de devoir soigner un rhume ou une mauvaise grippe tant cet éden protégé se tenait miraculeusement à l’abri des microbes ou des épidémies. Papou ne tarissait pas de commentaires sur ses cueillettes, les bienfaits du poivrier, les remarquables qualités de l’argousier, les vertus miraculeuses de l’aloès, la puissance protectrice du curcuma et Olàn s’en laissait conter avec la plus grande attention, fasciné par cette pharmacopée à ciel ouvert.

Mais en ces temps plus sombres et incertains marqués par la déforestation, le pillage orchestré par l’homme blanc et la raréfaction de certaines denrées alimentaires, Papou s’inquiétait vivement pour la pérennité du village. Son énergie s’essoufflait peu à peu en raison de son âge avancé et il préféra hâter la date de cérémonie rituelle pour transférer ses pouvoirs et son statut à Olàn. De plus, il était hanté par un mauvais pressentiment, alimenté par son intuition infaillible dont il ne doutait un seul instant.

La cérémonie consistait en une coutume chamanique, regroupant tous les membres de la tribu, autour d’un festin, fruits de chasse et de cueillettes, suivi de danses envoûtantes autour de l’arbre Natko. L’arbre symbolisait un puits de sagesse et portait en lui, aux yeux des villageois, toute la connaissance concentrée des ancêtres défunts de la tribu, notamment le pouvoir médicinal. En guise de rituel, le futur initié, Olàn, devait à l’aube de ses onze ans, considéré comme l’âge de la maturité dans la vie d’un jeune homme, être hissé dans l’arbre Natko qui insufflerait alors à l’esprit du garçon la connaissance et le savoir médicinal. Cette transmission permettait à Papou, le grand-père d’Olàn, de sacraliser sa succession.

Les femmes de tribu finirent de vêtir Olàn d’un pagne de couleur vive et le maquillèrent avec de la boue fine teintée d’ocres jaunes et rouges. Papou entra dans la case, s’approcha du garçon et lui remit un collier ancestral, constitué de pierres de jade et de turquoise, symbole de protection. Le vieil homme planta son regard profond dans celui du jeune garçon.

–C’est un grand jour pour toi, Olàn. Tu vas recevoir la sagesse et la protection ancestrale. Natko, notre arbre guérisseur, âme de la forêt, va t’insuffler son savoir… alors tu deviendras un grand chaman. Lorsque les esprits de mes ancêtres me rappelleront à leurs côtés, tu seras le protecteur de cette tribu. Tu dois préserver cette nature et ce peuple. Je n’ai plus que toi Olàn… tu es mon seul héritier… ne laisse jamais personne piétiner ton village, tes coutumes et tes valeurs. Tu me le promets ?

–Je te le promets Papou, répondit Olàn, presque effrayé par la gravité du ton et le poids de son futur rôle.

–Je veillerai sur toi par-delà les cieux, fit le grand-père plus rassurant.

*

Le soir venu, tandis que tous s’attelèrent aux derniers préparatifs dans une effervescence jubilatoire, le ciel se mit à gronder. L’arbre Natko et ses voisins sentirent qu’une tempête se préparait. Des sons de chants et de musique tribale provenant du village leur parvinrent. Ils aperçurent le début de la cérémonie. Le vent se leva d’un coup, les feuilles frissonnèrent toutes dans les arbres.

–Le ciel ne présage rien de bon. Papou devrait reporter cette cérémonie. Le village doit se mettre à l’abri, recommanda un arbre voisin de Natko.

–Il tient à ce rituel. Il veut que j’insuffle le savoir à Olàn au plus vite. Son inquiétude grandit chaque jour face aux pilleurs de la terre, rétorqua Natko.

–Qu’allons-nous devenir Natko ? Les périodes de sécheresse sont de plus en plus longues et lorsque les pluies s’abattent, nous ne parvenons même plus à retenir l’eau avec nos racines tant le sol est dur comme de la pierre ! enchaîna un autre arbre voisin.

–Nous n’arrivons même plus à réguler le temps ! lança un troisième.

Ils observèrent un silence lourd et inquiet.

Il était une donnée intangible que ces générations d’arbres comprenaient et avaient assimilé en leur for intérieur depuis des lustres, une donnée indifférente à la plupart des hommes traitant la nature avec servitude : ces géants de la nature jouaient un rôle précieux dans l’harmonie de l’environnement et du climat, chacun occupant une place calibrée et millimétrée, participant à l’œuvre pour faire jaillir et maintenir la vie toujours et encore. Cette nature si calme et paisible en apparence, si docile pour l’homme pilleur et ravageur de la trempe d’un Blairo Grosso, cette nature si abondante, participait en réalité, depuis la formation de la terre, autrement dit bien avant que l’homme ne se relève sur ses pattes, au fonctionnement du climat grâce à un système très élaboré de vase communiquant entre le ciel et la terre. Les végétaux puisaient l’eau dans leur racine, contenaient le gaz carbonique en leur tronc et rejetaient ou vaporisaient l’air de l’humidité nécessaire à la formation de nuages qui se déversaient en pluie quelques contrées plus loin afin d’arroser de nouveau la terre et abreuver les bêtes, tout cela dans un équilibre subtil propice à toute forme de vie.

–J’ai traversé les siècles avec vous mes amis ! Je suis si fier de me tenir debout à vos côtés, puiser les forces de la terre et me hisser pour toucher le ciel afin d’observer la canopée. La nature semblait intacte et préservée dans sa beauté originelle mais l’homme est venu bouleverser tout cela. Tâchons de rassembler nos forces ! encouragea Natko, tandis que les éclairs tonnèrent au même instant.

Un peu plus loin, tous les villageois s’étaient rassemblés sur la place des fêtes. Ils chantèrent, dansèrent et déclamèrent des incantations aux esprits. L’atmosphère était magique et envoûtante. Ils s’alignèrent ensuite en une longue file de procession et s’avancèrent en direction de la forêt pour rejoindre l’arbre Natko, suivis des femmes et des enfants, parmi lesquels, Téa et Ravi, visiblement émus et éblouis par le caractère prégnant et cérémonial de la fête. Les chants continuèrent dans une tonalité toujours plus assourdissante. Les femmes jetèrent des pétales de jasmin en direction d’Olàn qui fut porté en tête de file par quatre hommes de tribu sur une chaise de palissandre et conduit jusqu’au pied de Natko.

Papou, qui ouvrait la marche, s’arrêta et aida son petit-fils à descendre de son trône. Le silence s’imposa alors. Deux hommes hissèrent ensuite Olàn le long du tronc de Natko en le poussant et l’orientant grâce à quelques prises, jusqu’à parvenir plusieurs mètres au-dessus du sol. Le garçon se logea dans un recoin de l’arbre où une natte en mousse et feuilles tissées avait été soigneusement préparée et déposée pour servir de couffin au confort du jeune homme. Puis Papou, au pied de l’arbre, se lança dans une interminable récitation, mélange d’incantations et de prières adressées aux esprits de la forêt :

–Ya, ééé, éva la ou si yave a, ou sé le va, orna dé fo la uné mora é, Ya, ééé, éva la ou si yave a, ou sé le va, orna dé fo la uné mora é, chanta-t-il.

Soudain, le ciel s’emplit de mille éclairs. Les villageois, que des années d’expérience au cœur de la nature avaient rendus humbles et stoïques face aux caprices du ciel, accueillirent ces coups de tonnerre comme la manifestation des ancêtres répondant aux prières et ouvrant le bal du rituel. Les enfants et quelques adultes frémirent devant le caractère féroce de cette manifestation céleste. Papou eut, quant à lui, pour la première fois de sa vie, une angoisse profonde, cependant invisible aux yeux de son clan, mais qui le fit presque tressaillir car il sut à ce moment-là qu’il ne s’agissait point d’une réponse venue de ses ancêtres mais plutôt d’une colère impitoyable de Dame Nature trop malmenée par les hommes et qui décidait en cet instant de frapper du poing, tels les dieux de l’olympe trahis par les hommes, déchaînant leur puissance sur la terre.

Alors, des trombes d’eau s’abattirent d’un seul coup sur toute la forêt. La fête tourna court et Papou incita les villageois à se mettre à l’abri au plus vite. Il ordonna à son petit-fils de descendre de l’arbre en s’agrippant aux excroissances rugueuses de Natko, permettant de redescendre en palier mais bientôt, le vent couvrit ses paroles et l’agitation des villageois bouscula et entraîna le vieillard loin de l’arbre. Les familles se dispersèrent, les animaux se terrèrent ou s’enfuirent dans leur cache. Natko tenta avec ses amis arbres, grâce à leurs puissantes racines, de retenir l’eau qui dévalait à toute vitesse d’une colline située en amont du village, en vain. La fureur du ciel fut telle que l’eau emporta avec elle des tonnes de mètres cubes de boues, faisant glisser les terrains.

Tétanisé, Olàn observa, impuissant, le désordre et la panique des villageois. L’un d’eux s’accrocha à une racine, tendit son bras et demanda de l’aide à Olàn, mais le garçon, paralysé de peur, ne bougea pas. L’homme fut emporté par les boues, sous les yeux choqués d’Olàn. Un véritable déluge s’abattit désormais sur l’ensemble du village et de la forêt, dévastant tout sur son passage. Papou, malmené par les vents et les pluies, tenta de revenir au pied de l’arbre et de faire redescendre son petit-fils en hurlant son nom.

–OLÀN ! OLÀN !

Mais les bourrasques étouffèrent sa voix. Malgré son âge, Papou n’écouta que son courage et tenta une ascension dans l’arbre en s’agrippant comme il put. Puis il tendit sa main vers Olàn. La peur tétanisa le jeune garçon qui ne parvint pas de suite à se mouvoir. Tandis qu’une branche de Natko se mit à encercler Olàn comme pour le protéger, une autre ne résista pas à la tempête, crissa et se cassa, tombant sur la tête de Papou et le blessant grièvement. Le vieil homme chuta au sol sous le regard terrifié d’Olàn.

Surgit alors Wendaï, le tigre emblématique de la forêt, compagnon courageux et protecteur du village. L’animal agrippa de sa puissante mâchoire Papou par le col et le tira afin de le ramener à l’abri jusque dans la hutte restée quasi intacte des parents de Téa, Anton et Lunà.

Ils se précipitèrent et placèrent le vieillard quasi mourant sur une couche confortable. Lùna prépara rapidement un pansement à l’aide de compresses tissées en lin. Elle désinfecta, à l’aide d’une mixture, la plaie du vieillard au niveau de son crâne afin de le soulager. Lùna comprit intimement qu’il faudrait bien plus qu’un pansement et un miracle pour le sauver.

Papou reprit quelque peu ses esprits et prononça ces quelques mots dans un dernier souffle.

–La nature a manifesté sa colère… Soyez forts et courageux ! Protégez ce village et ne cédez jamais à leur chantage…, murmura-t-il fébrilement.

Téa, les yeux écarquillés et larmoyants, se tint dans l’encolure de la porte et assista, bouleversée, aux derniers moments du vieillard. Elle vit le visage de Papou se crisper une dernière fois, puis ses traits se détendirent et le vieil homme mourut, le regard à demi fermé en direction d’une fenêtre offrant le spectacle de cette désolation extérieure.

Au dehors, le calme revint petit à petit. La tempête perdit de sa force et continua sa trajectoire vers le Sud, laissant le village désormais tranquille. Les vents cessèrent pour faire place à une forêt ravagée, ressemblant à une scène d’apocalypse. Tout fut littéralement balayé.

À l’aube, Olàn, inconscient, se tint réfugié et recroquevillé au creux de Natko qui lui insuffla au visage, dans un souffle long et protecteur, le savoir médicinal.

3

Quinze ans plus tard…

Olàn emprunta une longue allée à travers le parc de l’université des sciences de Bottégo, capitale d’Almeida située à des milliers de kilomètres de son pays d’origine. Cette prestigieuse école regroupait les meilleurs étudiants en biologie, médecine et physique de tout le pays, la quintessence triée sur le volet. L’établissement était une magnifique bâtisse datant de deux cents ans, aux allures de château, flanquée de quatre tourelles en granit clair et d’un parc d’une centaine d’hectares entretenus des meilleurs soins, qui accentuait le caractère noble du lieu. La demeure avait appartenu à un célèbre banquier qui, privé de descendance, avait tenu à en faire don à l’Académie des sciences, en ayant pris soin de baptiser l’endroit Virginia du nom de sa défunte épouse adorée, chimiste et horticultrice en herbe !

La faculté comprenait quatre étages dont le dernier était réservé aux pensionnaires, des chambres spacieuses et confortables occupées par des enfants de riches et bonnes familles dont l’éducation était assurée pour un coût annuel de cinquante mille dollars. À cela s’ajoutait le train de vie de ladite progéniture, voitures pour certains avec chauffeur, gadgets high-tech, sorties, voyages et tenues vestimentaires indiquant un style et une classe qui ne souffrait pas la piètre qualité ni le mauvais goût.

Olàn, de condition modeste, se tenait en marge de la plupart de ses camarades, bien en peine de pouvoir se hisser à un tel niveau d’appartenance et de fait, n’avait d’autre choix que d’arborer un style sans prétention, jean, tee-shirt et baskets bien qu’il eût préféré maintes fois l’obligation du port d’un uniforme ou d’une blouse, balayant ainsi tous clivages sociaux. Qu’importe, il se moquait de ce type de convenance et bien que discret, il possédait une certaine confiance gagnée au fil de sa scolarité car ses résultats le rendaient légitime dans la place qu’il occupait au sein de cette école en qualité d’élève boursier non-pensionnaire.

Il affichait du haut de ses vingt-cinq ans une belle allure et un style décontracté. Il devait mesurer environ un mètre quatre-vingts, portait des cheveux bruns légèrement longs et les traits de son visage esquissaient une douceur quasi angélique percée d’un regard couleur caramel. Sa peau légèrement hâlée par ses origines ethniques avait cependant perdu de sa teinte, blanchie par un mode de vie occidentale dans une région où le soleil ne perçait que rarement la chape de pollution.

Il se hâta car il devait présenter un oral en biologie dans moins de cinq minutes devant un parterre de professeurs émérites, afin de valider cette matière au terme de sa cinquième et studieuse année d’études. Chaque étudiant devait soutenir un sujet préparé de longue date et la tâche demandait les plus sérieuses aptitudes car les cinq meilleurs d’entre eux se verraient offrir une place directement en sixième année ainsi qu’une récompense promise par le Pr Garrell ; celui-ci avait tenu à garder secret l’objet de cette récompense mais avait insisté sur le fait qu’il s’agissait là d’une formidable aubaine pour les lauréats, ajoutant même que cela pouvait offrir un tournant non négligeable dans le parcours des candidats. Quelques rumeurs murmuraient à travers les couloirs qu’il s’agissait d’un stage dans la recherche au sein du prestigieux laboratoire du Pr Garrell.

Tous les autres candidats seraient automatiquement recalés et certains seulement pourraient se voir admis en session de rattrapage, sur dossier, pour réintégrer une cinquième année. Telle était la dure loi de Virginia qui ne transigeait pas avec la médiocrité et ne dérogeait pas à sa réputation de pépinière d’élite.

Il n’en fallut pas davantage pour réveiller les ambitions des plus motivés, notamment celle d’Olàn qui se surpassa afin, espérait-il, de remporter cette victoire sur ses nantis de camarade et améliorer sa condition. Il s’agissait en quelque sorte d’un concours auquel participait une quarantaine d’étudiants.

Olàn pénétra dans un amphithéâtre moderne et fut accueilli dans un silence pesant qui le rendit presque mal à l’aise. Il entama timidement son oral puis réunit ses forces afin de saisir son auditoire, tâchant de se concentrer uniquement sur son sujet. Il déroula ainsi son exposé pendant deux heures, avec de plus en plus de véhémence, absorbé par cette matière qu’il maîtrisait à l’évidence. Il ne tenait plus compte du jury pourtant largement captivé, développant ainsi son sujet notamment sur les bienfaits d’une plante tropicale aux vertus curatives, présentée comme un formidable anti-cancer et détaillant la façon dont il fallait en extraire le principe actif afin d’élaborer un médicament révolutionnaire…

À la fin de son exposé, Olàn se tut et reprit une profonde inspiration. Il scruta du regard ses professeurs, plongés dans un mutisme presque dérangeant. Une longue pause s’ensuivit où chacun griffonna ses commentaires dans son rapport. Olàn aurait souhaité quelques remarques verbales ou déceler le moindre encouragement mais rien ne transparut. Il rangea ses cours. Ses professeurs le remercièrent d’un bref signe de tête. Olàn les salua puis s’apprêta à sortir quand le Pr Garrell l’interpella.

–Olàn !… J’ai lu attentivement votre devoir de recherche du dernier trimestre sur l’écosystème en milieu tropical et je dois dire que c’est remarquable. Je tenais à vous féliciter.

–Merci professeur.

–Néanmoins, ce concours de fin d’année requiert les meilleurs talents et il n’en manque pas parmi vos camarades. La compétition sera rude. Vous serez averti de vos résultats sous sept à huit jours maximum.

–Merci monsieur…

Il quitta l’enceinte de l’école et se dépêcha d’atteindre le bus qui le conduirait dix minutes plus tard devant l’hôpital de Bottégo, son lieu de travail à mi-temps. Il traversa la chaussée et put s’engouffrer de justesse dans le 110 qui refermait ses portes derrière lui. Il descendit trois stations plus loin, gagna l’enceinte de l’hôpital et se rendit au plus vite dans un petit local réservé aux casiers des employés.

Ce poste d’ambulancier convenait parfaitement à Olàn qui occupait cet emploi le week-end durant ses études. La fin de l’année scolaire signifiait qu’il pourrait bientôt augmenter ce rythme et ainsi ses revenus.