Jardin bleu - Zannie Voisin - E-Book

Jardin bleu E-Book

Zannie Voisin

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Beschreibung

Nicolas Martel découvre l’existence d’un fils qu’il n’a jamais connu et qui s’avère introuvable. Son enquête pour éclaircir le mystère de cette disparition le conduit du Kenya à Madagascar où il est confronté à une vaste organisation criminelle. Avec l’aide de Karelle, journaliste, qui fut, elle-même, victime des bourreaux qu’il pourchasse désormais, il se lance dans une aventure folle afin de faire éclater la vérité et réparer les erreurs du passé. Seulement, plusieurs obstacles se dressent sur son chemin…

À PROPOS DE L'AUTRICE

Vice-présidente de l’association des écrivains de Bretagne depuis une décennie, Zannie Voisin compte à son actif trois ouvrages publiés notamment "Gillia, passé composé futur simple", paru en 2009, "Maximila et les chevals de cœur", paru en 2010 aux éditions Edilivre et "Le guerrier des Alpujarras" paru en 2023 chez Le Lys Bleu Éditions.

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Zannie Voisin

Jardin bleu

Roman

© Lys Bleu Éditions – Zannie Voisin

ISBN : 979-10-422-1814-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Tu es le maître de tes pensées, tu es le capitaine de ton destin.

Nelson Mandela

Même la plus noire des nuits se termine, et le soleil se lève.

(Proverbe inconnu)

À Dylan, Louis et Martin,

mes petits-fils

À Nathan et Elena,

mes arrière-petits-enfants

1

— Merde, merde et merde ! Saloperie de bécane ! cria Karelle, en lançant un coup de pied furieux dans sa bicyclette couchée à terre.
— Toutes ces insultes pour un pauvre vélo, c’est peut-être beaucoup, non ?

Elle se retourna vivement s’attendant à voir un de ses mecs qui traînaient sans rien faire de leurs journées. L’homme qui venait de parler affichait un petit sourire moqueur. Il portait un jean bleu et une chemisette jaune pâle. Il était très brun, avait la peau hâlée, et cela lui allait bien. Elle-même était vêtue d’un polo blanc de tennis et d’un short suffisamment court pour laisser voir ses jambes musclées et très légèrement hâlées.

— Je ne vous ai rien demandé ! Non, mais, de quoi je me mêle…
— Ce que j’en disais…
— Fermez-la et ce sera bien mieux comme ça !
— Je peux peut-être vous aider ? dit-il en se baissant pour relever le vélo.
— Je vous interdis de toucher à ma bécane ! lança-t-elle sèchement.

Elle la releva elle-même et l’appuya contre un arbre qui bordait le chemin de terre. L’homme hocha la tête d’un air entendu, avec toujours le même sourire moqueur sur les lèvres.

— Comme il vous plaira. Je vous souhaite une bonne journée. Oh, j’allais oublier de vous dire que vous avez de très jolies jambes, ajouta-t-il, tout en enjambant un petit muret de pierres sèches pour entrer dans un terrain qui bordait le chemin.
— Eh ! Vous ne pouvez pas entrer là ! C’est une propriété privée ! cria-t-elle.
— Je vous remercie de ce renseignement.

Toujours souriant, il continua de marcher dans l’herbe sans plus s’occuper d’elle.

— Vous devez être sourd ? Je vous ai dit que c’était une propriété privée…

En essayant de garder son sérieux, il se retourna et lui lança :

— J’aviserai le propriétaire que j’ai traversé son champ, et je vous promets que je ne détériorerai rien. Je vous remercie de prendre soin de son bien. Bonne journée.

Il se retourna et continua sa promenade. Furibonde, elle resta plantée sur le chemin et le regarda.

— Mais ma parole, il se moque de moi ! Eh vous là-bas ! Vous vous foutez de moi ? lui cria-t-elle.
— Bonne journée, Karie… cria-t-il sans se retourner.

KARIE ! Elle avait bien entendu KARIE. Plus personne ne l’appelait comme ça !

— Mon prénom, c’est KARELLE, hurla-t-elle.

Il leva un bras pour lui faire comprendre qu’il l’avait bien entendu et continua de marcher.

Karelle, un peu estomaquée que cet homme, qu’elle ne connaissait pas, l’appelle par son surnom depuis longtemps oublié, restait debout à le regarder traverser le terrain en friche. Elle connaissait le propriétaire de ce terrain. Un vieux monsieur qu’elle avait connu quand elle était toute petite et qu’elle n’avait pas vu depuis fort longtemps. Mais ce n’était pas une raison pour qu’un parfait inconnu viole sa propriété ! Elle était sûre de ne pas le connaître, pourtant il l’avait appelée Karie ! Qui pouvait lui avoir dit qu’on l’appelait comme ça quand elle était enfant ? Qui était cet homme ? Elle n’aimait pas que ses questions restent sans réponses.

En ronchonnant, elle sortit son téléphone portable de la poche de son short et appela son frère Antonin pour qu’il vienne la chercher. Il exploitait une ferme ostréicole tout près de Locmariaquer et il lui annonça qu’il arrivait. Elle sentait l’air iodé qui arrivait jusqu’à elle, et, un peu plus calme, elle s’assit dans l’herbe sur le bord du fossé. Elle ne quittait pas des yeux l’étranger qui s’éloignait vers le fond du champ, soudain, il franchit un buisson et disparut à sa vue. Cet homme connaissait son surnom que plus personne n’utilisait, c’était tout de même un peu fort ! pensa-t-elle, encore indignée.

En réfléchissant, elle avait une impression, très fugitive, de déjà-vu. Elle avait une bonne mémoire et n’oubliait pas un visage. Pourtant… Il avait un petit quelque chose… Un… Elle ne savait quoi, qui lui rappelait quelqu’un. C’est ça ! Il lui fit tout à coup penser à l’acteur Hugh Jackman qu’elle venait juste de voir dans un film au cinéma. Mais Hugh Jackman était Australien. Il serait très étonnant de le croiser sur le littoral breton, aussi beau soit-il ! Elle n’eut pas le temps de penser à autre chose que son frère arrivait avec sa camionnette.

— Alors, Mademoiselle Poison, tu as cassé mon vélo, ou c’est juste une histoire de chaîne déraillée ?
— Tonin ! Je ne veux pas que tu m’appelles comme ça ! Si c’était la chaîne, j’aurais été capable de la remettre moi-même. Tu me prends pour qui ?
— Tu es devenue une fille de la ville ! Oh, oh, c’est plus grave que ça…
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il faut vraiment que tu casses tout ! dit-il en constatant que la soudure qui retenait le cadre à la fourche avait lâché.
— Parce que tu penses que j’ai cassé exprès ton vieux clou, peut-être ?
— Exprès… non ! Mais tu avoueras que tout ce que tu touches, tu le brises.
— Je n’y peux rien si ton vieux vélo date de Mathusalem !
— Peut-être pas de cette époque, quand même… voulut se défendre Antonin, tout en sachant qu’il n’aurait pas le dernier mot. C’était toujours comme ça avec elle.

Il attrapa le vélo et le déposa sur le plateau arrière de son véhicule sur des sacs en plastique servant à la culture des huîtres.

— Je te ramène ?
— Évidemment, je ne vais pas me coltiner dix kilomètres à pied.
— Tu exagères toujours ! Il n’y en a pas plus de quatre.
— C’est ce que je disais. Dis-moi, est-ce qu’il y a des gens qui continuent encore de m’appeler Karie dans ce bled ? demanda-t-elle en s’installant sur le siège passager.

Surpris, Antonin la regarda tout en tournant sa clé de contact.

— Karie ? Tu avais six ans quand la famille a arrêté de t’appeler comme ça. Parce que mademoiselle l’avait exigée pour son entrée au CP.
— À mon entrée en CP, tu étais dans tes couches…
— Couches ou pas on en a parlé longtemps dans la famille. Tu avais déjà ton foutu caractère…
— Tu n’exagères pas un peu là ? demanda-t-elle en lui lançant un regard sévère.
— Si peu, Karie…
— Ne m’appelle pas comme ça, s’écria-t-elle.
— Tu vois ! Je n’invente rien. C’est pourtant joli Karie !
— Je ne le supporte pas !
— Tu n’as pas tellement changé.
— Et toi, tu seras toujours le petit garçon de sa maman ! lui lança-t-elle, en toute mauvaise foi, car leur mère n’avait jamais fait de différence entre ses enfants. En plus, elle sent la marée ta camionnette, ajouta-t-elle vivement pour changer de conversation.
— Tu aimerais mieux qu’elle sente la bouse de vache ? Je te rappelle, sœurette chérie, que je suis ostréiculteur et pas un promeneur professionnel comme « les grands ».

Il faisait allusion à leurs grands frères. Elle haussa les épaules et ne répondit pas. Elle repensait à l’inconnu et cela la chiffonnait qu’il l’ait appelée Karie.

— Ne m’appelle pas sœurette, non plus ! Il y a des touristes en ce moment dans le village ?
— Non, ce n’est pas encore tout à fait la saison. Ils préfèrent louer là où il y a de grandes plages. Ici, il y a trop de rochers pour eux. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Pour rien, comme ça, éluda-t-elle en se rongeant un ongle.

Ils roulèrent quelques minutes en silence, puis Karelle demanda :

— Tu sais si le vieux Martel vit toujours ?
— Le vieux Martel ? Tu dates ma fille ! Il est mort et enterré depuis un bon moment.
— Et pourquoi je n’ai pas été prévenue ? s’étonna-t-elle.
— Et pourquoi tu aurais été prévenue ? Tu ne fais pas partie de la famille !
— Non… Tu as raison.

Elle refoula ses souvenirs, car ils arrivaient devant la maison.

2

Karelle Duhamel, jolie rousse aux yeux verts, pouvait passer facilement pour une Irlandaise. Mais elle était bretonne et fière de l’être. Elle était sûre que dans son sang coulait un peu de l’Océan Atlantique parce que c’était sa mer, à elle ! Sa famille paternelle était de Port Louis, et la famille de sa mère vivait dans un très joli village breton des environs de Locmariaquer. Quand ses parents s’étaient mariés, ils s’étaient installés dans ce même village avant de partir habiter à Port-Louis. Karelle portait bien ses trente-cinq ans. Sa peau laiteuse, criblée de taches de rousseur – elle les appelait « pigasses » – lui interdisait les bains de soleil trop prolongés, sinon elle devenait rouge comme une écrevisse. Elle était la troisième d’une fratrie de cinq enfants, deux filles et trois garçons. Les aînés, c’étaient les jumeaux, Florian et Fabrice, que la famille appelait « les jujus » ou les grands. Ils étaient tous les deux scientifiques, et étudiaient l’écologie et la bactériologie des Océans. De tous les océans et de toutes les mers du globe. Le plus souvent, ils naviguaient sur un navire qui faisait des recherches dans l’Arctique, et partaient pour des missions qui duraient au moins huit mois. Comme il était assez difficile de les localiser, la famille avait l’habitude de répondre qu’ils étaient aux îles « Mouckmouck ». Ce qui voulait dire nulle part et ailleurs, mais surtout très loin. Célibataires tous les deux, ils donnaient de leurs nouvelles par radio tous les mois, ou plus tôt s’il y avait une urgence. L’autre fille s’appelait Mathilde, mais on la surnommait Mathy. Elle avait deux ans de moins que Karelle et Antonin, le petit dernier, cinq ans de moins. C’était une habitude de leur mère de donner des surnoms à ses enfants, ce que n’avait jamais aimé Karelle, la rebelle de la famille.

Karelle, toujours célibataire, et pourtant grande consommatrice de la gent masculine, ne supportait pas qu’une histoire amoureuse dure plus de six mois, grand maximum. Elle racontait à ses bonnes copines qui s’en étonnaient, que si ça ne tenait pas plus longtemps c’était parce qu’elle trouvait ses amoureux plates1 au bout de quelques mois. Elle les trouvait très bien, au tout début, puis elle en avait vite assez. Elle aimait le flirt et les attentions amoureuses qui vont avec, puis passait rapidement à une autre victime, car il n’était pas exagéré de les considérer comme telles. Capricieuse de nature, elle aimait les hommes qui satisfaisaient ses moindres désirs, et puis elles les rejetaient cruellement sans aucun état d’âme, parce que justement ils satisfaisaient ses moindres caprices. Pour se sentir moins coupable, elle disait qu’ils avaient un caractère de « guenille » expression bien à elle. Si le prétendant montrait un caractère plus affirmé, elle le gardait un peu plus longtemps, mais dès qu’il lui tenait tête parce qu’elle avait tort, elle le quittait en espérant qu’il ferait tout pour la retenir et la supplier de rester avec lui – tout en sachant bien qu’elle ne renouerait pas les liens qu’elle avait volontairement coupés. Dans tous les cas, c’était voué à l’échec. Le caractère dominateur qui la caractérisait en était la cause. Mais jamais, au grand jamais, elle ne l’admettrait. Elle cherchait un homme, un vrai, un qui la comprendrait, disait-elle. Un qui la surprendrait, la ferait rire, la bousculerait de temps en temps. Un type comme justement le beau Hugh Jackman – elle adorait ce type d’homme – qu’elle avait vu dans le film « Australia » avec la belle Nicole Kidman, ou dans « Opération Espadon » avec la non moins belle Halle Berry. Elle avait ressenti des frissons quand ces acteurs s’embrassaient même si elles savaient que c’étaient des baisers de cinéma. Elle aurait donné cher pour être à la place des vedettes féminines à ce moment-là. Signe que sa libido fonctionnait normalement, malgré ce que lui balançait malicieusement sa sœur Mathy. À laquelle elle avait répondu, tout aussi malicieusement, qu’il serait judicieux qu’elle retrouve la sienne qu’elle avait perdue en même temps que son salopard de mari. « Mais, avait-elle rapidement ajouté pour ne pas faire de peine à sa sœur, un coup de pied dans une poubelle des beaux quartiers, et tu trouveras plus d’une dizaine de mecs riches, beaux, avec de bonnes manières qui seront à tes pieds, jolie comme tu es ».

Des hommes au fort caractère, qui savaient parler aux femmes et qui ne s’en laissaient pas conter, c’était un homme comme ça qu’elle voulait pour elle ! Il faudrait qu’il lui explique pourquoi elle, elle devrait l’aimer – comme si on pouvait se poser cette question –. Si, eux déjà l’aimaient, cela lui suffisait. Pour elle, l’amour à sens unique était normal. Elle ne voulait pas d’enfant non plus. Elle n’avait pas le temps de mettre sa carrière entre parenthèses pour un môme qui passerait son temps à chialer, qui l’empêcherait de dormir et de sortir, elle qui aimait faire la fête avec ses copines, à qui il faudrait donner à manger presque toutes les heures, sinon plus, pour ensuite passer son temps à changer des couches souillées. Non, merci, ce n’était pas pour elle !

Petite fille, elle était toujours derrière ses deux grands frères turbulents et n’avait jamais cédé devant l’un ou l’autre. Véritable garçon manqué depuis toujours, elle aimait la bagarre autant qu’eux. Ils n’avaient jamais cédé pour elle, ce qui avait aguerri son caractère déjà fort impétueux. Quand Antonin avait grandi, il s’était vivement mêlé à la bande même si les grands auraient préféré qu’il soit ailleurs, de temps en temps. Mathilde, très petite fille précieuse, n’aimait pas les jeux violents de ses frères et de sa sœur. Elle ne comprenait pas que Karelle, qu’elle admirait en secret, passe plus de temps avec eux qu’avec elle.

Karelle était journaliste et habitait à Paris. Si, au début de sa carrière, elle était restée souvent au bureau pour répondre au « courrier du cœur » de son magazine féminin, elle s’était rapidement libérée de ces cœurs en berne. Elle avait grimpé les échelons un à un, grâce au rédacteur en chef dont elle avait été la petite amie, disaient les mauvaises langues. Mais « c’est le propre des mauvaises langues de ne dire que des conneries, tout le monde sait ça ! disait-elle ». Officieusement, il en pinçait secrètement pour elle parce qu’elle savait ce qu’elle voulait et ne lâchait pas facilement le morceau et que ses reportages et photos étaient très bons. Officiellement, il n’y avait entre eux qu’un flirt verbal. D’autant que le monsieur était marié et père de famille, que Karelle connaissait son épouse, et qu’elles étaient très bonnes copines. L’épouse était au courant de ce flirt anodin et avait souvent assisté à cette passe de mots entre eux, mais elle savait aussi qu’elle ne risquait rien. C’était leur boulot de jouer avec les mots. Karelle ne « consommait » que des hommes libres.

Elle écrivait aussi des reportages pour d’autres magazines. Elle avait remarqué que les articles de ses copains journalistes étaient plus facilement acceptés que les siens, même s’ils étaient moins bons. Elle avait vite compris qu’elle vivait dans un monde sexiste. « Une femme peut faire exactement les mêmes choses que les hommes, disait-elle encore, et je le prouverai ». Elle prit l’habitude de signer de la première lettre de son prénom et de son nom en entier et il était difficile de deviner que derrière le K majuscule se cachait une femme. Elle avait un réel savoir-faire pour dénicher de bons sujets qui étaient appréciés des lecteurs. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était l’insolite, ce qui étonnait, ce qui faisait se poser des questions.

Elle aurait aimé partir dans les pays en guerre, mais le magazine qui lui assurait un salaire régulier n’envoyait personne dans les pays où existaient des conflits. Elle faisait des reportages photo en free-lance et ne désespérait pas de trouver un jour un sujet digne du « prix Pulitzer ». Le fait qu’elle soit française et que ce prix soit américain ne la gênait pas plus que ça. Elle voulait faire LE reportage. Celui que tous les médias lui envieraient, lui jalouseraient. Elle était toujours à l’affût du moindre sujet, et n’hésitait pas à se trouver quelquefois dans des situations burlesques autant que dangereuses. Elle était ingérable dès qu’elle était sur une piste et ne donnait plus de nouvelles pendant plusieurs jours. Mais ses articles étaient tellement bons qu’ils faisaient passer la pilule auprès de ses supérieurs et de son rédacteur en chef préféré. Quand son magazine ne voulait pas de ses articles, elle les vendait ailleurs aux plus offrants.

Elle était en vacances chez Antonin qui travaillait avec les parents de son épouse, ostréiculteurs de père en fils. Ils habitaient dans une jolie petite commune, près de Locmariaquer, pas loin du village où elle avait été élevée pendant sa petite enfance. Assez superstitieuse, elle gardait en permanence autour du cou une petite ancre de marine en or à laquelle il manquait une pointe. Elle était ornée d’un petit saphir, serti juste sous l’anneau et au milieu de la petite barre horizontale. La petite pierre bleue était écornée, mais cela n’enlevait rien à la beauté du petit bijou. Quand on lui faisait remarquer que l’ancre était abîmée, elle répondait que cela n’avait pas d’importance, que c’était cette imperfection qui lui portait bonheur. Le petit bijou lui avait été donné par son amoureux de maternelle. Il l’avait trouvée dans le sable pendant qu’ils bâtissaient un château fort tous les deux. Elle l’avait gardée longtemps dans une petite boîte. Quand elle était devenue adolescente, elle avait acheté une chaîne pour le petit pendentif qu’elle portait autour du cou et qu’elle ne quittait jamais. Quand elle était indécise, et sans s’en rendre vraiment compte, elle portait sa main à son cou pour toucher le bijou, et il lui semblait que la magie opérait.

3

L’homme qui avait proposé son aide à Karelle s’appelait Nicolas Martel. Quelques jours plus tôt, il avait signé les papiers de la succession de son grand-père paternel dont il était le seul héritier. À la mort de sa femme, le grand-père avait été placé dans une maison de retraite où il lui avait survécu quelques années. Il était décédé depuis plus d’un an et demi et la succession était enfin terminée. Nicolas envisageait de vendre les terrains, mais de garder la maison située sur le bord de la côte rocheuse. Le point de vue sur la mer était imprenable et il y avait tous ses souvenirs d’enfance heureuse dans cette maison. Il envisageait de faire faire quelques travaux intérieurs pour la moderniser un peu et pour avoir plus de commodités. Il aimait y venir seul, de temps en temps, mais aussi avec sa mère et ses deux filles, Thaïs et Séléna. Elles avaient deux ans d’écart et se ressemblaient beaucoup. Il aurait aimé avoir un fils, mais il se contentait de ses princesses qui lui apportaient beaucoup de bonheur. Ses fréquentes absences, à cause de son métier à la brigade des stupéfiants, lui avaient coûté son mariage. Il était resté en bon terme avec Gloria, son ex-épouse, qui, compréhensive, le laissait voir ses filles autant de fois qu’il le pouvait. Son métier d’officier de police judiciaire spécialisé dans la lutte contre les trafics de drogues – les Stups – lui permettait de travailler en étroite collaboration avec la Brigade de Recherche et d’Intervention (BRI ou brigade antigang). Son travail très prenant l’empêchait de profiter de ses filles autant qu’il l’aurait voulu, mais, dès qu’il le pouvait, il allait les voir. Il surveillait de près les devoirs de l’école, il était très souvent présent aux rencontres parents-professeurs et veillait sur leur éducation. Quand on lui demandait son métier, il annonçait qu’il était inspecteur de police, mais en réalité il était bien plus que cela.

Il avait pris quelques jours de vacances pour finaliser la succession et faisait le tour du propriétaire quand il était tombé nez à nez avec Karelle. La rencontre imprévue l’avait amusé. Il avait remarqué qu’elle était devenue une très jolie femme. Il savait qu’elle était journaliste, car il avait lu quelques-uns de ses articles. En bon flic qu’il était, et plus par curiosité, il suivait sa carrière et avait entendu parler de ses nombreuses relations amoureuses.

Il était étonné qu’elle ne le reconnaisse pas. Ils avaient fréquenté la même petite école et Karelle avait pris sous son aile ce petit garçon qui était manifestement un peu trop bien nourri. Elle disait à tout le monde qu’elle était son amoureuse et qu’ils se marieraient quand ils seraient grands. Elle lui faisait faire tout ce qu’elle voulait. Nicolas, subjugué par cette petite fille qui le traînait partout, était aux anges devant elle. Il avait été surpris de la rencontrer sur le chemin qui longeait le terrain de son grand-père, jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’une partie de sa famille était originaire de ce village. Il allait certainement la rencontrer de nouveau, et il serait toujours temps de lui rafraîchir la mémoire. Il rentra dans la maison et commença à refermer tous les volets ainsi que les fenêtres qu’il avait laissés grands ouverts. Ou bien l’odeur désagréable d’humidité s’était légèrement estompée, ou son odorat s’était habitué, car il détestait cette odeur. Son téléphone portable se mit à sonner. Il l’avait laissé sur la table de la cuisine et en le prenant, il vit qu’il avait plusieurs messages.

— Alors, tu ne réponds jamais à ton téléphone, entendit-il quand il le porta à ses oreilles.
— Bonjour, Michel. J’avais laissé mon portable à la maison, car j’étais chez le notaire. Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? Je suis en congé au cas où tu ne le saurais pas !
— Il y a une bonne femme qui t’a appelé trois fois à la brigade. Elle semble affolée et ne veut pas laisser de message, mais elle veut te parler d’urgence.
— Et comment s’appelle cette urgence ?
— Elle a seulement dit qu’elle s’appelait Olivia…
— Olivia ?
— Tu connais une Olivia ?
— J’en connaissais une, mais ça fait un bail et ça ne peut pas être elle.
— Elle a dit aussi « Sérénade of the sea ». C’est pas le titre d’une chanson sur la mer, ça ?
— C’est elle ! Elle a laissé ses coordonnées ?
— Ouais. Il faut que tu l’appelles et apparemment ça urge. Tu l’as connue quand cette Olivia ? Et qu’est-ce que ce titre de chanson « Sérénade of the sea » vient faire avec cette nana ?
— Une question à la fois, tu veux bien ! Je l’ai connue, il y a… attends… plus d’une quinzaine d’années.
— Putain et elle se souvient de toi ? Tu l’as baisée ?
— C’était plus que ça…
— Il va falloir que tu me racontes…
— Arrête tes conneries, ça ne te regarde pas ! Tu as son numéro ?
— Je te l’ai envoyé par SMS.
— OK, merci. Je rentre dans deux jours, j’ai encore quelques trucs à régler dans la région.

4

— Allo, Olivia ? C’est Nicolas. Il paraît que tu cherches à me joindre ?
— Ah, Nicolas ! Merci de me rappeler. Oui, j’ai besoin de ton aide. Est-ce qu’on peut se rencontrer ?
— Je rentre sur Paris dans deux jours, tu peux attendre jusque-là ?
— Non ! Mon fils a disparu !
— Disparu ? Attends un peu. Tu es séparée de son père et il est parti chez lui ! C’est courant avec les gamins maintenant.
— Non, mon fils n’a jamais connu son père…
— Alors, il est peut-être dans la famille de ton mari ?
— Je ne me suis jamais mariée !

Un doute commença à s’insinuer dans l’esprit de Nicolas Martel.

— Il a quel âge ton gamin ?
— Quinze ans, annonça-t-elle d’une toute petite voix.
— Quinze ans ?
— Oui… C’est ton fils !

Un long silence s’installa entre eux. Il ne savait quoi dire et elle attendait qu’il digère l’information.

— Nicolas, tu es là ?
— Je te remercie de me l’apprendre de cette façon, mais mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ? ne put-il s’empêcher d’ironiser ! Je suis dans le Morbihan, mais je vais partir tout de suite et je serai à Paris ce soir. Rendez-vous au café où l’on s’est vu la dernière fois, tu te souviens ?
— Oui ! Merci Nicolas. Je ne sais vraiment plus quoi faire ni à qui m’adresser, sinon je ne t’aurais pas ennuyé avec mon fils.
— Il s’appelle comment ton fils ?
— Nicolas.
— … C’est très original !

Il ne savait s’il devait être flatté ou agacé.

— Pourquoi tu ne m’as jamais dit que j’avais un fils ?

— C’est très compliqué et s’il n’avait pas disparu, tu ne l’aurais jamais su. Je ne t’aurais pas ennuyé avec ça.
— Je te remercie de ta franchise ! Mais si tu m’avais appris que j’avais un fils, jamais tu ne m’aurais ennuyé avec ça ! ironisa-t-il de nouveau. J’y serai vers vingt heures.
— Merci Nicolas. J’espère que tu ne m’en veux pas trop…
— L’urgence n’est pas là ! Amène-moi des photos. Il me faut aussi le nom de ses copains les plus proches, l’adresse de son école, enfin tout ce qui pourra me servir. Tu as déclaré sa disparition au commissariat ?
— Non, je préférais te voir avant. Depuis un moment Nicolas n’avait plus de trop bonnes fréquentations…
— L’adolescence ?
— Oui, mais pas que !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il m’en voulait de ne pas avoir de père…
— Tu ne lui as jamais dit qui j’étais ?
— Non ! Je ne pouvais pas à cause de mon père.
— Et pourquoi donc ? Parce que je suis flic ?
— Entre autres… oui !
— Il me semble que c’était justement parce que j’étais flic que tu n’as pas voulu que notre relation continue, je me trompe ?
— Non, répondit-elle, d’une toute petite voix enrouée.
— Je vois ! Tu me raconteras tout ça ce soir ! Je prends la route tout de suite. Ça ne t’ennuie pas que je fasse venir un collègue spécialisé dans la disparition des enfants.
— Non, si ça peut aider à retrouver Nicolas, tout ce que tu veux.
— D’accord, à ce soir.

Il raccrocha, visiblement agacé. Il avait toujours regretté de ne pas avoir de fils, et il lui en tombait un comme ça du ciel. Et, c’était bien sa veine, il avait disparu ! Par-dessus le marché, elle lui avait donné le même prénom que lui.

— Bordel de merde, dit-il en composant un numéro sur son téléphone portable. Il appelait quelqu’un de la brigade des mineurs située quai de Gesvres à Paris.
— Jo, c’est Nico. J’ai besoin de toi ce soir à vingt heures au « Romarin-bar ». Je dois rencontrer une femme dont le fils a disparu…
— Elle a fait une déclaration ?
— Non. Pour l’instant on va voir ce qu’elle va nous dire et l’on avisera !
— Ce n’est pas la procédure habituelle…
— Jo ! Il s’agit de mon fils !
— Eh, attends une minute ! C’est pas deux filles que t’as ? Tu m’as jamais dit que t’avais un fils ?
— Parce que je viens juste de l’apprendre. Tu vas venir ou je demande à un autre ?
— Tu dois rencontrer qui au « Romarin » ?
— La mère de mon fils.
— Ouah ! Je voudrais bien voir la tête de la femme que tu as engrossée sans même le savoir.
— Arrête tes conneries ! Si tu n’étais pas le meilleur pour jouer avec ton ordi, je demanderais à quelqu’un d’autre…
— Oui, mais voilà, le meilleur c’est moi ! Ça fait plaisir que mes compétences soient enfin reconnues, surtout par un mec comme toi. Bon, soyons un peu sérieux. Tu peux compter sur moi, évidemment que j’y serai. Tu es où ?
— En Bretagne, mais je rentre tout de suite sur Paris. Sa mère dit que le gamin n’avait pas de bonnes fréquentations. Tu peux te rencarder si de mauvais garçons n’auraient pas fait un mauvais coup ?
— Il s’appelle comment ton môme ?
— Il doit avoir le nom de sa mère alors cherche avec Nicolas Aubini…
— Nicolas ? Ça, c’est un prénom original !
— Oui, c’est ce que j’ai dit aussi. À charge de revanche, vieux. À ce soir et merci.
— Eh, te fais pas trop de mouron, les gamins ça fugue sérieux à l’adolescence.
— Que le diable t’entende !
— Et depuis quand tu crois en Dieu ?
— Je ne t’ai pas parlé de Dieu…
— Ces deux-là sont copains comme cochons et l’un ne va pas sans l’autre ! À ce soir, vieux.

5

Énervé, des souvenirs plein la tête, Nicolas jeta ses affaires dans son sac de voyage, fit un dernier tour de la maison pour voir si tout était bien fermé et se dirigea vers sa voiture. Il balança son sac sur la banquette arrière avec sa veste de cuir et s’installa au volant. Avant de tourner la clé de contact, il donna encore deux coups de téléphone. Tout en parlant au téléphone, il regardait la maison, et remarqua que les hirondelles sortaient de leurs nids, fidèles d’année en année, que les hortensias bleus qu’affectionnait particulièrement sa grand-mère étaient en pleine floraison. Ils étaient magnifiques et des souvenirs de ses grands-parents lui revinrent en foule ce qui chassa pour quelques instants Olivia et ce fils inconnu. Il sortit la voiture, se gara le long du muret de pierre, et descendit pour refermer le portail. Il jeta un dernier coup d’œil à la maison. C’était une jolie petite maison bretonne appelée penty ou maison de pêcheur. Bâtie le long d’un chemin de terre faisant face à la mer, on accédait directement aux rochers couverts d’algues qui disparaissaient à marée haute. L’air sentait le sel, l’iode et l’odeur du goémon sec laissé par la dernière grande marée. Elle était construite en granit, avec un toit à deux pentes couvertes d’ardoises. L’encadrement arrondi, au-dessus des portes et des fenêtres, était constitué de blocs de granit plus clair contrastant avec le granit gris de la construction. Au rez-de-chaussée, deux très grandes pièces dont une qui servait de cuisine salle à manger salon, avec sa grande cheminée de pierre et son manteau en chêne massif patiné par le temps. L’autre pièce servait de chambre aux grands-parents. Un couloir, qui faisait face à la porte d’entrée, séparait les deux pièces et au bout de ce couloir un escalier permettait d’accéder à l’étage où se trouvaient une salle de bains et deux chambres éclairées par des petites fenêtres peintes en bleu comme la porte d’entrée. Une ancienne étable, attenante à la maison, avait été transformée pour en faire des pièces à vivre pour Nicolas et ses filles. Une double porte, donnant dans le salon des grands-parents, avait été percée entre les deux bâtisses et permettait de communiquer ou de s’isoler dans l’un ou l’autre des appartements. Nicolas était le fils unique d’un fils unique. Son père était décédé dans un accident de voiture depuis quelques années, ce qui avait lentement miné sa grand-mère, déjà de santé très fragile, qui ne lui avait succédé que de trois années.

Grand, élancé, les cheveux très bruns qui commençaient légèrement à se strier de fils d’argent sur les tempes, les yeux marron – de la couleur des châtaignes – mais qui pouvaient devenir noirs sous l’action de la colère, ce qu’ils étaient en ce moment même.

Il roula très vite, bien au-dessus de la vitesse autorisée et fit le trajet jusqu’à Paris en s’arrêtant seulement deux fois pour avaler des cafés et soulager sa vessie. Il arriva quelques minutes avant l’heure de son rendez-vous et trouva de la place pour garer sa voiture presque devant le « Romarin-bar ». Dès qu’il franchit la porte, il aperçut Olivia qui l’attendait assise sur une banquette au fond du bar, et son copain Jo juché sur un haut tabouret devant le comptoir. Nicolas vint directement à lui pour lui serrer la main.

— Bonjour Jo. Tu as trouvé des choses intéressantes ?
— Pas grand-chose, mais c’est plutôt bon signe…
— Apporte ton verre, ma copine est là-bas.
— Ah ! C’est laquelle ? demanda-t-il en jetant un œil sur toutes les femmes seules présentes dans le bar.
— Sur la banquette dans le coin.
— Ah, je l’avais pas vu. Ben, mon cochon, tu te prives de rien…
— Ferme-là, Jo ! Son fils vient de disparaître… Suis-moi !

Jo attrapa son verre de bière à peine entamé et une petite mallette posée à ses pieds.

— J’arrive !

Il suivit Nicolas qui arrivait près de la jolie femme brune qui les dévisageait de ses grands yeux bleus. Son visage était pâle, de larges cernes violets et ses yeux rougis indiquaient qu’elle avait beaucoup pleuré et pas beaucoup dormi.

— Bonjour, Olivia, dit Nicolas en se baissant pour l’embrasser sur le front.
— Bonjour, Nicolas, dit-elle en fermant les yeux pour empêcher les larmes, qui venaient de sourdre sous ses paupières, de couler sur ses joues.
— Olivia, je te présente mon copain Jo qui est un as dans sa partie.

Olivia tamponna ses yeux avec son mouchoir et fit un sourire, qui ressembla plus à une grimace, en direction de Jo. Il était déjà sous le charme de la jeune femme.

— Bonjour, Madame…
— Olivia ! Je m’appelle Olivia.
— Si vous avez une sœur, je veux bien que vous me la présentiez… commença Jo.

Une tape dans le dos le fit taire.

— Excusez-moi.
— Arrête tes conneries. Excuse-le Olivia, il drague tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une femme, dit Nicolas en tirant une chaise avant de s’asseoir.
— Je préfère de près et…

Le regard que lui lança Nicolas l’empêcha de continuer. Olivia avait bu un thé et Nicolas lui demanda si elle en voulait un autre. Elle acquiesça en indiquant que c’est tout ce qu’elle pouvait avaler depuis la disparition de son fils. Nicolas se leva et alla au comptoir pour parler avec le serveur qui hocha la tête d’un air entendu.

— Je me suis aussi commandé un café, dit-il simplement en revenant s’asseoir face à Olivia.

Elle ne dit pas un mot, mais fit glisser une grande enveloppe de papier kraft sur la table devant Nicolas. Il l’ouvrit et en sortit des photos.

— Vous permettez, demanda Jo, en regardant Olivia.

Elle hocha la tête. Nicolas commença à poser les photos une à une sur la table. Il ne parlait pas, car il était ému de faire la connaissance de son fils de cette manière. Il ne pouvait douter de sa paternité, car le gamin lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

— Waouh ! dit Jo en s’emparant d’un cliché et en le regardant soigneusement. C’est fou ! On dirait toi en plus jeune.

Nicolas ne répondit pas et demanda à Olivia :

— Tu m’as apporté le nom de ses copains, de son école, les adresses des endroits qu’il fréquente habituellement.
— Oui ! Voilà.

De son sac, elle retira une feuille sur laquelle elle avait écrit les renseignements demandés.

— Première bonne nouvelle, dit Jo, si votre fils s’appelle bien Nicolas Aubini, il n’a jamais fait parler de lui.
— Depuis quand a-t-il disparu ? demanda Nicolas.

Les yeux d’Olivia se remplirent de larmes.

— Depuis six jours…

Le serveur vint déposer un café devant Nicolas, une petite théière d’eau chaude, et une soucoupe sur laquelle se trouvait un sachet de thé différent de celui qu’elle venait de boire. Olivia le prit pour le mettre dans l’eau chaude, mais regarda l’étiquette où il était écrit « Jardin Bleu » des thés Dammann Frères. Olivia leva les yeux vers Nicolas :

— Je ne savais pas qu’ils en avaient ici. Tu t’en souviens encore ?
— Je n’ai rien oublié et pour tout te dire, j’en consomme de temps en temps chez moi. Ça me rappelle de bons souvenirs, ajouta-t-il en la regardant fixement. Reprenons, tu disais que ton fils a disparu depuis six jours ! Et c’est seulement aujourd’hui que tu m’appelles ?
— Je ne le sais que depuis hier soir. Il devait partir pendant une dizaine de jours pour faire du camping et du canyoning avec un groupe de jeunes, encadrés par des adultes. Mais il y a trois jours, j’ai rencontré le copain de Nicolas qui aurait dû être avec lui…

Elle s’essuya les yeux et se moucha. Nicolas ne voulait pas la brusquer malgré les questions qui lui venaient à l’esprit.

— … et il m’a dit qu’il avait été malade et qu’il n’avait pas pu partir. Comme Nicolas n’est pas rentré hier soir, je me suis inquiété et j’ai téléphoné aussitôt au Club, mais il n’y avait plus personne. Je n’ai que le numéro et l’adresse du club. D’habitude, c’est mon père qui s’occupe de ça, mais il est absent et je ne veux pas le perturber. Alors, ce matin, je suis allée au Club. Le directeur a été étonné de me trouver en bonne santé. Et c’est après ma visite là-bas que je t’ai appelé.
— Il me faut le nom du directeur. Qu’est-ce qu’il t’a dit, car je suppose que tu l’as interrogé ? demanda Nicolas pendant que Jo ouvrait son ordinateur portable. Nicolas intercepta le regard de Jo tourné vers lui.
— Il me faut le nom du club. Il faudra que j’interroge le responsable pour avoir des renseignements…
— Voilà, dit Olivia en donnant une carte du Club à Nicolas qui la passa à Jo.
— Merci, et en avant mon petit poulet, dit Jo en parlant à son ordinateur, tout en pianotant sur le clavier.
— Bien, reprit Nicolas. Que t’a dit le responsable ?
— Nicolas était présent au rendez-vous et qu’il était parti avec eux. Mais le cinquième jour, il avait été le trouver pour lui dire qu’il venait d’avoir un coup de téléphone qui lui annonçait que je venais d’avoir un accident très grave et que son oncle devait venir le chercher. Il a demandé l’autorisation de partir que le directeur lui a évidemment accordée. Il a vu une voiture se garer et Nicolas lui a confirmé que c’était son oncle. Un homme est sorti du véhicule et leur a fait un signe de la main. Nicolas a pris ses affaires et il est monté dans la voiture sans aucune contrainte. Le directeur n’avait pas de raison de mettre la parole de Nicolas en doute. Je n’avais jamais rencontré ce directeur, mais il a été très étonné de me voir, car j’étais supposée être entre la vie et la mort et…

Comme la suite tardait, Nicolas insista :

— Je sais que c’est dur, mais je dois tout savoir.
— Nicolas n’a pas d’oncle. J’ai juste une sœur plus jeune que moi et qui n’est pas mariée !

Jo n’avait pas perdu une miette de la discussion. Il tapait sur son ordinateur et enregistrait mentalement tout ce qu’Olivia disait. Si la petite sœur était aussi craquante que la grande, il avait, soudainement, très envie de la rencontrer et le dit tout haut. Martel le regarda d’une drôle de façon. Ce n’était pas le moment, évidemment.

— Excusez-moi, Olivia.
— Nous allons rencontrer ce directeur dès la première heure demain matin, continua Martel. Tu lui as dit que tu m’appelais ?
— Non ! Et personne ne sait que tu es le père de Nicolas.
— Très bien et je veux que ça reste comme ça. À partir de maintenant tu ne dis pas qui je suis. Je vais me faire passer pour un flic lambda qui fait une enquête. Tu m’as dit que ton fils commençait à avoir de mauvaises fréquentations ? Tu peux m’en dire un peu plus ?
— Malgré mon interdiction, et depuis un moment, il a commencé à sortir tard le soir avec des garçons que je n’avais jamais vus avant. Il me répondait méchamment et il s’est mis à fumer. Quand il restait à la maison, il ne parlait pas et restait enfermé dans sa chambre. Il ne descendait même plus pour manger ce que je lui préparais. Il essayait de m’éviter le plus possible. J’ai essayé, je te jure que j’ai essayé de comprendre ce qui lui arrivait, mais il répondait que c’était sa vie et qu’il était assez grand pour se gérer tout seul.

Elle se remit à pleurer doucement.

— Ce n’est pas ta faute. C’est l’adolescence qui…
— Je l’ai ! s’écria Jo.
— Quoi ?
— Le club. Regarde, il y a même une photo de groupe… ajouta-t-il en tournant l’ordinateur vers Nicolas.
— Nicolas est sur la photo ?
— Oui, il est là, désigna Olivia en montrant un grand jeune homme en tenue de combinaison de plongée.
— Il est grand et il a bien changé.
— Mes photos sont plus anciennes. Cette photo-là a été prise aux Maldives, il y a deux mois.
— Il voyage beaucoup ton fils ?
— Oui, c’est mon père qui lui a offert son adhésion au Club et qui lui paie toutes ses sorties.
— Sympa, le grand-père… commença Jo.
— Il n’a que ce petit-fils et il a toujours regretté d’avoir deux filles.
— Je trouve que c’est bien des filles, commença Jo et si votre sœur est aussi mignonne que vous…
— Plus belle… répondit-elle en regardant ses mains.
— Je sens comme un mais, je me trompe ? demanda Nicolas.

Elle leva ses yeux pleins de larmes et resserra les lèvres. Nicolas comprit son désarroi et lui dit simplement :

— Si tu es sûre qu’elle ne peut pas être impliquée dans la disparition de ton fils, tu n’es pas obligée d’en parler.
— C’est matériellement et physiquement impossible qu’elle le soit, répondit-elle d’une voix tremblante.

Ouf ! pensa Jo. Il va falloir que je fasse fissa connaissance avec la sœurette.

— J’ai toutes les coordonnées. J’ai interrogé tout ce qu’on pouvait dire sur ce club et apparemment il est renommé bien que… attends un peu.
— Quoi ? demanda Nicolas en se penchant pour regarder l’écran.
— Ici, on dit que le club est tenu par un ancien militaire et que les jeunes ont un entraînement sérieux.
— Moi, ça me plaît bien que le directeur soit un ancien militaire. On va aller lui faire une petite visite à ce dirlo. Olivia, tu vas rentrer chez toi et tu attends que je t’appelle pour le cas où j’aurais besoin de plus de renseignements. Tu me donnes ton adresse ?
— J’habite près de chez mon père…
— Bien ! Nous ferons ainsi plus facilement connaissance lui et moi.
— C’est que… Il n’aime pas la police !
— Pourquoi ? Les flics lui ont fait quelque chose ?
— C’est une longue histoire…
— Et je n’ai pas le temps de l’écouter. Nous irons voir le directeur du club dès la première heure demain matin et je veux que tu restes près de ton téléphone. Si tu as des nouvelles, tu m’appelles sur mon portable à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Tiens, voilà mes numéros, le professionnel et aussi le perso. Tu ne m’appelles que sur le perso. Nous ne nous connaissons pas et tu viens juste de nous prévenir. Surtout, ne dis à personne que Nicolas est mon fils. Tu as bien compris ?

Elle hocha la tête, mais elle le regarda comme un chien battu.

— Je vais le retrouver. Je te promets que je vais le retrouver ce fils que je ne connais pas, et, te le ramener en vie.
— Pardonne-moi…
— On réglera tout ça plus tard.

Il leva le bras et le serveur vint aussitôt près lui.

— L’addition, s’il vous plaît.

Jo avait fermé son ordinateur et son carnet où il avait écrit quelques mots.

— Au revoir Olivia et rappelle-toi, à partir de maintenant je suis là. Si tu te souviens de la moindre petite chose, même si ça ne te semble pas important, tu m’appelles.
— Merci. Au revoir Jo.

Nicolas se pencha pour l’embrasser sur la joue et lui glissa à l’oreille.

— Garde confiance, je vais le retrouver et je vais te le ramener !

Elle esquissa un pauvre sourire et hocha la tête, moyennement convaincue. Elle s’essuya les yeux.

— Ma grand-mère disait qu’il ne faut pas pleurer, ça use les yeux, lui dit Jo.

— Elle était intelligente ta grand-mère ! Tu es sûre que tu es bien son petit-fils ? lança Nicolas en faisant un clin d’œil à Olivia.

Dans la voiture, Jo demanda :

— Tu en penses quoi ?
— Quand nous aurons vu ce directeur, je te le dirai. Pour l’instant, c’est un peu confus !
— Dis donc, elle est vachement belle femme ! Tu l’as connue où ?
— Sur un bateau de croisière.
— Tu peux te payer des croisières, toi ? Et tu as été où ? Si je ne suis pas trop indiscret.
— Tu l’es ! Ma mère voulait faire une croisière en Alaska et je l’ai accompagnée.
— En Alaska ! Ben, mon cochon ! Je rêve d’y aller depuis que je suis tout gosse ! Je voudrais tellement voir les baleines, les glaciers. Je ne sais pas si ça a changé les idées de ta mère, mais ça a changé les tiennes, y a pas de doute ! Si sa sœur est aussi belle…
— Je n’en sais rien, car je ne la connais pas. Je ne savais même pas qu’elle avait une sœur.
— Mais de quoi vous parliez ?
— De toutes autres choses, je te rassure.
— Ouais, j’ai compris. Mais tu passais pas tout ton temps au plumard quand même ? Pas pendant une croisière !
— Non. Il y avait un cinéma et des activités dans la journée. Et nous allions à la discothèque le soir.
— Et des excursions, I presume ?
— Tu présumes bien, car nous en avons fait quelques-unes.
— Et t’es allé où ? Tu as dû voir des Esquimaux ?
— On ne les appelle plus Esquimaux…
— Me prends pas pour une brêle, je le sais, mais j’aime bien les Esquimaux.
— Les Inuits sont plus au Nord. À notre descente à terre à Icy Strait Point, près du village d’Hoonah, nous avons été accueillis par des Indiens Tinglit en costumes traditionnels. À chaque passager descendu à terre, ils ont offert un talisman que nous avons jeté plus tard, dans un grand feu de bois allumé à notre intention, devant un homme qui récitait des prières. C’était une façon de nous souhaiter la bienvenue et de nous porter bonheur. L’odeur des crabes des neiges qui cuisaient embaumait tout le village.
— Tu as pris des photos ?
— Évidemment.
— T’es pas allé que là ?
— Non, aussi à Skagway. C’est la dernière ville américaine où les chercheurs d’or sont arrivés avant de gravir la montagne qui les menait au Klondike au Canada où ils étaient accueillis par la police montée canadienne qui leur apportait de l’aide. Les autorités municipales de Skagway ont gardé un air d’authenticité à leur petite commune et on se croirait revenu à cette époque. Même au premier étage du bordel, il y a des femmes aux fenêtres qui agitent les jambes pour inviter les clients à monter.
— Il fonctionne ce bordel ?
— Non, ce sont des actrices qui jouent le jeu. C’est une sorte de village musée pour rappeler ce qui se faisait à cette époque. Ils ont même conservé le train avec son énorme chasse-neige placé devant la locomotive qui dégageait les rails quand elles étaient trop encombrées par la neige. Les chercheurs d’or venant de toute l’Amérique ont emprunté ce train.
— Et y avait de l’or ?
— Certains en ont trouvé, mais la plupart, non.
— Tu as dû te geler les cacahouètes ?
— Non. C’était au mois de juillet. Quand nous avons été au plus près du glacier Hubbard, je l’ai vu depuis ma terrasse sur le paquebot, il faisait 8 °C. Mais ailleurs la température était un peu plus clémente. De Juneau, la capitale de l’Alaska, nous avons pris un plus petit bateau pour aller voir les baleines.
— Oh, mon rêve… dit Jo en écarquillant les yeux de convoitise. Tu dormais dans la même chambre que ta mère ?
— Certainement pas ! Je voulais être libre et je voulais qu’elle le soit aussi. Et surtout qu’elle rencontre des gens…
— Et ?
— Et, elle a rencontré quelqu’un et moi aussi. Mais si pour elle l’aventure a continué après la croisière, pour moi ce ne fut pas le cas. La dernière fois que j’ai vu Olivia, c’était au « Tamarin-bar » un mois après notre retour à Paris.
— Mais l’histoire ne s’est pas tout à fait arrêtée puisqu’elle a eu un fils… Ils ne se marièrent pas, mais ils eurent un fils que le beau prince ne connaissait pas… récita Jo.
— Tu as tout compris et merci pour le beau prince. Tu sais, quand cette histoire sera terminée, je t’inviterai chez moi pour te passer les films que j’ai faits sur la croisière et l’Alaska.
— Je te le rappellerai ! Putain, qu’est-ce que j’aurais aimé être à ta place avec ce joli petit lot dans mon lit ! Mais ça te fait quoi ?
— Tu parles de quoi, là ?
— Tu apprends que tu as un fils et tu continues à vivre comme si de rien n’était, si j’étais toi…
— Tu n’es pas moi, et je te rappelle que mon fils a disparu. Je te ferai part de ce que je ressens quand je l’aurai retrouvé. Pour l’instant, nous avons du travail !
— Dis-moi, monsieur le grand voyageur, les dauphins blancs ce ne sont pas des bélugas ?
— Tu sais ça, toi ? Oui bien sûr, on les appelle aussi petites baleines blanches.
— Comme j’aimerais en voir en vrai !

Cela avait fait du bien à Nicolas de se remémorer la croisière pendant quelques minutes, mais il n’oubliait pas l’essentiel. Il indiqua à Jo qu’il passerait le prendre le lendemain matin à la première heure pour aller au Club des Dauphins blancs. Il dormit très peu et regarda plusieurs fois les photos de son fils qu’Olivia lui avait confiées. Il trouva non seulement des ressemblances avec lui, mais aussi avec ses deux filles. Il appela son ex-femme pour la mettre au courant. Elle lui proposa de venir chez elle pour en discuter, il refusa, préférant être seul, d’autant plus qu’il devait se lever de bonne heure pour récupérer Jo. Sa nuit fut très longue, car il ne dormit pas beaucoup. Découvrir qu’on est le père d’un fils de quinze ans qui a disparu, cela ne favorise pas le sommeil.

6

Ils venaient de se garer devant le club, un grand hangar peint jusqu’à mi-hauteur en blanc et le reste en bleu azur. Par les portes grandes ouvertes, ils pouvaient voir des combinaisons de plongée accrochées sur un portant et sur un autre des gilets de sauvetage de toutes les tailles. Posées sur de grandes tables, des bouteilles d’oxygène étaient alignées en bon ordre. Le long des murs, des planches de surf de toutes les grandeurs, certaines avec des motifs tropicaux, d’autres portants le logo et la couleur de grandes marques. Dans un coin, au fond du hangar, des canots de rafting étaient posés sur des remorques. Le club « Les Dauphins blancs » semblait prospère. L’inscription devait coûter cher, mais le père d’Olivia semblait avoir de l’argent et c’était son seul petit-fils. Sur un côté de la bâtisse, il y avait une boutique avec des articles de plongée et des vêtements marins en vitrine. Dans tout le hangar, comme dans la boutique, il y avait de quoi satisfaire toutes les personnes voulant pratiquer un sport nautique en rivières ou en mer. Une pancarte suspendue à la porte de la boutique indiquait « Bureau ». Nicolas se pencha vers Jo.

— Nicolas n’est pas mon fils et sa mère nous a seulement prévenus de sa disparition, OK ?
— OK ! De toute façon, c’est toi qui parles, moi je ne suis que l’homme de l’ombre, essaya-t-il de plaisanter. Je me contente de travailler avec Arthur.

C’est ainsi qu’il appelait son ordinateur portable dont il ne se séparait jamais, quand il ne lui donnait pas d’autres petits noms affectifs. Martel poussa la porte de la boutique. Ils se trouvèrent devant des cirés de marins, des pulls et des marinières rayés bleu marine et blanc, mais aussi d’autres couleurs, des tee-shirts au nom du Club, des slips et des maillots de bain, des planches de surf et tout le matériel nécessaire pour faire de la plongée sous-marine. Nicolas, après un rapide coup d’œil, avisa un homme qui venait vers eux et présenta sa carte de police.

— Inspecteurs Martel et Le Quillec, dit-il en présentant Jo.
— Bonjour, Samuel Martin. Je suis le directeur de ce club, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Vous venez pour le petit Nicolas ? Il n’est pas rentré chez sa mère ?
— Oui, c’est ça. Un adolescent qui s’appelle Nicolas Aubini qui est inscrit dans votre Club. Sa mère a déclaré qu’elle croyait son fils avec vous pour une sortie et il n’est pas revenu de cette sortie. Vous pouvez nous en parler ?
— Bien sûr. Venez dans mon bureau. Victor, tu assures, je vais discuter du petit Nicolas avec ces messieurs.
— OK, répondit le jeune homme qui répondait au prénom de Victor.

Le directeur referma la porte d’une petite pièce vitrée, située au fond du magasin. Des classeurs, un vestiaire, un bureau, le tout métallique et peint en gris, semblables à ceux de l’administration, et trois chaises. Sur le côté et juste sous une fenêtre, il y avait une petite table en bois avec une seule chaise. Sur les murs, de grandes cartes avec des rivières et des cours d’eau, une carte du monde avec les courants marins, et, dans un coin, un tableau de présence avec des étiquettes de couleurs différentes. Une étagère de bois peinte en blanc supportait une cafetière électrique et un plateau avec des mugs. Sur un des murs étaient punaisées beaucoup de photos de groupes avec des gamins en tenue de plongée ou en slips de bain. D’autres clichés avaient été pris lors de rafting dans les eaux tumultueuses d’une rivière.

On sentait l’ordre méthodique du militaire. Samuel Martin alla s’asseoir derrière son bureau. Des chemises en carton, de couleurs différentes, empilées avec soin sur un coin de la table, faisaient face à deux corbeilles pour le courrier placées près d’un téléphone. Au centre, un sous-main offert par une marque de vêtements de plongée. Juste au-dessus du sous-main, une boîte en bois ayant contenu des cigares cubains contenait maintenant des crayons et des stylos. Le directeur invita les inspecteurs à s’installer sur les chaises placées devant le bureau.

— Quand je dis le petit Nicolas, je devrais dire le grand, car il est plus grand que moi, mais c’est encore un gamin.
— Sa mère m’a dit que vous l’avez laissé partir avec un homme…
— Le gamin m’a dit que c’était son oncle et je reconnais que j’aurais dû aller lui parler. Mais il y avait urgence et je me suis pas méfié.
— Vous avez vu l’homme ?
— De loin. Il était debout contre sa voiture et il attendait Nicolas. Le gamin venait d’avoir un coup de fil, il m’a indiqué qu’il fallait qu’il parte parce que sa mère venait d’avoir un très grave accident et que son oncle venait le chercher.
— Vous pourriez nous parler de cet homme ? C’était un blanc, un homme de couleur ou de type asiatique ?
— C’était un blanc. S’il avait été de couleur, j’aurais senti l’arnaque…
— C’était au bout de combien de jours ?
— Le cinquième jour. Notre sortie a duré dix jours, c’était pendant les vacances scolaires. Nous sommes rentrés hier en fin d’après-midi. Ce matin, quand je suis arrivé, une femme m’attendait. Elle m’a dit qu’elle était la mère de Nicolas. Je ne l’avais jamais vue avant, c’est toujours le grand-père qui vient. J’ai remarqué qu’elle était très jolie femme et surtout en très bonne santé pour une femme qui venait d’avoir un très grave accident.
— Vous n’avez pas parlé du tout à l’homme ?
— Non, quand il m’a vu, il a levé le bras pour me saluer, et il connaissait l’endroit où nous nous trouvions, ce qui n’est pas facile. Nicolas est allé spontanément vers lui et je n’avais aucune raison de mettre sa parole en doute. Le gamin n’est pas menteur.
— Vous pouvez nous dire la marque de la voiture ?
— Pas vraiment. C’était une grosse voiture de couleur noire. Pas une voiture de fauché en tout cas, et je crois me souvenir que son grand-père a à peu près la même.
— Comment est le grand-père avec Nicolas ?
— Très paternel. Bourru, mais affectueux. Il aime le gamin, c’est sûr. Nicolas n’a pas connu son père qui est mort avant sa naissance, d’après ce que j’ai cru comprendre. Le vieux bonhomme le considère comme son fils…

L’inspecteur Martel resta impassible bien que ses mâchoires se contractèrent, ce qui n’échappa pas au regard affûté de Jo.

— Qu’est-ce qu’il fait comme métier le grand-père ?
— Je crois qu’il est, ou a été industriel ou quelque chose comme ça. Il a du caractère le vieux.
— Il a déjà été dur avec Nicolas ?
— Dur, non, mais ferme, oui. Ce petit, c’est son talon d’Achille. Vous pensez, il a eu deux filles et pour quelqu’un de descendance italienne, c’est plutôt le garçon qui compte pour transmettre le nom.
— Dans quel état était Nicolas quand il est parti avec son oncle ?
— Mal à l’aise ! Mais c’est normal, il venait d’apprendre que sa mère avait eu un accident très grave, alors il ne pouvait pas en être autrement. C’est quand j’ai vu cette femme qui m’a dit qu’elle était sa mère que j’ai compris que le petit m’avait menti…
— Ou qu’on lui avait raconté des mensonges. J’ai besoin d’avoir un profil psychologique précis du garçon. Vous pouvez m’en dire un peu plus.
— Vous avez discuté avec sa mère ?
— Oui, mais je préfère avoir votre version des faits.
— C’est un gamin sans histoires. Mais, depuis un moment, je le trouvais un peu distrait…
— Comment ça distrait ?
—