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Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness) est un roman court de Joseph Conrad paru en 1899. Son œuvre est largement inspirée d'éléments autobiographiques expliquant ses choix narratifs.
Résumé
Alors qu'un équipage fait une halte dans l'estuaire de la Tamise pour attendre le courant de jusant, un narrateur relate le récit que Charles Marlow, un jeune officier de la marine marchande britannique, fait de sa remontée du cours d'un fleuve au cœur de l'Afrique noire des années auparavant. Embauché par une compagnie belge, il doit rétablir des liens commerciaux avec le directeur d'un comptoir situé au cœur de la jungle, Kurtz, très efficace collecteur d'ivoire, mais dont on est sans nouvelles depuis plusieurs mois. Le narrateur décrit l'expérience de Marlow comme un voyage au sein des aspects les plus ténébreux du monde.
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NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
NOTE DE L’AUTEUR
JEUNESSE
LE CŒUR DES TÉNÈBRES
I
II
III
JOSEPH CONRAD
JEUNESSE
suivi de
AU COEUR DES TÉNÈBRES
1902
Traduit par G. Jean-Aubry et André Ruyters – 1930
Raanan Editeur
Livre 842 | édition 1
Le volume dont nous donnons aujourd’hui la traduction parut en 1902 sous le titre : Youth : a narrative and two other stories (William Blackwood & Sons, Edinburgh-London). Ainsi que l’indique ce titre, ce volume comprend trois contes ; Youth, Heart of Darkness, The End of the Tether. Pour des raisons de librairie, on ne trouvera sous la couverture de cette édition française que les deux premiers de ces contes, le troisième devant former, par la suite, un volume à part.
Joseph Conrad écrivit Youth au cours du mois de mai et le termina le 3 juin 1898 : ce récit parut d’abord en septembre de cette même année dans le Blackwood’s Magazine.
Heart of Darkness, composé à la fin de 1898, fut publié pour la première fois, dans les numéros de mars et avril 1899 de cette même revue.
Youth (Jeunesse), ainsi que le montre le manuscrit, porta d’abord le titre de : A Voyage (Un Voyage). Ce n’est rien d’autre, en effet, – mais magnifié par la puissante vision et la profonde humanité de son auteur, – que le récit exact d’un voyage qu’en qualité de lieutenant Joseph Conrad fit à bord du trois-mâts barque Palestine qui dût être abandonné en mer le 14 mars 1883, dans les circonstances mêmes que le grand écrivain a relatées dans son récit.
Heart of Darkness (Le Cœur des Ténèbres) est né, lui aussi, du souvenir d’expériences personnelles, celles que Joseph Conrad connut au Congo Belge de juin à décembre 1890.
En 1917, l’écrivain ajouta, lors d’une nouvelle édition de ce volume (J.-M. Dent & Sons, London) une Note de l’Auteur dont nous donnons également ici la traduction, à l’exception toutefois de son dernier paragraphe, qui a trait au conte intitulé : The End of the Tether.
L’édition française que nous publions aujourd’hui n’est pas, à proprement parler le fruit d’une collaboration : la traduction du Cœur des Ténèbres est de M. André Ruyters : celle de Jeunesse est nôtre.
G. J.-A.
Les contes qui composent ce volume ne sauraient prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils appartiennent à la période qui suivit immédiatement la publication du Nègre du Narcisse et qui précéda la première conception de Nostromo, deux livres qui, me semble-t-il, tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est aussi l’époque où je collaborai au Blackwood’s Magazine, cette époque que domine Lord Jim et qui est associée dans mon souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable bienveillance de feu M. William Blackwood.
Jeunesse ne fut pas ma première contribution au Blackwood’s Magazine ; ce fut la seconde ; mais ce conte marque la première apparition dans le monde de cet homme appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au cours des années. Les origines de ce gentleman (personne autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me plais à le reconnaître.
On pourrait croire que je suis mieux que personne à même de jeter quelque lumière sur cette question : mais à la vérité cela ne me semble pas très facile. Il m’est agréable de penser que personne ne l’a accusé d’intentions frauduleuses ni ne l’a traité de charlatan : mais, à part cela, on a fait à son endroit toutes sortes de suppositions : on y a eu un habile paravent, un simple expédient, un prête-nom, un esprit familier, un daemon chuchotant. On m’a même soupçonné d’avoir longuement préparé un plan pour m’emparer de lui.
Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan. Marlow et moi nous nous sommes rencontrés, ainsi que se fontces relations de ville d’eaux qui parfois se transforment en amitiés véritables. Celle-ci a eu précisément cette fortune. En dépit du ton assuré de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun. Il hante mes heures de solitude, lorsque nous partageons en silence notre bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nous séparons à la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soit pas pour la dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un de nous se soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, y perdrait son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans en souffrir, car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pas le mot vanité au sens salomonesque. De toutes mes créatures il est bien assurément le seul qui n’ait jamais été un tracas pour mon esprit. Le plus discret et le plus compréhensif des hommes…
Avant même de paraître en volume, Jeunesse reçut un excellent accueil. Il me faut bien reconnaître enfin, – et c’est d’ailleurs un endroit qui convient parfaitement à cet aveu, – que j’ai été toute ma vie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté, – quoique adopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empire britannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné mon premier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par un secret penchant à la mégalomaniemais tout au contraire, comme un homme qui n’a pas grande illusion sur soi-même. J’obéis en cela à ces instincts de gloriole et d’humilité naturelles, qui sont inhérents à l’humanité tout entière. Car l’on ne saurait nier que les hommes s’enorgueillissent non pas de leurs propres mérites, mais bien plutôt de leur prodigieux bonheur : de ce qui, au cours de leurs vies, doit leur faire offrir actions de grâce et sacrifices sur les autels des divinités impénétrables.
Le Cœur des Ténèbres attira également l’attention dès le début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerne ses origines : nul n’ignore que la curiosité des hommes les pousse à aller fourrer leur nez dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont que faire) et à en revenir avec toutes sortes de dépouilles. Ce conte-ci, et un autre qui ne figure pas dans ce volume, sont tout le butin que je rapportai du centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais que faire. Plus ambitieux dans son dessein et d’un plus long développement, le Cœur des Ténèbres n’en est pas moins aussi fondamentalement authentique que Jeunesse. Il est visiblement écrit dans un tout autre esprit. Sans vouloir en caractériser précisément la nature, il n’est personne qui ne puisse voir que ce n’est assurément pas l’accent du regret ni celui du souvenir attendri.
Une remarque encore. Jeunesse est un produit de la mémoire. C’est le fruit de l’expérience même : mais cette expérience, dans ses faits, dans sa qualité intérieure et sa couleur extérieure, commence et s’achève en moi-même. Le Cœur des Ténèbres est également le résultat d’une expérience, mais c’est l’expérience légèrement poussée (très légèrement seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intention parfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus sensible à l’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là d’une sincérité de couleur. C’était comme un art entièrement différent. Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, une tonalité particulière, une vibration continue qui, je l’espérais du moins, persisterait dans l’air et demeurerait encore dans l’oreille, après que seraient frappés les derniers accords.
1917.
J. C.
À PAUL VALÉRY
À l’auteur du « Cimetière marin »,
cette traduction
en souvenir des heures de Londres
et de Bishopsbourne,
et de la très affectueuse admiration
de son ami,
G. J.-A.
JEUNESSE
Cela n’aurait pu arriver qu’en Angleterre, où les hommes et la mer se pénètrent, pour ainsi dire, – la mer entrant dans la vie de la plupart des hommes, et les hommes connaissant la mer, peu ou prou, par divertissement, par goût des voyages ou comme gagne-pain.
Nous étions accoudés autour d’une table d’acajou qui réfléchissait la bouteille, les verres et nos visages. Il y avait là un administrateur de sociétés, un comptable, un avocat d’affaires, Marlow et moi. L’administrateur avait passé par Conway, le comptable avait servi quatre ans à la mer, l’homme de loi, – conservateur endurci, fidèle de la Haute-Église, la crème des hommes et l’honneur incarné, – avait été second à bord de navires de la Compagnie Péninsulaire et Orientale au bon vieux temps où les courriers avaient encore le gréement carré sur deux mâts au moins et descendaient la mer de Chine devant une mousson fraîche avec des bonnettes hautes et basses. Nous avions tous débuté dans la vie par la marine marchande. Le lien puissant de la mer nous unissait tous les cinq et aussi cette camaraderie du métier, qu’aucun enthousiasme, si vif qu’il puisse être pour le yachting, les croisières ou autres choses de ce genre, ne peut faire naître, car tout cela ce n’est que le divertissement de la vie, tandis que l’autre, c’est la vie même.
Marlow (je crois du moins que c’est ainsi que s’écrivait son nom) nous faisait le récit, ou plutôt la chronique, d’un de ses voyages.
– Oui, j’ai bourlingué pas mal dans les mers d’Extrême-Orient : mais le souvenir le plus clair que j’en ai conservé, c’est celui de mon premier voyage. Il y a de ces voyages, vous le savez vous autres, qu’on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui peuvent servir de symbole à l’existence. On se démène, on trime, on sue sang et eau, on se tue presque, on se tue même vraiment parfois à essayer d’accomplir quelque chose, – et on n’y parvient pas. Ce n’est pas de votre faute. On ne peut tout simplement rien faire, rien de grand ni de petit, – rien au monde, – pas même épouser une vieille fille, ni conduire à son port de destination une malheureuse cargaison de six cents tonnes de charbon.
« Ce fut à vrai dire une affaire mémorable. C’était mon premier voyage en Extrême-Orient, et mon premier voyage comme lieutenant : c’était aussi le premier commandement de mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Il avait bel et bien soixante ans : c’était un petit homme au dos large, un peu courbé, avec des épaules rondes et une jambe plus arquée que l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’on voit fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figure en casse-noisettes, – menton et nez essayant de se rejoindre devant une bouche rentrée, – s’encadrait de flocons de poils gris de fer qui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière d’ouate, saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux visage deux yeux bleus étrangement semblables à ceux d’un jeune garçon, avec cette expression candide que certains hommes très ordinaires conservent jusqu’à la fin de leurs jours, à la faveur intime et rare d’un cœur simple et d’une âme droite. Ce qui put l’engager à me prendre comme lieutenant reste pour moi un mystère. J’avais débarqué d’un de ces fameux clippers qui faisaient les voyages d’Australie et à bord duquel j’étais troisième officier, et il semblait avoir des préventions contre cette classe de voiliers, comme trop aristocratiques et distingués.
– « Vous savez, me dit-il, sur ce navire vous aurez du travail.
« Je lui répondis que j’en avais eu sur tous les navires à bord desquels j’avais été.
– « Oui, mais celui-ci est différent, et vous autres messieurs qui venez de ces grands navires !… Enfin ! je crois que vous ferez l’affaire. Embarquez demain.
« J’embarquai le lendemain. Il y a de cela vingt-deux ans : et j’avais tout juste vingt ans. Comme le temps passe ! Ce fut l’un des jours les plus heureux de ma vie. Imaginez-vous ! Lieutenant pour la première fois ! Officier réellement responsable ! Je n’aurais pas donné mon nouveau poste pour tout l’or du monde. Le second m’examina attentivement. Il était vieux, lui aussi, mais d’une autre allure. Il avait un nez romain, une longue barbe d’une blancheur de neige, et se nommait Mahon, mais il tenait à ce qu’on prononçât Mann. Il était de bonne famille : mais il n’avait pas eu de chance, et il n’avait jamais pu avancer.
« Pour ce qui est du capitaine, il avait servi des années à bord de caboteurs, puis dans la Méditerranée, et enfin sur la ligne des Antilles. Il n’avait jamais doublé les caps. C’est tout juste s’il savait écrire et il n’y tenait guère. Bien entendu, très bons marins l’un et l’autre, et entre ces deux vieux-là je me faisais l’effet d’un petit garçon entre ses deux grands-pères.
« Le navire aussi était vieux. Il s’appelait Judée. Drôle de nom, hein ? Il appartenait à un certain Wilmer, Wilcox, – quelque chose dans ce genre-là : mais voilà vingt ans que l’homme a fait faillite et est mort, et son nom importe peu. La Judée était restée désarmée dans le bassin Shadwel pendant je ne sais combien de temps. Vous pouvez vous imaginer dans quel état elle était. Ce n’était que rouille, poussière, crasse, – suie dans la mâture et saleté sur le pont. Pour moi, c’était comme si je sortais d’un palais pour entrer dans une chaumière en ruines. Elle jaugeait à peu près quatre cents tonnes, avait un guindeau primitif, des loquets de bois aux portes, pas le moindre morceau de cuivre, et son arrière était large et carré. On pouvait distinguer, au-dessous de son nom écrit en grandes lettres, un tas de fioritures dédorées et une espèce d’écusson qui surmontait la devise : « Marche ou meurs ». Je me rappelle que cela me plut énormément. Il y avait là quelque chose de romanesque qui me fit tout de suite aimer cette vieille baille, – quelque chose qui séduisit ma jeunesse.
« Nous quittâmes Londres sur lest, – lest de sable, – pour aller prendre du charbon dans un port du nord, à destination de Bangkok. Bangkok ! J’en tressaillais d’aise ! Il y avait six ans que j’étais à la mer, mais je n’avais vu que Melbourne et Sydney, des endroits très bien, des endroits charmants dans leur genre, – mais Bangkok !
« Nous mîmes à la voile pour sortir de la Tamise avec un pilote de la mer du Nord à bord. Il se nommait Jermyn et il traînait toute la journée aux abords de la cuisine pour faire sécher son mouchoir devant le fourneau. Apparemment il ne fermait jamais l’œil. C’était un homme triste, qui ne cessait d’avoir la goutte au nez, et qui avait eu des ennuis, ou en avait, ou allait en avoir : il ne pouvait être heureux à moins que quelque chose n’allât mal. Il se défiait de ma jeunesse, de mon jugement et de mon sens de la manœuvre, et il se fit un devoir de me le témoigner de cent façons. J’avoue qu’il avait raison. Il me semble que je n’en savais pas lourd alors, je n’en sais pas beaucoup plus aujourd’hui : mais je n’ai cessé jusqu’à ce jour de détester ce Jermyn.
« Il nous fallut une semaine pour gagner la rade de Yarmoutb, et là nous attrapâmes un coup de tabac, – la fameuse tempête d’octobre d’il y a vingt-deux ans. – Vent, éclairs, neige fondue, neige et mer démontée, tout y était. Nous naviguions à lège et vous pourrez imaginer à quel point c’était vilain quand je vous aurai dit que nous avions nos pavois démolis et notre pont inondé. Le second soir le lest ripa dans la joue avant et à ce moment nous avions été dépalés dans les parages de Dogger Bank. Il n’y avait rien d’autre à faire que de descendre avec des pelles et d’essayer de redresser le navire, et nous voilà dans cette vaste cale, sinistre comme une caverne, des chandelles tremblotantes collées aux barrots, tandis que la tempête hurlait là-haut, et que le navire dansait comme un fou avec de la bande. Nous étions tous, là, Jermyn, le capitaine, tous, pouvant à peine nous tenir sur nos jambes, occupés à cette besogne de fossoyeurs, et essayant de refouler au vent des pelletées de ce sable mouillé. À chaque plongeon du navire, on voyait vaguement dans la pénombre dégringoler des hommes qui brandissaient des pelles. Un de nos mousses (nous en avions deux), impressionné par l’étrangeté de la scène, pleurait comme si son cœur allait se rompre. On l’entendait renifler quelque part dans l’ombre.
« Le troisième jour la tempête cessa, et un remorqueur du nord qui se trouvait par là nous ramassa au passage. Il nous avait fallu seize jours en tout pour aller de Londres à la Tyne. Quand nous fûmes au dock, nous avions perdu notre tour de chargement et on nous déhâla jusqu’à un rang où nous restâmes un mois. Mrs Beard (le capitaine s’appelait Beard) vint de Colchester pour voir son mari. Elle s’installa à bord. L’équipage temporaire avait débarqué, et il ne restait que les officiers, un mousse et le steward, un mulâtre qui répondait au nom d’Abraham. Mrs Beard était une vieille femme à la figure toute ridée et hâlée comme une pomme d’hiver, et qui avait une tournure de jeune fille. Elle me surprit un jour en train de recoudre un bouton et insista pour réparer toutes mes chemises. Ce n’était guère le genre des femmes de capitaines que j’avais connues à bord des clippers. Quand je lui eus apporté les chemises, elle me dit : « Eh bien, et les chaussettes ? Elles ont besoin d’un raccommodage, j’en suis sûre ; les effets de John, – le capitaine Beard, – sont tous en état maintenant. J’aimerais avoir quelque chose à faire. » Brave vieille ! Elle passa en revue mes effets, et pendant ce temps-là je lus pour la première fois Sartor Resartus et la Chevauchée vers Khiva de Burnaby. Je ne compris guère alors le premier de ces livres, mais je me rappelle qu’à cette époque-là, je préférai le soldat au philosophe : préférence que la vie n’a fait que confirmer. L’un était un homme, et l’autre était davantage, – ou moins. L’un et l’autre sont morts, et Mrs Beard est morte, et la jeunesse, la force, le génie, les pensées, les exploits, les cœurs simples, – tout meurt… Enfin !
On, finit par nous charger. Nous embarquâmes un équipage. Huit matelots et deux mousses. Un soir nous nous déhâlames sur les bouées près du sas, prêts à sortir, et avec bon espoir d’appareiller le lendemain. Mrs Beard devait repartir chez elle par le dernier train. Une fois le navire amarré, nous descendîmes prendre le thé, et nous demeurâmes assez silencieux durant tout ce temps, Mahon, le vieux couple et moi. J’eus fini le premier et m’esquivai pour aller fumer une cigarette, ma cabine se trouvant dans un rouf tout contre la dunette. C’était l’heure du plein, le vent avait fraîchi, il bruinait : les deux portes du sas étaient ouvertes, et les charbonniers allaient et venaient dans l’obscurité, avec leurs feux très clairs, au milieu d’un grand bruit d’hélices battant l’eau, d’un ferraillement de treuils, et de voix qui hélaient au bout des jetées. J’observais la procession des feux de pointe qui glissaient en haut et celle des feux verts qui glissaient plus bas dans la nuit, lorsque tout à coup j’aperçus un éclat rouge qui disparut, revint et resta. L’avant d’un vapeur surgit tout proche. Par la claire-voie de la cabine, je criai : « Montez, vite ! » puis j’entendis une voix effrayée qui disait au loin dans l’ombre : « Stoppez, capitaine. – » La sonnerie d’un timbre résonna. Une autre voix cria pour avertir : « Nous allons rentrer dans ce voilier. » Un rude « Ça va ! » y répondit et fut suivi d’un violent craquement, au moment où le vapeur vint, de sa joue avant, taper de biais dans notre gréement. Il y eut un moment de confusion, de vociférations, un bruit de gens qui couraient. La vapeur siffla. Puis on entendit quelqu’un qui disait : « Paré, capitaine. » « Vous n’avez rien ? » demanda la voix bourrue. J’avais couru devant pour voir l’avarie et je leur criai : « Je crois que non ! » « En arrière doucement », dit la voix bourrue. Un timbre retentit. « Quel est ce vapeur ? » hurla Mahon. À ce moment il n’était plus pour nous qu’une ombre massive, manœuvrant à quelque distance. On nous cria un nom, un nom de femme, Miranda, ou Melissa, ou quelque chose de ce genre. « Ça va nous faire encore un mois dans ce sale trou ! » me dit Mahon, comme nous examinions avec des fanaux les pavois éclatés et les bras coupés. « Mais où est donc le capitaine ? »
« Nous ne l’avions tout ce temps-là ni vu ni entendu. Nous allâmes voir derrière. Une voix dolente s’éleva du milieu du bassin ; « Ohé ! Judée ! » Comment diable se trouvait-il là ? Nous criâmes : « Oui ! » – « Je suis à la dérive dans notre canot, sans avirons, » nous cria-t-il. Un batelier attardé nous offrit ses services et Mahon s’entendit avec lui moyennant une demi-couronne pour remorquer notre capitaine au long du bord. Mais ce fut Mrs Beard qui monta la première notre échelle. Il y avait près d’une heure qu’ils étaient là à flotter dans le bassin sous une froide petite pluie fine. Je n’ai jamais de ma vie été aussi surpris.
« Il paraît que lorsqu’il m’avait entendu crier : « Montez, vite », il avait aussitôt compris ce qui se passait, il avait empoigné sa femme, grimpé sur le pont qu’il avait traversé en courant, pour dégringoler dans le canot amarré à l’échelle. Pas si mal pour un homme de soixante ans. Imaginez un peu ce vieux, sauvant héroïquement sa femme dans ses bras, – la femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc et s’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la bosse fila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu de toute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il avait l’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué :
– « Je suppose que cela ne fait rien si je manque le train maintenant.
– « Non, Jenny, descends te réchauffer, – grommela-t-il. Puis s’adressant à nous :
– « Un marin ne devrait pas s’embarrasser de sa femme. Voyez-vous ça, je n’étais pas à bord ! Bon, y a pas trop de mal cette fois. Allons voir ce que cet idiot de vapeur nous a démoli. »
« Ce n’était pas grand’chose, mais cela nous retint tout de même trois semaines. Au bout de ce temps, le capitaine étant occupé avec ses agents, je portai le sac de voyage deMrs Beard jusqu’à la gare et l’installai confortablement dans un compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitre pour me dire :
– « Vous êtes un brave jeune homme. Si vous voyez John, – le capitaine Beard, – sans son foulard la nuit, rappelez-lui de ma part de bien s’emmitoufler.
– « Certainement, Mrs. Beard, – lui dis-je.
– « Vous êtes un brave jeune homme. J’ai remarqué combien vous étiez attentionné pour John, le capitaine… »
« Le train démarra brusquement. Je saluai la vieille dame. Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi la bouteille.
Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nous partîmes ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avions quitté Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout au plus.
« C’était en janvier et le temps était magnifique, – ce beau temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charme que le beau temps d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif, et qu’on sait qu’il ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps. C’est comme une aubaine, une bonne fortune, une chance inespérée.