Al Jhamat - Tome 3 - Laurence Vagnier - E-Book

Al Jhamat - Tome 3 E-Book

Laurence Vagnier

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Beschreibung

A Barney, à Stefan, à leurs compagnons, la Pyramide de Dojraha a livré son terrifiant secret. Il leur faut convaincre des Autorités vacillantes que ce secret conduira à l’effondrement d’Al Jhamat. Pendant ce temps, Olympe poursuit son itinéraire imprévisible, qui la confronte à l’histoire tourmentée de sa famille et au passé enfoui d’Al Jhamat.

Déviants ambigus hésitant à livrer leur savoir, Gardiens impitoyables, rebelles irréductibles menacés dans leur éblouissante cité perdue, fantômes issus des rêves et des visions d’Olympe, tous apportent leur pièce d’un puzzle qui s’assemble lentement, méthodiquement. Jusqu’aux révélations dont résulteront les promesses d’un avenir pour Al Jhamat ou de nouvelles destructions.

A Barney qui a promis à ce peuple de le rendre éternel, reviendra le choix final, entre la mémoire et l’oubli.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Avec Al Jhamat, Pour les rendre éternels, Laurence Vagnier clôture sa trilogie mettant en scène un groupe d’adolescents cherchant à comprendre le monde sans repère d’Al Jhamat.

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Laurence Vagnier

Al Jhamat

Pour les rendre éternels

Du même auteur

– Al Jhamat, Des pierres et des ombres, Tome 2

5 Sens Editions, roman, 2021

 

– Al Jhamat, Pour que rien de dure, Tome 1

5 Sens Editions, roman, 2020

 

– Tous les empires ont une fin

5 Sens Editions, roman, 2018

 

 

« Il s’agit de les rendre éternels. » Où avait-il lu cela ? « Ce que vous poursuivez en vous-même meurt. » Il revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d’une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l’homme d’aujourd’hui, comme un remords ? Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur des peuples d’autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il de dresser leur éternité ? Rivière revit comme un songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leurs kiosques à musique. « Cette sorte de bonheur, ce harnais », pensa-t-il. Le conducteur de peuples d’autrefois, s’il n’eut peut-être pas pitié de la souffrance de l’homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l’espace qu’efface la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres que n’ensevelirait pas le désert.

 

Saint-Exupéry

Vol de nuit

 

Le petit garçon grimaça pour retenir ses larmes. Son père lui manquait terriblement, et son ours en peluche, sa chambre, ses copains, loin de la cabane infecte où on l’enfermait. La vieille qui le gardait ronflait bruyamment : cette sieste inopinée lui offrait l’occasion unique de se sauver de ce trou à rats. À pas de loup, il contourna le fauteuil de la vieille, s’approcha de la porte et poussa lentement le frêle verrou. Quelques secondes plus tard, il respirait à l’air libre. Mais il déchanta vite : un ciel bas et gris, la saleté ambiante, des ruelles étroites où s’amoncelaient des déchets, les planches branlantes des pauvres masures. Comment retrouver son père dans ce taudis ?

Il s’aventura sur des passages fangeux, avançant sans repères. On retenait forcément son père dans l’une de ces hideuses bicoques, mais s’il se mettait à frapper aux portes ou à regarder par les fenêtres rendues presque opaques, ses ravisseurs le rattraperaient et le boucleraient à nouveau dans son cloaque. Il jugea plus prudent de prendre de la distance, il aviserait plus tard. Insensiblement, il s’éloigna du cœur du bidonville, et discerna dans le lointain une sorte de terrain vague avec, de l’autre côté, une route, ou plutôt une voie ferrée.

Soudain il entendit des cris derrière lui, qui ressemblaient à des cris de joie – comme si la joie existait en ce lieu de désolation. Une dizaine de gamins de son âge le dépassa, sales, maigres, ébouriffés, se bousculant les uns les autres, insouciants, joyeuse bande d’oiseaux piailleurs. Ils coururent sans lui prêter attention vers le terrain vague, où ils se dispersèrent comme un envol rieur. À sa grande stupéfaction, ils entamèrent une magnifique partie de football, rapides, experts, rebondissant en agiles cabrioles derrière leur ballon – malgré la distance, le petit garçon vit que le ballon était fait de chiffons roulés en boule et rassemblés avec une ficelle.

Alors qu’il brûlait d’envie de les rejoindre, ils réalisèrent sa présence immobile et l’un d’eux le héla :

– Tu viens jouer avec nous ?

Il ne se le fit pas dire deux fois et courut vers eux, libéré, heureux, shootant dans le pauvre ballon, faisant des passes habiles à ses coéquipiers, marquant sous leurs cris de victoire un but dans des cages faites de deux misérables bouts de bois. Il ne pensait plus à son père.

– Comment tu t’appelles, l’interrogea un des gamins en lui renvoyant la balle ?

– Alex.

 

À l’autre bout du bidonville, un homme rugissait de colère, réclamant son fils. Le garçon aux yeux transparents, l’homme à la longue balafre, le Scientifique traître à sa caste, qui lui servaient de geôliers, se regardaient avec stupeur, incapables de comprendre comment le gamin s’était sauvé. Ils entreprirent sans succès une fouille méthodique du bidonville, sous les accusations forcenées du père, et finalement l’un d’eux désigna, derrière la dernière rangée de cabanes, le terrain vague. Ils s’y dirigèrent.

Une bande de gamins joyeux jouait au foot. Joues rouges, hardes chiffonnées et boueuses, clameurs de triomphe à chaque passe réussie, ils ne remarquèrent leur présence qu’au bout de plusieurs buts marqués sous les vivats. Alors l’un des gamins tourna la tête vers eux, poussa à nouveau des cris de joie, et se précipita vers l’homme en criant :

– Papa, papa, j’ai plein de copains !

Mais à l’abri des bras de son père, il leva vers lui une petite figure désolée, et murmura :

– Tu sais, papa, ici, ils n’ont même pas de ballon ! Ils jouent avec une vieille boule de chiffons. Tu pourras leur acheter un vrai ballon, dis, à mes copains ?

1

Nephtys

 

La nuit répandue sur les toits de Dojraha teintait de bleu la ville de terre. Rhadika Randy, à l’abri de l’aldiya silencieuse, commanda du thé et des fruits, puis regagna sa chambre. Seule dans son écrin de luxe, elle arracha ses espadrilles, se jeta, comme désarticulée, au milieu des coussins de soie éparpillés sur le large divan. Il manquait peu de choses pour qu’elle sombre dans le sommeil, écrasée de chaleur et de fatigue. Mais une communication importante l’attendait.

Elle tira de sa pochette la boîte noire et plate, alluma le minuscule écran, appuya sur l’un des noms qui s’affichaient. La voix de celui dont elle ignorait la cachette murmura :

– La petite avait raison. Il y a bien une arme au cœur de la Pyramide.

– Quel genre d’arme ? demanda-t-elle d’une voix encore plus étouffée.

– Je n’en sais rien. L’objet ne ressemble à rien de tout ce que j’ai vu de ma vie entière. Pas même aux bombes thermobariques.

– À quoi ressemble-t-elle ?

– En forme de tube, elle mesure moins de deux mètres de long, avec un diamètre de quatre-vingts centimètres environ. Elle semble faite d’acier, avec une pointe en forme d’ogive et une partie arrière munie d’une sorte d’aileron, visiblement démontable.

– Vous l’avez démontée ?

– Je n’ai pas pris ce risque. Vous m’imaginez trafiquer cette chose inconnue dans une crypte à peine éclairée du sous-sol de la Pyramide ?

– D’où peut-elle provenir ? Qui l’a placée là, quand, pourquoi ? Comment savoir de quoi cet engin est capable ?

– Chaque question en son temps, Madame. Pour l’instant, il faut la sortir.

La sortir, affirmait-il ! Elle lâcha un rire ironique à l’entendre, si sûr de lui, si inconscient.

– Vous plaisantez ? Vous ignorez quels dégâts peut produire cette chose et les risques que vous courez à la manipuler. Qui sait si un simple déplacement de quelques centimètres ne provoquerait pas une explosion, et c’en est fini de la Pyramide et peut-être de tout Dojraha.

– Alors ceux qui l’ont placée là encouraient un risque encore plus grand. Risque, dites-vous ? Madame, le risque fait partie de ma vie depuis tant d’années qu’il est devenu mon compagnon le plus sûr. Je n’ai jamais rien fait d’autre que satisfaire ses exigences.

– Et une fois que vous l’aurez sortie ? Vous l’exhiberez au cœur du Markaz de Dojaraha pour que tous les habitants admirent la chose qui dort sous la Pyramide depuis des temps indéterminés ?

– Mes spécialistes l’examineront et je me fierai à leurs conclusions pour décider de la suite.

Ainsi Barney disposait de ses propres ressources en compétences et capacités d’expertise rares.

– Où procèderont-ils à cet… examen ?

– À mon quartier général.

Il marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :

– Le Grand Ordonnateur saura bientôt que je détiens une arme bien plus puissante que tout ce qu’il peut imaginer.

– Vous imaginez un quart de seconde qu’il vous croira ?

– Moi, il ne me croira pas. Mais vous, il vous croira.

Un bruit résonna dans le couloir. Elle mit fin par prudence à la conversation. Un coup léger vibra à sa porte. À son invitation, un Serviteur légèrement incliné vers l’avant entra, portant un plateau ciselé, qu’il déposa sur une jolie table basse aux pieds torsadés.

– Désirez-vous autre chose, Madame ?

Encore sur le qui-vive, elle s’étira pour donner le change.

– Trine est toujours alitée ?

– Oui, Madame.

Rhadika Randy lâcha ce que le Serviteur interpréta comme un juron. Trine Marty, la naturopathe masseuse personnelle de la Grande Inspiratrice, arrivée avec elle de State, supportait très mal le séjour à Dojraha, entre la chaleur suffocante et la nourriture épicée. Plongée dans une semi-léthargie, se nourrissant à peine, elle ne quittait plus sa chambre.

– Trouvez-moi une masseuse expérimentée. Je la veux dans ma chambre dans une demi-heure. Je ne peux plus attendre le rétablissement de Trine.

Malgré l’abandon des escarpins, ses pieds enflés la faisaient trop souffrir.

Elle engloutit une tasse de thé bouillant et s’allongea, les jambes surélevées. Sa main descendit jusqu’à la pochette en bandoulière qui contenait, en plus de la boîte de dialogue, le minuscule revolver argenté. La demi-heure assignée au Serviteur se terminait à peine qu’il frappa à nouveau à sa porte. L’homme entra, traînant derrière lui une forme longue et souple, engoncée dans des voiles turquoise dont rien ne dépassait. Même le regard disparaissait sous une dentelle ajourée du même bleu.

– Votre masseuse, madame. Fathiâa, nièce d’un Marchand d’épices fournisseur de l’aldiya. Le vieux affirme qu’elle a un vrai talent pour ressentir les corps et soulager leurs maux.

Il se retira et Rhadika Randy ordonna à la forme turquoise :

– Dégage ton visage.

Une main fine surgit du tissu et tira sur la dentelle bleue. Une petite figure étroite émergea, que la Grande Inspiratrice reconnut aussitôt. L’apparition inopinée de Tao Li la surprit à peine. Tao Li souriante, malicieuse, posa son doigt sur ses lèvres et dit à voix très basse, sur un ton légèrement ironique :

– Autant vous avouer, Madame, que je ne connais rien à l’art ancestral du massage, particulièrement cultivé ici à Dojraha. Mais je connais les plans de Barney. Il m’envoie vous les exposer et m’assurer de votre aide.

– Et si je refuse ?

– Vous ne refuserez pas. Le Grand Ordonnateur ne vous fait plus confiance. Vous ne retrouverez jamais votre pouvoir et vous ne reverrez jamais votre tour ovoïde. Barney, lui, vous fait confiance.

Rhadika Randy savait fondamentalement que Tao Li disait vrai.

– Barney, que cherche-t-il à faire ?

– Ce qu’il vous a dit il y a moins d’une heure : sortir Nephtys de la Pyramide.

– Nephtys ?

– Il fallait bien donner un nom à cet engin. Nephtys, une très ancienne déesse, que priaient les gens d’ici il y a des milliers d’années, symbolisait l’obscurité, l’invisible, la nuit…

Elle marqua un temps d’arrêt.

– … la mort.

– Comment sait-il tout ça ?

– Barney sait tant de choses que même moi, grandie au sein d’une Haute Caste, je ne connais pas. Vous, peut-être…

Rhadika Randy réfléchissait à toute vitesse :

– Et après ? Que compte-t-il en faire après avoir sorti cet engin à l’air libre ? Se promener dans le désert en la tirant à sa suite ? Sait-il au moins quels risques il court ? Si je comprends bien, personne ne connaît rien à cette chose et n’a la moindre idée de l’ampleur des dégâts qu’elle peut provoquer.

– Barney pense que la puissance de cette arme est des milliers de fois supérieure à celle des bombes thermobariques. Il va la faire examiner par ses experts pour savoir ce qu’elle contient exactement, quel type de combustible, quelles matières utilisées pour sa fabrication, quel mode de déclenchement. Ses concepteurs disposaient certainement de moyens et de connaissances supérieurs à ceux des Scientifiques actuels.

– Tu me parais bien affirmative, pour une étudiante Architecte de deuxième année qui ignore tout des armes. Et comment les experts de ton Barney peuvent-ils en savoir plus que nos Scientifiques ?

Tao Li afficha un air de triomphe :

– Parce que ce sont des Scientifiques.

Elle appuyait sur les mots. Radhika Randy écarquilla les yeux, se rappelant les paroles de Barney sur ses propres experts. Elle se doutait que Barney avait gagné à sa cause des membres de castes réglementées, mais n’imaginait pas l’étendue de ses réseaux et la densité du maillage qu’il tissait depuis des années.

– Barney doit évacuer Nephtys. La sortir de la Pyramide en prenant un maximum de précautions. L’emmener, en contrôlant tous les risques possibles, à son quartier général, dans les montagnes. Où il la livrera aux Scientifiques installés là-bas.

– Loin de Dojraha ? ça signifie qu’il quittera Dojraha ? Qu’il renoncera à empêcher l’Effacement de la Grande Pyramide ?

– Il n’y renoncera jamais, dit Tao Li en pinçant les lèvres. Il laissera une partie de ses troupes ici. Sa principale lieutenante, Nora.

Rhadika Randy secoua la tête. Elle ne prêterait pas son concours à cette absurde folie. Entre la méconnaissance absolue des caractéristiques de l’engin, les risques encourus, la vigilance des troupes de Jennifer Jones, Barney courait à l’échec. Quand bien même il parviendrait à hisser sur le sable du désert cette ogive métallique de plusieurs centaines de kilos, l’emporter loin de Dojaraha sur de mauvaises routes vers un lieu inconnu relevait à la fois de l’insensé et de l’impossible. Mais Tao Li poursuivait, sûre de son fait :

– L’opération pour extraire Nephtys de la Pyramide se déroulera la nuit prochaine. Il faudra dans la journée protéger l’accès à la façade est. En détourner l’attention. Il vous appartient de trouver le prétexte. Et les moyens.

Tao Li expliqua comment, dissimulés par des échafaudages, Barney et les siens avaient travaillé toute la journée pour laisser le jeu nécessaire autour du bloc qui gardait l’entrée du corridor. Une sorte de rampe improvisée, faite de cylindres de métal, les mêmes que ceux utilisés pour certains échafaudages, permettait de le dégager plus facilement. Un des wagonnets utilisés sur le chantier pour le transport du matériel servirait à tirer Nephtys de son écrin enfoui. Un camion sécurisé l’emporterait dans le secret de la nuit noire, loin de son refuge plusieurs fois millénaire.

Radhika Randy se recroquevilla sous la marée des coussins, minuscule, désarmée. L’engrenage tournait, désormais inexorable. Rien ne l’arrêterait. Au-dessus de la mécanique impitoyable se dressait Nephtys, obscure et fatale. Elle imaginait la forme élancée d’une femme immense vêtue de soie noire et cuirassée d’or, au visage dissimulé derrière un masque de métal incrusté de pierreries, figurant un animal menaçant, un serpent peut-être, l’un de ceux émergeant de la Pyramide pour répandre leur venin mortel. Royale et hiératique, la femme se dressait, dardant un sceptre effrayant pour interdire toute approche des abords du monument. Nephtys. Au bout du pouvoir de Nephtys, la fin de son pouvoir à elle, la Grande Inspiratrice des Architectes. Ou un commencement, comment savoir…

Elle fit enfin signe de s’asseoir à Tao Li.

– Tu resteras ici cette nuit. Personne n’y verra rien que de très normal. Après tout, je peux avoir besoin de ma masseuse à toute heure du jour et de la nuit. Demain, tu m’accompagneras sur le chantier. En attendant, dis-moi ce que tu veux dîner.

 

Rhadika Randy s’endormit difficilement. À la vague lumière d’une veilleuse, elle contemplait cette très jeune fille, recrue de hasard, étendue sur un matelas de fortune, la nuit estompant la couleur de ses voiles. Elle s’interrogeait sur l’étrange enchaînement d’évènements conduisant en si peu de temps une étudiante du meilleur monde à embrasser la cause des rebelles. Le goût de l’aventure, le garçon blond au regard franc, la capacité de conviction de Barney ? Ou une série de hasards, tout simplement.

Une question l’obsédait : d’où venait Nephtys ?

 

Au matin, une forme turquoise que les autres dévisageaient avec curiosité collait à chaque pas de Rhadika Randy sur le chantier.

– Vous communiquerez mes instructions à ce Pier Klum, annonça Radhika Randy à son délégué en lui tendant une liasse de feuillets imprimés.

Il déchiffra avec surprise : isoler, protéger et sécuriser la façade ouest.

– Pourquoi la façade ouest, Madame ?

– Parce que toutes les attaques survenues dans le passé émanaient de la façade ouest. Les insectes, les gaz toxiques… Si l’esprit de la Pyramide se manifeste à nouveau, il sortira par la façade ouest.

Encore un caprice de diva, pensa Kim Phan. Le délégué ne croyait pas à ces légendes et estimait que la Grande Inspiratrice attachait une importance excessive à ces croyances sans autre fondement que le bouche-à-oreille traversant les siècles sans l’ombre d’une preuve.

Radhika Randy se tourna ensuite vers Jennifer Jones qui regardait ses ongles sans perdre une bribe de la conversation.

– Vous mobiliserez vos Gardiens pour la surveillance nocturne du site. Façade ouest.

Jennifer Jones bouillonnait intérieurement, en rage de devoir obéir aux instructions de l’Architecte, mais ne voyait rien à objecter aux mesures de sécurité prescrites.

 

Tout l’après-midi, les ouvriers sans-castes, sous les ordres aboyés par Pier Klum et ses sbires, érigèrent des murs de sacs de sable de deux à trois mètres de hauteur pour isoler la façade ouest du reste du chantier. Les murs couraient sur des dizaines de mètres, prolongeant par un biais très large les arêtes nord et sud. Si la ressource en sable était inépuisable, les sacs de toile commençaient à manquer. D’autres équipes s’évertuaient, peinant sous le soleil, à achever dans le prolongement de la façade nord les voies d’évacuation. Vers la fin de la journée, alors que la chaleur faiblissait à peine, et que les colonnes grises et affaissées des ouvriers se groupaient en rangs serrés pour regagner les abris de fortune montés en hâte à quelques centaines de mètres du monument, Kim Phan vint trouver sa supérieure, visiblement troublé.

– Madame, des équipes parlent d’un phénomène étrange le long de la façade ouest.

– Oui ?

– Des étincelles vertes jailliraient des pierres. Elles émergent par d’infimes interstices et glissent le long des parois.

– Des étincelles vertes, dites-vous ? Vous les avez vues ?

– Non, mais il vaut mieux se méfier…

Il ne croyait pas à ces vieilles légendes, disait-il. Elle réprima un sourire et pinça les lèvres avant de retrouver son sérieux pour dire à son délégué :

– La Pyramide ne se laissera pas intimider. J’avais donc raison de vous demander d’isoler la façade ouest du reste du chantier. Faites savoir à madame Jones qu’elle devra doubler l’effectif des Gardiens qui surveilleront le site cette nuit.

Alors qu’il rebroussait chemin, elle l’interpella :

– Je croyais que vous jugiez toutes ces histoires stupides et sans fondement ?

Il baissa piteusement la tête.

 

Radhika Randy se retournait sur sa couche, incapable de dormir, attendant le signal de Barney sans savoir quelle forme il prendrait. Comme la nuit précédente, Tao Li dormait – ou veillait, comment savoir – sur un simple matelas posé au sol, sous un édredon léger comme le souffle d’un oiseau. Quand la boîte de dialogue vibra, Radhika Randy reconnut la voix de son délégué. Kim Phan lui annonça avec une angoisse à peine voilée :

– Il se passe quelque chose aux abords de la Pyramide !

– Quoi ?

– Des coulées d’étincelles vertes le long des parois. Pas seulement quelques étincelles isolées, comme cet après-midi, mais des torrents. Il en sort un genre de vapeurs toxiques.

– Façade ouest ?

– Oui, Madame. De simples étincelles cet après-midi, de véritables fleuves verts et lumineux cette nuit, qui ruissellent sur les pierres.

Tous les doutes du délégué sur les étranges manifestations entourant la Pyramide s’évanouissaient. Radhika Randy sourit à la pensée de l’imagination de Barney, se demandant quels moyens inédits lui permettaient de déclencher un si curieux phénomène.

– Appelez un chauffeur. Je me rends sur place.

Elle sauta de son lit et attrapa ses vêtements. Tao Li jaillit à son tour du lit de fortune et s’enveloppa dans ses voiles bleus.

– Je vous accompagne. Barney a tout préparé pour l’évacuation.

La voiture attendait devant l’aldiya, le délégué déjà à bord. S’il s’étonna de voir apparaître la forme enroulée dans des voiles turquoise, il le garda pour lui. Il fallut moins de trois minutes au chauffeur pour parvenir à la Pyramide, une fois dépassées les murailles du Markaz. La voiture contourna le mur de sacs de sable et s’arrêta, stoppée par la cohue. Une foule sombre – des Gardiens, des Constructeurs, tous visiblement dépassés – se pressait le long de la muraille de fortune qui commençait à s’effondrer dans l’agitation ambiante. Plus visibles encore que la monumentale silhouette se détachant dans la nuit, éclataient à un rythme effréné, depuis son sommet, des boules d’étincelles vertes qui ensuite dévalaient sa pente comme des roues de malheur. « D’où sort-il tout ça ? », se demanda encore Radhika Randy. Les boules explosaient en rafales pétaradantes et malodorantes – l’odeur prit à la gorge les passagers de la voiture dès qu’ils en sortirent.

– Arrêtez ça ! hurla une voix déchaînée.

Jennifer Jones se tenait à quelques mètres, vociférant ses ordres à ses Gardiens. Mais ceux-ci tombaient à mesure qu’ils tentaient une approche, les mains tendues devant leur visage pour se protéger maladroitement des éclats de lumière verte et des émanations nocives.

Même à quelques dizaines de mètres, les yeux de Radhika Randy la picotaient désagréablement. Elle comprit alors le moyen utilisé par Barney : de simples gaz lacrymogènes, certes perturbants car brouillant la vue et dévorant le visage, mais ne présentant aucun réel danger. Plus quelques fusées, une odeur fétide pour les habiller, et un colorant vert, le tour était joué, et la diversion réussie pour concentrer toutes les forces des Gardiens sur la façade ouest, tandis qu’il gardait le champ libre de l’autre côté de la Pyramide, façade est. Les Gardiens, convaincus d’une nouvelle attaque de la bête insondable cachée au cœur du monument, gesticulaient comme d’impuissantes marionnettes, incapables dans la confusion générale de reconnaître la nature du gaz que les fusées répandaient dans l’air.

– Appelez les secours ! hurla encore la Gardienne.

Comme quelques nuits plus tôt dans le quartier des Miliciens, des véhicules aux sirènes vibrantes, clignotant de tous leurs feux, envahissaient les abords du site. Des femmes et des hommes en combinaisons blanches en jaillissaient, se précipitant sur les Gardiens à terre.

Tao Li prit la Grande Inspiratrice par le bras.

– Venez !

Elles reculèrent précipitamment, jusqu’à glisser hors de la vue du délégué, et coururent à toute allure, haletantes, au bout du mur de sacs de sable. Loin de l’agitation de la façade ouest, un calme surprenant régnait de l’autre côté de la Pyramide. Elles discernèrent des silhouettes aux mouvements mesurés, une plateforme qui se mouvait lentement, à peine visible dans la nuit, quelques véhicules dont les moteurs tournaient au ralenti. Une forme battait des bras comme pour indiquer une direction à prendre ou à éviter. Le garçon blond. À son signal, elles se dirigèrent vers l’un des véhicules. Un camion, comme il y en avait des dizaines sur le chantier, à la plateforme découverte. Tao Li, souple et agile malgré les voiles qui l’enveloppaient, sauta à son bord et invita Rhadika à s’y installer à son tour. Elle s’exécuta, réalisant à peine qu’elle ne se posait aucune question sur ce qui suivrait. Le bruit du moteur, jusque-là étouffé, marqua l’accélération. Le camion s’apprêtait à démarrer.

– Attendez, dit Tao Li.

Elle lui tendit une étoffe noire, qu’elle dissimulait sous ses propres voiles. Une abaya.

– Je ne vois pas l’utilité de me cacher là en dessous. Il fait nuit.

– Barney en voit l’utilité.

– Où est-il ?

– Au bout du voyage.

Tao Li fit glisser l’abaya sur la Grande Inspiratrice qui ne réagit pas et lui recouvrit les yeux d’une écharpe sombre. Le camion démarra sans que Radhika Randy, avant que l’écharpe ne l’aveugle, ne discerne le nombre de passagers grimpant à son bord pour se serrer sur les banquettes inconfortables. Le grand garçon blond, objet des pensées de Tao Li ? Des Scientifiques traîtres à leur caste ? Le sans-caste aux lunettes rondes ou celui dont les bracelets en perles de bois tintaient encore dans ses souvenirs ? Nephtys voyageait certainement à bord d’un autre véhicule, assurée de toutes les précautions et de tout le confort dus à son statut de déesse de la mort. Barney empruntait-il le même véhicule pour se remplir les yeux de ce qui constituerait son arme absolue contre le Grand Ordonnateur ? Il n’abandonnait pas vraiment Dojraha, et ne renonçait pas à son objectif d’empêcher l’Effacement de la Grande Pyramide, se dit-elle : la découverte de Nephtys le poussait à une nouvelle stratégie et à de nouvelles décisions, sachant que sans Rhadika Randy sur les lieux pour diriger les opérations, le chantier ne redémarrerait pas de sitôt.

Secouée par les cahots des mauvaises pistes que suivait le camion, elle ne put, pendant les heures qui suivirent, trouver le sommeil, et se força à rester impassible malgré les crampes qui déchiraient ses mollets et l’engourdissement qui gagnait tout son corps. Le froid envahissait la nuit, kilomètre après kilomètre, indiquant que la route s’élevait vers les montagnes, confirmant donc que le convoi partait vers le sud. Prévenant ses frissons, Tao Li lui tendit une couverture de laine grossière et elle s’y emballa, surprise de voir comment dans cette région des confins d’Al Jhamat, on passait de la chaleur la plus suffocante à un froid tenace au cœur de la nuit.

Tao Li restait muette depuis le début du voyage et Radhika Randy ne l’interrogea pas sur leur destination. La mécanique tournait, ses questions n’y changeraient rien, après tout elle s’était jetée d’elle-même dans cette aventure improbable, sans retour. Elle resserra la couverture et tâta sous l’abaya la pochette contenant sa boîte de dialogue et le revolver. Tout ce qui lui restait de son pouvoir, au final.

La route serpentait, puis redevenait parfaitement droite, s’élevait vers d’invisibles sommets, redescendait vers d’étroites vallées. Elle ne mesura pas les heures de ce voyage interminable, ne réalisant la durée du trajet qu’à l’alternance des pistes ensablées et des voies parfaitement lisses, adaptées aux véhicules à moteur. Plusieurs fois le camion stoppa sans que Tao Li ne l’invite à descendre. Elle ignorait, aveuglée par l’écharpe, si le jour succédait à la nuit. Quand la faim et la soif se manifestèrent, elle mit un point d’honneur à les oublier. Enfin, le silence laissa place à une agitation fébrile qu’elle percevait, malgré les tissus qui l’enveloppaient, à des échanges confus dont elle ne comprenait aucun mot au point de se dire que la langue utilisée n’était pas la sienne.

– On va descendre du camion, dit Tao Li. Je vous aide. Laissez-vous glisser de la plateforme.

– Où sommes-nous ? Fait-il jour ?

– Oui, nous sommes au petit matin. Nous nous trouvons à proximité du quartier général de Barney. C’est ici qu’il rassemble ses troupes. Les fameux rajaniyas. Sur place, vous pourrez vous nourrir et vous reposer.

Les rajaniyas. Elle ignorait la signification de ce mot et ne posa pas de questions. Tao Li la guida, lui indiquant où poser les pieds.

– Nous terminerons le trajet sur des ânes.

– Des quoi ?

– Nous nous trouvons à l’entrée d’un défilé. Certains véhicules ne peuvent pas s’y engager, comme le camion dans lequel vous avez voyagé. D’où les ânes.

Tao Li lui prit la main et la posa sur la croupe rugueuse d’un animal immobile, l’invitant à glisser le pied dans un étrier. Une forte odeur animale incommoda ses narines, mais Radhika Randy devinait qu’ici les réticences et les pudeurs s’effaçaient. Après tout la gamine, Architecte elle-même et grandie dans le luxe et le confort autant qu’elle, utiliserait le même mode de déplacement. Les ânes se mirent en route, avançant posément, avec rigueur et discipline, devinant que ce trajet constituait le premier d’une longue série. D’abord surprise par le balancement inconfortable de leur marche régulière, Radhika Randy, toujours plongée dans le noir, comprit rapidement comment trouver son équilibre et s’adapter à leur rythme. Elle fut presque surprise quand Tao Li lui annonça la fin du trajet.

– Je vous aide à descendre.

Elle sentit un sol ferme sous ses espadrilles et laissa Tao Li lui retirer son abaya et dénouer l’écharpe. La lumière du jour, enfin, l’atteignit, éclatante. Elle vacilla sur ses jambes, se retenant à la jeune fille pour ne pas perdre l’équilibre. Le monde autour d’elle se diluait dans une vapeur dorée qui s’estompa lentement entre deux cloisons de rochers s’élevant à une hauteur vertigineuse.

Au bout d’un corridor large de quatre ou cinq mètres, une façade monumentale étageait ses colonnes et ses chapiteaux de grès rose et ocre. Des déesses de pierre figées dans leur éternité déversaient le contenu de leurs cornes d’abondance sous le disque solaire, orné de cornes de bovins et d’épis de blé. Incrédule, elle avança de quelques pas et déboucha du corridor sur une esplanade baignant dans les tons chamarrés du grès, où ruisselaient les rayons d’un soleil implacable. Sous un ciel d’un bleu cru, la façade se dévoila dans son intégralité à ses yeux éblouis. Un incroyable silence figeait le reste du monde. Flottant entre rêve et réalité, traversée par une émotion d’une intensité jamais éprouvée, elle se sentait transfigurée par l’apparition magique.

– Comment s’appelle cet endroit ? demanda-t-elle enfin.

– Khazneh, répondit Barney.

2

Vince

 

Barney appelait le Palais, le somptueux monument qui ouvrait le site. La salle principale du Palais, en forme de rotonde, et désignée sous ce nom, abritait son poste de commandement. Installé sur des caisses sommairement recouvertes de tissu grossier, aux côtés de Brianda et de Kaïs, il accueillit Vince et deux hommes d’âge mûr à l’allure sévère. Pour sa réunion, il avait requis la présence de Stefan et Tao Li. Assise sur le sol de pierre, appuyée à une colonne, Tao Li regardait Stefan aller et venir entre les majestueux piliers qui encadraient l’entrée. Un pantalon de toile grossière et un simple tee-shirt d’un bleu déteint remplaçaient ses voiles turquoise. Elle ignorait où on avait conduit Rhadika Randy, sans doute vers l’une des autres habitations creusées dans la roche, et se demandait si Barney prévoyait de la mettre face à Vari Tuau. Les deux jeunes se retrouvaient de fait dans le premier cercle des fidèles de Barney.

– Alors, cette arme ? demanda Barney. Ou cette… chose ? Que concluez-vous ? Si du moins vos investigations donnent un résultat.

Vince rappela que les deux hommes, Mark et Alley, qui l’accompagnaient, issus de la basse caste des Scientifiques, travaillaient de longue date pour Barney, et se lança sous leur contrôle dans un exposé ardu.

– Barney, depuis hier matin, tous les Scientifiques de Khazneh et les meilleurs de nos rajaniyas étudient la chose, en mobilisant tous les moyens dont nous disposons ici. Elle ne ressemble à rien de tout ce que nous connaissons en matière d’armes et d’explosifs. Ils ont fait des découvertes édifiantes…

Il marqua un temps d’arrêt pour tenir en haleine ses auditeurs :

– Nous l’avons soumise à une grêle de rayonnements électromagnétiques afin de comprendre et même de visualiser sa configuration intérieure et surtout, la matière qui la constitue. Elle se compose d’une succession de cavités reliées par des bras mobiles qui figurent une sorte de détonateur. La dernière cavité ne contient pas de matière, mais correspond à un système de mise à feu. Mettre en mouvement les bras mobiles, une opération apparemment basique, aboutit à comprimer l’espace dans les cavités intérieures et par conséquent la matière qui les remplit. Actionner dans le même temps le système de mise à feu provoque des réactions en chaîne sur cette matière.

– Quelle est la matière qui remplit Nephtys, interrompit Barney, et quel genre de réaction ?

Vince leva la main, paume en avant, et esquissa une sorte de sourire pour maintenir le suspense dans lequel il plongeait son auditoire attentif.

– Nous l’ignorons totalement.

Barney marqua un recul, comme s’il se heurtait à un environnement hostile peuplé de forces inconnues et terrifiantes :

– Vous ne savez pas l’identifier ?

– Non. Nous ne connaissons pas cette matière, qu’aucun des Scientifiques présents à Khazneh n’a jamais rencontrée. Cette matière inconnue remplit complètement les cavités successives qui constituent Nephtys, sans un millième de millimètre de vide. L’examen de Nephtys, au-delà de l’enveloppe d’acier qui l’entoure, permet de calculer que la densité de cette matière est supérieure à tout ce que nous connaissons.

Stefan et Tao Li se regardèrent, saisis du même vertige qui entraînait dans une rotation incontrôlable les piliers et les parois de la rotonde. Les études d’Architecte de Tao Li, tout en rationalité visuelle, ne la préparaient pas à une si violente découverte, et Stefan du fait de son instruction réduite assimilait à peine les explications de Vince. Cette histoire d’élément à la densité jamais constatée dépassait son entendement.

– Comment arrivez-vous à cette conclusion, nos Scientifiques et toi ? interrogea Barney en désignant les deux hommes.

– D’abord, reprit Vince, de façon très basique, par des mesures des cavités qui permettent de déterminer les volumes emplis par cette matière. Puis de façon tout aussi basique, connaissant le poids de l’enveloppe d’acier, par des pesées successives. Nephtys contient une cinquantaine de kilos de cette matière dans un espace très restreint.

– Vous en déduisez quoi ?

– Si le mécanisme identifié à l’intérieur de Nephtys vient encore comprimer cette matière inconnue et s’il déclenche le système de mise à feu conjugué à l’action des bras mobiles, il se produit en premier lieu une réaction irrémédiablement thermique. Cette réaction thermique provoque la fusion de la matière, a fortiori comprimée dans un espace insuffisant pour elle. À partir de là, la fusion provoque des mutations des éléments de base de cette matière mystérieuse, qui se fissurent ou se désagrègent en dégageant une énergie incommensurable, à l’échelle de la densité démultipliée de la fameuse matière. Alors Nephtys vole en éclats pour libérer cette énergie.

Il articulait posément ces mots effrayants, conscient de l’effet produit sur le petit groupe.

– Et cette énergie est fondamentalement destructrice. Immensément destructrice.

Un silence pesant s’installa au-dessus d’eux. Il reprit, en appuyant sur les mots :

– Dès lors que nous ignorons la composition exacte de cette matière et ses propriétés, nous ignorons aussi jusqu’où va sa capacité destructrice (il appuya plus encore sur ce mot qu’il ne cessait de répéter). Mais tout laisse à penser qu’elle est phénoménale.

– Phénoménale comment ?

– Si ce que nous soupçonnons se confirme, la puissance de Nephtys correspondrait à une tonne de dynamite par habitant de State. Au moins.

Tao Li et Stefan se regardèrent, glacés de terreur.

– Tous ces constats confirment la dangerosité inédite de Nephtys. Nous tenons là un modèle de technologie que notre Grand Ordonnateur, dans ses rêves les plus fous, ne peut concevoir.

Barney se rappela les expressions de son lieutenant Hank reprenant les intuitions d’Olympe, à mille kilomètres d’eux : « Il se fit un grand tremblement de terre, et le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent vers la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un gros vent. Et le ciel se retira comme un livre qu’on roule, et toutes les montagnes et les îles furent remuées de leur place. »

– Ce n’est pas tout, ajouta Vince. Je ne vous ai pas encore annoncé le plus incroyable.

Stefan attrapa la main de Tao Li et la serra à en faire éclater les os. Vince poursuivit :

– Toutes les études effectuées sur la Grande Pyramide conduisent à la dater de plusieurs milliers d’années avec une marge d’erreur de deux ou trois cents ans. Madame la Grande Inspiratrice des Architectes, présente à Khazneh, à ton invitation, Barney, me corrigera si je me trompe.

Tao Li intervint :

– Cinq mille ans environ, peut-être un peu moins.

Vince la dévisagea avec hauteur :

– Nephtys est plus âgée que la Pyramide.

Aussi sidérés que si l’arme explosait au milieu de la rotonde, ils se regardèrent, figés et incrédules. Cette découverte les précipitait dans un abîme de probabilités infinies. Barney brisa enfin le silence :

– Beaucoup plus âgée ?

– Sans doute pas, dit Vince. Notre marge d’erreur concernant la Pyramide reste de quelques centaines d’années. Une mesure plus précise de l’âge de la Pyramide elle-même est impossible avec les moyens dont nous disposons. Mais pour Nephtys, nous mobilisons d’autres moyens.

– Quels moyens ?

L’un des Scientifiques expliqua d’un ton docte :

– Il existe différents systèmes de datation des éléments constituant un objet quel qu’il soit, y compris organique. La chance nous a accompagnés pour dater, sans aucune marge d’erreur cette fois, ceux qui composent Nephtys. Il se trouve que l’écran de mise à feu est protégé par une plaque d’acier aisée à déplacer. Une fois enlevée avec les précautions que vous imaginez, elle a révélé un dispositif d’oscillateurs à base de quartz. Nous l’avons découvert avec la plus grande surprise, car c’est une technologie que nous ne maîtrisons, à Al Jhamat, que depuis quelques années. Or la fréquence des oscillations évolue avec le temps, et ce rythme est bien connu aujourd’hui des Scientifiques. Parvenir à une mesure précise de la fréquence à un instant donné est un simple exercice mathématique, même s’il repose sur une formule complexe. Mais tous les Scientifiques maîtrisent cette formule. La résolution de cette formule permet de dater l’oscillateur, donc l’objet auquel il se rattache.

– On aboutit donc, dit Barney, grâce à votre formule mathématique, à la date de fabrication de Nephtys.

– Nephtys, annonça le Scientifique, a été fabriquée il y a précisément 5 187 ans.

L’information les laissa abasourdis. Les probabilités infinies se démultiplièrent encore.

– Ce que je ne comprends pas, dit enfin Barney, c’est ce qui fait fonctionner les oscillateurs.

– Les oscillateurs fonctionnent sous l’impulsion d’un champ électrique.

Barney commençait à entrevoir l’impensable :

– Tu veux dire que Nephtys produit elle-même l’énergie capable de mobiliser ces oscillateurs à quartz ?

– Oui.

– Et cette énergie provient de la matière inconnue qu’elle contient ?

– Sans aucun doute.

Stefan comprenait enfin ce que signifiait l’échange entre Barney et les Scientifiques : l’existence d’une civilisation antérieure à Al Jhamat, capable de fabriquer Nephtys sur la base de technologies qui dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer. Il lui fallait, comme les autres, admettre cette évidence.

Barney se tourna vers Brianda, assise sur le sol à ses côtés :

– Fais venir la Grande Inspiratrice. Elle annoncera tout cela elle-même à son chef.

 

Le Grand Ordonnateur ne quittait plus son bureau souterrain, y confinant Mara et John Fark. Il avait appris la veille, par John Fark lui-même informé par Jennifer Jones, la disparition incroyable de Rhadika Randy. Dès la mystérieuse éruption verte déclenchée à la surface de la Pyramide, elle s’était rendue, semblait-il, sur les lieux, en compagnie du délégué local et de la masseuse en voiles turquoise qui ne la quittait plus. Architectes, Gardiens, Constructeurs, la revoyaient se précipiter vers les murailles en sacs de sable, juste avant qu’elle ne s’évanouisse dans le désert nocturne, la masseuse inconnue avec elle.

Une enquête rapide ordonnée par Jennifer Jones ne livrait aucun renseignement sur la fille. Elle se disait la nièce d’un Marchand d’épices qui, le premier, avait ouvert des yeux ébahis en apprenant l’enchaînement des évènements et la disparition des voiles turquoise. Par sécurité, Jennifer Jones avait ordonné l’enfermement du vieillard à la prison parfaitement sécurisée de Dojraha.

Une boîte de dialogue vibra dans le silence métallique du bureau obscur.

– Monsieur, dit Mara, j’ai une communication de la part de Madame la Grande Inspiratrice des Architectes.

– Madame la Grande Inspiratrice daigne enfin donner des nouvelles, railla le Grand Ordonnateur, la bouche tordue par un mauvais sourire.

Il se saisit brutalement de la boîte de dialogue tendue par Mara. Loin de State, la voix de la Grande Inspiratrice jaillit de l’appareil noir et plat, déformée par une distance impossible à estimer.

– Monsieur, je ne saurais vous dire où je me trouve à l’instant où je vous parle. J’ai été enlevée voici plus de vingt-quatre heures par les rebelles et livrée à ce Barney, leur chef. Ce même Barney poursuivi par tous nos Miliciens existe réellement, je vous demande de me croire.

– Ce Barney vous a enlevée, Madame. Donc ?

– Il me charge de vous dire qu’il détient une arme d’une puissance inimaginable, à côté de laquelle nos bombes thermobariques sont des jouets pour enfants.

– Que veut-il ?

– Que vous renonciez à l’Effacement de la Grande Pyramide. Et à tous les Effacements.

Le rire du Grand Ordonnateur éclata dans le bureau souterrain, rendant les murs encore plus sinistres.

– Ah ah ah ! Ce Barney ne doute de rien. Que fera-t-il si je refuse ?

– Il enverra son arme sur State. Il ne restera rien de la ville, ni de votre palais, ni de la Cité interdite du Prince.

– Pourquoi devrais-je croire votre Barney, Madame ? Pourquoi devrais-je vous croire ?

– Parce que Barney a rallié à sa cause des Scientifiques qui se portent garants de la capacité d’Effacement phénoménale de l’arme qu’il détient.

Le Grand Ordonnateur sentit sa belle assurance s’éroder. Si elle disait vrai, il ne pouvait risquer le cataclysme annoncé. L’enjeu était la survie d’Al Jhamat.

À côté de lui, Mara suivait attentivement la conversation, car le réglage sonore de la boîte de dialogue n’en préservait pas la confidentialité. Elle se décomposait à mesure qu’elle comprenait la signification des paroles de la Grande Inspiratrice. « Qui nous dit, se demanda-t-elle, qu’elle n’est pas complice de cette entreprise, pour récupérer pour son compte le pouvoir suprême ? Et la fille de l’Architecte ? Où est-elle ? Avec elle ? » Mara informerait le Prince au plus vite en utilisant son pouvoir de communication avec lui au prix de transes douloureuses. « Le Prince ne laissera jamais faire. »

– Madame, vous parlez dans le vide, car vous savez que je ne me rendrai pas aux injonctions de ce terroriste. Je ne crois pas une seule seconde qu’il détienne une arme capable d’anéantir ma capitale, tout simplement parce qu’une telle arme n’existe pas.

– Il a détruit le quartier des Miliciens de Dojraha…

– Avec des bombes connues de nous car fabriquées par nous, sortant de nos usines, et qu’il nous a volées en attaquant nos convois. Depuis cet acte de brigandage, aucune nouvelle bombe thermobarique n’a été fabriquée.

Il mentait, Rhadika Randy le savait, et il savait qu’elle le savait. Elle répliqua d’une voix tendue qu’elle voulait angoissée :

– Il ne s’agit pas d’une bombe thermobarique, Monsieur, mais d’une arme inconnue dont la puissance destructrice dépasse tout ce qui a jamais été conçu dans nos usines.

– Eh bien, Madame, que ce terroriste me précise les caractéristiques et les capacités de cette arme, qu’il me révèle d’où il la sort, et je commencerai à vous croire. Maintenant, dites-moi où vous vous trouvez.

– Je l’ignore totalement, Monsieur. Je vous répète que depuis l’attaque de la Pyramide, les rebelles me séquestrent dans une sorte de grotte d’où je ne vois même pas un coin de ciel. Avec un bandeau sur les yeux pendant tout le trajet, je n’ai aucun moyen d’identifier ce lieu.

– Il reste à ce terroriste à vous donner les arguments pour me convaincre.

Il coupa la conversation, à bout de nerfs et refusant de le reconnaître.

Rhadika Randy regarda Barney,

– Il me croit. Je sais qu’il me croit. Il cherche juste à gagner du temps. Que peut-on lui dire sur l’arme, et que doit-on lui dire ?

Sa voix se tendit :

– Assurez-moi que vous n’enverrez jamais cette chose sur State.

– Il hésiterait, lui, votre Grand machin, dit durement Vince, à massacrer les populations ?

– Vous n’êtes pas lui. Malgré la destruction du quartier des Miliciens.

– C’est juste, admit Barney.

Elle ne se reconnaissait plus.

 

À plus de mille kilomètres de là, Mara, les cheveux pâles, étriquée dans sa robe grise battant ses mollets maigres, regarda triomphalement le Grand Ordonnateur :

– Madame la Grande Inspiratrice dispose d’une boîte de dialogue du dernier modèle produit dans nos usines de Bendakal.

– Je n’en sais rien, pourquoi cette question ?

– Ce n’est pas une question, Monsieur. Parce qu’une nouvelle fonctionnalité est installée sur ces modèles.

– Quelle fonctionnalité ?

Le suspense se prolongeait sous le regard étonné de John Fark. Où l’âme damnée de son chef voulait-elle en venir ? Quoi qu’elle annonce, elle marquerait un point sur lui. Enfin elle parla, énonçant un seul mot qui confirmait l’étendue de son inventivité, de ses ressources et de son pouvoir :

– La localisation.

 

Le Grand Ordonnateur savait que des équipes de Scientifiques travaillaient sur ce programme, mais ses journées trop chargées l’empêchaient d’en savoir plus. Mara, elle, non contente de s’informer plus avant, pilotait dans l’ombre le travail des Scientifiques et, tirant toutes les ficelles, prenait l’initiative d’équiper sans en souffler mot Rhadika Randy et très certainement les autres Grands Inspirateurs, de ces boîtes piégeuses. John Fark glissa une main au fond de sa poche pour s’assurer de la présence de sa propre boîte de dialogue. Cet instrument devenu indispensable le menaçait aujourd’hui directement puisque grâce à lui, à tout moment, Mara l’omnipotente savait où il se trouvait et connaissait le détail du moindre de ses trajets.

Le Grand Ordonnateur esquissa un sourire qui porta Mara au comble de la félicité :

– Nous saurons donc très vite où ces terroristes ont conduit Madame la Grande Inspiratrice.

– Je le sais déjà, Monsieur.

3

Hank

 

Assis au fond de sa masure, Hank coupa la conversation avec Barney. Olympe et Nikku le regardaient, attentifs à ce qu’il allait annoncer. Enfin, il leur relata l’échange et les révélations faites par Barney.

– Tu avais raison, Olympe, une arme, qui semble être la plus puissante jamais conçue sur cette terre d’Al Jhamat. Bravo pour tes intuitions. Il faudra bien que je comprenne un jour comment tu peux avoir ce genre de vision. Mais le plus incroyable de cette affaire, me dit Barney, c’est que l’arme aurait été fabriquée avant même l’Édification de la Pyramide. Les Scientifiques qui accompagnent Barney disposent de moyens sûrs pour la dater précisément.

Un vertige saisit Olympe. La prémonition qu’elle avait eue en reprenant les livres poussiéreux remis par Han Huong, non seulement se révélait exacte, mais la transportait dans un inconnu terrifiant où les pires secrets du passé perdaient le peu de sens qu’ils détenaient encore. Elle essaya de raisonner calmement, partant de faits établis, mais aussitôt ceux-ci se perdaient dans des abîmes aussi profonds que le mystérieux passé d’Al Jhamat. La pensée s’ancra en elle, que la recherche d’autres vérités s’imposait, des vérités à trouver du côté du Grand Ordonnateur et des plus puissants parmi ses proches. La phrase de sa mère lui revint en mémoire : « Les Gardiens. Les Gardiens gardent ce qu’il y a de plus important à Al Jhamat. »

– Le but de Barney, continua Hank, c’est faire pression sur le Grand Ordonnateur pour qu’il stoppe l’Effacement de la Grande Pyramide, et, à partir de là, tous les Effacements. Barney s’était donné les moyens de le faire en empêchant le lancement du chantier de Dojraha. Le Grand Ordonnateur a riposté en envoyant des colonnes de Miliciens et en acheminant depuis State quantité de forces supplémentaires. Pire, en démontrant sa puissance avec le massacre aveugle de centaines, peut-être de milliers de sans-castes qui avaient rejoint Barney. Barney est monté d’un cran en utilisant les bombes thermobariques subtilisées aux Autorités, avec leur rampe de lancement, pour détruire le quartier des Miliciens. Cinq mille morts, au moins. Uniquement des Miliciens et leurs familles. Rien de tout cela n’arrête le Grand Ordonnateur qui multiplie les escouades de Miliciens et envoie encore plus de sans-castes sur le chantier. La Grande Inspiratrice a lancé les travaux, malgré elle apparemment, en cherchant à gagner du temps.

Mais la découverte inopinée de Nephtys, grâce à Olympe, rappela-t-il, apportait à Barney et à ses troupes un avantage phénoménal dont nul ne se doutait quelques jours plus tôt.

On gratta à la porte de planches mal assemblées. Hank jeta un regard prudent entre les mauvaises jointures.

– Ah, c’est toi !

Il tira la porte et laissa entrer Olev Kazmir, couvert d’une sorte de pèlerine ruisselante de pluie. Depuis son arrivée à Metter-es-State, l’ingénieur logeait à quelques baraques de celle, à l’écart, où Hank maintenait prisonnier le Scientifique de Bendakal. Adel Bangloff refusait toujours de communiquer avec lui et se terrait dans un silence obstiné. Hank répéta pour l’ingénieur le contenu de sa conversation avec Barney. En l’écoutant, Olympe trépignait d’impatience en échangeant des regards entendus avec Nikku, aussi fébrile qu’elle.

– Ce que moi je ne comprends pas, poursuivit Hank à l’attention d’Olev Kazmir, c’est pourquoi Barney fait confiance à cette femme. Elle représente l’une des quatre plus Hautes Autorités d’Al Jhamat, elle a voué sa vie entière à la destruction des œuvres humaines, chaque année elle se rengorge d’établir et de réaliser son programme d’Effacements. Elle participe depuis toujours à l’exploitation et à l’écrasement des nôtres, et tout d’un coup elle changerait de bord uniquement grâce à la capacité de persuasion de Barney ?

– Barney sait ce qu’il fait, dit Olev Kazmir. Je ne doute pas de lui.

– Personne ne doute de Barney, mais il croit qu’il ne parviendra à rien sans une complicité au plus haut niveau. Avoir recruté dans toutes les castes, particulièrement chez vous, les Scientifiques, c’est une chose, il ne pouvait avancer sans vous, sans des gens comme toi, Olev, savants, instruits. Mais cette femme ? Depuis son enfance elle est formatée pour détruire et ne peut penser autrement.

– Comment peux-tu savoir ce qu’il se passe dans sa tête depuis son arrivée à Dojaraha ? Elle n’a fait aucune difficulté, d’après ce que dit Barney, pour se laisser emmener à Khazneh.

– Parce qu’en plus il l’a emmenée à Khazneh. C’est de là-bas qu’elle communique avec son Grand Ordonnateur.

Olev Kazmir leva un sourcil. Un détail lui échappait, un élément en apparence anodin, mais qu’il n’avait pas relevé au bon moment. Hank remarqua son inquiétude soudaine.

– Pourquoi fais-tu cette tête tout d’un coup, Olev ? Quelque chose ne tourne pas rond ?

L’ingénieur secoua la tête. Quelque chose ne tournait pas rond, sans qu’il identifie ce sentiment de malaise diffus et trouve le point sur lequel il devait réagir en urgence. Il remonta le fil des évènements relatés par Hank après sa conversation avec Barney. La diversion nocturne créée sur la façade ouest de la Pyramide, Nephtys arrachée à son abri millénaire par une poignée d’hommes préparant avec minutie son extraction et le chargement sur un camion sécurisé de l’engin de mort, puis cette fille, Tao Li, l’amie de cette Olympe. Tao Li, une Architecte elle aussi, gagnant la confiance de Rhadika Randy et l’entraînant vers une fuite impensable, sans résistance de sa part. Enfin, le trajet vers Khazneh. L’examen approfondi de Nephtys par les Scientifiques mobilisés sur place par Barney. L’information délivrée au Grand Ordonnateur d’une menace démesurée sur sa ville, son palais, le palais du Prince, son pouvoir. Rhadika Randy se prêtant sans discuter à un échange avec son chef. Rhadika Randy… Olympe et Nikku observaient avec curiosité Olev Kazmir dont ils imaginaient les pensées bouillonnantes sous son front. Quelque chose n’allait pas.

– Dis-moi, Hank, cette Rhadika Randy a appelé le Grand Ordonnateur depuis sa propre boîte de dialogue ?

– Je suppose que oui.

Olev Kazmir blêmit.

– Je dois vérifier quelque chose de toute urgence.

Il sortit son propre appareil de sa poche, alluma l’écran, et fit défiler une liste de noms. Il appuya sur l’un d’eux et au bout de quelques sonneries, une voix très lointaine, presque indistincte, répondit. Ni Olympe ni Nikku ne comprenait le moindre des mots prononcés par l’interlocuteur invisible d’Olev Kazmir. Mais aux phrases répliquées par celui-ci, ils devinaient que l’inconnu s’étonnait de son absence prolongée et lui demandait où il se trouvait.

– Peu importe où je me trouve. J’ai besoin d’informations urgentes pour le compte des Autorités de Dojraha. On a identifié des problèmes sur les boîtes de dialogue. Tu as piloté le programme des dernières générations de boîtes de dialogue. Peux-tu me dire avec quel modèle on a équipé les Autorités ? Depuis quand et à la demande de qui ?

À mesure que son interlocuteur s’exprimait sans que ni Hank, ni aucun des deux jeunes, ne capte un seul mot, Olev Kazmir pâlissait et son visage se décomposait. Enfin il remercia son collègue et coupa la conversation.

– Alors ? demanda Hank.

– Ce collègue de Bendakal qui n’a évidemment pas la moindre idée de ma défection et de ma présence à Metter-es-State, a conçu avec ses équipes un nouveau modèle de boîte de dialogue. Ce modèle, qu’aucun de nous ici ne possède, et Barney pas davantage, intègre une fonction inédite.

– Quelle fonction ?

Olev Kazmir, comme s’il n’entendait plus, poursuivit, la tête basse :

– Mara, cette espèce de sorcière sans âge qui veille comme un chien fidèle sur le Grand Ordonnateur et tire toutes les ficelles dans l’ombre. Qui à Al Jhamat a la moindre idée de l’étendue de son pouvoir ? Peut-être même pas le Grand Ordonnateur. Cette prétendue devineresse discute directement avec les responsables de mon usine – et de toutes les usines de Bendakal d’ailleurs, pour passer ses commandes et orienter nos travaux. Elle a compris depuis longtemps quel parti elle peut tirer des Scientifiques, et personne n’ose lui opposer la moindre résistance quand elle énonce ses ordres. Voici plusieurs mois, elle a exigé, selon mon collègue, que ses équipes travaillent sur un programme permettant d’introduire cette nouvelle fonction sur les boîtes de dialogue. Les travaux ont abouti, et Mara s’est fait livrer les prototypes. Une dizaine d’appareils de nouvelle génération. De là à imaginer qu’elle les a fait remettre à quelques personnes choisies par elle, et sur lesquelles elle veut faire peser davantage de contrôle… Pour les piéger le moment venu. Comme Rhadika Randy.

– Tu vas nous dire quelle est cette nouvelle fonction installée sur les boîtes de dialogue ? répéta Hank.

L’ingénieur leva les yeux, tout l’accablement du monde dans le regard :

– La localisation.

Le terme résonna comme un coup de tonnerre paralysant sur place Hank et les deux jeunes, figés, incapable de prononcer un mot. Au bout d’un temps qui leur parut infini, Nikku brisa enfin le silence :

– Je ne comprends pas.

– C’est pourtant simple, répliqua Olev.

Il expliqua en quelques phrases qu’une puce en apparence silencieuse et anodine, introduite au fond du petit engin plat, repérable à des centaines de kilomètres, mille peut-être, indiquait de façon aussi précise que possible, par le renvoi d’un signal, l’endroit où se trouvait le propriétaire de l’appareil. Nikku resta bouche bée, stupéfait de l’avancement des technologies de communication à distance.

– Comment ils captent ce signal ?

– Il suffit, à l’autre bout, d’être équipé d’un appareil de même génération. Je ne l’ai jamais vu fonctionner, mais je suppose que l’appareil de réception du signal est relié à un écran où figure une carte d’Al Jhamat. L’endroit où se trouve l’appareil émetteur apparaît alors clairement. Pire encore, il semble qu’on puisse le suivre sur son trajet…

– Cela veut dire, prononça Hank…

Un grand froid l’envahissait, aussi inéluctable que le piège tendu par Mara. Les explications de l’ingénieur signifiaient de façon certaine que si Rhadika Randy avait utilisé sa propre boîte de dialogue pour joindre le Grand Ordonnateur, cette Mara maudite pouvait localiser l’endroit où elle se trouvait : Khazneh. Olev Kazmir poursuivit, plongeant plus encore ses auditeurs dans l’effroi et l’anxiété :

– J’ignore quel est le degré de précision avec lequel on localise l’appareil, peut-être peut-on compter une marge d’erreur de quelques centaines de mètres. Mais guère plus.

Un soupçon gagnait Hank, corroborant ses préventions à l’égard de Rhadika Randy :

– Cette femme connaît-elle cette nouvelle fonctionnalité ? Aurait-elle utilisé à dessein son appareil pour communiquer avec le Grand Ordonnateur depuis Khazneh et ainsi révéler l’endroit où elle se trouve ?

– Impossible de l’affirmer, dit l’ingénieur. Moi je la pense sincère, toi tu penses ce que tu veux. Deux choses à faire en urgence : prévenir Barney que très probablement le Grand Ordonnateur et sa sorcière enverront des troupes sur Khazneh dans les prochains jours, voire dans les prochaines heures. Et détruire l’appareil de cette femme. Si on peut anéantir cette puce, ce que je ne parierais pas.

Olympe imaginait qu’au fond de lui, Hank, fondamentalement hostile à Rhadika Randy, laissant libre cours à ses soupçons, ferait tout pour persuader Barney que la Grande Inspiratrice cherchait dès le début l’occasion de le trahir de la façon la plus spectaculaire. Elle tenta une objection :

– Je croyais que l’entrée de Khazneh était perdue dans la montagne et impossible à trouver pour qui ne connaît pas la région. Qu’un défilé protège l’accès au site.

– Exact, dit Hank. Quand Barney a découvert le site, à l’écart de toutes les routes et de tous les bivouacs, il semblait abandonné, pire, ignoré, sans doute depuis des centaines d’années. Ignoré aussi bien par les Autorités que par les rares tribus d’Éleveurs qui s’engagent dans ces massifs perdus. Il a fallu toute l’intuition de Barney et toute son ingéniosité pour en faire son quartier général et son centre d’entraînement. Mais je fais confiance au Grand ordonnateur et à sa sorcière pour mobiliser suffisamment de troupes de Miliciens capables de repérer l’entrée du défilé…

Il marqua un temps d’arrêt :

– … et d’organiser l’attaque.

– Cette Mara, poursuivit l’ingénieur, s’assurera des mesures les plus précises dès lors que la localisation est activée.

Il réfléchit un instant et ajouta :

– Que fait-on des véhicules qui ne peuvent accéder au site ? Ils restent à l’extérieur, bien visibles, pour permettre de repérer l’entrée du défilé ?

– Non, dit Hank, on les dissimule dans une sorte de cavité rocheuse à quelques centaines de mètres de l’entrée.

Hank fit défiler des noms sur l’écran de son appareil et appuya sur celui de Barney. Mais aucune sonnerie ne sortit de la boîte de dialogue.

– Dire qu’il y a un quart d’heure on a pu se joindre sans problème, maugréa-t-il. C’est à cause de la pluie. Ces saletés d’appareil, cela marche toujours moins bien quand il pleut. Sauf les nouveaux modèles, je suppose.

Il refit une tentative, en vain.

– Olev, passe-moi le tien.

L’appareil d’Olev ne réagit pas davantage, pas plus que celui de Nikku, hérité de Manu. L’angoisse monta entre eux, palpable, dure. Les yeux perdus de Hank erraient sur chacun d’eux sans se fixer.

– Et si on n’arrive pas à le prévenir ? demanda Olympe d’une voix blanche. On fait quoi ? On y va ?

– Khazneh, rugit Hank, se trouve à mille kilomètres de State. Tu penses bien que les troupes du Grand Ordonnateur sont déjà en route. Je parie que celles qu’il a mobilisées arriveront du Nord, et pas de State, pour atteindre le site plus vite. Et puis, on n’est pas assez nombreux, ici, sur Metter-es-State. Quelques dizaines. De plus nos stocks d’armes sont cachés à State, pas ici. Tu crois qu’on va arrêter le mouvement de leurs troupes avec juste nos petits bras ?

– Mais ceux de State ? Ils pourraient nous rejoindre ?

– Et je les préviens comment, ceux de State ? Si je ne peux pas joindre Barney, je ne peux pas les joindre non plus. Tiens, regarde, j’essaie !

Il tapota son écran, plusieurs fois, sans que rien ne se passe.

– Tu vois ? Après, partir pour Khazneh suppose de trouver des véhicules. Tu crois que j’ai des dizaines de camions sous la main ? Tout juste quelques vieilles camionnettes poussives qui risquent de tomber en pièces détachées à la première route de montagne ! Parce que les mille kilomètres, imagine-toi, c’est pas de la belle route lisse ! Ce sont des pistes où on fait pas du cent à l’heure ! Et tu sais comme moi qu’il n’y a plus de trains depuis l’attaque. De toute façon, un train à grande vitesse State-Khazneh, ça n’existe pas.

– Alors on fait quoi ? insista Nikku.

– On réessaie encore et encore de joindre Barney, jusqu’au rétablissement de la ligne, jusqu’à ce que la pluie cesse. Jusqu’à ce que…

 

Le soir tombait. Une nuit parfaitement opaque s’annonçait, d’autant plus que les intempéries privaient le bidonville du peu d’électricité dont il disposait. À nouveau Hank passa un long moment à tenter de joindre Barney, à mille kilomètres d’eux, sans succès. Alors qu’ils partageaient un repas frugal de pain et de fromage, Olympe brisa le silence pesant :

– Hank, on ne peut pas rester ici sans rien faire alors que les troupes du Grand Ordonnateur s’apprêtent à attaquer Khazneh et mettre en danger Barney, tous les siens, et même nos amis ! Tao Li et Stefan, qui risquent tous les deux de ne pas réchapper de cette attaque. Nos amis, Hank !

Elle hésita à lui révéler le lien de parenté qui la rattachait à Barney.

– Tu crois que je n’ai pas d’amis, moi, à Khazneh ? Dans tous les cas, même pris par surprise, Barney se défendra, quitte à improviser la stratégie… Il a des armes, il a ses rajaniyas… Et il a l’arme trouvée sous la Pyramide.