Incertitudes - Jean-Marc Richard - E-Book

Incertitudes E-Book

Jean-Marc Richard

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Beschreibung

Dans une ancienne ferme béarnaise en travaux de seconde rénovation, un artisan découvre une liasse de vieux documents, imprimés ou manuscrits, entre deux cloisons. Péniblement lisibles, ils intriguent la sœur de l’entrepreneur, professeur au collège local, qui s’engage à les reconstituer au mieux. Quand le résultat accroît la curiosité de la « traductrice », il renforce l’incrédulité de leur nouveau propriétaire et pour cause : ils touchent de très près notre monde alors qu’ils semblent plongés dans le temps.
La plongée ambivalente et permanente entre un quotidien rural et les vertiges de l’univers permettra au lecteur de faire un exercice passionnant, celui de suivre une vie bipartite dans un temps double.
La tragique actualité que nous connaissons en ce début de siècle rend tous ces questionnements moins virtuels. Est-ce donc un roman de science-fiction ou celle-ci n’est-elle qu’un prétexte ? Ce sera à vous d’en décider…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Marc Richard délaisse, depuis quelques années, les romans pour les livres concernant les faits de société, l’économie mondiale et la géopolitique. C’est là que se trouve la raison principale qui l’a conduit à l’écriture de cet ouvrage. Rendre attrayant ce qui pourrait être ennuyeux est le but qu’il poursuit, et ce jusqu’aux dernières lignes.

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Jean-Marc Richard

Incertitudes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Marc Richard

ISBN : 979-10-377-8503-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À Élisabeth

Le contraire de la connaissance, ce n’est pas l’ignorance, ce sont les certitudes.

Rachid Benzine

Vieux papiers

Le siège de l’entreprise Hourcabie se trouvait dans le petit bourg de Sérignacq au fond d’une impasse dénommée officiellement « de l’ancienne école », mais qui conservait pour tous un nom qui franchissait les générations : l’impasse de Pisse-chèvre. Nul ne savait plus d’où venait cette appellation.

À l’extrémité de ce cul-de-sac, le porche franchi, on se trouvait dans une assez vaste cour séparant deux bâtiments bien distincts : sur la gauche, une belle bâtisse béarnaise avec des murs aux galets apparents et un toit d’ardoises. Elle faisait face à une sorte d’ancien hangar visiblement transformé en entrepôt moderne avec, dans un angle un espace fermé et vitré qui servait de bureau au maître des lieux : Roland Hourcabie.

À gauche l’habitation, à droite le labeur.

Depuis trois générations, l’entreprise dominait le marché des petites constructions et des réparations diverses dans l’immobilier du canton.

Louis Hourcabie, le père, venait de prendre sa retraite et, de manière naturelle, sans que cela ne fasse débat, c’est le fils aîné qui avait pris la direction de l’entreprise. Cela était d’autant plus attendu que Roland, dès son bac technologique obtenu, avait intégré un Brevet de Technicien Supérieur dans un Lycée de la Creuse spécialisé dans les métiers du bâtiment. Il y entreprit une formation de conducteur de travaux.

Sa sœur Christine, professeur de lettres, venait d’obtenir un poste au collège de Sérignacq après un exil de quatre ans en plein cœur de l’Auvergne. Elle disait que cet endroit recelait une vraie magie aux belles saisons, mais qu’elle déprimait lorsque les températures chutaient et que le ciel roulait ses gros nuages d’un sombre identique aux pierres des bâtisses.

Quant au cadet, Jean-Luc, il poursuivait des études de droit à Bordeaux, en espérant réussir le concours de commissaire de police.

Chacun avait trouvé sa place et nul ne s’en plaignait.

Voilà déjà trois années que Louis avait pris sa retraite et Roland mit cette période à profit pour réorganiser à sa convenance la petite entreprise : il avait décidé d’en faire un outil polyvalent en intégrant tous les corps de métiers nécessaires à la construction de petites unités. Du charpentier-couvreur au carreleur, en passant par le menuisier et le plombier ou l’électricien, l’entreprise menait à elle seule l’ensemble d’un chantier.

Roland voyait là un avantage décisif : une parfaite coordination entre les corps de métiers, sans querelles de délais et de relais, et un esprit « maison », tout cela permettant des travaux plus rapides mais bien faits, chose appréciable pour ceux qui payaient.

Cependant, pour faire accepter cela à des artisans qui pouvaient très bien gagner leur vie en étant indépendants, il avait dû les intéresser aux bénéfices.

Finalement, débarrassés des problèmes commerciaux et de gestion, les quatorze employés avaient trouvé la formule à leur convenance.

Ce jour de mars 2020, vers 18 heures, Gérard Gomez, dit Gégé, le chauffagiste de la maison, franchit la porte du bureau. Le masque que lui imposait la pandémie en cours le gênait, il dégagea son nez.

Roland Hourcabie remit le sien en place en levant la tête :

— Ça va, Gérard ? Où vous en êtes à Sagest, avec les Garennes ?

La petite commune de Sagest, à quatre kilomètres de là, regroupait une trentaine de foyers, dont l’ancienne ferme des Maréchal dénommée les Garennes.

— Ça avance. Mais regarde ce que j’ai trouvé en perçant la cloison pour installer la pompe à chaleur.

L’artisan sortit de son sac à dos qu’il tenait à bout de bras, une quantité de feuilles manuscrites ou imprimées, chiffonnées. Il devait bien y en avoir plusieurs centaines.

— Qu’est-ce que c’est ? Où as-tu trouvé cela ?

— Entre la double cloison et le mur, on a dû le mettre en passant par la grille d’aération. Qu’est-ce que j’en fais ?

— Voyons un peu.

Roland prit la liasse froissée et entreprit de parcourir rapidement les documents. Une partie d’entre eux, dans une langue qui ressemblait vaguement à de l’anglais mêlé de termes d’origines diverses, semblait sortir d’une imprimante. Cela constituait à peu près le tiers des feuillets.

Le reste était manuscrit dans un français contemporain, d’une écriture peu assurée et des fautes de vocabulaire ou de grammaire qui pouvaient laisser penser à une rédaction de jeunesse.

Pourtant, d’après l’exploration rapide que put faire Roland, le style semblait assez mûr, avec même quelques images et réflexions dénotant parfois une certaine élévation d’esprit.

— Merci Gégé, je vais garder ça pour en savoir plus, c’est assez bizarre.

— Ça, c’est sûr Roland, même s’il n’y a rien à en tirer, c’est quand même intéressant à creuser parce que l’endroit où on l’a mis ce n’est pas pour rien ! Et puis c’est un peu tordu ce mélange-là !

— T’inquiète, Gégé, je vais voir cela de plus près.

Roland alluma la lampe du bureau car la lumière déclinait dans l’atelier.

— Tu peux y aller, merci, nous verrons tout cela plus tard.

Gérard remit son sac à dos en place.

— Salut Roland, à demain !

Lors de sa lecture rapide, Roland, intrigué et incertain lui-même, s’était retenu de faire remarquer à son compagnon ces dates étonnantes que l’on pouvait trouver dans les deux textes : 2454, 1975, 2462, 1982… et bien d’autres incohérences.

Tout cela se trouvait dans tous les documents en chiffres arabes, signe que le texte imprimé était bien de ce monde.

Roland s’appliquait à défroisser ces documents du plat de la main quand sa femme Geneviève, après avoir traversé la cour, ouvrit la porte du bureau :

— Dis donc Roland, tu comptes dormir là ?

Il jeta un œil sur l’horloge que son père avait placée juste derrière le bureau.

Il était déjà dix-neuf heures trente.

Il ne pensait pas que cette petite affaire pouvait finalement lui encombrer autant l’esprit.

Il décida alors d’en parler à sa sœur dès le lendemain.

Il savait que son épouse ne s’intéressait guère à ce genre de choses. Il put le constater de nouveau lorsqu’il évoqua, pendant le repas, la découverte de Gégé.

Christine et les documents

Christine Hourcabie avait repris son nom de jeune fille après un mariage malheureux et sans doute trop précoce avec l’un de ses camarades étudiants. Elle avait vite découvert le manque de maturité de cet éphémère conjoint.

Le mariage n’avait tenu que trois ans, mais la séparation avait été plus rapide. Fêtard invétéré, l’époux n’avait pas voulu suivre sa femme dans les profondeurs de l’Auvergne. Il prétexta vouloir entamer une thèse pour rester à Bordeaux.

Il n’y eut pas de thèse et le divorce par consentement mutuel suivit.

Roland et Christine, bien que frère et sœur, étaient assez dissemblables. Autant Christine, cheveux châtains et silhouette élancée, paraissait fragile et distinguée, autant son frère, tignasse noire et stature ramassée, représentait la solidité du paysan béarnais.

Lui tenait du père, elle de la mère.

Depuis son retour au pays, la jeune femme s’était établie dans une petite maison qui bordait la route filant vers le Nord du bourg, c’est-à-dire vers les Landes. Elle n’avait pas voulu disposer longtemps de son ancienne chambre dans la maison familiale, même s’il lui fallut supporter un emprunt pour acquérir ce logement.

Elle pensait bien entendu, qu’en qualité de femme mariée, puis divorcée, le retour chez les parents n’avait aucun sens. Elle y séjourna juste le temps de trouver son nouveau domicile.

Dès le lendemain de la visite de Gérard Gomez, Roland passa chez sa sœur et lui remit la liasse de papier en relatant les conditions de la découverte. Il fit un bref passage, un chantier l’attendait.

— Jette un coup d’œil là-dessus et dis-moi ce que tu en penses, avait-il simplement dit.

Christine ne s’offusqua pas de cette manière abrupte de parler, sans aucune formule de politesse, elle connaissait son frère et son côté d’ours mal léché au cœur tendre.

Le samedi qui suivit, elle lui téléphona :

— C’est intrigant ces documents, Roland. Il faudrait approfondir la chose. Nous pourrions en parler après le repas familial demain dans l’après-midi. J’apporterai les papiers.

Ce dimanche après-midi donc, sur la vaste table de cette salle à manger où planait encore une odeur de garbure, Christine étala les documents en trois piles distinctes :

— Voici la pile des textes dans ce charabia pseudo-anglais, à côté les premiers textes rédigés dans un mauvais français que l’on voit s’améliorer progressivement et enfin, les textes dans un français assez correct.

— Conclusion ?

La concision abrupte de Roland agaça tout de même sa sœur.

— Comment ça « conclusion » ? Tu pourrais t’exprimer un peu plus longuement !

Roland sentit la colère contenue de sa sœur et entreprit d’adoucir les choses. Dans le salon voisin, le reste de la famille regardait la télévision et il fallait éviter les éclats de voix inutiles.

— Excuse-moi sœurette, mais la semaine a été dure, j’ai eu plusieurs contrariétés.

Sans lui poser de question sur ces « contrariétés », Christine reprit :

— Il apparaît assez clairement qu’il s’agit de la même personne, dont la langue d’origine est celle que nous ne connaissons pas. Par la suite, cette personne s’est mise progressivement au français. Il semble que les premiers textes en français soient la traduction des textes initialement imprimés. Nous pourrions ainsi connaître davantage cette langue et la traduire. Ce serait un peu comme la pierre de Rosette pour Champollion.

Visiblement, cela ne disait rien à Roland ; Christine poursuivit :

— Ce qui me laisse tout de même perplexe, c’est cette suite de dates qui n’a aucun sens : passé, présent et avenir semblent se mélanger sans raison.

— Que pouvons-nous faire ?

— Tout d’abord, tenter de voir quels étaient les anciens propriétaires de cette maison. Tu m’as dit que l’on avait trouvé ces documents entre une double cloison et le mur principal. Le principe de ces doubles cloisons est assez récent et c’est sans doute l’habitant qui a fait poser ces cloisons qui a caché là les documents. Avec un peu de chance, c’est notre grand-père qui a réalisé les travaux. Tu pourrais fouiller dans les archives de l’entreprise.

De mon côté, je vais tenter de remettre l’ensemble des documents en bon français. Cela aidera sûrement à percer le mystère.

— Mais c’est un gros boulot !

Christine apprécia la compassion.

— Oui, mais je prendrai le temps qu’il faudra, ne t’inquiète pas, cela m’intéresse. Je pense que j’aurai terminé à la fin de l’été.

Jusqu’à la fin août, nul ne reparla de l’affaire. Roland avait bien retrouvé quelques documents sur les travaux effectués par son grand-père aux Garennes, mais c’étaient juste des croquis et des bons de commande ou des factures de fournisseurs. C’était dans les années soixante et début soixante-dix ; aucune trace du propriétaire. Les archives administratives n’étant pas conservées au-delà de trente ans et la plupart des voisins d’alors étant décédés ou partis, les recherches s’arrêtèrent là.

C’est juste avant la rentrée des classes que Christine posa sur le bureau de son frère une liasse de feuilles imprimées et sommairement reliées.

— Voilà, j’ai tout mis en forme, mais en améliorant souvent le style pour rendre cela plus agréable à lire. Lis cela Roland, tu vas être sidéré.

En cette fin de semaine qui s’annonçait pluvieuse, Roland décida de commencer à lire le travail de sa sœur.

 

 

 

 

 

 

Texte de Christine remis à Roland en septembre 2020

 

 

 

Sagest, Bearn, novembre 1980

 

Norma vient de repousser la porte. Calme et tendre soirée. Je crois que mon esprit est au bord de la sérénité. La pente douce de la pelouse s’enfonce dans un violet changeant. Il paraît que les derniers rayons du soleil font toujours cela.

Et puis qu’importe…

La vieille odeur de bois ciré calme mes souvenirs, apaise mes angoisses, repose mes peines. Les petits carreaux de la fenêtre à la française quadrillent l’horizon, cassant le rond des collines et l’échine des arbres. Le vent pousse par instants les plus légères des branches et construit un lent ballet d’ondulations vives derrière les angles droits du bois mort.

Et je remue bêtement mon esprit, comme si le temps n’avait pas repu mes capacités d’inquiétude et mes enthousiasmes défunts.

Des années de si douce fin de jour, des journées infinies de si tendre bonheur, hachées du rappel que l’on suit du regard…

… Jusqu’au moment où le réel du passé vient briser le rêve du présent.

Alors, il est temps, se dit-on.

Mais il n’y a plus rien à dire : il me faut désormais reprendre toutes mes notes, les mettre en ordre, les compléter, et en réécrire une partie dans cette langue qui devient progressivement la mienne.

 

 

Heliopolis, Afrique Du Nord, septembre 2450

 

Nous avons fêté mes vingt-six ans. Mère, Samuel, Eliostre et Argalia m’ont tenu compagnie tout au long du jour.

Entre la terrasse et le grand salon, face aux jardins calmes comme au cœur des écrans muets, nous avons beaucoup parlé.

Eliostre racontait. Nous l’avons écouté, tendus vers lui, guettant les silences où nous placerions les questions qui nous inondaient l’esprit.

Comme toujours, sa voix était modulée à l’excès : les étonnements viraient à l’aigu tandis que les affirmations plongeaient vers le grave. Comment fait-il pour dominer ainsi le débit, l’intonation et le volume de ses sons ?

C’est pour nous une véritable musique. Notre usage permanent du parler standard des écrans n’est pas très musical et gomme les traces d’émotions.

 

Il n’a jamais dit si ces légendes venaient d’ailleurs ou de lui-même. Il parle d’un temps, demain ou jadis, d’un temps sans perfection, d’un temps de nulle part. Un moment où tous les humains parleraient comme lui, avec de la musique au bout de la langue, où les unités d’habitation seraient flanquées les unes contre les autres, où le ciel pourrait s’obscurcir d’un coup, avec de grands bruits et de fugaces lumières. Époque stupéfiante où l’humain tue l’humain et invente sans cesse de quoi le sauver.

Il nous parle de ce qu’il nomme « les animaux », des masses de vie autonomes et mobiles, bien plus grandes que nos insectes d’aujourd’hui, rampants, sautillants, ou volants. Certains auraient même pu manifester quelque affection pour l’humain et, parfois, lui ressembler même.

Il prétend prudemment que nous aurions là nos ancêtres.

Inutile de dire que là, nous ne pouvions suivre cette hypothèse hasardeuse.

Il est étonnant de voir cette grande pièce seulement animée de ces mots qui montent et descendent.

L’ordinaire illumination cadencée des écrans nous est plus familière. Les voix posées, calmes et douces qui nous parviennent des canaux du Super Centre sont plus tendres à notre esprit, d’une telle tendresse et d’une telle neutralité qu’elles glissent sans susciter le plaisir ou l’amertume. C’est peut-être le rugueux et le haché que nous cherchons dans les propos de notre ami.

L’histoire qu’il nous raconte est toujours un peu la même et paraît si étrange que, à l’image de jeunes enfants, nous réclamons toujours ce conte, qui nous a un jour plu.

Je suis peut-être le plus fasciné par le récit. Je force mon esprit à imaginer réel le monde un peu absurde qu’il nous raconte.

Avec un talent malicieux, il entretient le mystère : un geste large et solennel, une moue un peu ahurie, sont ses réponses lorsque l’un de nous, moins envoûté que les autres, risque une question sur l’authenticité de cet univers.

Ces mots, j’ai envie d’y croire, de vivre ainsi ce rêve d’Eliostre, afin qu’il devienne peut-être le mien. En de telles démesures, l’individu me semble capable de tout, la raison et l’ivresse, devenant, chacune leur tour, les maîtres d’un ballet qui vous ferait danser.

Dans ce monde, le rythme des choses et les passions des hommes semblent à tel point désordonnés que l’être humain paraît à la fois victime et vainqueur de sa propre solitude.

C’est un peu le rêve d’un monde dont le dérèglement accroît le sel de la vie.

Je pouvais voir sur le visage de chacun, l’intérêt grandissant. Cependant, Samuel et Argalia se tenaient la main et se souriaient, donnaient l’impression, par de légers sourires d’adopter la contenance d’une commisération amusée. Mais peu à peu, j’ai vu s’allumer leurs regards et s’entrelacer plus fortement leurs doigts.

Mère, ainsi que moi, suivait la montée des intérêts.

Depuis longtemps déjà, elle connaît les mondes d’Eliostre. Je commence à comprendre sa fascination : on navigue dans un autre monde.

Mais pourquoi a-t-elle choisi ce jour anniversaire pour la déconnexion totale avec le Super centre ? C’est un peu gaspiller cette seule journée d’isolation à laquelle nous pouvons prétendre chaque année.

Il faut dire qu’avec Eliostre au milieu de nous, il est plus facile de supporter cette annuelle révision des circuits.

Nous entrons ainsi dans un rêve éveillé, une magie proche, et caressons une forme de délire.

Il y a deux ou trois ans, ces journées verbales me laissaient la tête enflammée et je m’endormais sans aide, plein d’images incohérentes devant mes yeux clos.

Pourtant, une fois l’anniversaire passé, je m’en voulais de ces enthousiasmes sans raison. C’était encore l’âge où l’on refuse l’irrationnel pour se persuader de sa place dans le monde des adultes.

Les doutes de l’homme n’avaient pas encore entamé les certitudes de l’adolescence.

Aujourd’hui, pour la première fois, j’éprouve un sentiment différent, l’enthousiasme est plus mesuré, mais je le sens plus durable. Ce rien de folie et d’absurde qui caresse ma vie, il me vient l’envie de le garder et de l’entretenir. J’ai peut-être besoin d’une vapeur d’étrange et d’irrationnel afin de mieux goûter le déséquilibre du défilement des jours.

 

Tout le monde est parti maintenant. Mère accompagne Eliostre. Ils s’aiment peut-être. Je ne sais.

La brise un peu fraîche du soir a fait glisser les fermetures. La terrasse me paraît plus lointaine, la nature brusquement étrangère.

Dans quelques minutes, les connexions seront rétablies et je pourrais, sur le canal 273, retrouver Joss qui poursuit sa marche dans les galeries centrales de Titan.

Dans trois mois, je partirai. Le premier janvier prochain commence ma période communautaire. J’ai choisi sans hasard une zone de Vénus, simplement parce que quelques mots, accompagnés d’un regard plus doux que d’autres, me l’ont suggéré.

Je suis moi-même étonné de n’avoir pas demandé Titan pour y suivre Joss. C’est la première fois que notre séparation est volontaire. Je suis coupable puisque je sors de l’âge où l’amitié domine l’amourette. Les rires et les moues de Barbara ont eu raison de mon inclination première.

Certes, si une vie intelligente était connue ou découverte quelque part à notre portée, je n’aurais pas hésité un instant, Joss et Barbara n’auraient pu me retenir ou m’attirer un instant : il est trop déprimant pour un ethnologue et sociologue passionné de n’avoir de sujet d’étude rabâché que sur l’écran flottant au centre de sa chambre. Rien d’étonnant donc à ce que nous ne soyons que quelques dizaines à choisir pour nos études ce cul-de-sac culturel.

L’Homme d’Héliopolis est strictement identique au colon de Saturne. S’étudier soi-même ou espionner son voisin le plus proche, c’est connaître l’univers mental et les coutumes de l’humanité.

Il me faudrait construire des mondes imaginaires. Les mots d’Eliostre contentent un peu cette aspiration secrète, mais il me faut apprendre à dissimuler cet enthousiasme qui m’ôterait, aux yeux de beaucoup, toute vertu scientifique.

J’ai donc choisi ces montagnes rouges de Vénus où Barbara considère que la période communautaire trouve sa pleine justification.

Rien d’étonnant pour la géologue, affligeant pour l’ethno-sociologue.

Les quelques touffes végétales que tolère le minéral dévorant ne sont même pas là pour nourrir quelque vie animale. Elles semblent une erreur de la nature vénusienne, une injure à la parfaite cristallisation des roches.

Il me faudra donc traîner ce lourd scaphandre et suivre Barbara qui, toujours en avant de quelques mètres, ne comprendra pas la mine accablée de Ronald devant ce festin lapidaire.

Et nos doigts ne pourront se deviner qu’au travers de ces fausses mains, nos regards ne se croiser que par le truchement de binoculaires tous azimuts.

Nous ferons l’amour avec la technique sur un lit de pierres.

J’appréhende et j’attends ce premier morceau de vie avec Barbara. Choisir l’épopée routinière d’une sphère satellisée autour d’une planète invivable est peut-être un lieu possible pour se découvrir ensemble, même si cela ne correspond pas vraiment aux vœux amoureux d’Héliopolis. Mais j’aime trop l’agrément de l’insolite pour me dérober.

Le confort monotone de la sphère ôtera bien sûr un peu d’aventure à l’insolite, mais cela ne nous empêchera pas, l’un et l’autre, de nous voir et de nous mesurer hors du quotidien, l’une au cœur de sa passion, l’autre en quête d’une réponse à la sienne.

 

Décembre 1975