Tu es partie sans au revoir - Huguette Franch Ducommun - E-Book

Tu es partie sans au revoir E-Book

Huguette Franch Ducommun

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Beschreibung

Hommage à un poète et à une histoire d'amour.

Novembre 1965, Hélène retrouve vingt ans après celui dont elle rêvait toujours et encore, mais sans jamais plus y croire. Cette histoire, qui se déroule sous forme de fiction, a cependant existé. Elle raconte en parallèle l’ultime tranche de vie d’un poète catalan, méconnu de tous de par sa volonté, et le parcours de sa compagne à travers les hôpitaux de France et d’Afrique.
Après de longues années, dépositaire de troublants poèmes qu’il lui a confiés à sa disparition, encouragée par cette petite phrase « peut-être aussi la confuse ambition de perdurer m’a-t-elle plus ou moins inconsciemment guidé » qu’il lui adressait sous forme d’adieu, elle a décidé de les sauver de l’oubli afin de faire naître, reconnaître et aimer cet immense poète.
Dans ce voyage initiatique à travers les contrées et les continents, du pays catalan à la Côte d’Ivoire, pour finir en Dordogne dans le Périgord profond – où partout la Nature est reine, et les êtres rencontrés magnifiques d’authenticité et de vérités dites –, on est porté, bousculé, et surtout bouleversé par cette dramatique histoire d’amour.

« Il y a là à travers sa profession à Elle, et sa création poétique à Lui, comme une étrange et tragique parabole, et la matière du Monde dans toute sa beauté sa splendeur, traverse ces lignes avec une étonnante richesse de détails qui font vibrer sa trame même, comme un chant d’amour à cette vie profuse, belle, cruelle, inatteignable. » Patrick Laurent – Philosophe, Écrivain

Un ouvrage qui mêle biographie et poésie pour mettre en lumière l'œuvre d'un écrivain catalan !

EXTRAIT

Hélène. Mai 1945
C’était à nouveau le printemps quand Hélène se décida à revenir au pays pour mettre son enfant au monde. Mais c’était un mois de mai caniculaire, contrairement à celui qu’elle avait connu quelques mois avant la Libération où son bébé du hasard avait été conçu.
Avec un certain soulagement elle avait retrouvé sa mère et sa chambre d’enfant. Un joli landau l’attendait dans l’entrée, habillé de lin, bordé de dentelles au crochet. Curieusement, ses deux poupées qui la suivaient partout, même à son adolescence, étaient installées confortablement dans le nid tout blanc comme si le présent n’existait pas encore.
Dans la rue Saint-Jean, pour se rendre à la cathédrale, impossible d’emprunter l’étroit trottoir où cheminaient en file indienne des soldats noirs d’ébène coiffés d’une chéchia rouge qui lui souriaient tous au passage avec des airs de bons enfants. C’était le 24e R.I.M.A de tirailleurs sénégalais. La ville les avait accueillis en grande fanfare.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Huguette Franch Ducommun est née le 25 juin 1923. À l’âge de 17 ans, elle est détachée par la préfecture de Perpignan dans une annexe spéciale chargée d’assister les travailleurs partant en Allemagne, ce qui lui inspira l’écriture de son premier roman Dans ce pays où dansait la liberté, préfacé par Arthur Conte. En qualité d’infirmière puéricultrice, elle créera et gérera plus tard le premier centre de prématurés du CHU de Perpignan, ainsi que l’ensemble des pédiatries entièrement rénovées après le départ de la communauté religieuse. Détachée au ministère de la Coopération en 1972, elle séjournera quatorze ans en Côte d’Ivoire, en tant que formatrice des élèves infirmiers(ères).
Elle obtient un premier prix littéraire pour sa nouvelle Mämouna, et vient de terminer son dernier roman Tu es partie sans au revoir, à l’âge de 93 ans.

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Huguette Franch Ducommun

Tu es partie sans au revoir

Note de l’auteur

On dit que la vie est un roman. On me dit aussi « bonne conteuse ». C’est le seul satisfecit que je m’accorde.

En Afrique on dit que « lorsqu’une vieille personne meurt c’est une bibliothèque qui brûle ».

Étant entrée dans le couloir des centenaires et bénéficiant d’une certaine clarté d’esprit, après m’être penché une vie durant sur tant et tant de personnes et de situations dignes d’être contées, c’est en l’honneur de leur mémoire à toutes que j’ai rassemblé ces quelques pages afin de les donner aux nouvelles générations, à ceux qui les ont vécues, à ceux qui sont encore là pour s’en souvenir.

Cet ouvrage dédié à Marc Franch est avant tout une magnifique histoire d’amour. Il représente pour moi un devoir de mémoire car il relate la dernière époque de sa vie qui fut magnifique, passionnée, et finalement cruelle. Présenté en autofiction, il est ponctué par ses authentiques poèmes qui font la force et l’authenticité de ce récit, tout en offrant au monde une partie de l’œuvre de cet immense et pathétique poète.

À la mémoire de Marc Franch

À Sylvie et Michel

À mes enfants Henri, Geneviève Philippe

Sarah-Laure etMeryl

L. Balthazar et Salomé

Prologue

Lettre – préface de Patrick Laurent

Chère Huguette, j’ai fini cette nuit la lecture de ton livre et je ne saurais te dire combien il m’a touché. Je ne sais ce qui a résonné si fort en moi dans l’histoire de ce couple jusqu’à son dénouement tragique, mais lorsque je l’ai refermé, j’étais en larmes. Cette lutte douloureusement héroïque que deux êtres humains mènent contre tous les diables qui sont à leurs trousses, pour sauver leur amour et leur défaite qu’on devine sans cesse atrocement programmée, est bouleversante par la hauteur à laquelle elle est vécue. Comme si, pour ce qui est de Luc, la blessure initiale, secrète, inconnue de nous mais comme emblématique de la blessure humaine, se faisait tout à la fois condition du chant et condamnation tandis que face à lui, à côté de lui, se débat cette femme admirable pour tenter de sauver, et combien concrètement, toute vie, tout amour, de la destruction qui les menace. Il y a là, à travers sa profession à elle et sa création poétique à lui comme une étrange et tragique parabole. Qui sonne d’autant plus fort que la matière du monde dans toute sa beauté, sa splendeur, traverse ces lignes avec une étonnante richesse de détails qui font vibrer sa trame même. Comme un chant d’amour à toute cette vie profuse, belle, cruelle, inatteignable…

Les qualités littéraires sont évidentes, de nombreux poèmes sont déchirants, cette narration enchevêtrée, par bribes, de journal, de souvenirs, de poèmes, finit par créer un ensemble étrangement cohérent, et bizarrement cette division en deux époques ne m’a finalement pas gêné parce qu’au bout du compte c’est l’unité d’une vie qui ressort. Elle apparaît, cette vie, morcelée, chaotique dans sa forme, faite de bouts et de morceaux, d’époques différentes, de styles narratifs différents, de montages différents, mais finalement c’est l’unité qui s’impose, comme il en est au fond de toute vie qui s’est quelque peu efforcée. Les livres sont là, ils sont beaux. Tu as fait un travail magnifique ma chère Huguette et tu peux être fière de toi.

–Patrick Laurent, philosophe, scénariste, écrivain

Avant-propos de Marc Franch

Romancero de la Marguerite

« Mon royaume est petit mais c’est mon royaume. »

Un Romancero est un ensemble de poèmes relatifs à une légende ou à un même thème.

Ce recueil de poèmes n’est qu’une longue réflexion de ma vie, avec la volonté d’en fixer certaines images et d’en matérialiser les émotions.

Le résultat obtenu me paraît piètre. Cependant, chaque page écrite représente un jalon qui marque ma trace et me permet d’éviter la dilution des moments très intenses dans le capharnaüm de la mémoire et de les communiquer éventuellement à autrui sous une forme intelligible.

Peut-être aussi la confuse ambition de perdurer m’a-t-elle plus ou moins inconsciemment guidé.

Mais ce sentiment n’est pas que de vanité.

Nous sommes tous l’aboutissement d’une longue chaîne, dont, pour la majorité d’entre nous, seuls quelques maillons sont connus.

J’aimerais, cette pauvre question de gloriole écartée, que ma descendance, quelquefois, se souvienne, aie quelque point de repère solide et aille un peu plus loin que le récit oral qui constitue les habituelles généalogies. Orgueil démesuré !

Mais, également, pour des raisons diverses dont la plus exigeante me paraît la pudeur, certains aspects d’une personnalité peuvent être totalement ignorés. J’ai, toute ma vie, jalousement gardé comme un secret, ma prédilection, sans doute ressentie en mon tréfonds à l’égal d’une faiblesse.

Je n’ai jamais eu qu’un public réduit à une seule personne mais ô combien indulgente et laudative : ma femme. Quand nous ne serons plus, ces feuillets épars que j’ai noircis de loin en loin, pourraient être dispersés et la part la plus cachée de mon être serait à jamais ignorée des miens. Je ne voudrais pas que cela fût.

C’est pourquoi mon romancero a été rassemblé et résistera peut-être mieux sous sa forme compacte à une prévisible érosion.

Les pièces qui le composent relatent des époques différentes, lointaines pour beaucoup et sont pour cela même très inégales. Un peu à la manière de ces meubles, disparates mais tous pareillement aimés qui emplissent une maison : avant d’être des objets d’art ils sont des souvenirs, précieux au-delà de leur valeur vénale…

Je n’ai pu me résoudre à écarter arbitrairement au motif d’une forme imparfaite tel ou tel écrit qui pourra paraître naïf ou mal composé. Pour moi, il évoque une émotion précise dans un contexte particulier, et, à ce titre, doit obligatoirement figurer à la place que la chronologie lui assigne.

Je me dois aussi d’être indulgent à l’endroit du jeune homme que je fus et qui montrait plus de fougue que de maîtrise.

Je ne sais pas si Sarah-Laure ou Meryl auront l’amour des livres. Je l’espère, car, bien que dédicacé à mon épouse, ce romancero leur est finalement destiné puisque ce sont elles seules « pour l’instant » qui doivent logiquement recueillir et retransmettre notre image et notre amour.

Je vous aime : cela va de soi, je vous donne mes cantiques.

Le Soleillal, juin 1986.

–Marc Franch

Dédicace (à mon épouse)

J’ai écrit pour mon aimée, jour à jour depuis l’enfance

Toutes les lignes paumées qui retracent mon errance.

Des souvenirs lumineux goutte à goutte d’espérance

Cris de peine ou de souffrance lumières en transparences

Au travers de vitraux pieux.

Et maintenant je suis vieux et le silence retombe

Sur mes os et sur mes yeux.

Seule la chanson timide de mon cœur grillon frileux

Par les cheminées humides perce encore la solitude

De mes pauvres habitudes.

Je repense à tes yeux d’or sable chaud où je m’endors

Et s’élève la musique

Je te donne mes cantiques qui sont le meilleur de moi

Même s’ils ne valent pas que j’en dresse la rubrique.

Je t’aime : cela va de soi je te donne mes cantiques.

–Marc Franch, 1984

Chapitre 1

Hélène. Mai 1945

C’était à nouveau le printemps quand Hélène se décida à revenir au pays pour mettre son enfant au monde. Mais c’était un mois de mai caniculaire, contrairement à celui qu’elle avait connu quelques mois avant la Libération où son bébé du hasard avait été conçu.1

Avec un certain soulagement elle avait retrouvé sa mère et sa chambre d’enfant. Un joli landau l’attendait dans l’entrée, habillé de lin, bordé de dentelles au crochet. Curieusement, ses deux poupées qui la suivaient partout, même à son adolescence, étaient installées confortablement dans le nid tout blanc comme si le présent n’existait pas encore.

Dans la rue Saint-Jean, pour se rendre à la cathédrale, impossible d’emprunter l’étroit trottoir où cheminaient en file indienne des soldats noirs d’ébène coiffés d’une chéchia rouge qui lui souriaient tous au passage avec des airs de bons enfants. C’était le 24e R.I.M.A de tirailleurs sénégalais. La ville les avait accueillis en grande fanfare.

Mais les bruits de bottes et les chants de la Wehrmacht résonnaient encore dans sa tête et y resteraient imprégnés une longue partie de sa vie.

Ce fut seulement au cours de ce mois de mai 1945 que l’Allemagne nazie finit par capituler, mettant fin à cette terrible guerre mondiale qui avait construit des chambres à gaz pour détruire tous les juifs d’Europe, semé des charniers, et fait pousser comme des fleurs éternelles d’immenses cimetières blancs où des milliers de jeunes, venus jusque des Amériques, terminèrent là le voyage de leur vie.

Une France à genoux, piétinée par ses envahisseurs et leurs complices qui avaient massacré ses enfants rebelles : les Résistants de tous âges et de tous les milieux, une France écrasée par ses luttes intérieures et ses affrontements meurtriers entre Français, ses retours de vengeances et ses règlements de compte, se relevait doucement et pleurait ses morts de tous bords.

On jugeait les collaborateurs, souvent par contumace, les plus criminels étant partis au-delà des frontières de l’Europe. On donnait la mort par esprit de justice, à la merci de tribunaux provisoires peu enclins à raisonner. Robert Brasillach (poète, écrivain, journaliste, critique de cinéma réputé), natif de Perpignan, auteur d’un de ses romans préférés : Comme le temps passe, avait été fusillé en février au fort de Montrouge. Le général de Gaulle ayant refusé de le gracier malgré l’intervention et l’importante pétition d’artistes et d’intellectuels connus. Le général écrira plus tard, faisant de son talent une circonstance aggravante, que « le talent est un titre de responsabilité car il accroît l’influence de l’écrivain ». Il avait à peine 36 ans. Lui aussi avait été formaté de façon inconsciente mais courante dans certains milieux catholiques, dans la réprobation et la critique des Juifs. Son caractère passionné et outrancier avait fait qu’il s’était investi dans une extrême droite qui luttait avant tout contre les communistes et les Juifs. Il s’était mis en danger en basculant dans l’entourage qui se compromettait avec un gouvernement où certains politiques bien Français, au profit desquels il exerçait sa plume, collaboraient honteusement avec les nazis. Une bonne partie de cette jeunesse bourgeoise, élevée par des familles qui avaient participé à la guerre de 14-18, et souvent en portaient les séquelles, restait indéniablement fidèle au maréchal Pétain. Autrefois, tous les matins, les enfants le chantaient à l’école en débutant leurs cours. Personne n’imaginait qu’il puisse avoir atteint un degré de faiblesse et même de sénilité possible qui faisaient qu’il ait été habilement manipulé pour couvrir un gouvernement de traîtres et se croire « le sauveur de la France ». C’est du moins ce dont Hélène avait toujours eu la conviction. Mais sa mère portait une médaille en or où était gravé son portrait et il fallait faire avec.

Les communistes réclamaient la peine ultime pour Robert Brasillach, De Gaulle la leur avait accordée.

Cela valait-il la peine de lui donner la mort ? On ne lui avait pas laissé une deuxième chance, celle de comprendre à quel point il s’était fourvoyé.

Les Tréteaux

À quelques pas du logement de sa mère, au cœur de la loge face à la mairie, la compagnie des Tréteaux avait repris vie. Elle n’avait jamais abandonné durant l’Occupation sa mission première : « démystifier tous les soucis en les tournant joyeusement en ridicule » à la grande joie d’un public concerné. C’étaient les humoristes de l’époque totalement exempts d’attaques sournoises et malveillantes, qui au lieu de salir les gens, les amenaient par le rire à faire eux-mêmes leur autocritique. On n’était pas encore entré dans un siècle plus tardif pavé d’humoristes à la mode, dont certains, rares, mais mis curieusement en vedettes, ne craignent pas de puiser leurs parodies dans les grands drames de la vie sans le moindre respect pour ceux qui traversent de terribles épreuves.

Le 13 novembre 1942, le jour où Hélène avait assisté à l’entrée fracassante de l’armée allemande, la compagnie des Tréteaux avait tenu courageusement à jouer La Lettre de Somerset Maugham programmée au Nouveau Théâtre.

Par la suite, tronqués d’une cinquantaine de leurs membres (mobilisés ou prisonniers), ils avaient persisté à présenter leur revue qui passionnait un public fidèle et assurait des vacances au grand air aux petits arlequins des rues. Les organisateurs étaient poètes, et souvent écrivains de l’instant. Ils s’appuyaient sur d’incroyables acteurs à qui ils insufflaient leur lyrisme. Ceux-ci, pour la plupart commerçants modestes et totalement inconscients de leur talent, pastichaient les histoires locales, et continuaient à faire des contretemps ou désastres de la vie courante, des thèmes de drôleries irrésistibles.

Georges Joseph, Casimir Carrère, Franck Payrat, François Rocaries, Zambo, Barreras, Sauveur Graule, Guibert-Ramis, Murville, Marcel et Marcelle Santenach, Pierre Bés, en furent au départ les premiers initiateurs. Bausil, Charles Trenet y participèrent à l’occasion.

Pépa Cara, la divine, ne craignait pas de s’asseoir au piano à la moindre sollicitation. Elle était belle, discrète et distinguée, mais il émanait d’elle une telle puissance d’amour et de vie, qu’on ne se lassait pas de la pousser à se mettre en scène, car elle savait faire naître la joie et l’optimisme, même dans les instants les plus difficiles à traverser durant l’Occupation.

Dani, la fille de Sauveur Graule qui tentait de nous faire des souvenirs à travers sa caméra, était encore une enfant mais elle s’imposera comme une magnifique chanteuse de cabaret qui, pour soigner sa nostalgie, se réfugiera un certain temps dans les parterres de roses qu’elle était censée vendre, mais qu’elle offrait à tous ses amis.

C’était le club d’une immense et rayonnante amitié qui les soudait, les portait tous ensemble dans des délirants spectacles de fêtes. Femmes, enfants, tout le monde participait et assurait les spectacles. Les Tréteaux étaient une grande famille.

Mais à l’arrivée d’Hélène, si on fêtait le retour des deux derniers prisonniers, on pleurait la disparition d’un ami très cher, Maurice Levi, qu’il avait été impossible d’arracher au camp de triage avant qu’il ne soit envoyé au-delà vers les camps de la mort. Son seul tort : il était né juif.

Quand Perpignan faisait la fête fut la dernière des œuvres connues d’Yves Hoffmann – homme de l’Est devenu Catalan converti. Elle reçut cet ouvrage beaucoup plus tard accompagné d’une dédicace de François Rocaries :

« Au souvenir d’une époque généreuse, où nous étions loin de penser au destin souvent cruel que nous réserverait l’Avenir. »

À ce moment-là, François Rocaries restait pour peu de temps encore le dernier de tous les poètes. Il y avait inclus une sorte d’homélie narrative, sur ce cercle de Fraternité à jamais disparu.

1 Cf : Dans ce pays où dansait la liberté, Huguette Franch Ducommun, Edilivre, 2015.

Chapitre 2

Luc – novembre 1965

Ma mère… Torturée dans sa chair et ses os

Frêle sous le lainage arrondi sur son dos

Ma mère… devenue chaque année plus petite,

Si tu savais combien j’ai peur que tu nous quittes.

Quand le hasard réunit à nouveau Luc et Hélène, vingt ans s’étaient écoulés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne savaient pas que le destin leur accorderait encore et seulement vingt ans de vie commune, faite de séparations, de retrouvailles, de souffrances inutiles, sur un fond toujours constant de passion irraisonnée. Cet amour comme un fil tendu et invisible les reliait depuis leur plus tendre enfance.

La mère se mourait et l’amoncellement

Des nuées s’opérait au-dessus de ma tête.

Je m’arc-boutais, anxieux de leur déferlement

Cependant que rongeaient mes angoisses secrètes.

Toi, sur tes pieds menus, tu marchais près de moi

Et tu as pris ma main au moment des tempêtes.

Dis-moi quel est le Dieu qui t’a mis sur mes pas ?

Dis-moi pourquoi le temps entre tes mains s’arrête ?

Et dis-moi mon cher cœur que je ne perdrai pas

La lumière la joie et l’extase muette

Que le blond souvenir que je garde de toi

Fait ruisseler au ciel de ma mémoire en fête.

Quand je chante ton nom, pour moi seul, à mi-voix

Comme cette pluie d’or qui tombe des planètes.

Le Golfe du Lion était noyé, enseveli, défiguré depuis d’interminables jours par une pluie battante qui glaçait les os et le cœur de tous ces habitants habitués à vivre des hivers insolents de soleil et de quiétude. L’eau serpentait dans les rues en petits torrents menaçants, envahissait les trottoirs, s’infiltrait sournoisement sous les toitures, dans les caves, dévalait dans les vieux conduits de cheminées. Les tramways avaient du mal à circuler, les bus renonçaient à desservir certains quartiers, les voitures asthmatiques rendaient l’âme et après avoir été tenté de les pousser, on les abandonnait au bord des trottoirs. Si l’on ne possédait pas de véhicule personnel et opérationnel il fallait circuler à pied parfois sur de longues distances avec dans certains endroits, de l’eau et de la boue jusqu’aux genoux.

Hélène ne savait plus rien de lui. Elle le voyait, tel Heathcliff (son personnage favori des Hauts de Hurlevent) qui lui renvoyait son image de rebelle traumatisé par les drames vécus dans son adolescence. Elle l’imaginait tout comme lui, parti dans des contrées lointaines à la recherche de lui-même et de son indépendance. Et si elle en rêvait toujours et encore, c’était sans trop y croire, persuadée qu’elle ne le reverrait jamais.

Ce fut un de ces jours-là, alors qu’elle passait par hasard dans le service de médecine, qu’elle l’aperçut assis sur le bord du lit d’une femme mourante. Étouffée d’émotion, elle sentit ses jambes se dérober et dut s’appuyer au chambranle de la porte restée entrouverte.

Il avait changé, et paraissait sans âge comme s’il avait atteint ou dépassé la quarantaine. Son visage durci, fermé, étrangement marqué, se creusait par intervalles de rides profondes indiquant une crispation continue et involontaire de ses mâchoires. Il était beau comme toujours, même vêtu de cette triste veste râpée et d’autant plus impressionnant par cet air de souffrance muette qu’elle lui avait rarement connu autrefois avec une telle intensité.

Elle eut sur l’instant un désir irrépressible de courir vers lui, de le prendre dans ses bras, de le bercer comme un enfant perdu. Mais elle n’osa pas, comme si le fait de le regarder ou de le toucher allait le faire disparaître.

Quand elle se décida à approcher, petite silhouette blanche et discrète, il tourna légèrement la tête, la regarda fixement, soulevant ses paupières en signe d’interrogation et de surprise.

Durant de longues secondes ils ne dirent pas un mot. D’une main douce, elle caressa la joue de la mourante et prit son poignet avec ce geste qui lui était habituel pour rechercher les battements d’un cœur finissant.

Il vivait un cruel instant de douleur, de séparation proche, de cette femme, sa mère, qui lui avait donné en continu et encore, cette force de vivre ne serait-ce que pour la protéger.

Mais inconsciemment, il sentit renaître en lui comme une subite petite lueur d’espérance due à l’apparition d’Hélène, comme si Dieu, qui s’acharnait à fermer toutes les portes de sa vie, consentait enfin à entrouvrir une minuscule fenêtre.

Ils restèrent longtemps ainsi, figés, bouleversés par cette subite rencontre qu’ils n’avaient pas cherchée et n’espéraient plus ni l’un ni l’autre depuis des années.

À l’observer ainsi ruisselant de pluie et de boue, elle comprit qu’il était venu à pied de la ville.

Elle eut un seul geste que lui dictait son sens inné de l’urgence. Elle déposa les clefs de sa voiture sur le drap blanc et dit simplement :

« C’est une deux chevaux bleue, elle est garée à l’entrée, tu la prends pour le retour et tu déposes les clefs dans ma boîte aux lettres 5 rue Saint-Jean. Je rentrerai avec une collègue. »

Et elle partit rapidement, avant qu’il n’ait eu le temps de réagir.

Au matin, elle retrouva ses clefs, elle apprit que sa mère était décédée au cours de la nuit et elle attendit patiemment de longs et interminables jours qu’il se manifeste, absolument certaine maintenant qu’elle le reverrait.

Il savait où elle travaillait et demeurait. Mais malgré l’espoir qu’elle avait fait naître en lui, dominé par sa peine et son orgueil, il restait sur le recul tout en sachant comme elle que leur rencontre serait inévitable. Simplement, il laissait au destin le rôle de poursuivre.

Ce fut seulement à la fin de l’automne presque à la nuit tombée, sur la place Rigaud proche de son studio, qu’ils se retrouvèrent face à face.

Moment terrible, tant espéré, mais dont ils avaient tous deux conscience qu’il ne fallait pas le gâcher par des gestes ou des mots inutiles. Il la prit doucement par la main, docile elle le suivit jusque chez lui tout en haut dans les combles où ils accédèrent après avoir monté un escalier étroit et glacial.

Les draps étaient humides, elle se donna sans émotion, ne sachant plus ce qu’elle faisait en ces lieux. Il avait allumé un radiateur poussiéreux qu’il avait mis près de l’évier où elle se lava. Il n’y avait pas d’eau chaude et elle n’avait qu’une pensée : le sortir de là, de ce lieu inconfortable, de cette tristesse qui l’enrobait comme un linceul de misère.

« Épouse-moi » furent enfin ses premiers mots. Il la regarda stupéfait, étonné par cette femme qui maintenant le dominait et semblait vouloir prendre sa vie en main. Il tremblait d’émotion contenue, et soudain libérés tous deux de ce sortilège de la séparation qui les avait poursuivis durant ces longues années, pour la première fois, ils s’enlacèrent et s’aimèrent passionnément.

Le mariage

La petite mairie de Vernet-les-Bains, l’écrasement deviné, subi, de la masse proche du Canigou, l’écharpe tricolore de « JAJA », une minute intense d’émotion, d’une émotion insoutenable qu’a fait naître en quelques paroles le discours de ce médecin maire du village, et ami exceptionnel.

« Et voilà ! Tu es ma femme. Ma femme aux yeux de tous.

« Tu l’étais déjà comme j’étais moi aussi lié à ta vie par toutes mes fibres, par chaque battement de ce cœur que tu occupes entièrement. Mais il fallait tout de même consigner pour matérialiser une union, les quelques phrases rituelles que l’on inscrit sur les registres d’état civil, pour qu’une buée monte à mes yeux, à ceux de ta mère.

« Pour se congratuler, heureux, bêtes, un peu attendris par la circonstance et le champagne, par cette ambiance émolliente qui baigne les solennités.

« À mon doigt luit la grosse alliance jaune. Que je parle, que je mange, mes mains bougent, et l’anneau brille. Il fait part à tous de ma tendresse et de ma fierté.

« Tout à l’heure, quittant la petite auberge nichée sous les pommiers de Casteil, nous partirons jeunes mariés, vieux époux cependant, et dans ma tête chantera une musique très douce, douce comme toi que j’aime. Douce comme une mer immense de douceur que je te dois, et qui me porte.

« Nous ferons un magnifique voyage sur le tapis déroulé des richesses de notre France.

« Nous découvrirons ensemble les merveilles de la vie. Tu marcheras sous les vieux murs des fortifications de La Rochelle, et ta taille sera souple à mon bras.

« Tes yeux, comme l’océan endormi dans les ports, refléteront des lueurs d’étoiles et des clartés d’aurore.

« Tu verras des arbres et des mâts par forêts entières et des chaumières brunies faites pour nos cœurs, et des témoins de pierres surgis d’un passé jamais mort pareil à notre amour. Les jours défileront et les nuits seront tièdes et mes yeux au matin te verront endormie, enfantine jusque dans le sommeil. Ton bras blanc replié sous tes fins cheveux épars. Et chaque aube sera une immense allégresse.

« Je te parlerai d’époques lointaines, de jours révolus, de peines anciennes. Tu sauras ma vie, mes vieux espoirs, ma foi ardente en un avenir meilleur. Tu sauras tout de mon âme puisque nous ne serons qu’une chair. Et pour toujours tu m’aimeras comme je t’aime

« Et puis nous rentrerons vers notre Catalogne. Nous quitterons les granits, les chênes, les sapins, pour retrouver les terres rouges brûlées de soleil, porteuses d’amandiers et d’oliviers au feuillage pâle. L’encens des garrigues pour nous s’élèvera à nouveau sous le ciel implacable, tandis qu’en souvenir passera la fraîche amertume que les vents du large apportent aux landes bretonnes.

« Nous retrouverons avec une joie sauvage la terre de nos pères, la terre qui nous garde parce qu’elle garde nos morts. Et je te dirai sans doute : ils sont beaux, ils sont fiers les châteaux de la Loire, mais l’âme des aïeux rôde autour de mon mas, et ma mère a chanté sur ce vieux banc de pierre. Rien ne vaudra jamais à mes yeux éblouis ces Corbières pelées, ces végétations rudes, ces pauvres pans de mur peu à peu éboulés.

Dans ce pays ils ont souffert, ils ont aimé, ces hommes courageux, ces femmes admirables dont je suis issu, dernier maillon d’une longue chaîne de misère. Ils ont chanté dans leur belle langue sonore, la mienne, et les mêmes montagnes ont renvoyé l’écho de leurs farouches ferveurs. Leurs yeux bruns et larges ont contemplé les mêmes crêtes, les mêmes étangs, les mêmes oratoires, les mêmes abbayes perchées sur d’inaccessibles escarpements. Et sans doute comme moi étaient-ils attachés de toutes leurs fibres généreuses à cette terre merveilleuse, qui t’a aussi vue naître.

Toi que j’aime comme elle, plus qu’elle, parce que maintenant tu es ma vie. »

Hélène l’écoutait durant de longues heures précédant le sommeil, blottie douillettement dans la chaleur de ses bras puissants. Elle pensait avoir décroché ce bonheur qui lui avait toujours semblé inaccessible.

Elle contemplait amoureuse et admirative ce colosse aux pieds d’argile qui lui paraissait à la fois si fort, si rassurant, et en même temps si fragile.

Can Bordes

Les chênes verts bourrus et les rochers revêches

D’où débouche une sente emplie de feuilles sèches

La llose des vieux murs fleurie de giroflées

De novembre les ors, de mars les giboulées…

Le creux – dissimulé comme un repli de l’aine –

D’où s’écoule la vie menue de la fontaine,

Non loin, dans cet épais bosquet, en contrebas

Du chemin muletier qui monte vers le mas. –

Les fumées échappées du toit de tuiles rousses.

Le bruit de ce qui fuit, l’odeur de ce qui pousse

Et la clameur des chiens au travers du hallier

Quand déboule soudain devant eux le sanglier –

L’Âme de ce pays jumelée à la mienne

L’ardent bouillonnement de son sang en mes veines

La langue des aïeux résonnant dans le bois

Et dont l’écho me fait tressaillir chaque fois

Comme un rauque rappel des voix de mon enfance… 

Tout cela ne m’est rien sans ta chère présence –

Tout cela ne m’est rien si tu n’es pas ici

Lorsque nous sommes tous autour de l’âtre assis

À écouter l’assaut qu’en vain la tramontane

Lance contre tes flancs, ma ferme catalane,

Sans que cesse jamais, depuis la nuit des temps

Le stérile combat déchaîné par les vents

Une maison pour toi mon amour

et pour moi

Une maison blanche avec

Un bonnet de tuiles brunes,

Avec un arbre gris,

Avec un bouquet de rires

Avec des trésors enfouis :

Un ruban, une photo jaunie

un livre écorné –

Avec tes grands yeux allumés

Comme un lustre, et comme lui, scintillants –

Une maison avec du vent autour

avec des nuits longues –

Avec ce cri pathétique de l’enfant

qui t’appelle

(L’enfant effrayé par les chauves-souris

du sommeil, frôlant sa tête blonde)

Blonde comme la tienne.

Une maison pour vivre,

Pour aimer

Pour l’emplir de la tendresse des vieux jours

La tendresse frileuse qui nous sourit

dans ses rides,

Du temps joyeux où elle n’était pas encore

la tendresse,

Du temps fécond où elle irradiait

la force,

Où elle était l’amour tenace, qui élevait les murs,

Abattait les ronces, tapissait le nid,

Le nid où allait naître la tendresse frileuse.

–1966

La vallée paraît tendue de velours vert. Le soleil qui s’apprête à disparaître derrière la première colline, illumine encore la face de droite quand le versant opposé est déjà dans l’ombre. Et au milieu de cette immensité de chênes qui ont poussé à leur guise serrés les uns contre les autres, on aperçoit des pentes rocailleuses où l’homme se bat tous les jours avec l’outil et ses seules mains contre l’envahissement de la nature.

Les genêts hauts quelquefois de trois mètres, chassés des terres cultivées, se pressent autour en rangs serrés, attendant la moindre défaillance pour avancer sournoisement et reconquérir les lieux abandonnés.

Cette sorte de grange tenait encore debout. Bâtie de grosses pierres de rivière jointes par de la terre sèche, elle abritait dans ses flancs : rats musqués, fouines, écureuils qui en avaient fait leur domaine. Ce fut très difficile de les en chasser, et chaque fois qu’il déplaçait une pierre branlante, on retrouvait des nids de paille sèche, de bourres de laine et un amas de détritus.

La première fois qu’ils la découvrirent c’était au petit matin quand sur le sentier pour y accéder, presque impraticable, flottait encore un ruban lumineux et dansant de brume. Ils avançaient comme portés sur un tapis magique tant l’ambiance paraissait irréelle.

Il avait tellement hâte de faire la rencontre avec cet espoir de possession prêt à se concrétiser et dont il rêvait depuis son enfance, qu’il n’avait pas voulu attendre le vendeur de bien qui devait leur présenter la bergerie abandonnée depuis des années. Son premier geste fut de ramasser les quelques vieilles tuiles tombées au raz du talus et de les remettre minutieusement à leur place. Les ronces prenaient d’assaut les étroites ouvertures situées sous le toit. Elles étaient épaisses, tentaculaires, gorgées de suc et encastrées dans la pierre.

Tous deux le souffle coupé, silencieux et émerveillés par cette vallée cachée, cette nature authentique et folle, ce pays du bout du monde, ils n’avaient même pas songé un seul instant à rechercher la clef pour pénétrer à l’intérieur.

Huit jours après, le vieux Mas Can Bordes et dix-huit hectares de rocailles et de chênes verts étaient à eux.

C’est alors qu’il attaqua seul, cette œuvre de titan.

« Vaig édificar-te amb les mevas mans per que no’s mori, arreu desprès de jo, l’amor que portava’l meu cor en aquest raco de muntanye. »

Dans ma vieille maison de pierre, inexpugnable au fond des bois,

Je vivrai plus heureux qu’un roi, mon existence tout entière.

Ma femme belle comme un jour d’automne, lumineux et fauve,

En ciel de lit pour notre alcôve, brin à brin, tissera l’amour.

Le soir, auprès de la chandelle, content d’avoir tourné un vers,

Même s’il rime de travers, je le déclamerai pour elle.

Je boirai le vin de ma vigne, le petit vin clair et fruité

Je prendrai le barbeau truité frétillant au bout de la ligne

Je n’aurai plus pour horizon, loin du tintamarre des plaines

Que l’immense étendue des chênes dont le vent trousse la toison.

Je féconderai cette terre rebelle, dont je suis issu,

Dussé-je devenir bossu de fatigues et de misère.

Au crépuscule de ma vie, un instant sur le seuil antique

Je m’assiérai. Une musique, fil tenu qu’un souffle dévie

Comme une fumée sur un toit, montera vers la lune pleine

Pour dire que je fus sans haine, amoureux ainsi qu’il se doit,

De la beauté sous toutes ses formes

Puis abandonnant mes charrues mes champs et mes forêts bourrues

Avant qu’à jamais je m’endorme, j’édifierai, seul, de mes mains

Un tombeau rustique de llose où j’écrirai : « Ici repose,

Celui qui a fui les humains loin desquels il choisit de vivre

Bien que ne les détestant point.

Dans sa solitude du moins, entouré d’oiseaux et de livres,

Il fut orgueilleusement libre. »

–Juillet 1966

Elle et lui ensemble.

À part son hôpital, Hélène avait tout quitté pour se consacrer à lui. Il était puissant, créatif, passionné par cette œuvre : redonner vie à cette terre de landes, à cette bergerie dont tout l’intérieur était effondré. Seule l’antre de la cheminée bâtie sur un rocher subsistait. C’est là que la nuit de leur découverte, assis sur une rondelle de bois, serrés l’un contre l’autre, il entretint un petit foyer de brindilles tout en la calant chaudement dans ses bras. Comme toujours il parlait, parlait, et ses mots n’étaient que poésie.

Oubliées pour elle, les soirées à Collioure où avec ses compagnes, elle arrivait à la nuit tombée, lasse des drames et de la tristesse des salles hospitalières, pour se ressourcer dans les lieux accueillants de la Coba. On dansait joue contre joue, baignés de pénombre, dans les bras d’un beau militaire brûlant de soleil avec lequel on « copinait » sans qu’il en exige plus. Sydney Bechet, Petite fleur, un gin fez et la magie opérait. Quelques tables autour de la piste, des tabourets hauts devant le bar où officiaient Jojo Pous et son assistante Jacquie. Là, on se faufilait entre les ombres accoudées au comptoir devant un whisky en permanence renouvelable. Ces sortes d’âmes perdues, essentiellement des femmes, racontaient leur vie, les guerres d’Indochine et d’Algérie, les séparations avec des êtres aimés restés sur les champs de bataille ou repartis dans une autre guerre. C’était troublant, par instants pathétique, on n’était plus enfermé dans des histoires de maladies cruelles et sans horizons, on découvrait le monde et la folie des hommes. Durant quelques heures on s’évadait de la routine journalière pour partager ces souffrances qui dans la moiteur et la pénombre des lieux où régnaient l’alcool et la cigarette, parvenaient à faire surface le temps d’une nuit.

Collioure, dans ses forts construits par Vauban logeaient les régiments de parachutistes et de nageurs de combat les plus prestigieux et favoris de France. Après minuit, on courrait sur la plage, jusqu’à l’endroit précis où la bouche de la rivière aboutissait, toujours à sec à cette période, et soudain comme dans un film fantastique, sur le clapotis des petites vagues où se réfléchissaient les étoiles, les entrailles de la mer s’ouvraient et on voyait surgir d’étranges formes nanties de tubas et accouplées en binôme. C’étaient eux les nageurs de combat. Militaires d’élite soumis à un entraînement intensif, l’été à Mont-Louis et Collioure et l’hiver en Corse. Ils bénéficiaient d’un régime spécial accordé par l’armée. Ils vivaient en communauté réduite avec leur propre cuisinier, et leur lieu de vie personnel dans le fort, tout à fait à part des autres militaires. Ils ne savaient pas alors que leur carrière et leurs titres allaient prendre fin avec comme seule alternative, rentrer dans l’artillerie comme de simples soldats, ou démissionner. Cette dissolution totale du régiment tout entier, parachutistes compris, fut le prix à payer au général de Gaulle en représailles de la rébellion de leurs chefs, quand il décida de mettre fin à la guerre d’Algérie.

La Coba, qui s’éveillait la nuit, était un prolongement des Templiers, sorte de sanctuaire où les artistes, écrivains, peintres de renom et comédiens célèbres, séjournaient lors de leur passage à Collioure.