Contes de la Becasse - GUY DE MAUPASSANT - E-Book

Contes de la Becasse E-Book

Guy de Maupassant

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Les contes de la Bécasse est un recueil composé des 17 nouvelles écrites par Guy de Maupassant de 1882 à 1883 : La Bécasse (1882) Ce cochon de Morin (1882) La Folle (1882) Pierrot (1882) Menuet (1882) La Peur (1882) Farce normande (1882) Les Sabots (1883) La Rempailleuse (1882) En mer (1883) ...

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Contes de la Becasse

Pages de titreLA BÉCASSECE COCHON DE MORINLA FOLLEPIERROTMENUETLA PEURFARCE NORMANDELES SABOTSLA REMPAILLEUSEEN MERUN NORMANDLE TESTAMENTAUX CHAMPSUN COQ CHANTAUN FILSSAINT-ANTOINEL’AVENTURE DE WALTER SCHNAFFSPage de copyright

1

Contes de la Becasse

Guy de Maupassant

2

LA BÉCASSE

Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi

des chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une

paralysie des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus

que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son

grand perron.

Le reste du temps il lisait.

C’était un homme de commerce aimable chez qui était resté

beaucoup de l’esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les

petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son

entourage. Dès qu’un ami entrait chez lui, il demandait :

— Eh bien, quoi de nouveau ?

Et il savait interroger à la façon d’un juge d’instruction.

Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large

fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les

fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché

dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des

intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et

demeurât en éveil.

Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand

il s’était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait

d’aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait

alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en

suffoquant de gaieté :

— Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ?

Et Joseph répondait invariablement :

— Oh ! monsieur le baron ne les manque pas.

3

À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l’ancien

temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les

comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait

de chacun le récit fidèle de sa journée.

Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.

C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où se

complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient

fait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que le petit

vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se

tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un

nouvel orateur prononçait :

— J’entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me

part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’en vois tomber une pluie, une

vraie pluie. Il y en avait sept !

Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.

Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le

« conte de la Bécasse ».

Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même

cérémonie recommençait à chaque dîner.

Comme ils adoraient l’incomparable oiseau, on en mangeait tous

les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat

toutes les têtes.

Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur

une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses

en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une

chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait,

dans l’anxiété de l’attente.

Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une

épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en

équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et

plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en

manière de tourniquet.

Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :

— Une, — deux, — trois.

Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.

Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long bec pointu

4

devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses

voisins.

Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La

graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’élu du hasard croquait le

crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations

de plaisir.

Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.

Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l’ordre du

baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.

Voici quelques-uns de ces récits :

5

CE COCHON DE MORIN

A M. Oudinot.

6

I

« Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces

quatre mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n’ai-je jamais

entendu parler de Morin sans qu’on le traitât de « cochon » ?

Labarbe, aujourd’hui député, me regarda avec des yeux de chat-

huant. « Comment, tu ne sais pas l’histoire de Morin, et tu es de la

Rochelle ? »

J’avouai que je ne savais pas l’histoire de Morin. Alors Labarbe se

frotta les mains et commença son récit.

« Tu as connu Morin, n’est-ce pas, et tu te rappelles son grand

magasin de mercerie sur le quai de la Rochelle ?

— « Oui, parfaitement.

— « Eh bien, sache qu’en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze

jours à Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de

renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un

commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu

dans le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de

femmes, une continuelle excitation d’esprit. On devient fou. On ne

voit plus que danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes

rondes, épaules grasses, tout cela presque à portée de la main, sans

qu’on ose ou qu’on puisse y toucher. C’est à peine si on goûte, une

fois ou deux, à quelques mets inférieurs. Et l’on s’en va, le cœur

encore tout secoué, l’âme émoustillée, avec une espèce de

démangeaison de baisers qui vous chatouillent les lèvres.

Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la

Rochelle par l’express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de

regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer

7

d’Orléans, quand il s’arrêta net devant une jeune femme qui

embrassait une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin,

ravi, murmura : « Bigre, la belle personne ! »

Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle

d’attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin la

suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit

toujours.

Il y avait peu de voyageurs pour l’express. La locomotive siffla ;

le train partit. Ils étaient seuls.

Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt

ans ; elle était blonde, grande, d’allure hardie. Elle roula autour de

ses jambes une couverture de voyage, et s’étendit sur les banquettes

pour dormir.

Morin se demandait : « Qui est-ce ? » Et mille suppositions, mille

projets lui traversaient l’esprit. Il se disait : « On raconte tant

d’aventures de chemin de fer. C’en est une peut-être qui se présente

pour moi. Qui sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me

suffirait peut-être d’être audacieux. N’est-ce pas Danton qui disait :

« De l’audace, de l’audace, et toujours de l’audace. » Si ce n’est pas

Danton, c’est Mirabeau.

Enfin, qu’importe. Oui, mais je manque d’audace, voilà le hic.

Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes ! Je parie qu’on

passe tous les jours, sans s’en douter, à côté d’occasions magnifiques.

Il lui suffirait d’un geste pourtant pour m’indiquer qu’elle ne

demande pas mieux… »

Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au

triomphe. Il imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits

services qu’il lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par

une déclaration qui finissait par… par ce que tu penses.

Mais ce qui lui manquait toujours, c’était le début, le prétexte. Et

il attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l’esprit sens

dessus dessous.

La nuit cependant s’écoulait et la belle enfant dormait toujours,

tandis que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil

lança son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de

l’horizon, sur le doux visage de la dormeuse.

8

Elle s’éveilla, s’assit, regarda la campagne, regarda Morin et

sourit. Elle sourit en femme heureuse, d’un air engageant et gai.

Morin tressaillit. Pas de doute, c’était pour lui ce sourire-là, c’était

bien une invitation discrète, le signal rêvé qu’il attendait. Il voulait

dire, ce sourire : « Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard,

d’être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.

« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ?

Et vous demeurez comme ça toute une nuit en tête à tête avec une

jolie femme sans rien oser, grand sot. »

Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à

rire ; et il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un

compliment, quelque chose à dire enfin, n’importe quoi. Mais il ne

trouvait rien, rien. Alors, saisi d’une audace de poltron, il pensa :

« Tant pis, je risque tout » ; et brusquement, sans crier « gare », il

s’avança, les mains tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à

pleins bras, il l’embrassa.

D’un bond elle fut debout criant : « Au secours », hurlant

d’épouvante. Et elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle

de peur, essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé

qu’elle allait se précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en

bégayant : « Madame… oh ! … madame. »

Le train ralentit sa marche, s’arrêta. Deux employés se

précipitèrent aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba

dans leurs bras en balbutiant : « Cet homme a voulu… a voulu…

me… me… » Et elle s’évanouit.

On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.

Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa

déclaration. L’autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner

son domicile que le soir, sous le coup d’une poursuite judiciaire pour

outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.

9

II

J’étais alors rédacteur en chef du Fanal des Charentes ; et je

voyais Morin, chaque soir, au Café du commerce.

Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant

que faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n’es qu’un cochon.

On ne se conduit pas comme ça. »

Il pleurait ; sa femme l’avait battu ; et il voyait son commerce

ruiné, son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le

saluant plus. Il finit par me faire pitié, et j’appelai mon collaborateur

Rivet, un petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses

avis.

Il m’engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis.

Je renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.

J’appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle

Henriette Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets

d’institutrice et qui, n’ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances

chez son oncle et sa tante, braves petits bourgeois de Mauzé.

Ce qui rendait grave la situation de Morin, c’est que l’oncle avait

porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l’affaire

si cette plainte était retirée. Voilà ce qu’il fallait obtenir.

Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade

d’émotion et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et

barbue, le maltraitait sans repos. Elle m’introduisit dans la chambre

en me criant par la figure : « Vous venez voir ce cochon de Morin ?

Tenez, le voilà, le coco ! »

Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J’exposai

la situation ; et il me supplia d’aller trouver la famille. La mission

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était délicate ; cependant je l’acceptai. Le pauvre diable ne cessait de

répéter : « Je t’assure que je ne l’ai pas même embrassée, non, pas

même. Je te le jure ! »

Je répondis : « C’est égal, tu n’es qu’un cochon. » Et je pris mille

francs qu’il m’abandonna pour les employer comme je le jugerais

convenable.

Mais comme je ne tenais pas à m’aventurer seul dans la maison

des parents, je priai Rivet de m’accompagner. Il y consentit, à la

condition qu’on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain

dans l’après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.

Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d’une jolie

maison de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C’était

elle assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commence à

comprendre Morin. »

L’oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du Fanal, un

fervent coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous

félicita, nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d’avoir

chez lui les deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans

l’oreille : « Je crois que nous pourrons arranger l’affaire de ce cochon

de Morin. »

La nièce s’était éloignée ; et j’abordai la question délicate.

J’agitai le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation

inévitable que subirait la jeune personne après le bruit d’une pareille

affaire ; car on ne croirait jamais à un simple baiser.

Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider

sans sa femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il

poussa un cri de triomphe : « Tenez, j’ai une idée excellente. Je vous

tiens, je vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et,

quand ma femme sera revenue, j’espère que nous nous entendrons. »

Rivet résistait ; mais le désir de tirer d’affaire ce cochon de Morin

le décida ; et nous acceptâmes l’invitation.

L’oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une

promenade dans sa propriété en proclamant : « À ce soir les affaires

sérieuses. »

Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai

bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était

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vraiment charmante, charmante !

Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son

aventure pour tâcher de m’en faire une alliée.

Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle

m’écoutait de l’air d’une personne qui s’amuse beaucoup.

Je lui disais : « Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que

vous aurez.

Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les regards

malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter publiquement

cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, n’auriez-vous pas

mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce polisson sans

appeler les employés ; et de changer simplement de voiture. »

Elle se mit à rire. « C’est vrai ce que vous dites ! mais que voulez-

vous ? J’ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après

avoir compris la situation, j’ai bien regretté mes cris ; mais il était

trop tard. Songez aussi que cet imbécile s’est jeté sur moi comme un

furieux, sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais

même pas ce qu’il me voulait. »

Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me

disais : « Mais c’est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce

cochon de Morin se soit trompé.

Je repris, en badinant : « Voyons Mademoiselle, avouez qu’il était

excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d’une aussi

belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime

de l’embrasser. »

Elle rit plus fort, toutes les dents au vent : « Entre le désir et

l’action, monsieur, il y a place pour le respect. »

La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai

brusquement : « Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi,

maintenant ; qu’est-ce que vous feriez ? »

Elle s’arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit,

tranquillement : « Oh, vous, ce n’est pas la même chose. »

Je le savais bien, parbleu, que ce n’était pas la même chose,

puisqu’on m’appelait dans toute la province « le beau Labarbe ».

J’avais trente ans, alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ? »

Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce que vous

12

n’êtes pas aussi bête que lui. » Puis elle ajouta, en me regardant en

dessous : « Ni aussi laid. »

Avant qu’elle eût pu faire un mouvement pour m’éviter, je lui

avais planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop

tard. Puis elle dit : « Eh bien vous n’êtes pas gêné non plus, vous.

Mais ne recommencez pas ce jeu-là. »

Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh ! mademoiselle,

quant à moi, si j’ai un désir au cœur, c’est de passer devant un

tribunal pour la même cause que Morin. »

Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? » Je la regardai au fond

des yeux sérieusement. « Parce que vous êtes une des plus belles

créatures qui soient ; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre,

une gloire, que d’avoir voulu vous violenter. Parce qu’on dirait après

vous avoir vue : « Tiens, Labarbe n’a pas volé ce qui lui arrive, mais

il a de la chance tout de même. »

Elle se remit à rire de tout son cœur.

« Êtes-vous drôle ? » Elle n’avait pas fini le mot « drôle » que je

la tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je

trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la

bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait

toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.

À la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes un grossier,

monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté. »

Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon, pardon,

mademoiselle. Je vous ai blessée ; j’ai été brutal ! Ne m’en voulez

pas. Si vous saviez ? … » Je cherchais vainement une excuse.

Elle prononça, au bout d’un moment : « Je n’ai rien à savoir,

monsieur. »

Mais j’avais trouvé ; je m’écriai : « Mademoiselle, voici un an que

je vous aime ! »

Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : « Oui,

mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque

bien de lui. Peu m’importe qu’il aille en prison et devant les

tribunaux. Je vous ai vue ici l’an passé, vous étiez là-bas, devant la

grille. J’ai reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne

m’a plus quitté. Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m’importe. Je

13

vous ai trouvée adorable ; votre souvenir me possédait ; j’ai voulu

vous revoir ; j’ai saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici.

Les circonstances m’ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je

vous en supplie, pardonnez-moi. »

Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de

nouveau ; et elle murmura : « Blagueur. »

Je levai la main, et, d’un ton sincère (je crois même que j’étais

sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas. »

Elle dit simplement : « Allons donc. »

Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l’oncle ayant disparu dans

les allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue,

douce, en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela

comme une chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu’elle en

devait croire.

Je finissais par me sentir troublé ; par penser ce que je disais ;

j’étais pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la taille.

Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l’oreille.

Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.

Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement

sa taille d’une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne

remuait plus du tout ; j’effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à

coup mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un

long, long baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n’avais

entendu « hum, hum » à quelques pas derrière moi.

Elle s’enfuit à travers un massif. Je me retournai et j’aperçus Rivet

qui me rejoignait.

Il se campa au milieu du chemin ; et sans rire : « Eh bien ! c’est

comme ça que tu arranges l’affaire de ce cochon de Morin. »

Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu’on peut, mon cher. Et

l’oncle ? Qu’en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce. »

Rivet déclara : « J’ai été moins heureux avec l’oncle. »

Et je lui pris le bras pour rentrer.

14

III

Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J’étais à côté d’elle et

ma main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied

pressait son pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.

On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans

l’âme toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais

serrée contre moi, l’embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres

aux siennes. Devant nous, l’oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres

les suivaient gravement sur le sable des chemins.

On rentra. Et bientôt l’employé du télégraphe apporta une dépêche

de la tante annonçant qu’elle ne reviendrait que le lendemain matin, à

sept heures, par le premier train.

L’oncle, dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à

ces messieurs. » On serra la main du bonhomme et on monta. Elle

nous conduisit d’abord dans l’appartement de Rivet, et il me souffla

dans l’oreille : « Pas de danger qu’elle nous ait menés chez toi

d’abord. » Puis elle me guida vers mon lit. Dès qu’elle fut seule avec

moi, je la saisis de nouveau dans mes bras, tâchant d’affoler sa raison

et de culbuter sa résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de

défaillir, elle s’enfuit.

Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très

penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle

maladresse j’avais pu commettre, quand on heurta doucement ma

porte.

Je demandai : « Qui est là ? »