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Tom Jones est un enfant trouvé recueilli et élevé par un gentilhomme de campagne riche et magnanime. Mais entouré de gens visqueux et malhonnêtes, il doit d'abord renoncer à son amour pour Sophia, puis est contraint de fuir lorsqu'il est jeté sous une mauvaise lumière aux yeux de son propre bienfaiteur. Ainsi commence le voyage picaresque de l'orphelin, à la recherche de réponses et d'un moyen de restaurer sa réputation. L'Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, est un roman de Henry Fielding. Très critiqué à sa parution, il devient vite un immense succès populaire qui ne s'est jamais démenti et il est souvent cité parmi les dix plus grands romans de la littérature universelle. Tom Jones emprunte beaucoup à la tradition picaresque, mais innove dans la description et la caractérisation des scènes et des personnages, plus réalistes que celles de bien d'autres ouvrages contemporains. En effet, son but, affirmé à maintes reprises par le narrateur, est de présenter la nature humaine telle qu'elle est et non telle qu'elle devrait être ou est imaginée, embellie, noircie ou encore déportée vers le fantastique.
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Veröffentlichungsjahr: 2025
Œuvres
Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé
Tome 1
Tome 2
Tome 3
Tome 4
The History of Tom Jones, a Foundling
CRITIQUES:
Henry Fielding
, un article de
Gustave Planche
Revue des Romans
par
Eusèbe G*****
Le Grand classique du roman anglais - Henry Fielding
Henry Fielding
Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé
Imprimerie de Firmin Didot frères, 1833 (quatre volumes, p. 1).
TOM JONES,
ou
HISTOIRE
D’UN ENFANT TROUVÉ.
Henry Fielding
Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé
Imprimerie de Firmin Didot frères, 1833 (Tome 1, p. i-TdC).
TOM JONES,
ou
HISTOIRE
D’UN ENFANT TROUVÉ.
SE TROUVE À PARIS,
Chez
{
FIRMIN DIDOT FRÈRES, rue Jacob, no 24.
MERLIN, quai des Augustins, no 7.
CROZET, quai Voltaire, no 17.
DUFART, rue du Bac, no 93.
DENTU et DELAUNAY, Palais-Royal.
SILVESTRE, rue des Bons-Enfants, no 30.
DURAND Jeune, boulevard des Capucines, no 1.
TOM JONES,
ou
HISTOIRE
D’UN ENFANT TROUVÉ,
Par FIELDING.
traduction nouvelle et complète,ornée de douze gravures en taille-douce.
TOME PREMIER.
PARIS,
IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES,
RUE JACOB, No 24.
M DCCC XXXIII.
Tom Jones, suivant La Harpe, est le premier roman du monde.
La Place en a fait une imitation qui ne reproduit ni le génie, ni les graces de l’original. Retranchant d’une main barbare tous les ornements de style, toutes les beautés de détail, il n’a laissé subsister que la contexture du roman. « La Place, dit La Harpe, a défiguré, et même étranglé inhumainement le chef-d’œuvre de Fielding. »
Le comte d’Avaux et M. Chéron l’ont traduit avec une exactitude scrupuleuse ; mais leurs versions purement littérales prouvent qu’une imitation servile est la pire des infidélités. Images, pensées, couleurs, tout a disparu dans ces pâles copies. Ici Fielding n’est plus d’aucun pays ; il a perdu sa physionomie angloise, sans que l’air françois ait remplacé ses traits originaux.
On trouve dans la collection de romans, publiée par Dauthereau, une traduction anonyme de Tom Jones. Ce n’est, à peu de chose près, que celle de Chéron légèrement retouchée, dont on a supprimé les chapitres préliminaires.
Tant d’essais, plus ou moins infructueux, montrent assez la difficulté de l’entreprise. Secondé par un ami, j’ai cru qu’il n’étoit pas impossible de la vaincre et de donner une traduction de Tom Jones à la fois élégante et fidèle. Me suis-je trompé ? le public en jugera.
À L’HONORABLE
Georges LYTTLETON, écuyer,l’un des lords commissaires de la trésorerie.
Quoique vous m’ayez toujours refusé la permission de vous dédier cet ouvrage, j’ose, monsieur, me croire quelque droit de le mettre sous votre protection. Je ne l’eusse point entrepris sans vous. Ce fut pour répondre à vos désirs que j’en conçus la première idée. Tant d’années écoulées depuis ce temps, vous ont peut-être fait perdre de vue cette circonstance ; mais vos désirs sont des ordres pour moi, et le souvenir ne sauroit s’en effacer de mon esprit.
J’ajouterai, monsieur, que sans votre secours, je n’aurois jamais achevé mon entreprise. N’allez point prendre l’alarme à ce propos, et craindre que je ne veuille vous faire passer dans le monde pour un auteur de romans. À Dieu ne plaise que ce soit là mon dessein ! J’ai voulu dire simplement que votre généreuse assistance m’avoit soutenu pendant toute la durée de mon travail, autre circonstance qu’il étoit également nécessaire de rappeler à la mémoire d’un protecteur si prompt à oublier ses bienfaits.
Enfin, monsieur, c’est grace à vous que cette histoire paroît au jour telle qu’elle est présentement. Si l’on y trouve, au dire de quelques personnes, la peinture fidèle d’un caractère noble et bienfaisant, qui ne reconnoîtra aussitôt à ce portrait sir Georges Lyttleton et l’un de ses amis particuliers ? Le monde ne me fera sans doute pas l’injure de croire que j’aie voulu me peindre moi-même sous ces traits. Loin de moi une vanité si ridicule ! il saura seulement que les deux excellents personnages qui m’ont servi de modèles, m’honoroient de leur estime et de leur amitié. Je devrois me contenter d’un suffrage si flatteur. J’aurai pourtant la présomption d’en briguer un troisième, c’est celui d’un seigneur non moins distingué par ses vertus publiques et privées, que par le rang qu’il occupe dans le monde ; mais au moment où la reconnoissance fait sortir de mon cœur le nom du duc de Bedfort, comment oublierois-je que les bontés de cet illustre patron sont encore un de vos bienfaits ?
Et par quels motifs me refuseriez-vous la grace que je sollicite de vous ? Après avoir donné tant d’éloges à mon livre, craindriez-vous de lire votre nom à la tête de l’épître dédicatoire ? Faut-il donc que pour prix de vos louanges, je renonce à votre protection ? Ces louanges même, j’ose m’en flatter, ne vous sont point dictées par la seule amitié. Vit-on jamais ce sentiment égarer votre goût, ou corrompre votre intégrité ? Un ennemi est toujours sûr d’obtenir de vous la justice qu’il mérite, et l’unique faveur qu’un ami coupable en puisse attendre, c’est le silence, ou tout au plus un mot d’excuse, si le jugement du monde à son égard vous paroît trop sévère.
Je suis tenté, monsieur, d’attribuer à votre dégoût pour la louange la véritable cause de votre refus. J’ai remarqué que vous aviez cela de commun avec mes deux autres amis, de ne pouvoir souffrir que l’on rendît un hommage public à vos vertus : en sorte que ce qu’un grand poëte a dit de l’un de vous peut s’appliquer également à tous trois :
Bienfaisant en secret, honteux de le paroître[1].
Si des personnes de ce caractère sont aussi soigneuses d’éviter la louange, que d’autres d’échapper à la censure, vous devez craindre en effet de tomber entre mes mains ; car quel homme ne redouteroit avec raison, la vengeance d’un auteur à qui il auroit fait autant de mal que vous m’avez fait de bien ?
Cette frayeur de la censure doit être en rapport avec la conscience de chacun. Ainsi, par exemple, celui dont la vie entière a servi d’aliment à la critique, ne pourra se défendre d’une juste terreur, s’il apprend qu’un auteur satirique prend la plume contre lui. Or faisant l’application de cette vérité à l’excellence de votre mérite, et à votre aversion pour la louange, combien est naturelle et raisonnable la peur que je vous inspire !
Vous auriez pu toutefois m’accorder sans crainte la permission que je vous demandois, convaincu que je préférerai toujours l’accomplissement de vos désirs à ma satisfaction personnelle. Je vous en donne une preuve non équivoque dans cette épître où, réprimant l’essor de ma reconnoissance, je me condamne à taire l’éloge de mon bienfaiteur, pour ne rien écrire de lui qui offense sa modestie.
En un mot, je vous présente ici l’ouvrage de plusieurs années de ma vie. Vous savez déjà, monsieur, le prix qu’il y faut mettre. Si, d’après le jugement avantageux que vous en avez porté, j’ai pensé que ce fruit de mes veilles n’étoit point indigne d’estime, on ne pourra me taxer de vanité, puisque j’aurois souscrit de même aux éloges que vous auriez donnés à toute production étrangère. Soyez aussi persuadé que si j’avois aperçu dans mon travail quelque grave imperfection, vous seriez la dernière personne à qui j’aurois osé en faire hommage.
Je me flatte encore que sur le nom d’un patron tel que vous, le lecteur sera convaincu d’avance qu’il ne trouvera rien ici de préjudiciable à la cause sacrée de la religion et de la vertu, rien qui blesse le moins du monde les bienséances, ni dont l’œil le plus chaste puisse être offensé. Rendre aimables l’innocence et la bonté, voilà quel a été mon but. Vous me faites l’honneur de croire que je l’ai atteint. C’est en effet dans des ouvrages du genre de celui-ci qu’on peut espérer d’en approcher de plus près. L’exemple est une sorte de tableau vivant où la vertu devient pour ainsi dire sensible, et se manifeste avec une partie des charmes que Platon avoit entrevus dans sa pure essence.
Non content d’exposer au grand jour ses divins attraits, j’ai voulu attirer les hommes à son culte par un motif plus puissant que l’admiration, par la considération de leur véritable intérêt. Je me suis appliqué, dans ce dessein, à faire voir que toutes les jouissances du vice ne sauroient tenir lieu de cette paix solide de l’ame qui est la compagne fidèle de l’innocence et de la vertu, ni racheter le trouble et les remords qu’elles traînent toujours à leur suite. J’ai montré de plus que ces jouissances ne s’obtiennent pour l’ordinaire que par des moyens honteux, incertains, souvent même dangereux ; enfin j’ai tâché de prouver que l’innocence et la vertu n’ont pas d’ennemi plus nuisible que leur imprudence naturelle, qui les précipite trop souvent dans les piéges que la ruse et la méchanceté sont sans cesse occupées à leur tendre : vérité sur laquelle j’ai cru surtout devoir insister, comme plus susceptible qu’aucune autre d’être enseignée avec succès ; car il est beaucoup plus facile de rendre l’honnête homme sage et prudent, que de convertir le méchant en homme de bien.
J’ai mis en œuvre, dans l’histoire suivante, tout ce que la nature a pu me donner d’esprit et de gaieté, pour corriger par le ridicule les travers et les vices favoris de l’espèce humaine. Ai-je réussi ? le lecteur impartial va bientôt en juger. Je ne lui demande que deux choses, la première, de ne pas chercher dans mon ouvrage une perfection chimérique, la seconde, d’user d’indulgence, s’il juge que certaines parties ne répondent point au foible mérite qu’il lui aura plu de trouver dans d’autres.
Je finis, monsieur ; car je m’aperçois qu’au lieu d’une épître dédicatoire, j’ai fait une véritable préface. Cela pouvoit-il être autrement ? Je crains de vous louer, et je ne saurois m’en défendre qu’en gardant le silence, ou en détournant ma pensée sur d’autres objets.
Excusez donc ce que j’ai pu écrire ici sans votre aveu, et même contre votre défense formelle, et permettez-moi de me dire publiquement avec le plus profond respect et la plus vive reconnoissance,
Monsieur,
Votre très-humble, très-obéissant,et très-obligé serviteur,
Henri FIELDING.
TOM JONES,
ou
HISTOIRE
D’UN ENFANT TROUVÉ.
LIVRE PREMIER.
contenant sur la naissance de l’enfant trouvé tous les détails dont il est nécessaire, ou convenable que le lecteur soit instruit, au commencement de cette histoire.
CHAPITRE PREMIER.—INTRODUCTION, OU MENU DU FESTIN.
Il faut qu’un auteur se considère, non comme un particulier qui réunit à sa table ses parents et ses amis, ou donne par charité un repas à des indigents, mais comme un homme qui tient une table d’hôte à laquelle tout le monde est bien reçu pour son argent. Dans le premier cas, l’amphitryon est maître de traiter ses convives à sa guise. Quelque médiocre ou détestable que soit la chère, ils n’y doivent trouver rien à redire ; la politesse les oblige même à faire l’éloge de tous les mets. Il n’en est pas ainsi dans le second cas. Celui qui paye veut qu’on satisfasse son goût, tout délicat ou bizarre qu’il puisse être ; et s’il n’est pas content de chaque plat, il se croit en droit de critiquer hautement le dîner, et de le donner au diable.
Aussi pour ne tromper l’attente de personne, un hôte honnête et loyal a coutume de présenter à tout venant la carte du repas : en sorte que chacun, après l’avoir parcourue, est libre de rester, si la chère lui plaît, ou d’aller chercher ailleurs un ordinaire qui lui convienne mieux.
Comme nous ne dédaignons point d’emprunter de l’esprit et du bon sens à quiconque est en état de nous en prêter, nous imiterons la franchise de l’hôte dont nous venons de parler, et, non content d’offrir d’abord au lecteur la carte générale du festin que nous lui destinons, nous lui donnerons encore une carte particulière de tous les services qui doivent se succéder dans ce volume et dans les suivants. Quoique nous n’ayons pour toute provision que la nature humaine, nous ne craignons pas qu’un homme de sens, quelque ami qu’il soit de la diversité, s’étonne ou se plaigne de ne nous entendre nommer qu’un seul objet. La tortue, comme le sait par une longue expérience l’alderman de Bristol, grand connoisseur en bonne chère, la tortue fournit aux gourmands plus d’un mets délicieux ; et le lecteur instruit ne peut ignorer que la nature humaine, bien que prise ici dans une acception générale, offre à l’esprit une si prodigieuse variété, que le plus habile cuisinier auroit plus tôt épuisé les ressources du règne animal et végétal, qu’un auteur ingénieux la richesse d’un sujet si étendu.
Des personnes d’un goût difficile nous feront peut-être une objection : la nature humaine, diront-elles, est une matière trop commune. N’est-ce pas le fond des romans, des nouvelles, des comédies, des poëmes, dont les boutiques des libraires sont tapissées ? Mais un épicurien seroit privé d’une infinité de mets exquis, s’il suffisoit, pour les proscrire comme trop vulgaires, qu’on vît un aliment du même nom sur la table du plus pauvre artisan. Au fait, il est presque aussi rare de rencontrer dans les écrivains la vraie nature, que de trouver chez les marchands de comestibles un véritable jambon de Mayence, ou un véritable saucisson de Bologne.
Pour continuer cette métaphore, tout le mérite d’un ouvrage dépend de l’assaisonnement que sait y mettre l’auteur ; car, comme le dit M. Pope[2] :
Le véritable esprit est la nature ornée ;C’est d’un tour délicat la grace inopinée,Ce qu’on pensa souvent, sans l’exprimer si bien.
Tel animal dont certaine partie a l’honneur d’être mangée par un prince, est dégradé dans une autre de ses parties pendue au plus vil étal. Le dîner du grand seigneur et celui de l’humble plébéien se composant du même bœuf et du même veau, leur nourriture ne diffère donc que par l’apprêt et l’assaisonnement. De là vient que l’une réveille et aiguise l’appétit le plus languissant, tandis que l’autre émousse et rebute le plus vif.
Ainsi l’excellence de la nourriture intellectuelle consiste moins dans la matière traitée par l’auteur, que dans son habileté à la manier et à l’embellir. Avec quelle satisfaction n’apprendra-t-on pas que nous avons suivi de point en point dans notre ouvrage, la méthode du meilleur cuisinier qu’ait vu naître le siècle actuel, et peut-être celui d’Héliogabale ! Ce grand homme, nul amateur ne l’ignore, commence par servir aux convives affamés les mets les plus simples, et s’élève ensuite par degrés à mesure que leur appétit décroît, jusqu’à la quintessence des ragoûts et des épices. À son exemple, nous présenterons d’abord à l’avide lecteur la nature humaine dans sa simplicité, telle qu’on la voit au village ; nous la montrerons ensuite avec tous les raffinements d’affectation et de vice que produisent les cités et les cours ; et nous nous flattons d’obtenir, par ce moyen, autant de succès que l’illustre artiste qui nous a servi de modèle.
Finissons ce préambule, il est temps de satisfaire l’impatience de ceux à qui notre menu est agréable, et de leur offrir le premier service de notre histoire.
CHAPITRE II.—LÉGÈRE ESQUISSE DU CARACTÈRE DE L’ÉCUYER ALLWORTHY ;PEINTURE PLUS ACHEVÉE DE CELUI DE MISS BRIDGET, SA SŒUR.
Dans la partie occidentale de l’Angleterre appelée comté de Somerset, vivoit naguère, et peut-être vit encore, un gentilhomme nommé Allworthy, qui pouvoit passer à bon droit pour le favori de la nature et de la fortune ; car toutes deux sembloient s’être disputé à qui le traiteroit le mieux. Quelques personnes seront tentées de croire que la nature, prodigue envers lui de mille dons, étoit sortie victorieuse de la lutte ; mais la fortune, en lui accordant le seul qui fût à sa disposition, s’étoit montrée si libérale, que d’autres regarderont cet unique don comme supérieur à tous ceux de sa rivale. Il tenoit de la nature une figure agréable, une constitution robuste, un esprit droit, une ame bienfaisante ; il devoit à la fortune un des plus riches domaines du comté.
Ce gentilhomme avoit épousé dans sa jeunesse une femme belle et vertueuse qu’il aimoit éperdûment. Il en avoit eu trois enfants qui étoient morts en bas âge ; et cinq ans avant le moment où commence notre histoire il perdit aussi cette épouse chérie. Il supporta une si cruelle épreuve en homme courageux et sensé, quoiqu’à dire vrai, il s’exprimât souvent sur ce sujet d’une manière assez bizarre. Il disoit, par exemple, qu’il se croyoit toujours marié, que sa femme étoit seulement partie un peu avant lui pour un voyage qu’il ne pouvoit manquer de faire tôt ou tard après elle, et qu’il étoit sûr de la retrouver dans un lieu où il lui seroit à jamais réuni : discours qui portoient beaucoup de ses voisins à douter de sa raison ; quelques-uns, de ses sentiments religieux ; d’autres enfin, de sa sincérité.
Il passoit la plus grande partie de l’année à la campagne avec une sœur, objet de toute son affection. Cette dame approchoit de la quarantaine, époque à laquelle, au dire des esprits malins, le titre de vieille fille est bien légitimement acquis. Elle étoit du nombre des femmes dont on loue plutôt les bonnes qualités que les appas ; de ces femmes qui, douées d’une heureuse médiocrité, ne causent point d’ombrage à leurs compagnes, et que vous aimez fort, mesdames, à rencontrer dans le monde. Loin d’envier les agréments de la figure, elle ne parloit de cet avantage (si c’en est un) qu’en termes de mépris, et remercioit Dieu souvent de n’être pas aussi belle que miss une telle qui, avec moins d’attraits, auroit peut-être été plus sage. Miss Bridget Allworthy (c’étoit le nom de cette dame) pensoit fort sensément que la beauté, dans une femme, n’est qu’un piége tendu à elle-même, aussi bien qu’aux autres. Cependant elle veilloit sur sa conduite avec autant de soin, avec autant de prudence, que si elle avoit eu à craindre tous les piéges qui furent jamais dressés à son sexe. Nous avons maintes fois observé, quelque étrange que cela paroisse, que la prudence, cette gardienne de l’honneur des femmes, ressemble aux milices bourgeoises, toujours prêtes à faire bonne contenance là où il n’y a point de danger. Elle abandonne lâchement ces merveilleuses beautés pour qui les hommes se consument en désirs, en prières, en soupirs, en larmes, et s’attache assidûment aux pas de vénérables matrones que l’autre sexe n’approche qu’avec un profond respect et se garde bien d’attaquer, sans doute en désespoir du succès.
Ami lecteur, avant d’aller plus loin, nous croyons devoir te prévenir de l’intention où nous sommes de faire des digressions, dans le cours de cette histoire, aussi souvent que l’occasion s’en présentera ; et nous nous estimons meilleur juge de l’à-propos, qu’une foule de misérables critiques. Que ces prétendus aristarques s’occupent de ce qui les concerne, et ne se mêlent point d’affaires, ou d’ouvrages qui ne les regardent en rien. Tant qu’ils ne produiront pas les titres en vertu desquels ils voudroient nous citer à leur tribunal, nous déclinerons leur juridiction comme incompétente.
Histoire de Tom Jones; ou, L'enfant trouvé. Traduction de l'anglois (1751)
CHAPITRE III.—GRANDE AVENTURE QUI ARRIVE À M. ALLWORTHY À SON RETOUR DE LONDRES. CONDUITE DISCRÈTE DE MISTRESS DÉBORAH WILKINS. RÉFLEXIONS JUDICIEUSES SUR LES BÂTARDS.
Nous avons dit, dans le précédent chapitre, que M. Allworthy avoit une grande fortune, un bon cœur, et point d’enfants. Plusieurs de nos lecteurs en concluront qu’il vivoit en honnête homme, ne devant pas une obole, et n’exigeant rien des autres que ce qui lui étoit dû ; qu’il étoit charitable pour les pauvres, c’est-à-dire pour cette espèce de gens qui, en général, aiment mieux mendier que de travailler ; qu’il tenoit une bonne maison, recevoit cordialement ses voisins à sa table, et en distribuoit les reliefs aux indigents ; qu’il bâtit un hôpital, et mourut immensément riche.
Il fit à la vérité la plupart des choses que nous venons de dire, mais s’il n’eût rien fait de plus, nous lui aurions laissé le soin d’immortaliser son nom par une inscription fastueuse gravée sur le frontispice de son hôpital. Cette histoire présentera des faits bien plus extraordinaires, ou nous aurions sottement perdu notre temps à écrire un si volumineux ouvrage ; et vous, spirituel lecteur, vous pourriez parcourir, avec autant de profit et de plaisir, certains recueils que de plats auteurs ont eu l’impertinence d’intituler Histoire d’Angleterre.
M. Allworthy avoit passé trois mois entiers à Londres, pour une affaire particulière dont nous ignorons la nature. On peut juger toutefois qu’elle étoit très-importante, puisqu’elle l’avoit retenu si long-temps éloigné de sa maison, d’où il ne s’étoit pas absenté un mois de suite, depuis un grand nombre d’années. Il arriva chez lui, le soir, très-tard, accablé de fatigue ; il soupa avec sa sœur, et ne tarda point à se retirer dans sa chambre. Après avoir donné quelques moments à la prière, pratique qu’il ne négligeoit jamais, il se disposoit à se mettre au lit, lorsqu’en levant sa couverture, il vit entre les draps un enfant enveloppé de linges grossiers, et plongé dans un profond sommeil. À cet aspect il demeura quelque temps immobile d’étonnement ; mais comme la bonté avoit toujours sur son cœur un empire irrésistible, il se sentit bientôt ému de compassion pour le petit infortuné qui s’offroit à sa vue.
à la vue de son maître debout en chemise,elle recula saisie d’épouvante.
Il sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemploit d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il étoit en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avoit pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avoit passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’étoit pas tombé en foiblesse, ou frappé d’apoplexie.
On conçoit qu’une personne aussi esclave de la décence pour elle-même, devoit se choquer aisément du moindre oubli de cette vertu chez les autres. À peine eut-elle ouvert la porte, qu’à la vue de son maître debout, en chemise, une lumière à la main, elle recula saisie d’épouvante, et elle alloit s’évanouir, si l’écuyer, se rappelant qu’il étoit déshabillé, n’eût calmé sa frayeur en la priant d’attendre pour entrer, qu’il eût passé quelques vêtements, et fût en état de paroître sans blesser les chastes regards de mistress Déborah Wilkins qui, bien qu’âgée de cinquante-deux ans, juroit qu’elle n’avoit jamais vu un homme en chemise. Les esprits railleurs et profanes pourront rire de sa peur, mais les gens graves, en considérant l’heure de la nuit, l’ordre qu’elle avoit reçu de se lever à la hâte, et l’état où elle trouva son maître, approuveront sa conduite, à moins que l’expérience qu’on doit toujours supposer aux filles de l’âge de mistress Déborah, ne diminue un peu de leur admiration.
Quand la gouvernante rentra dans la chambre, et qu’elle apprit de quoi il étoit question, sa surprise surpassa celle de M. Allworthy. « Mon cher maître, s’écria-t-elle avec l’air et l’accent de l’effroi, que faut-il faire ?
— Il faut, répondit M. Allworthy, que vous preniez soin cette nuit de l’enfant. Demain matin je m’occuperai de lui trouver une nourrice.
— Fort bien, monsieur ; et j’espère aussi que votre seigneurie donnera l’ordre d’arrêter sa coquine de mère, qui ne doit pas être loin d’ici. Je serois ravie de la voir enfermée à Bridewell et fouettée à la queue d’un tombereau. On ne sauroit châtier avec trop de rigueur de si infames créatures. Je parierois que ce n’est pas son coup d’essai. Quelle impudence ! oser attribuer son enfant à votre seigneurie !
— À moi, Déborah ? je ne puis le croire ; je suppose seulement qu’elle a pris ce moyen de pourvoir aux besoins de son enfant ; et en vérité, je suis charmé qu’elle n’ait pas fait pis.
— Et que peuvent faire de pis ces infames prostituées, que de déposer le fruit de leur déshonneur à la porte des honnêtes gens ? Tenez, monsieur, vous avez beau être sûr de votre innocence, le monde aime à médire, et il est arrivé à plus d’un honnête homme, de passer pour le père d’enfants qui n’étoient pas les siens. Si monsieur se charge de celui-ci, que ne pensera-t-on pas ? D’ailleurs, pourquoi monsieur s’en chargeroit-il, puisque ce soin regarde la paroisse ? Encore si c’étoit un enfant légitime ! mais un petit monstre de bâtard ! J’ai horreur d’y toucher ; je ne puis voir en lui mon semblable. Fi ! comme il pue ! il n’a pas l’odeur d’un chrétien. Si j’osois donner un avis, ce seroit de déposer ce marmot à la porte du marguillier. La nuit est belle, sauf un peu de pluie et de vent. En l’enveloppant comme il faut, et le plaçant bien chaudement dans une corbeille, il y a deux à parier contre un qu’on le trouvera en vie demain matin. Dans le cas contraire, nous aurons pris de lui le soin convenable et rempli notre devoir. Peut-être même est-il plus heureux pour de telles créatures de mourir dans l’état d’innocence, que de vivre pour imiter l’exemple de leurs mères ; car on n’en peut rien attendre de mieux. »
Quelques traits de ce discours étoient de nature à blesser M. Allworthy, s’il y eût prêté une oreille attentive ; mais il avoit, en ce moment, un de ses doigts engagé dans la main de l’enfant, qui, par une douce pression, sembloit implorer son secours, et ce muet langage auroit prévalu sur l’éloquence de mistress Déborah, eût-elle été dix fois plus grande. M. Allworthy enjoignit à la gouvernante d’emporter l’enfant, de le mettre dans son propre lit, et de faire lever une servante pour lui préparer de la bouillie, et ce dont il auroit besoin en s’éveillant. Il commanda aussi qu’on le pourvût le lendemain matin, de bonne heure, des vêtements nécessaires, et qu’on le lui apportât à son lever.
Mistress Wilkins avoit du discernement, et beaucoup de respect pour son maître ; elle occupoit d’ailleurs dans la maison une excellente place. L’ordre positif qu’elle reçut fit taire à l’instant ses scrupules ; elle prit l’enfant entre ses bras, sans témoigner la moindre aversion pour l’illégitimité de sa naissance ; elle dit que c’étoit une charmante petite créature, et l’emporta dans sa chambre.
M. Allworthy se livra ensuite au doux repos que goûte un homme dévoré de la soif de faire du bien, quand son cœur est pleinement satisfait. Il n’y a peut-être point au monde de sommeil si agréable, et nous nous complairions davantage à en peindre les charmes, si nous savions comment prescrire un air propre à en exciter le besoin.
CHAPITRE IV.—DESCRIPTION POMPEUSE. GRANDE COMPLAISANCEDE MISS BRIDGET ALLWORTHY.
Le château de M. Allworthy étoit un des plus nobles monuments du genre gothique, et pouvoit soutenir la comparaison avec les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque et romaine. Il y régnoit un air de grandeur qui frappoit d’admiration ; l’agrément de l’intérieur répondoit à la majesté du dehors.
Placé au sud-est, sur le penchant d’une colline, il étoit abrité des vents du nord-est par un petit bois de vieux chênes qui s’élevoit au-dessus en amphithéâtre, dans l’espace d’un demi-mille. Sa position à mi-côte permettoit d’y jouir de la charmante perspective qu’offroit la vallée située au-dessous.
Une belle pelouse descendoit en pente douce, du milieu de ce bois vers le château. Dans sa partie supérieure, du creux d’un rocher couronné de sapins, jaillissoit une source abondante qui formoit en tout temps une cascade d’environ trente pieds de hauteur. Au lieu de parcourir une suite de gradins réguliers, l’eau tomboit naturellement sur des quartiers de roc entassés au hasard, et couverts de mousse. Elle couroit ensuite dans un lit de cailloux, où elle faisoit de nombreux détours et plusieurs chutes moins considérables que la première, et elle finissoit par se perdre au bas de la colline, du côté du sud, à un quart de mille du château, dans un lac qu’on apercevoit de toutes les parties de la façade. Ce lac occupoit le centre d’une superbe plaine ornée de bouquets d’ormes et de hêtres, et peuplée de troupeaux. Il en sortoit une rivière que l’on voyoit serpenter pendant plusieurs milles à travers des bois et des prés, puis se décharger dans un vaste bras de mer qui entouroit une île et fermoit la perspective.
Sur la droite s’ouvroit une autre vallée moins étendue, semée de villages, et terminée par le frontispice encore entier d’une abbaye en ruine, et par une de ses tours tapissée de lierre.
À gauche, la vue s’égaroit sur un parc dessiné avec un goût exquis, mais moins redevable de sa beauté à l’art qu’à la nature. Le sol inégal présentoit une agréable diversité de collines, de plaines, d’eaux et de bois. Au-delà s’élevoit par degrés une chaîne de montagnes sauvages, dont les sommets se cachoient dans les nues.
On touchoit à la moitié du mois de mai, la matinée étoit d’une sérénité parfaite : M. Allworthy se promenoit sur la terrasse de son château, où l’aurore découvroit de moment en moment à ses yeux le riant paysage que nous venons de décrire. Bientôt le soleil, après avoir lancé au-dessus de l’horizon mille traits de lumière, comme pour annoncer son approche, parut dans tout l’éclat de sa gloire. Un seul objet sur la terre sembloit plus digne d’admiration, c’étoit le bon, le généreux Allworthy, méditant de quelle manière il pourroit se rendre le plus agréable à son Créateur, en faisant le plus de bien possible à ses semblables.
Comment descendre, sans accident, de la hauteur sublime où nous venons de nous élever ? il le faut pourtant, une autre scène appelle notre attention : miss Bridget a sonné, le déjeuner est servi ; suivons l’écuyer Allworthy dans la salle à manger.
Après les compliments d’usage, quand le thé fut versé, il envoya chercher mistress Wilkins, et dit à sa sœur qu’il avoit un présent à lui faire. Elle le remercia, s’imaginant sans doute qu’il s’agissoit d’une robe, ou de quelque ajustement nouveau. M. Allworthy lui donnoit souvent de ces bagatelles, et miss Bridget, par complaisance pour son frère, passoit beaucoup de temps à sa toilette : nous disons par complaisance pour son frère, car elle affectoit de mépriser la parure, et les femmes qui en font leur principale occupation.
Mais si elle s’étoit bercée d’un agréable espoir, quel fut son mécompte, lorsque mistress Wilkins, suivant l’ordre de son maître, apporta l’enfant ! On a observé que les grandes surprises sont muettes. Miss Bridget garda un profond silence, jusqu’à ce que M. Allworthy prît la parole, et lui racontât l’histoire que le lecteur sait déjà.
Miss Bridget avoit toujours montré tant de respect pour ce qu’il plaît aux femmes de nommer vertu, elle affichoit une si grande sévérité de principes, que chacun dans la maison, surtout mistress Wilkins, s’attendoit qu’elle alloit jeter les hauts cris, et demander que l’enfant fût expulsé à l’instant du château, comme une espèce d’animal venimeux. L’humanité parut, au contraire, agir sur son cœur ; elle manifesta un mouvement de compassion pour cette petite créature abandonnée et applaudit à l’action charitable de son frère.
On ne sera pas surpris de la condescendance de cette dame, lorsqu’on saura que M. Allworthy, en finissant son récit, avoit annoncé la résolution de garder l’enfant chez lui, et de l’élever comme son propre fils. Miss Bridget étoit toujours disposée à se conformer aux désirs de son frère ; elle ne le contrarioit presque jamais. Ce n’est pas qu’elle ne se permît de temps en temps quelques réflexions chagrines : elle disoit, par exemple, que les hommes sont entêtés, violents, impérieux, qu’elle s’estimeroit heureuse d’avoir une fortune indépendante ; mais ces réflexions, proférées à voix basse, n’excédoient pas le ton d’un léger murmure.
Toutefois l’indulgence qu’elle montra pour l’enfant, ne s’étendit pas jusqu’à la mère inconnue ; elle la traita de misérable, de coquine, d’infame ; elle lui prodigua tous les noms injurieux dont l’austère vertu ne manque pas de flétrir les femmes qui déshonorent leur sexe.
Après cette diatribe, on délibéra sur les moyens de découvrir la coupable ; et d’abord on scruta la conduite des servantes du château. Toutes furent acquittées par mistress Déborah, avec une apparence de justice. C’étoit elle-même qui les avoit choisies, et il eût été difficile de trouver, à dix lieues à la ronde, une pareille collection d’épouvantails.
Il fut ensuite question d’examiner les filles de la paroisse. On en chargea mistress Wilkins : elle eut ordre de mettre dans cette enquête toute la diligence possible, et de faire son rapport avant la fin du jour.
Les choses ainsi arrêtées, M. Allworthy se retira dans son cabinet, selon sa coutume, et laissa l’enfant entre les mains de sa sœur, qui, sur sa demande, avoit consenti à en prendre soin.
CHAPITRE V.—CONTENANT QUELQUES FAITS TRÈS-ORDINAIRES,ET UNE RÉFLEXION PEU COMMUNE.
Quand l’écuyer fut sorti, mistress Wilkins garda le silence, attendant pour le rompre que miss Bridget lui découvrît sa pensée. La fine gouvernante ne faisoit nul fond sur ce qui venoit de se passer devant son maître. Elle avoit souvent observé que les sentiments de la sœur, en l’absence du frère, différoient beaucoup de ceux qu’elle avoit exprimés en sa présence. Miss Bridget, au reste, ne la laissa pas dans une longue incertitude. Après avoir fixé un instant ses regards sur l’enfant, qui dormoit dans les bras de mistress Déborah, elle ne put s’empêcher de lui donner un tendre baiser, et déclara en même temps qu’elle étoit charmée de ses graces naïves et de sa beauté. La gouvernante n’eut pas plus tôt remarqué ces témoignages de bienveillance, qu’elle se mit à le presser contre son cœur, et à le baiser elle-même avec autant de passion qu’un agréable et jeune mari en inspire parfois à une sage épouse de quarante-cinq ans. « Ô le cher petit ange ! s’écria-t-elle d’une voix aigre ; ô la douce créature ! En vérité, c’est le plus bel enfant qu’on ait jamais vu ! »
Ces exclamations n’auroient pas fini là, si miss Bridget ne les eût interrompues, pour s’occuper de la commission de son frère. Elle fit préparer tout ce qui étoit nécessaire à l’enfant, et désigna pour le logement de sa nourrice, une des meilleures chambres du château. Quand c’eût été son propre fils, elle n’eût pas poussé plus loin la sollicitude.
De peur que des personnes scrupuleuses ne la blâment de prendre trop d’intérêt à un enfant illégitime, envers qui les lois interdisent la charité, comme une injure à la religion, il est bon d’observer qu’elle termina ses instructions en disant : Que puisqu’il plaisoit à son frère d’adopter ce petit bambin, elle pensoit qu’on ne pouvoit se dispenser de le traiter avec beaucoup d’égards. Elle ajouta qu’elle ne se dissimuloit pas combien une pareille conduite étoit propre à encourager le libertinage, mais qu’elle connoissoit trop l’obstination des hommes, pour tenter de s’opposer à leurs ridicules fantaisies.
Elle avoit coutume d’accompagner de semblables réflexions toutes les preuves de complaisance que sa position l’obligeoit de donner à son frère, et rien, il faut l’avouer, n’étoit plus capable d’en relever le mérite. L’obéissance tacite ne suppose aucun sacrifice de la volonté, et peut en conséquence paroître facile ; mais quand une femme, un enfant, un parent, ou un ami, ne cèdent à nos désirs qu’en murmurant, et avec une expression de déplaisir et de mécontentement, la violence manifeste qu’ils se font, rehausse infiniment le prix de leur soumission.
Ceci étant une de ces observations profondes qui excèdent la portée du commun des lecteurs, nous avons bien voulu venir cette fois au secours de leur intelligence ; mais qu’ils ne s’accoutument point à une pareille faveur. Nous la leur accorderons rarement, et dans les seuls cas où il se présenteroit des difficultés insurmontables, pour quiconque n’a pas reçu du ciel, comme nous autres écrivains supérieurs, le don divin de l’inspiration.
Histoire de Tom Jones; ou, L'enfant trouvé. Traduction de l'anglois (1751)
CHAPITRE VI.—ARRIVÉE DE MISTRESS DÉBORAH DANS LE VILLAGE. COMPARAISON POÉTIQUE. COURTE HISTOIRE DE JENNY JONES. ÉCUEILS QUE RENCONTRENT LES JEUNES FILLES QUI VEULENT DEVENIR TROP SAVANTES.
Mistress Déborah ayant rempli, à l’égard de l’enfant, les ordres de son maître, se mit en devoir de visiter les maisons du village où l’on soupçonnoit que la mère inconnue pouvoit être cachée.
Quand l’amoureuse colombe, quand d’innocents et faibles oiseaux aperçoivent un milan dans les airs, ils fuient de toutes parts, ils cherchent un asile contre ses cruelles serres : cependant le milan, fier de sa puissance, plane orgueilleusement au haut des cieux, épiant le moment de fondre sur sa proie.
Semblable à ce terrible ennemi du peuple ailé, mistress Wilkins, à son arrivée dans le village, y répand l’épouvante. Toutes les femmes effrayées rentrent à la hâte dans leurs demeures. Chacune craint d’être l’objet de sa visite. L’altière gouvernante s’avance la tête haute et d’un pas mesuré ; pleine du sentiment de sa supériorité, elle rêve aux moyens d’assurer le succès de sa mission.
Avec un peu de perspicacité, on n’infèrera pas de notre comparaison que les pauvres villageoises eussent quelque soupçon du motif qui conduisoit chez elles mistress Déborah. Toutefois comme il pourroit fort bien s’écouler un siècle entier, avant qu’un habile commentateur s’avisât de faire sentir la beauté de cette comparaison, il nous semble à propos d’en expliquer tout de suite le sens mystérieux.
Notre intention a été de faire entendre, que s’il est dans la nature du milan de dévorer les petits oiseaux, il est aussi dans la nature des Déborah et de leurs semblables, d’insulter et de tyranniser le petit peuple. C’est ainsi que la classe domestique a coutume de se venger de son asservissement aux volontés d’un maître ; et doit-on s’étonner que d’humbles esclaves exigent de leurs inférieurs le tribut de bassesse qu’ils ne rougissent point de payer à leurs supérieurs ?
Toutes les fois que la patience de mistress Déborah avoit été mise par sa maîtresse à une épreuve extraordinaire, et que la contrainte avoit augmenté l’aigreur naturelle de son caractère, elle s’en alloit décharger sa bile sur les habitants du village : aussi n’aimoient-ils guère ses visites. À dire vrai, Déborah étoit crainte et haïe de tout le monde.
Elle entra d’abord chez une femme du même âge qu’elle, que le ciel avoit pourvue des mêmes agréments, et qu’elle honoroit, pour cette raison, d’une faveur particulière. Elle l’informa de ce qui étoit arrivé, et du motif de sa démarche. Les deux sibylles se mirent aussitôt à scruter la conduite de chacune des jeunes filles du village. À la fin, leurs soupçons s’arrêtèrent sur une certaine Jenny Jones, qui leur parut plus capable qu’aucune autre du fait en question.
Cette Jenny Jones n’étoit rien moins que jolie ; mais la nature avoit compensé en elle le défaut d’attraits, par une qualité généralement plus estimée des femmes, dont les années ont mûri le jugement. Elle l’avoit douée d’un esprit peu commun. Jenny s’étoit plu à perfectionner ce don par l’étude. Elle avoit passé plusieurs années comme servante chez un maître d’école, où elle consacroit tous ses moments de loisir à la lecture. Le pédagogue, frappé de ses heureuses dispositions, et de sa passion de s’instruire, eut la bonté, ou si l’on veut la sottise, de lui donner de si bonnes leçons, qu’elle acquit une connoissance passable de la langue latine, et y devint peut-être aussi habile que la plupart des jeunes gens de qualité de nos jours. Cet avantage, comme presque tous ceux d’un genre singulier, ne fut pas pour elle sans quelques inconvénients. On conçoit qu’une fille si accomplie, devoit se sentir peu de goût pour la société de celles que la fortune avoit faites ses égales, et qui lui étoient si inférieures du côté de l’éducation. On comprend aussi que cette supériorité, et la conduite qui en étoit la conséquence presque inévitable, devoient exciter contre elle un peu de malveillance et de jalousie. Depuis sa sortie de chez le maître d’école, ces dispositions malignes croissoient en silence dans les cœurs. Elles ne s’étoient pas encore manifestées, lorsqu’à l’étonnement général, et au grand dépit de toutes les filles de la paroisse, Jenny parut un dimanche à l’église, avec une robe de soie neuve, un fichu de blonde et un bonnet garni de dentelles.
Le feu qui couvoit sous la cendre éclata en ce moment. La science de Jenny lui avoit inspiré un excès d’orgueil qu’aucune de ses compagnes n’étoit disposée à nourrir de l’encens qu’elle se croyoit en droit d’exiger : aussi au lieu de respects et d’hommages, sa riche parure ne lui attira que des marques de haine et de mépris. On s’écria d’une commune voix, qu’il étoit impossible qu’elle possédât honnêtement de si beaux atours, et les mères, loin d’en souhaiter de pareils à leurs filles, se félicitèrent de leur modeste simplicité.
Ce fut peut-être cette aventure qui engagea la commère à désigner d’abord Jenny à mistress Wilkins ; mais une autre circonstance confirma aux yeux de celle-ci, les soupçons de son accusatrice. Jenny, dans ces derniers temps, alloit souvent chez M. Allworthy. Pendant une violente maladie de miss Bridget, elle avoit passé plusieurs nuits auprès d’elle, en qualité de garde. Mistress Wilkins elle-même l’avoit vue au château la veille du retour de M. Allworthy, sans concevoir, toute fine qu’elle étoit, le moindre doute sur sa vertu ; car elle avoit toujours, disoit-elle, regardé Jenny comme une honnête fille, quoiqu’elle la connût fort peu, et auroit plutôt soupçonné quelqu’une de ces petites coquettes du village, qui se donnoient des airs, parce qu’elles se croyoient jolies.
Jenny, sommée de comparoître devant mistress Wilkins, obéit sur-le-champ. À sa vue, la gouvernante, prenant la gravité d’un juge, et en exagérant même un peu l’austérité, commença par lui adresser ces mots : « Effrontée coquine ! » c’étoit la condamner avant de l’entendre.
Les circonstances rapportées plus haut, avoient suffi pour convaincre mistress Wilkins de la faute de Jenny. Il est possible, cependant, que M. Allworthy en eût exigé des preuves plus positives. Mais Jenny épargna à ses accusatrices de nouvelles recherches, en avouant ingénument le fait qu’on lui imputoit.
Cet aveu, quoiqu’il parût l’effet du repentir, n’attendrit point le cœur de Déborah. Elle y répondit par une seconde apostrophe plus injurieuse encore que la première. Les spectateurs, devenus très-nombreux, n’en furent pas plus touchés que la gouvernante. « Nous savions bien, dirent plusieurs d’entre eux, ce que produiroit la robe de soie de mademoiselle. » D’autres se moquèrent de sa science. Il n’y eut pas une femme qui n’imaginât quelque genre d’insulte, pour lui témoigner son mépris. La pauvre Jenny supporta sans se plaindre tous ces outrages. À la fin pourtant, sa philosophie échoua contre la malice d’une vieille sorcière qui, la raillant sur sa figure, et lui passant la main sous le menton, s’écria : « Il faut qu’un homme ait le diable au corps, pour payer d’une robe de soie les faveurs d’une pareille laideron. » Jenny releva ce propos avec un ton d’aigreur d’autant plus surprenant, qu’elle avoit opposé jusque-là un sang-froid imperturbable aux nombreuses attaques dirigées contre son honneur. Peut-être bien sa patience étoit-elle fatiguée ; car c’est une vertu qui résiste difficilement à un long exercice.
Mistress Déborah ayant réussi dans sa mission au-delà de son espoir, s’en revint triomphante au château, et fit à l’heure dite son rapport à M. Allworthy. L’écuyer en fut fort surpris. Il avoit entendu vanter l’esprit et les connoissances de Jenny, et se proposoit de la marier à un jeune ministre du voisinage, auquel il destinoit en dot un petit bénéfice. La peine que lui causa cette découverte égala pour le moins la satisfaction de Déborah, et paroîtra sûrement plus raisonnable à la plupart de nos lecteurs.
Miss Bridget se récria, et dit qu’elle ne croiroit plus désormais à la vertu d’aucune femme ; car elle avoit eu jusqu’alors la meilleure opinion de Jenny.
On renvoya la gouvernante au village, avec ordre d’amener la malheureuse fille devant M. Allworthy. L’écuyer avoit dessein, non de la condamner, selon le désir de quelques-uns et l’attente de tous, à expier sa faute dans une maison de correction, mais de lui adresser les reproches et les conseils salutaires que liront dans le chapitre suivant, ceux qui font cas de ce genre d’instruction.
CHAPITRE VII.—MATIÈRES SI SÉRIEUSES, QUE LE LECTEUR NE RIRA PAS UNE SEULE FOIS DANS TOUT CE CHAPITRE, À MOINS QUE PAR HASARD IL NE RIE DE L’AUTEUR.
Dès que Jenny fut arrivée, M. Allworthy la fit entrer dans son cabinet et lui parla ainsi :
« Vous savez, mon enfant, que je puis, en ma qualité de magistrat, vous infliger une peine rigoureuse ; et peut-être redoutez-vous d’autant plus ma sévérité, que vous avez voulu, en quelque sorte, m’associer à votre honte : mais peut-être aussi l’artifice dont vous avez usé, me disposera-t-il à vous traiter avec plus de douceur. Un magistrat ne doit se laisser influencer dans l’exercice de ses fonctions, par aucun ressentiment personnel : ainsi, loin de vous reprocher, comme une circonstance aggravante de votre faute, d’en avoir déposé le fruit dans ma maison, je veux bien supposer, en votre faveur, que vous avez été guidée par un sentiment naturel d’affection pour votre enfant, espérant sans doute lui assurer de cette façon un sort que ni vous, ni son coupable père ne pouviez lui procurer. Si vous aviez abandonné le petit malheureux, à l’exemple de ces mères dénaturées, qui semblent s’être dépouillées de l’humanité, comme de la pudeur, vous trouveriez en moi un juge inexorable. Ce n’est donc point sur l’offense qui me concerne que je me propose de vous réprimander, mais sur la violation des lois de la chasteté, crime non moins odieux en lui-même, malgré les propos légers des libertins, que terrible dans ses conséquences.
« Ce crime est énorme aux yeux de tout chrétien, puisqu’il enfreint les préceptes de notre religion, et les commandements formels de son divin fondateur.
« Quant à ses conséquences, on peut bien les appeler terribles. Quoi de plus affreux, en effet, que d’encourir la colère de Dieu par une offense à laquelle il réserve le plus formidable châtiment !
« Ces principes, hélas ! trop méconnus, sont d’une telle évidence, que si les hommes n’y conforment pas leurs actions, c’est plutôt par oubli que par ignorance. Il me suffira d’en réveiller le souvenir dans votre cœur ; car je voudrois y faire naître le repentir, et non le désespoir.
« Le déréglement des mœurs produit encore d’autres effets, moins funestes à la vérité, mais bien propres cependant à effrayer votre sexe, et à le détourner des sentiers du vice.
« Il vous rend infame ; il vous bannit, comme autrefois les lépreux, du sein de la société, et ne vous laisse de commerce qu’avec les méchants et les réprouvés, qui seuls recherchent votre compagnie.
« Avez-vous de la fortune ? il vous ôte les moyens d’en jouir d’une manière honorable. En êtes-vous privé ? il vous empêche d’en acquérir, de gagner même votre subsistance. Toutes les maisons honnêtes vous sont fermées, et la nécessité vous précipite souvent dans un excès d’opprobre et de misère, d’où résulte inévitablement la perte du corps et de l’ame.
« Quel plaisir est capable de compenser un tel malheur ? quelle tentation assez séduisante pour vous aveugler à ce point sur vos véritables intérêts ? La volupté peut-elle dominer, ou endormir si complètement votre raison, qu’elle vous ôte la force de fuir avec horreur un crime toujours suivi d’une effroyable punition ?
« Il faut qu’une femme soit bien déhontée, bien méprisable ; il faut qu’elle manque entièrement de cette fierté d’ame, de ce juste orgueil, attribut distinctif des créatures humaines, pour consentir à descendre au niveau des animaux les plus vils, pour immoler tout ce qu’il y a en elle de grand, de noble, de céleste, à un désir brutal qu’elle partage avec les êtres les plus abjects ; car sans doute il n’en est pas une qui ose chercher son excuse dans la passion de l’amour : ce seroit s’avouer le pur instrument des plaisirs de l’homme. L’amour, de quelque façon qu’on en corrompe et dénature le sens, s’il part d’un principe honnête, est une passion louable. Il n’arrive guère qu’il soit très-vif, sans être réciproque. Aussi l’Écriture, en nous ordonnant d’aimer nos ennemis, ne nous prescrit-elle pas d’avoir pour eux cette tendre affection que nous portons à nos amis, encore moins de leur sacrifier notre vie, et ce qui doit nous être beaucoup plus précieux, notre innocence. Or, une femme raisonnable n’a-t-elle pas le droit de regarder comme un ennemi, l’homme qui ne craint pas de l’exposer à tous les maux que je viens de décrire, et qui veut se procurer, aux dépens de sa victime, une jouissance aussi grossière que fugitive ? N’est-ce pas en effet sur la femme seule que l’opinion fait retomber tout le poids du malheur et de la honte ? Un amant, dont le devoir est de chercher sans cesse le bonheur de l’objet qu’il adore, peut-il engager sa maîtresse dans un commerce où elle a tant à perdre ? Si, brûlant d’un feu criminel, il a l’impudence d’affecter pour elle un attachement sincère, ne doit-elle point voir en lui, je ne dis pas seulement un ennemi, mais un faux, un lâche, un perfide ami, qui aspire en même temps à séduire ses sens et à égarer sa raison. »
Ici Jenny témoigna une vive douleur. M. Allworthy se tut un moment, puis il continua de la sorte :
« Mon intention n’a pas été, mon enfant, de vous faire rougir du passé, qui n’est plus en votre pouvoir, mais de vous armer de force et de prudence pour l’avenir. Je n’aurois pas pris cette peine, sans la confiance que m’inspire votre jugement, malgré l’excessive gravité de votre faute, et sans la ferme persuasion que la franchise de vos aveux annonce un repentir sincère et durable. Si vous répondez à mon attente, j’aurai soin de vous éloigner du théâtre de votre honte, et de vous placer en un lieu où, n’étant pas connue, vous éviterez la punition réservée dans ce monde au crime dont vous vous êtes rendue coupable. Puissent vos remords vous préserver dans l’autre d’un châtiment bien plus rigoureux ! Soyez désormais une honnête fille, Jenny, et le besoin ne sera pas pour vous un motif de désordre. Croyez-moi, la vertu procure, même ici-bas, plus de bonheur que le vice.
« Quant à votre enfant, n’ayez aucune inquiétude sur son sort ; j’y pourvoirai au-delà de vos espérances. Après l’aveu de votre foiblesse, il vous reste à me faire connoître le malheureux qui vous a séduite. Nommez-le-moi : je dois être, et je serai beaucoup plus sévère pour lui que pour vous. »
Jenny, qui avoit tenu jusque-là les yeux baissés vers la terre, les releva en ce moment, et d’un ton aussi respectueux que son regard étoit modeste, « Vous connoître, monsieur, dit-elle, et ne vous pas chérir, seroit se montrer également dépourvu d’ame et de raison. Il faudroit d’ailleurs que je fusse un monstre d’ingratitude, pour n’être pas touchée jusqu’au fond du cœur de votre extrême indulgence. Épargnez-moi, je vous en supplie, la douleur et l’humiliation de revenir sur le passé. Ma conduite future vous prouvera mieux la sincérité de mon repentir, que tous les serments que je pourrois faire. Permettez-moi aussi, monsieur, de vous assurer que je suis infiniment plus sensible encore à vos excellents conseils, qu’à l’offre généreuse par laquelle vous les avez terminés. Ils sont la preuve, comme vous voulez bien me le dire, de l’idée avantageuse que vous avez conservée de moi. »
Ici ses larmes coulèrent en abondance : elle s’arrêta quelques instants, puis continua ainsi :
« En vérité, monsieur, votre bonté m’accable. Je tâcherai de m’en rendre digne. Si j’ai en effet le jugement qu’il vous plaît de me supposer, vos sages avis ne seront pas perdus pour moi. L’intérêt que vous daignez prendre à mon pauvre enfant me pénètre de gratitude. Il est innocent, il vivra, je l’espère, pour vous témoigner sa reconnoissance ; mais je vous en conjure à genoux, ne me forcez pas à vous révéler le nom de son père : vous le saurez plus tard, je vous le jure. Aujourd’hui un engagement inviolable, un serment solennel, m’obligent de le taire. Je connois, monsieur, votre délicatesse ; vous ne me demanderez pas le sacrifice de mon honneur et de ma religion. »
M. Allworthy qui n’entendoit jamais, sans émotion, proférer ces mots sacrés, garda un moment le silence. « Vous avez eu tort, dit-il à Jenny, de prendre avec un misérable de pareils engagements : mais puisque vous les avez pris, vous devez les remplir. Ce n’est point, au reste, par une vaine curiosité que je voulois connoître votre séducteur, c’étoit pour le punir, ou du moins pour ne pas courir le risque de faire du bien, sans le savoir, à un mauvais sujet. »
Jenny l’assura de la manière la plus positive que l’homme dont elle lui taisoit le nom étoit déjà loin ; qu’il ne dépendoit en aucune façon de lui, et ne seroit probablement jamais dans le cas d’éprouver les effets de sa bienfaisance.
Le respectable Allworthy, désarmé par la franchise de Jenny, ne fit nulle difficulté de la croire. Dans sa position critique, elle avoit dédaigné de mentir pour s’excuser ; elle avoit bravé le danger d’attirer sur elle la colère de l’écuyer, plutôt que de manquer à l’honneur, ou à la probité en trahissant ses serments. Comment, après cela, l’auroit-il soupçonnée de vouloir lui en imposer ?
Il la congédia donc avec la promesse de la mettre dans peu de temps à l’abri des traits de la médisance, et l’exhortant de nouveau au repentir, il lui adressa ces dernières paroles : « Songez, mon enfant, que vous avez encore à vous réconcilier avec un juge, dont la faveur est pour vous d’un bien plus grand prix que la mienne. »
CHAPITRE VIII.—DIALOGUE ENTRE MISS BRIDGET ET DÉBORAH,PLUS AMUSANT, MAIS MOINS INSTRUCTIF QUE LE PRÉCÉDENT.
Aussitôt que M. Allworthy fut entré dans son cabinet avec Jenny Jones, miss Bridget et la gouvernante se glissèrent dans une pièce contiguë, d’où elles recueillirent, par le trou de la serrure, les sages instructions de l’écuyer, les réponses de la jeune fille et les diverses particularités de la scène précédente.
Miss Bridget connoissoit fort bien cette petite ouverture, et n’étoit pas moins soigneuse d’y appliquer l’œil, ou l’oreille, que jadis l’amoureuse Thisbé aux fentes du vieux mur qui la séparoit de son amant. C’étoit pour elle une source de découvertes intéressantes. Par là, elle pénétroit souvent les dispositions, les projets de son frère, et lui épargnoit la peine de l’en instruire lui-même. Mais ce canal mystérieux n’étoit pas sans inconvénients. Miss Bridget avoit quelquefois sujet de s’écrier, avec Thisbé dans Shakespeare : Ô maudite, maudite muraille ! De temps en temps les fonctions de juge de paix qu’exerçoit M. Allworthy, l’obligeoient de discuter des questions délicates, et propres à blesser les chastes oreilles des filles, surtout quand elles approchent de la quarantaine : ce qui étoit le cas de miss Bridget. Cependant elle avoit, dans ces occasions, l’avantage de cacher sa rougeur aux yeux des hommes : or de non apparentibus et non existentibus, eadem est ratio, en françois, femme qui rougit sans être vue, n’est pas censée rougir.
Les deux rusées femelles gardèrent un profond silence, durant toute la scène entre M. Allworthy et Jenny. Dès que l’écuyer fut sorti de son cabinet, et hors de la portée de la voix, l’austère Wilkins se récria contre l’indulgence de son maître, particulièrement contre la foiblesse qu’il avoit eue de ne pas exiger de Jenny le nom de son séducteur ; et elle jura de lui arracher ce secret avant le coucher du soleil.
À ces mots un sourire changea tout-à-coup la physionomie habituellement sévère de miss Bridget. Qu’on ne s’imagine pas que ce fût ce sourire enchanteur qu’Homère place sur les lèvres de Vénus, lorsqu’il l’appelle la déesse des ris. Ce n’étoit pas non plus celui que lady Séraphine adresse dans un bal à l’heureux objet de sa tendresse, et dont Vénus payeroit de son immortalité le charme inexprimable : non, c’étoit plutôt un sourire digne de Tysiphone, ou de sa sœur Alecton.
Miss Bridget accompagna ce sourire d’un son de voix aussi flatteur que le souffle de l’aquilon, dans une belle nuit d’hiver, et reprocha doucement à Déborah un excès de curiosité. Il paroît que la gouvernante y étoit assez sujette. Sa maîtresse s’exprima, sur ce chapitre, en termes pleins d’amertume, remerciant Dieu de ce que ses ennemis ne pouvoient mettre au nombre de ses défauts, celui de s’ingérer mal à propos dans les affaires d’autrui.
Elle loua ensuite le noble caractère qu’avoit montré Jenny : elle ne pouvoit s’empêcher, dit-elle, de trouver, comme son frère, qu’il y avoit quelque mérite dans la sincérité de ses aveux, et dans sa courageuse fidélité à l’égard de son amant ; elle avoit toujours estimé Jenny une excellente fille ; sans doute un misérable, beaucoup plus blâmable qu’elle, avoit triomphé de son innocence par des serments trompeurs, et par une promesse de mariage.
Ce langage surprit fort Déborah. Elle n’ouvroit guère la bouche devant son maître, ou sa maîtresse, qu’elle n’eût d’abord sondé leurs sentiments, et ne manquoit pas, pour l’ordinaire, d’y conformer les siens. Toutefois, en cette circonstance, elle crut pouvoir s’écarter, sans danger, de sa circonspection accoutumée ; et nous pensons que l’équitable lecteur l’accusera moins d’imprudence, qu’il n’admirera sa merveilleuse promptitude à revirer de bord, quand elle s’aperçut qu’elle avoit fait fausse route.
« En effet, dit l’habile et souple gouvernante, je ne suis pas moins frappée que mademoiselle du courage de cette fille. Si, comme mademoiselle le suppose, elle a été abusée par quelque scélérat, la pauvre malheureuse est bien à plaindre. Assurément, comme le dit mademoiselle, elle a toujours passé pour une bonne et honnête personne qui ne tiroit point vanité de sa figure, comme certaines péronnelles du voisinage. »
« Vous avez raison, Déborah, reprit miss Bridget ; si Jenny étoit une de ces dévergondées dont le nombre est malheureusement trop grand dans la paroisse, je blâmerois l’indulgence de mon frère à son égard. J’aperçus l’autre jour, à l’église, deux filles de fermiers, la gorge nue ; j’en fus indignée. Quand les filles tendent ainsi des piéges aux hommes, elles méritent bien ce qui leur arrive. Je déteste de pareilles créatures. Il vaudroit mieux pour elles que la petite vérole les eût défigurées dès le berceau. Quant à Jenny, je n’ai jamais remarqué en elle le moindre signe d’inconduite ; c’est une justice que je dois lui rendre. Quelque adroit scélérat, j’en suis convaincue, l’aura séduite, peut-être même indignement forcée, et je la plains de toute mon ame. »
Déborah applaudit aux sentiments de miss Bridget, et l’entretien finit par une violente satire de la beauté, entremêlée de grandes doléances sur le sort des filles assez simples, pour ajouter foi aux discours artificieux des hommes.
CHAPITRE IX.—DÉTAILS QUI SURPRENDRONT LE LECTEUR.
Jenny s’en retourna chez elle, charmée de l’accueil de M. Allworthy, dont elle n’oublia pas de publier partout l’indulgence, soit par un sentiment d’orgueil, soit par le désir plus sage de se réconcilier avec ses voisins, et d’apaiser leurs clameurs.
Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile de sa conduite, paroisse assez raisonnable, le succès ne répondit point à ses espérances. Lorsqu’on la conduisit devant le juge de paix, et qu’on crut généralement qu’elle seroit condamnée à faire pénitence dans une maison de correction, quelques jeunes femmes trouvèrent la punition bien méritée, et se firent une joie maligne d’aller voir la prisonnière briser du chanvre en robe de soie ; les autres, au contraire, commencèrent à plaindre son sort ; mais quand on sut de quelle manière M. Allworthy l’avoit traitée, il s’éleva contre elle un murmure universel. « Assurément, s’écria l’un, mademoiselle est née sous une heureuse étoile. » — « Voilà ce que c’est que d’être en faveur, » dit un autre. — « C’est sa science qui est cause de son bonheur, » ajouta un troisième. Chacun fit à ce sujet son commentaire, et se permit des réflexions satiriques sur la partialité du juge.
On pourra s’étonner de tant d’ingratitude et d’audace, si l’on songe à l’autorité dont M. Allworthy étoit revêtu, et à son active bienfaisance ; mais il n’usoit guère de la première, et il avoit trouvé moyen de mécontenter, par la seconde, un grand nombre d’habitants du canton ; car les ames généreuses savent par expérience, qu’un bienfait, loin de procurer toujours un ami, attire souvent beaucoup d’ennemis.
Cependant, grace aux soins et à la bonté de son protecteur, Jenny se vit bientôt à l’abri de toute insulte. La méchanceté publique, perdant alors le moyen de s’exercer sur elle, chercha un autre aliment à sa rage : elle ne craignit point d’attaquer M. Allworthy lui-même. Un bruit sourd se répandit, qu’il étoit le père de l’enfant trouvé.
Cette supposition sembloit expliquer si bien sa conduite, qu’elle obtint l’assentiment général. Aussitôt la censure qu’avoit d’abord excitée sa foiblesse, se changea en cris d’indignation contre sa barbarie. De graves et charitables matrones anathématisèrent les hommes qui font des enfants aux filles et les désavouent ensuite. Plusieurs allèrent jusqu’à insinuer, que Jenny avoit été enlevée dans une intention trop noire, pour qu’on osât la divulguer, et donnèrent à entendre qu’il falloit éclaircir le fait par une enquête régulière, et forcer certaines personnes à représenter la victime.
Ces calomnies auroient pu compromettre, ou du moins affliger un homme dont la vertu n’eût pas égalé celle de M. Allworthy. Elles ne firent sur lui aucune impression ; il les dédaigna, et laissa les commères du voisinage en amuser leurs loisirs.
Comme nous ne saurions deviner le caractère du lecteur, et que Jenny ne reparoîtra pas de long-temps sur la scène, nous croyons devoir le prévenir dès à présent, que M. Allworthy ne méritoit pas le moindre reproche. Il ne commit réellement qu’une petite erreur en politique : ce fut de tempérer la justice par la compassion, et de tromper l’attente de l’honnête populace[3] qui, sensible à sa manière, auroit voulu voir la pauvre Jenny livrée dans Bridewell à l’opprobre et au désespoir, pour avoir ensuite le plaisir de la plaindre.