L’Îlden - Zannie Voisin - E-Book

L’Îlden E-Book

Zannie Voisin

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Beschreibung

Aline Marchand, navigatrice audacieuse et pionnière, a marqué l’histoire de la voile en bravant les océans avec une détermination sans faille. En 1976, lors de la Transat anglaise en solitaire, elle affronte quatre tempêtes successives, mais le destin lui réserve une épreuve redoutable : son mât, trop haut et fragile, cède sous les assauts de la mer. Dans l’obscurité et le chaos, Aline lutte contre les éléments, tirant des leçons de cette expérience éprouvante. Deux ans plus tard, en 1978, elle revient avec une détermination inébranlable pour la mythique Route du Rhum en solitaire. À son arrivée triomphale en Guadeloupe, les sirènes des bateaux et les acclamations d’une foule émerveillée saluent son exploit. Par sa force de caractère et sa volonté indomptable, elle s’impose comme une figure inspirante, prouvant que la mer, aussi capricieuse soit-elle, peut être domptée par une âme courageuse. Embarquez dans ce voyage épique au cœur des défis marins et des triomphes personnels d’une femme exceptionnelle.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Depuis 2009, Zannie Voisin se consacre pleinement à l’écriture, mettant son talent au service de la littérature. Vice-présidente de l’Association des écrivains de Bretagne depuis plus de dix ans, elle est l’auteure de plusieurs œuvres marquantes, publiées par Le Lys bleu Éditions, dont "Le guerrier des Alpujarras" et "Jardin bleu", parus en 2023.

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Seitenzahl: 514

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Zannie Voisin

L’Îlden

Aline, Mina, Juliana

et autres nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Zannie Voisin

ISBN : 979-10-422-5855-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

1970 – Transat anglaise en solitaire

La plus difficile, la plus meurtrière aussi, celle où Éric Tabarly a failli abandonner, estimant que cela avait été la plus difficile de toutes ses courses, puis gagnant contre toute attente, dépressions et tempêtes ! Il en a fallu du courage pour braver les éléments lors de cette transat qui porte le nom de « STAR ». Elle a accueilli plusieurs étoiles, mortes en mer et puis… Il y a eu une étoile filante !

Aline Marchand, cette étoile qui croyait avoir échoué, a fait preuve d’une telle bravoure lors de cette cinquième tempête, ce dernier coup de semonce qui brisa son mât et son rêve, si près du but, à quelques milles des terres, mais faisant face à des vents contraires. Alors l’étoile fila comme à son habitude, sans peur de la solitude, avec la sagesse de sa force tranquille, elle scia le mât tenant la voile pouvant l’envoyer au fond de l’océan. La situation était critique, mais pas fatale, car elle avait l’océan en elle. Aline pansa son bateau comme une infirmière son patient. Contacter les plaies de son bateau, trouver le remède, surtout ne pas paniquer, mais rester concentrée. Et la patience, il y en a fallu pour revenir sur les Açores après avoir été perdu 40 jours en mer, sans aucune assistance. Rien d’étonnant qu’elle ait été reconnue comme une navigatrice hors pair par les autres marins, car en mer c’est devant le péril que l’on se révèle et se mesure. Et c’est Éric Tabarly lui-même qui a reconnu que s’il est facile de célébrer le vainqueur, c’est lorsque tout semble perdu et que l’on réussit à s’en sortir que se trouve là, la véritable victoire.

Si Aline Marchand, extrêmement timide et humble n’aimait pas la médiatisation, le sacre lui est venu de la part de celui qu’elle respectait le plus, Éric, qui, reconnaissant ses qualités de marin hors pair, lui a demandé de faire partie de son équipage pour faire un convoyage de La Rochelle à L’Île-d’Yeu. Ils en feront d’autres ensembles, car à travers leur timidité respective ils se comprenaient, sans mots. Et c’est finalement précisément dans ce port d’attache de L’Île-d’Yeu, sur ce caillou de l’océan Atlantique que cette femme discrète y a finalement amarré son bateau et son cœur afin de pouvoir désormais contempler chaque jour la beauté de l’océan qui continue toujours de battre dans son cœur.

Karine Ricolleau, infirmière D.E.

Mina

Une jeune femme, tenant par la main un petit garçon, sonna à la porte du commissariat de police.

L’agent de service jeta un rapide coup d’œil à la pendule et à son écran de contrôle dont la caméra couvrait toute la rue, et appuya sur le bouton qui libéra la fermeture de la lourde porte vitrée garnie de solides barres de fer. Il était très tôt et avec les sorties de boîtes de nuit et les personnes fortement avinées qui en sortaient, n’importe qui pouvait se présenter et briser la vitre du commissariat. Cela était déjà arrivé. Donc la prudence s’imposait. La jeune femme, sobrement vêtue d’un pantalon noir et d’une veste claire passée sur un pull ras le cou, ne semblait pas présenter de danger. Elle poussa la porte et vint rapidement au comptoir.

— Bonjour, j’ai trouvé ce petit garçon qui était tout seul dans une rue près de chez moi et je vous l’amène.

— Tout seul dans la rue ? À cinq heures et demie du matin, dit-il en jetant de nouveau un coup d’œil à la pendule accrochée au mur en face de lui.

— Oui, il est bien cinq heures trente du matin et oui, il était tout seul. Vous avez tout compris !

— Comment s’appelle-t-il ?

— Je n’en sais rien, il ne parle pas.

— Comment ça, il ne parle pas ? Attendez ici, répondit l’agent en montrant un banc placé dans le couloir, je préviens quelqu’un.

Elle se dirigea vers le banc et s’y installa avec l’enfant qu’elle assit près d’elle. Il s’accrochait à la main de la jeune fille et sans la lâcher, posa sa tête sur ses genoux et s’endormit aussitôt. Elle entendit un téléphone sonner dans un bureau et attendait sans bouger pour ne pas le réveiller. Elle appuya sa tête contre le mur et ferma les yeux un instant. Elle sursauta quand elle sentit qu’on lui touchait le bras. Un homme en civil se tenait devant elle. Il se présenta comme l’inspecteur Simon et lui dit quelques mots qu’elle ne comprit pas, tellement elle était fatiguée. S’il n’était pas arrivé si vite, il l’aurait trouvée endormie, ce qui était peut-être arrivé ! Il la pria de le suivre, mais voyant que le gamin dormait, il le prit dans ses bras. Le petit se réveilla, se mit à hurler en tendant les bras vers la jeune femme qui le reprit contre elle. Il se calma aussitôt.

— Suivez-moi, on va aller dans un coin plus tranquille. Il a l’air de bien vous connaître ce petit.

Il la précéda dans un couloir et s’effaça pour la laisser entrer dans une petite pièce où se trouvait un bureau sur lequel étaient éparpillées des feuilles de papier autour d’un ordinateur.

— Asseyez-vous ici, dit-il en lui montrant les deux chaises qui faisaient face au bureau.

— Merci, dit-elle. Je ne connais pas cet enfant. Je rentrais chez moi et je l’ai aperçu dans les phares de ma voiture au milieu de la route. Heureusement qu’il avait un pull rayé sinon, j’aurais pu ne pas le voir et je l’aurais certainement percuté. Je lui ai demandé où étaient sa maman et son papa. Il ne m’a pas répondu, mais il a attrapé ma main et ne voulait plus la lâcher.

— Il semble en état de choc. Comment tu t’appelles mon petit bonhomme ? demanda le policier en s’agenouillant pour être à la hauteur de l’enfant.

Pour toute réponse, le petit bonhomme se blottit contre la jeune fille et ferma très fort les yeux. Au bout de quelques minutes, il les ouvrit, mais les referma très vite dès qu’il s’aperçut que le policier n’avait pas bougé et qu’il le regardait. Elle le prit sur ses genoux et il se serra contre elle.

— Apparemment, il a peur des hommes ! Il n’avait que ces vêtements sur lui ? Vous savez s’il porte des traces de coups ?

L’enfant portait un jean et un pull-over marin de couleur bleu marine barré de rayures blanches, boutonné sur l’épaule de deux boutons argentés gravés d’un bateau indiquant la célèbre marque de vêtements pour enfants « Petit bateau ». Il avait les pieds chaussés de petites tennis rouges par-dessus des socquettes blanches.

— Je ne l’ai pas ausculté, si c’est ce que vous me demandez. Je l’ai trouvé tout seul dans la rue, je vous l’amène, point. Moi, j’aimerais bien aller me coucher, c’est tout !

— Quel est votre nom, votre prénom…

— Je suis suspecte ! répliqua-t-elle, légèrement excédée.

— Non, bien sûr que non. Mais avouez que ce n’est pas courant qu’un enfant de cet âge se promène dans les rues à cinq heures et demie du matin. Et que faisiez-vous vous-même dehors à cette heure-ci ?

— Je rentrais de discothèque et j’allais me coucher quand je l’ai aperçu dans la lumière de mes phares.

— Vous fréquentez les discothèques à votre âge ?

— Pourquoi ? Il y a un âge limite ?

Cet inspecteur commence à vraiment m’agacer.

— Non, bien sûr. L’enfant était où exactement ?

— Au milieu de la rue. Heureusement que je ne roulais pas vite, car je venais de prendre un virage et je l’ai vu debout qui me regardait. J’ai d’abord cru que j’avais une hallucination…

— Vous avez bu de l’alcool ?

— Non, Monsieur. Je travaille deux soirs par semaine à la discothèque pour payer mes études. Je sers des consommations aux clients, mais moi, je ne bois pas !

— Des études de quoi ?

— C’est un interrogatoire ? Vous me suspectez d’avoir enlevé ce môme ?

— Pas du tout, ne vous énervez pas. Vous êtes plutôt du genre soupe au lait, vous !

— Je suis seulement fatiguée d’avoir passé la nuit dans le bruit infernal d’une discothèque. Je fais des études de droit.

— Une future ennemie, ironisa-t-il.

Mais quel con ce flic !

— Quoi ? Il ne me semble pas que les avocats soient en conflit avec les forces de l’ordre, ou peut-être avez-vous des problèmes avec eux…

— Nous coffrons les méchants que vous vous faites un malin plaisir de faire sortir de prison presque aussitôt.

— Parce que la plupart sont innocents des faits qui leur sont reprochés ! Alors que les vrais méchants ne sont pas forcément dans la rue.

— Les mauvais garçons aiment bien la rue et…

— Ils ne sont pas forcément dans la rue. Pensez aux femmes battues.

— C’est autre chose, on n’est pas forcément au courant. Vous avez été victime de votre conjoint ?

— Je suis ici pour ce môme, pas pour parler de moi.

— Et c’est pourquoi je vous interroge !

— Vous suspectez toujours tout le monde comme ça !

Ce policier commence à me chauffer sérieusement les oreilles.

— C’est mon boulot de suspecter les individus. Qui me dit que ce n’est pas vous qui avez enlevé ce petit bonhomme et que maintenant, il vous gêne. Il a l’air de très bien vous connaître…

Non, mais, quel con ! La jeune fille ouvrit de grands yeux étonnés et s’insurgea :

— Vous délirez ou quoi ! D’abord, ce n’est pas un petit bonhomme, c’est un enfant ! Vous connaissez la différence ? Sinon, je vous l’explique si vous voulez.

— Oh, du calme, jeune fille…

— Je trouve un enfant tout seul dans la rue, je vous le ramène et vous me suspectez. Vous voyez vraiment le mal partout et je préfère m’en aller.

Elle se releva en tenant toujours l’enfant serré contre elle.

— Asseyez-vous ! ordonna-t-il, d’une voix plus conciliante. Nous voyons peut-être le mal partout comme vous dites, mais c’est parce que nous côtoyons ce mal tous les jours. Nous sommes suspicieux et grâce à ça nous arrêtons des bandits.

— Mina, dit le petit garçon.

Le policier et la jeune femme se regardèrent, ébahis. L’enfant venait de parler.

— Tu veux quelque chose ? demanda vivement le policier qui fit rapidement le tour de son bureau pour se rapprocher.

Le petit le regarda et se mit à hurler. Rapidement, l’inspecteur retourna s’asseoir derrière son bureau. Le petit se calma aussitôt et prononça Mina en fixant le mur devant lui.

— Vous vous appelez Mina ? demanda le policier.

— Non, Mathilde.

— Mina. Mina, s’impatienta le gamin.

— C’est peut-être le prénom de sa mère, dit Mathilde.

— À cet âge, et je pense qu’il n’a pas plus de trois ans, on appelle sa mère, maman !

— Comment le savez-vous ? Vous avez une flopée d’enfants ?

— J’ai deux neveux qui sont jumeaux et qui ont à peu près son âge.

— Mina. Mina ! hurla le petit.

— Vous n’avez pas quelque chose qui pourrait le calmer ? Les femmes ont toujours plein de choses dans leurs sacs.

— Vous avez l’air de bien connaître les femmes ?

— J’en ai pratiqué quelques-unes…

Ben tiens, pensa-t-elle. Voyant un sourire moqueur se dessiner sur le visage de Mathilde, il s’empressa d’ajouter :

— Il en passe pas mal dans nos bureaux et croyez-moi, ce ne sont pas toujours des anges.

Il tendit des stylos au petit qui ne les regarda même pas.

— Il a peut-être faim ? dit-il en lui tendant un morceau de cake aux fruits. Le petit garçon repoussa sa main et cria de nouveau Mina.

Embarrassée, la jeune femme regarda dans son sac pour essayer de trouver quelque chose susceptible de l’intéresser. Mal à l’aise, avec un bras occupé à retenir le petit qui restait agrippé à elle, elle retourna son sac et le vida sur le bureau. Un trousseau de clés en tomba en faisant des cliquetis. Une sucette de bébé était accrochée au trousseau et le petit s’en empara en disant : « Mina », d’un air ravi, avant de la porter à sa bouche. Le trousseau était lourd et il retenait les clés dans ses petites mains.

— C’est dégoûtant, s’écria la jeune femme, je traîne ça depuis plus de trois ans !

— Vous utilisez une sucette de bébé ? se moqua gentiment le policier.

— Non, c’est la sucette de mon filleul qui me l’a donné quand il n’en a plus eu besoin. Je ne vous dis pas le nombre de bactéries qui doivent se promener dessus.

— Nous venons de trouver ce que signifie « mina » et ça le calme. Peut-être ne parle-t-il pas français.

Mathilde essaya de retirer la sucette de la bouche du petit garçon qui l’en empêcha en se cramponnant au trousseau de clés et en lui jetant des regards désespérés. Le policier décrocha son téléphone et composa un numéro.

— Paulo, tu vas à la pharmacie de la place, elle est ouverte tout le temps et tu m’achètes deux sucettes pour les bébés.

— On va me prendre pour un fou…

— Pas plus que d’habitude. Tu demandes bien des sucettes physiologiques.

— Des sucettes physiologiques ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— La pharmacienne saura, elle a l’habitude. Et fait vite.

— Je ne te connaissais pas ce vice…

— Discute pas, fonce !

Il raccrocha et, souriant, il déclara :

— J’ai commandé des minas… Si c’est le nom qu’il donne à sa tutute.

— Je ne suis pas sourde, merci.

— Bon. Et vous, quel est votre nom ?

— Je ne suis plus suspecte, tout à coup ?

— Vous ne l’avez jamais été. Mais on voit tellement de choses qu’on se méfie, vous comprenez ?

Je ne suis pas une demeurée !

Elle lui sourit avant de répondre :

— Si vous acceptez Mathilde Auger, c’est peut-être mon nom, mais je peux vous en donner un autre…

— Bien, Mademoiselle Auger. Nous allons reprendre. Je suis l’inspecteur Camille Simon et nous allons essayer de savoir d’où vient ce bambin. Vous acceptez le terme bambin ? se moqua-t-il gentiment.

Elle hocha la tête. Il fit rouler son fauteuil de bureau et vint se placer devant la jeune femme. Le petit le regarda et arrêta la succion. Il commença à froncer les sourcils, signe évident qu’il allait se remettre à hurler. Le policier jugea plus sage de retourner derrière son bureau.

— Il a peur de moi, c’est évident. Il a peut-être un père ou un beau-père violent, ou il a vu un homme être violent avec sa mère. Demandez-lui son prénom.

— Comment tu t’appelles ? Moi, dit-elle en se désignant d’un doigt, je m’appelle Mathilde, et toi ? Où est ta maman ? Tu as une maman, tu veux qu’on aille voir ta maman ?

Le petit garçon la regarda puis se serra contre elle en fermant très fort les yeux. Un policier entra dans la pièce avec deux boîtes de deux sucettes.

— La pharmacienne n’a même pas été surprise. Ah, c’est pour ce petit… dit-il en voyant le petit garçon.

— Non, c’est pour moi, répondit l’inspecteur. J’ai décidé d’arrêter de fumer.

— Parce que tu fumes ? Et depuis quand ? Je croyais que tu t’en tenais à la tisane. Et voyant la jeune femme froncer les sourcils, il précisa pour elle, il boit de la camomille à longueur de journée.

Il préféra sortir du bureau avant d’avoir une réponse à sa question. L’inspecteur haussa les épaules et expliqua :

— À cause de mon prénom Camille. Ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils m’ont fait mes parents en me donnant ce prénom…

— Joli prénom pourtant !

— Merci. J’ai plutôt l’habitude d’entendre de jolis noms d’oiseaux par les personnes habituellement assises à votre place…

Il avait ouvert une boîte et tendait une sucette au petit qui l’ignora en serrant plus fort le trousseau de clés devant sa bouche.

— Essayez vous-même. Vous aurez peut-être plus de succès, dit-il en tendant la sucette à la jeune femme.

Elle la présenta à l’enfant qui ouvrit la bouche et lâcha les clés. Il mit la sucette neuve dans sa bouche en prononçant : « Mina », avec une satisfaction visible.

— Eh bien, on avance, ironisa le policier. On sait que la sucette s’appelle Mina à moins que ce soit le prénom de sa mère.

Il sortit la deuxième sucette de l’emballage et la tendit au petit. Soupçonneux, l’enfant se redressa, regarda tour à tour le policier et la sucette qu’il lui tendait. Il la prit vivement, la serra dans ses petites mains et se recala contre Mathilde.

— On progresse. Comment t’appelles-tu mon bonhomme ?

Le bonhomme se serra plus fort contre la jeune femme.

— Vous avez fait une conquête. Il ne vous lâche plus ?

— Concrètement, qu’est-ce que vous pouvez faire. Moi, il faut que j’aille dormir.

— Il doit habiter dans le quartier où vous l’avez trouvé, mais ce n’est pas sûr. Avec ses petites pattes, il peut parcourir beaucoup de chemin. Ce qui m’étonne c’est qu’il ne soit pas en pyjama à cette heure-ci. Il a dû fuguer hier soir ?

— Fuguer ! Vous pensez vraiment qu’il a fugué ? Il est un peu jeune pour ça, non ?

— Vous seriez étonnés de l’âge qu’ils ont ces bambins quand ils commencent à vouloir explorer le monde. Mais je pense que s’il s’est sauvé de chez lui, c’est pour une autre raison.

— Et à laquelle pensez-vous ?

— Il a pu entendre ses parents se disputer et prendre peur. C’est peut-être un petit garçon aventurier qui veut savoir ce qui se passe en dehors de chez lui…

— Je n’y crois pas et c’est votre boulot de prendre cet enfant en charge, aventurier ou non !

— Je vais téléphoner aux services sociaux, mais à cette heure-ci, je crains qu’il n’y ait personne.

— Les services sociaux, vous voulez dire la DDASS ?

— Oui, mais maintenant cela s’appelle l’ASE.

— Il n’y a que le nom qui change et ce sont toujours les mêmes dirigeants.

— Oui, bien évidemment. Mais avant, il faut l’emmener à l’hôpital pour qu’il soit examiné par un pédiatre. Il a pu subir des sévices et il faut que cela soit signalé. Je ne vois pas autre chose à faire pour l’instant.

— Il n’a pas l’air d’avoir été maltraité.

— Non, mais il faut en être sûr et seul un médecin peut le constater. Vous acceptez de nous accompagner à l’hôpital ? Il va hurler si c’est moi qui l’emmène.

— Et ça va durer combien de temps ?

— Le temps d’aller jusqu’aux urgences pédiatriques. Là-bas, il sera pris en charge. Il y a bien des parents qui vont s’apercevoir qu’un de leurs gamins a fait une fugue et se manifester.

— D’accord pour l’hôpital, mais après je rentre chez moi. Vous n’avez qu’à faire passer sa photo dans les journaux et ses parents vont se manifester…

— Si cet enfant a vu quelque chose qu’il ne devrait pas, il est peut-être en danger. On le saura quand ses parents viendront le chercher.

— Et s’ils ne viennent pas ?

— Alors, nous aurons un sérieux problème !

— Nous ! Mais je n’ai rien à voir dans cette histoire, s’insurgea Mathilde.

— Vous êtes dedans malgré vous.

Aux urgences pédiatriques, le petit garçon s’accrochait toujours à la jeune femme. Le policier discuta quelques minutes avec la femme qui les reçut à la réception et qui les installa dans une chambre. Une aide-soignante rentra dans la chambre, allongea l’enfant sur le lit pour le déchausser et lui retirer son pantalon. Il se laissa faire. Mais il se releva en se mettant à crier en faisant de grands gestes, quand l’aide-soignante voulut lui retirer son pull et le tee-shirt qu’il portait dessous… La femme n’insista pas et indiqua à Mathilde que le médecin allait venir les voir dans un instant. Mathilde rallongea le petit sur le lit et s’installa près de lui pour le rassurer. Et c’est ainsi que le médecin, accompagné du policier, les découvrit dormant profondément tous les deux, le bras de Mathilde passé par-dessus l’enfant et le tenant serré contre elle. Ils ressortirent de la pièce et le médecin déclara :

— Laissons-les dormir un peu, je reviendrai dans une demi-heure.

— D’accord, je reviendrai plus tard, dit l’inspecteur. Je dois prévenir les services sociaux et j’attends votre rapport après que vous aurez examiné l’enfant. Entre-temps, peut-être que des parents se seront manifestés. Il y a bien une mère qui va s’apercevoir que son fils a disparu. Ce qui m’inquiète, c’est qu’à l’heure où il a été retrouvé, ce môme aurait dû être en pyjama.

***

Deux heures plus tard, ils dormaient encore quand le médecin rentra dans la chambre pour la troisième fois, accompagné d’une infirmière. Mathilde se réveilla et se leva.

— Excusez-moi, je me suis endormie, dit-elle, un peu confuse.

— Je suis le docteur Gilette, je suis déjà passé vous voir, mais vous dormiez si bien tous les deux que je n’ai pas voulu vous réveiller.

— Mais quelle heure est-il ? Quoi, j’ai dormi plus de deux heures ! s’étonna Mathilde.

— C’est que vous en aviez besoin. Je vais examiner cet enfant. Vous connaissez son nom ?

— Non, ni son prénom. Il ne dit que le mot mina et nous pensons que c’est le nom qu’il donne à sa sucette.

L’enfant dormait bien et l’infirmière ne le réveilla même pas quand elle lui retira son pull-over et son tee-shirt de la même marque que le pull. Les vêtements étaient propres, signes que l’enfant n’était pas négligé par la personne qui l’élevait. Son petit corps ne présentait pas de traces de coups apparents et il ne semblait pas avoir souffert de la faim.

— Vous voulez bien sortir un moment, demanda le médecin en regardant Mathilde.

Elle hocha la tête et sortit dans le couloir. Elle se mit à trembler de froid et regretta de ne pas avoir pris sa veste qu’elle avait laissée sur le dossier de l’unique chaise de la chambre. Elle décida d’aller prendre un café au distributeur qu’elle apercevait au bout du couloir. Que devait-elle faire ? Ce n’était pas son gamin. Comment des parents pouvaient-ils ne pas s’être aperçus que leur enfant avait disparu. Elle était assise dans la salle d’attente où se trouvait le distributeur et buvait son café à petites gorgées. Il était chaud et cela lui fit du bien. Quelle histoire ! Heureusement qu’elle était libre pour la journée. Journée qu’elle avait prévue pour faire des révisions. C’était un peu compromis. Elle en était là de ses pensées quand elle entendit :

— Bonjour, Mademoiselle Auger. Je vous présente Madame Lorcuff, des services sociaux à l’enfance. Elle va prendre l’enfant en charge.

— Je suis codirectrice de services sociaux à l’enfance, répliqua Madame Lorcuff, très sèchement.

L’inspecteur lui lança un regard pas très aimable et préféra ne pas répondre. Il était accompagné d’une femme – il était difficile de lui donner un âge – qui détourna son regard à peine posé sur la jeune femme. Elle était habillée de vêtements qui avaient été à la mode au moins trente ou quarante ans plus tôt et qui ne lui allaient pas du tout. Ses cheveux étaient coiffés en un chignon très serré sur le dessus du crâne, ce qui n’arrangeait rien. Les rides d’expressions – et elle en avait – n’étaient que des signes indiquant la dureté, voire la méchanceté. Cette femme n’avait jamais dû rire, ou même sourire, de toute sa vie. D’un rapide coup d’œil, Mathilde avait remarqué qu’elle portait une bague de style ancien à l’annulaire de la main droite, mais que celle de gauche était vierge de tout bijou.

Une vieille fille ! Ce sont toutes les mêmes et elle ne me plaît pas du tout. Elle a l’air aussi mauvais que toutes les autres !

— Je peux partir alors ? demanda-t-elle au policier en ignorant totalement la femme.

— Oui, bien sûr. Mais j’aurais besoin de rester en contact avec vous…

— Pour quoi faire ? s’inquiéta-t-elle aussitôt.

— C’est vous qui l’avez trouvé dans la rue. J’ai besoin de votre déposition écrite indiquant exactement comment et où vous l’avez trouvé.

— Je l’ai trouvé dans la rue, je n’ai rien de plus à ajouter.

— Oui, mais moi j’ai besoin d’avoir un document…

Des cris d’enfant résonnèrent dans le couloir.

— C’est lui ! cria Mathilde, qui se précipita vers la chambre d’où provenaient les cris.

Elle arrivait devant la porte de la chambre quand celle-ci s’ouvrit et que l’infirmière l’invita à entrer, mais elle refusa le passage pour la femme des services sociaux et pour l’inspecteur. Le petit garçon, le visage tout rouge, hurlait et se débattait comme un beau diable. Il ne voulait pas qu’on le touche. Dès qu’il vit Mathilde, il lui tendit les bras comme un désespéré. Il lui agrippa les mains et voulait qu’elle le prenne dans ses bras. Il se blottit contre elle et arrêta de pleurer.

Le docteur Gilette constata la réaction de l’enfant qui prouvait qu’il avait dû subir une émotion très forte. Il s’adressa à Mathilde :

— Nous avons pu l’examiner avant qu’il se réveille et nous avons constaté qu’il n’a subi aucune violence corporelle ou sexuelle. Mais nous devons encore lui faire des radios. Vous le connaissez bien ?

— Pas plus que vous. Mais il me semble qu’il a peur des hommes.

— Oui, c’est ce que je constate. Marie-Ange, faites entrer le policier et la femme qui l’accompagne. Et commandez un petit-déjeuner pour cet enfant, il doit avoir faim !

L’infirmière sortit et l’inspecteur entra dans la chambre avec Madame Lorcuff.

— Bonjour inspecteur. L’enfant va bien, nous allons lui donner à manger, dit le médecin en regardant le policier et en ignorant la femme. L’inspecteur remarqua que le médecin ne s’adressait qu’à lui. Je vais faire mon rapport et vous l’aurez dans la matinée.

— Je vais pouvoir l’emmener, annonça Madame Lorcuff avec autorité en s’adressant au médecin.

Le médecin se tourna lentement vers la femme :

— Non, Madame ! J’ai besoin de lui faire d’autres examens plus approfondis. Une première auscultation me montre que cet enfant n’a pas souffert de la faim, ni même de violence physique, mais pour les autres examens, j’attendrais qu’il soit endormi pour les faire. Je ne veux pas le traumatiser plus qu’il ne l’est en ce moment. Il souffre d’un choc émotionnel très important et ne parle pas. C’est difficile à soigner quand on n’en connaît pas la cause…

— Nous allons le placer dans une chambre à l’écart des autres et quand il en aura assez d’être tout seul et qu’il aura faim, il parlera et demandera à aller avec ses copains, croyez-moi. Et nous avons un psychiatre qui viendra le visiter, insista Madame Lorcuff, en coupant la parole au médecin qui s’apprêtait à la reprendre. Nous avons l’habitude de mater ce genre de rejetons difficiles qui piquent des crises pour n’importe quoi. C’est un capricieux comme certains de ses congénères.

Le médecin ne se laissa pas démonter et la regarda d’un air peu amène :

— Les patients que nous soignons ici ne sont pas des rejetons comme vous dîtes, ce sont des enfants qui souffrent ! Cet enfant restera dans mon service aussi longtemps que je n’aurai pas terminé mes examens médicaux. Cet enfant n’est ni capricieux ni difficile, il est traumatisé et il n’a certainement pas besoin d’être mis à l’écart, dans une chambre à part, comme vous dites ! Nous avons des pédopsychiatres et je peux vous assurer que cet enfant recevra les meilleurs soins.

Le policier sentait la tension entre le médecin – qui se retenait – et la femme des services sociaux qui avait un air méprisant en regardant le petit garçon. Il se demandait bien pourquoi.

— Bien, dans ce cas, je m’en vais. Je compte sur vous, Docteur, pour me prévenir quand je pourrai venir le chercher.
— C’est un enfant, Madame, pas un vulgaire colis.
— Je n’ai pas dit ça !
— Non, mais votre attitude le laisse à penser et je pense que vous devriez changer de métier pour le bien-être des enfants que vous recevez dans vos services. Et vous devriez, par la même occasion, changer de psychiatre.

La femme regarda le médecin bien en face et préféra ne pas répondre. Sur son visage se lisait de la méchanceté si ce n’était de la haine.

— Au revoir Messieurs, dit-elle d’un ton froid et dédaigneux.

Elle ignora complètement Mathilde et sortit de la pièce sans même un regard vers le petit garçon qui fermait les yeux et restait blotti contre la jeune femme. Une aide-soignante entra dans la chambre et posa sur la table roulante un bol de chocolat chaud et un croissant. La brave dame voulut l’asseoir dans son lit pour qu’il déjeune, l’enfant ouvrit les yeux, regarda son bol de chocolat et d’un geste rapide l’envoya valser. Il referma rapidement les yeux et s’accrocha à Mathilde. Le chocolat avait maculé les draps. Le médecin qui s’apprêtait à quitter la chambre avait vu le geste de l’enfant.

— Il a dû voir quelque chose qui l’a beaucoup effrayé et il manifeste sa peur.
— Que faut-il faire ? demanda le policier.
— Nous allons le garder en pédiatrie où il sera en contact avec d’autres enfants de son âge. Il va être surveillé jusqu’à ce qu’il accepte de se nourrir.
— J’ai senti comme de l’animosité entre cette femme et vous. J’ai peut-être rêvé, Docteur…
— Pas du tout, inspecteur, vous ne rêvez pas ! Ce n’est pas la première fois que cette dame vient chercher des enfants ici pour les placer dans son foyer. Elle n’a aucune empathie pour ces petits.
— Pourtant, elle est du service de protection de l’enfance…
— Oui, elle est même une des codirectrices de l’ASE du département. C’est toujours elle qui vient récupérer les enfants, mais elle devrait changer de métier !
— Vous êtes dur… Mais vous n’avez peut-être pas tort, commença le policier.

Le médecin sortit dans le couloir et entraîna le policier avec lui.

— Vous croyez ? Ces enfants nous arrivent ici après avoir été retirés à leurs familles pour cause de violences. Et je dis bien toutes sortes de violences, morales, physiques ou sexuelles. Cette dame récupère ces petits, elle les éduque, dit-elle, pour qu’ils puissent retrouver rapidement leurs familles et que le lien ne soit pas rompu. Pour qu’ils retrouvent leurs géniteurs qui sont aussi leurs tortionnaires ! La plupart nous reviennent encore plus amochés que la première fois, quand ils ne vont pas directement à la morgue.
— Cela arrive souvent ?
— Plus souvent qu’il ne faudrait et c’est beaucoup pour ces enfants torturés de retourner avec leurs tortionnaires ! J’ai connu cette situation beaucoup trop de fois.
— Ces enfants ne sont pas placés dans des familles d’accueil ? demanda Mathilde.
— Si, bien sûr, mais pas avant d’avoir essayé de les renvoyer dans leurs foyers. Les plus chanceux n’y retournent pas et sont placés dans des familles d’accueil. S’ils ont la chance de trouver une famille aimante alors ils sont à moitié sauvés. Mais ce n’est pas toujours le cas. Certains resteront amochés et la douleur morale sera leur compagne de vie. Ces enfants-là sont marqués et le nombre d’années qui les séparent de leur majorité est leur route à parcourir dans cet enfer. À leur majorité, ils sont complètement largués par l’ASE et tant pis pour ceux qui désirent suivre des études. Quelques-uns se retrouveront SDF, sans avoir eu le temps de se reconstruire et sans aucune famille pour les aider. De votre côté, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Rien pour l’instant. Des parents vont bien finir par se manifester. Dans le cas contraire, nous attendons pour ne pas mettre le petit en danger. Si cet enfant a vu des choses, on pourrait vouloir s’en prendre à lui. Serait-il possible que l’on mette les vêtements du petit dans un plastique et qu’on nous les remette.
— Pour quoi faire ? s’étonna le médecin.
— Si les parents ne se manifestent pas, il nous faudra faire des recherches pour les retrouver. On ne connaît pas l’histoire de ce gamin, mais j’ai l’intuition qu’il a dû assister à quelque chose de grave ?
— Je vais demander à la jeune femme de bien vouloir l’accompagner dans mon service où il sera en contact avec les autres enfants. Et je pense qu’avec eux, l’enfant se sentira en confiance. Nous avons des pyjamas dans le service de pédiatrie et je vais faire mettre ses vêtements dans un sac en tissu et je vous les remettrai en personne.

Le médecin et l’inspecteur rentrèrent dans la chambre.

— Mademoiselle Auger, reprit l’inspecteur, le petit va rester ici et vous pourrez rentrer chez vous pour vous reposer. N’oubliez pas qu’il me faut votre déposition. Je ne veux pas vous presser, mais le plus tôt sera le mieux.
— Il nous faut donner un prénom à cet enfant en attendant de connaître le sien, dit le médecin.
— Je peux choisir ? demanda Mathilde.
— À vous l’honneur, c’est vous qui l’avez trouvé.
— Paul ! J’aime bien Paul.

***

Mathilde avait promis d’aller en fin de journée faire sa déposition, mais, prise par ses révisions pour un examen proche, elle avait complètement oublié. En se faisant un sandwich, elle repensa au petit garçon qu’elle avait appelé Paul. Quel pouvait être son vrai prénom ? Ses parents s’étaient-ils manifestés ? Oui, certainement, et sa déposition n’aurait alors plus d’importance. Elle jugea plus correct de prévenir l’inspecteur qu’elle ne pourrait pas venir aujourd’hui au commissariat. Elle composa le numéro inscrit sur la carte qu’il lui avait remis avant de la quitter à l’hôpital.

— Inspecteur Simon !

— Bonsoir, c’est Mathilde Auger. Excusez-moi, j’ai oublié de venir faire ma déposition…

— Ce n’est pas grave, ce soir je suis à l’extérieur. Vous pouvez venir demain ?

— Demain, ça va être un peu compliqué.

— Téléphonez-moi vos disponibilités, je m’arrangerai pour vous recevoir.

— Non, je viendrai demain, mais ce sera assez tard. Je dois aller en cours.

— Téléphonez-moi dans l’après-midi pour me donner votre heure. Je vous attendrai au bureau.

Le policier entendit un soupir à l’autre bout du fil.

— D’accord, mais si j’ai un empêchement, je vous appellerai.

— Bien. Je vais passer à l’hôpital et je vous donnerai des nouvelles de Paul. À demain.

— Merci, cela me fera plaisir !

Elle raccrocha, soulagée. Mais, soulagée de quoi ? On ne savait jamais avec la police. Les bavures cela existe, non ? Vous êtes rapidement suspectés de tout et très souvent pour rien. De toute façon, elle n’aimait pas la police et elle avait de bonnes raisons pour ça. Elle ne savait pas si l’enfant avait retrouvé ses parents et s’il était encore à l’hôpital. Elle ne voulait pas s’impliquer davantage, mais elle aimerait savoir, c’est tout ! Après tout, c’est elle qui l’avait trouvé dans la rue et qui lui avait donné un prénom. Le prénom de son grand-père paternel qui l’avait élevée avec sa grand-mère, les seules personnes qui lui avaient manifesté de l’amour. Mais elle ne le dirait pas, car cela ne regardait qu’elle.

Le lendemain, entre deux cours, elle écouta ses messages sur son téléphone – elle coupait toujours son portable quand elle était en cours. Elle entendit que le médecin lui en avait laissé un. Comment avait-il eu son numéro ? Elle ne l’avait laissé qu’à l’inspecteur ! Le médecin lui disait qu’il voulait la voir au sujet de Paul. Il lui donnait un numéro de téléphone pour le rappeler. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous ? Elle avait envie de les envoyer paître. Le policier, le médecin et tous les autres qui viendraient lui parler de cet enfant. Elle n’aimait pas les enfants ! Et elle n’était pas sa mère… Non… Mais il s’agissait de Paul ! De Paul qu’elle avait tenu dans ses bras, avec qui elle avait dormi, peu, mais dormi quand même. Peut-on rester insensible à un petit enfant en détresse qui s’endort dans vos bras ? En totale contradiction avec elle-même, elle s’inquiéta pour lui. Elle espérait qu’il allait bien, mais si le médecin avait fait l’effort de trouver son numéro de téléphone et de l’appeler, c’est qu’il se passait quelque chose ! Elle appela au numéro qu’il avait laissé. Sa secrétaire indiqua qu’il n’était pas joignable pour le moment. Mathilde lui dit que c’était lui, le médecin, qui avait demandé qu’elle le rappelle et après avoir donné son nom, comme par miracle, la secrétaire lui indiqua qu’elle allait joindre le docteur Gilette, qui lui parla quelques secondes plus tard :

— Allo, Mademoiselle Auger. C’est au sujet de Paul, pourriez-vous passer dans mon service le plus rapidement possible ?

— Il ne va pas bien ? Ces parents se sont présentés ?

— Non, il ne va pas bien et il refuse de s’alimenter. Nous allons être obligés de le mettre sous perfusion. Pourriez-vous venir ?

— Je vais venir le plus vite possible.

Elle raccrocha et prit ses dispositions avec une copine pour les cours qu’elle allait manquer.

À l’hôpital, elle s’impatientait en attendant l’ascenseur. Elle était énervée et ne comprenait pas pourquoi. Le docteur Gilette la vit arriver au moment où il allait rentrer dans son bureau. Une plaque sur la porte indiquait Dr Brice Gilette – Pédiatre.

— Comment va Paul ?

— Bonjour, Mademoiselle, dit-il en lui tendant la main.

— Ah oui, bonjour, excusez-moi. Comment va Paul ?

Ils rentrèrent dans la pièce et le médecin s’installa derrière son bureau. Comme Mathilde restait debout, il l’invita à s’asseoir, mais elle préférait rester debout.

— S’il acceptait de manger… commença le médecin.

— Pourquoi il ne veut pas manger ? Vous êtes médecin, vous devez savoir pourquoi il ne veut pas ?

— Asseyez-vous et calmez-vous, je vous prie.

— Oui ! Merci, dit-elle en se laissant tomber sur la chaise placée devant le bureau.

— Il ne veut pas manger ni boire. Il ne veut pas parler et il ne veut pas jouer avec les autres enfants. Il ne nous regarde pas : il semble être ailleurs. Il serre très fort une sucette dans une main et suce l’autre, c’est la seule activité qu’il manifeste. Il semble accepter ma présence et ne pleure pas quand je l’ausculte.

— Ce doit être votre blouse blanche qui le rassure.

— Je le pense aussi.

— Je pense que c’est sa sucette qu’il appelle Mina.

— Vous avez de la chance, car avec nous il n’a pas dit un seul mot.

— Ses parents se sont manifestés ?

— Non, pas encore.

— Pauvre petit, sa maman doit sûrement lui manquer, dit Mathilde.

— Accepteriez-vous de venir le voir. Je sais que ce n’est pas votre enfant et rien ne vous y oblige, mais j’aimerais voir s’il vous reconnaît.

— Alors, allons-y tout de suite, dit-elle en se relevant.

Ils longèrent un long couloir donnant sur des chambres numérotées d’où on entendait des sonneries. Mathilde pensa que c’étaient ces sonneries reliées à des machines qui maintenaient certains de ces enfants en vie. Ne plus les entendre, c’était ou tout bon, ou tout mauvais. Le médecin poussa une porte et entra dans une chambre qui contenait trois lits. Le petit garçon était allongé sur un lit et regardait trois enfants plus âgés qui faisaient une partie de cartes, assis sur un autre lit.

— Salut les gars, j’espère que personne ne triche, dit le docteur tout souriant. Comment va votre petit compagnon ?

— Il nous regarde jouer, mais y veut pas participer. Il parle pas, mais il tète sa tutute sans lâcher l’autre.

Mathilde se précipita vers Paul, qui après un bref instant d’hésitation la reconnut. Il était adorable dans un pyjama jaune imprimé de petits ours bleus et roses. Il lui tendit les bras et Mathilde voulut lui retirer la sucette de la bouche pour le faire parler, mais il la retenait avec ses dents. Il serrait très fort la deuxième sucette dans sa petite main. Le petit s’agrippa à elle.

— Bonjour Paul, dit-elle en lui passant une main dans les cheveux tout en le maintenant contre elle. Comment tu vas, mon bonhomme… En disant ce mot, elle repensa au policier qu’elle avait enguirlandé parce qu’il avait l’appelé bonhomme.
— Il vous reconnaît, c’est déjà ça, dit le médecin. Demandez-lui s’il veut manger, ou mieux, emmenez-le à la cafétéria et mangez quelque chose avec lui, ça le tentera peut-être ?
— Tu veux qu’on aille se promener tous les deux ? demanda-t-elle en regardant le petit dans les yeux.

Il la regardait et ne semblait pas comprendre ce qu’elle disait puis, alors qu’elle pensait que c’était fichu, il hocha la tête.

Donc il comprend, pensa-t-elle en jetant un regard au médecin qui comprit le message.

— Bien, on met tes chaussons et on y va. Vous venez aussi docteur ?
— Non, je vous rejoindrai dans un instant. Je préfère que vous ne soyez que tous les deux. Prenez un café, un chocolat, un jus d’orange et mangez des viennoiseries, ça le tentera peut-être. Ce sera sur le compte de l’hôpital bien sûr.
— Je peux payer…
— Je n’en doute pas, mais c’est mon patient !

***

Mathilde commanda deux croissants, une chocolatine, un verre de jus d’orange et deux tasses de chocolat. Quand la serveuse vint placer le tout sur la table, le petit ne la quittait pas des yeux. Mathilde demanda en lui montrant le verre de jus d’orange :

— Tu en veux ?

Il ne répondit pas, mais il téta plus avidement sa tétine. Elle décida de boire quelques gorgées de chocolat et commença à mordre dans un croissant. Il la regardait manger sans cesser de téter sa sucette. Elle coupa une corne de l’autre croissant qu’elle lui présenta. Il regarda intensément la jeune femme et après un instant d’hésitation, il retira sa sucette de la bouche, la posa sur la table et attrapa le morceau de viennoiserie qu’il mordit à pleines dents. Mathilde lui sourit pour l’encourager, car il continuait de la regarder dans les yeux. Elle lui proposa du chocolat. Il hocha la tête et elle se déplaça pour se mettre près de lui afin de l’aider à boire. Après quelques petites gorgées, il repoussa la tasse et recommença à manger. Puis, il accepta de boire un peu plus de la boisson chocolatée qu’il avait l’air d’apprécier. Il termina son morceau de croissant, mais n’en voulut pas d’autres.

— Au moins, il a mangé un peu, dit le médecin qui les regardait depuis quelques minutes.

Il était habillé en civil, car il allait quitter son service, mais il avait sa blouse pliée sur son bras. L’enfant le regarda avec crainte et attrapa la main de Mathilde qu’il serra fort.

— Il a peur, constata le médecin, qui s’attendait à cette réaction. Il enfila rapidement sa blouse et un soulagement visible se manifesta sur le visage de l’enfant.

— Cet enfant a dû assister à quelque chose de très grave. Il a peur des hommes sauf s’ils sont en blouse blanche. J’ai remarqué qu’il ne craint pas les femmes.
— Vous pensez qu’il a pu arriver quelque chose à ses parents ?
— Certainement ! Un enfant de cet âge ne disparaît pas de la maison de ses parents et ne se promène pas dans la rue à l’heure où vous l’avez trouvé. Ses parents auraient déjà dû se manifester.
— Ils ont peut-être eu un accident de la route et il est le seul rescapé, avança Mathilde.
— J’en doute ! Il n’y avait pas la plus petite égratignure sur lui et un enfant de trois ans resté attaché sur son siège auto ne peut pas se détacher seul. L’inspecteur Simon m’a indiqué qu’il n’y avait pas eu d’accident de signaler dans la zone où vous l’avez retrouvé.
— Vous pensez qu’il a quel âge ?
— À mon avis, deux ans et demi à trois ans, pas plus.
— Il a forcément des parents ou ils sont complètement inconscients. Il a dû leur arriver quelque chose…

Mathilde resta sans voix pendant quelques secondes puis lança :

— Vous allez remettre ce petit à cette horrible femme ? On dirait une sorcière sortie d’un mauvais conte !

Le médecin sourit :

— Il y a des contes où les sorcières sont gentilles, belles à regarder et appétissantes…
— Alors ce sont des fées, et souvent inaccessibles pour le commun des mortels. Peut-être avez-vous une fée dans votre vie ?

Le sourire du médecin s’accentua :

— C’est une manière de me demander si je suis libre ?
— Non, je ne me permettrai pas.

Elle rougit, pensant qu’elle avait été trop indiscrète.

— Excusez-moi, cela ne me regarde pas, ajouta-t-elle rapidement.
— Ne vous excusez pas. Je n’ai ni fée ni sorcière qui pourrait embellir ou me pourrir la vie à la maison. Enfin pour le moment.

Mathilde rougit de plus belle. Quelle conne, Qu’est-ce qu’il va penser de moi. Elle avait le don de se mettre dans des situations pas possibles, il était préférable qu’elle change de sujet.

— Cette bonne femme de l’ASE, vous n’avez pas l’air de l’aimer beaucoup ?
— C’est le moins que l’on puisse dire. Et ce n’est pas elle que j’inviterai à dîner… Mais revenons à Paul. Et d’ailleurs pourquoi Paul ?
— C’était le prénom de mon grand-père que j’ai beaucoup aimé.
— Très joli prénom et c’est aussi celui de mon père. Vous a-t-il parlé ?
— Non, mais il a compris quand je lui ai montré la tasse de chocolat, peut-être est-il sourd ?
— Je ne pense pas, mais nous allons lui faire un audiogramme. Peut-être ne comprend-il pas le français tout simplement. Il n’est pas muet, car il prononce le mot mina, sans cette voix enrouée très particulière que les personnes ont quand ils n’entendent pas.
— Mais c’est le seul mot qu’il prononce…
— Et il doit y avoir une grande signification pour lui. C’est peut-être le nom de sa mère.
— Je doute, dit-elle, un enfant de cet âge appelle sa mère maman, pas par son prénom.

Elle se pencha vers l’enfant et lui dit doucement à son oreille.

— Maman…

Paul attrapa la main de Mathilde et ferma très fort les yeux.

— Donc, il n’est pas sourd et il comprend le mot « maman », dit le médecin. Et il semble comprendre le français. Peut-être est-il arrivé quelque chose à sa mère et c’est cela qui l’a traumatisé.
— Et c’est certainement pour ça qu’elle ne se manifeste pas.
— Mais il doit y avoir un père, à moins qu’il ne soit arrivé quelque chose à son père aussi.
— Je vais essayer, dit-elle en se penchant vers l’oreille de Paul. Papa, prononça-t-elle. Et l’enfant se mit à crier.

Mathilde prit Paul sur ses genoux. Il s’agrippa à elle de toute la force de ses petites mains, tout en se cachant le visage contre la jeune femme et sans cesser de crier. Elle l’enveloppa de ses bras et le tint bien serré contre elle en lui murmurant des paroles apaisantes à l’oreille.

— À mon avis, dit le médecin, c’est peut-être le père ou le compagnon de sa mère qui a fait du mal à celle-ci devant le gamin.
— Qu’est-ce que vous pouvez faire ?
— Je vais appeler l’inspecteur Simon pour qu’il organise des recherches dans ce sens. Mais sans connaître les identités, ça ne va pas être facile.
— S’il a été témoin de quelque chose, il peut être en danger, non ?
— Vous devez regarder trop de films policiers à la télé, mais je vais prendre en compte votre réflexion et interdire toutes les visites. Que faites-vous dans la vie…
— Je fais des études de droit.
— Vous devriez changer d’orientation et faire des études de pédopsychiatrie.
— Juge pour enfants, c’est bien aussi, non ?
— Oui, je vous l’accorde. Essayez de le faire manger encore un peu et ramenez-le dans le service. Je vais parler aux infirmières, ajouta le médecin en se levant.
— Merci Docteur…
— Merci à vous de consacrer du temps à cet enfant. Nous allons sûrement nous revoir et pour moi cela sera toujours avec plaisir.

Elle se sentit rougir de nouveau et elle s’en voulut aussitôt. Pour elle rougir, pâlir, ou pleurer, montraient sa faiblesse et sa lâcheté. Elle voulait rester maîtresse de ses émotions. Elle le regarda partir en pensant que pour elle aussi ce serait avec plaisir, mais jamais elle le ferait savoir ou même voir. Il était très bel homme et elle se méfiait des hommes, surtout quand ils étaient beaux. Car beau ne rimait pas toujours avec bon ! Elle en savait quelque chose !

Il avait remarqué qu’elle avait été gênée de rougir et cela lui avait plu. En homme courtois, il l’avait salué et s’était éclipsé rapidement.

***

Mathilde fit quelques courses en rentrant chez elle, mais le médecin n’avait pas beaucoup quitté ses pensées.

Son appartement était petit, mais très lumineux, car il avait deux grandes fenêtres. C’était une très grande pièce tout en longueur qui faisait office de cuisine, salon, chambre à coucher. Seule la salle de bains comportant les toilettes était fermée. Elle avait aménagé la grande pièce pour séparer le coin salon du coin chambre par un grand meuble composé d’étagères sur deux tiers de sa hauteur et le tiers inférieur de tiroirs. Cela lui permettait d’avoir deux pièces distinctes. Côté chambre, un grand lit, une table de nuit sur laquelle était posée une lampe de chevet, et une commode pour ranger son linge. Le meuble de séparation lui servait de bibliothèque côté salon et lui permettait de ranger tous ses livres et quelques bibelots rescapés de son enfance. Une seule photo dans un petit cadre, celle d’un homme encore jeune, mais qui semblait d’une autre époque. Entre les deux fenêtres, un grand bureau collé au mur au-dessus duquel elle avait posé une étagère pour poser ses documents. Elle avait obtenu son bureau auprès d’une copine dont le père architecte renouvelait son mobilier, et elle en était fière. Une lampe d’huissier verte posée sur un coin, un siège de bureau lui aussi récupéré et sur lequel elle pouvait s’asseoir confortablement. De l’autre côté de la pièce, deux fauteuils club de couleur dépareillés qu’elle avait trouvés dans une brocante. L’un des deux, recouvert d’un plaid orange, apportait une note de couleur chaude. Elle l’utilisait quand elle s’asseyait dans son fauteuil préféré, car elle avait souvent froid. Une petite table basse lui servait aussi de table pour manger et quelques petits meubles de rangement complétaient son mobilier. C’était simple, mais chaleureux. Sur un de ces petits meubles, elle avait posé une grande lampe qu’elle allumait quand elle avalait sa salade, assise dans son fauteuil. Elle mangeait pour se nourrir pas par gourmandise. Elle ne cuisinait que très peu et n’invitait jamais quelqu’un à partager même un simple repas. C’était son chez elle, son sanctuaire et elle n’avait pas envie de le partager avec un petit ami ou un amant. Cela arriverait peut-être, mais elle n’était pas prête à ça. Elle aimait ses trois lampes posées aux bons endroits qui lui apportaient un peu d’ambiance chaude et elle se contentait de ça. Elle évitait au maximum d’allumer le chauffage par souci d’économie. Sur les murs, trois petits tableaux représentant des paysages de plages avec la mer omniprésente et quelques bateaux indiquaient qu’elle aimait la mer. Côté cuisine, un plan de travail avec un évier sous une petite fenêtre et une plaque de cuisson, une bouilloire électrique et pour seul luxe, un combiné réfrigérateur congélateur. Elle n’aimait pas cuisiner, mais elle aimait bien avoir ce qu’il fallait dans son frigo.

Elle se déshabilla et enfila un pyjama en pilou tout doux, sous un peignoir polaire plus épais et enfila des chaussettes bien confortables. Son accoutrement la faisait paraître tout le contraire d’une femme sexy, mais elle s’en moquait, car personne ne venait chez elle. Il lui arrivait de recevoir une copine de cours, mais pour des révisions uniquement. Tout son temps était consacré à ses études, rien d’autre n’avait plus d’importance. Elle avait fait chauffer de l’eau et s’était fait un thé. Elle posa son mug de thé dans lequel elle avait ajouté du lait et une bonne cuillerée de miel, près de son ordinateur. Elle aimait travailler en étant confortablement installée. Encore une année pour obtenir le CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat). Le dessus de son bureau disparaissait sous des livres de droit, les uns ouverts avec des post-it jaunes pour marquer des pages, les autres empilés à droite ou à gauche, d’où dépassaient les mêmes post-it. À première vue, cela semblait en désordre, mais il n’en était rien. Tout était placé dans un ordre très précis, ce qui lui permettait de gagner du temps pour ses recherches. Dans sa vie aussi, elle n’aimait pas les situations ambiguës. Elle n’aimait pas que l’on joue à cache-cache avec ses sentiments, elle avait trop vu dans sa famille à quoi ça menait. Alors, elle s’était blindée une sorte de carapace et il était difficile de l’atteindre moralement. Seuls les enfants la touchaient, car c’étaient des êtres sans défense qui dépendaient uniquement des adultes. Elle envisageait de devenir juge pour enfants, car, pour elle, les hommes ou les femmes étaient responsables de leurs bonnes ou mauvaises actions, mais pas les enfants qui subissaient toujours les erreurs des adultes.

Elle avala une bonne gorgée de son thé et après une dernière pensée pour le docteur Gilette, elle se mit au travail pendant deux bonnes heures. Elle se leva pour se faire un autre thé et s’étira comme un chat. Elle se sentait ankylosée d’être restée assise si longtemps sans bouger. En mettant son sachet de thé dans son mug, elle pensa tout à coup qu’elle n’était pas allée faire sa déposition au commissariat. Elle appela l’inspecteur Simon :

— Excusez-moi, j’ai complètement oublié de venir faire ma déposition.
— Ne vous excusez pas, le docteur Gilette m’a téléphoné cet après-midi pendant que vous étiez à l’hôpital avec le gamin.
— Qu’est-ce que vous allez pouvoir faire ?
— Tout d’abord, le médecin va interdire les visites à toutes les personnes qui voudraient voir l’enfant. Vous serez la seule autorisée à le voir.
— Vous pensez qu’il peut être en danger ?
— S’il a été témoin de quelque chose, il y a de fortes chances.
— Donc sa photo ne sera pas diffusée chez les médias ?
— Surtout pas ! Ses parents auraient déjà dû se manifester donc il a dû leur arriver quelque chose.
— Je peux passer demain matin en fin de matinée, dit-elle en consultant son planning placé sur son réfrigérateur, ça vous convient ?
— Parfait, donc à demain.

Elle raccrocha et alla s’installer devant son ordinateur. Elle pensa au médecin et au policier. Deux hommes intéressants, très différents l’un de l’autre, mais qui, dans leurs métiers respectifs, intervenaient pour secourir le commun des mortels. Des hommes ayant un esprit de décision servant à sauver des gens et elle aimait bien ça Mathilde. Ça rejoignait ses idées. Secourir et sauver ceux qui avaient besoin de l’être. Elle dut reconnaître que son opinion sur les policiers avait changé.

***

Le lendemain, le médecin et l’inspecteur continuaient de perturber ses pensées. Heureusement, ses cours furent très intéressants et elle ne pensa plus ni à l’un ni à l’autre. La matinée passa très vite et elle n’oublia pas d’aller au commissariat. L’agent de service appela l’inspecteur Simon qui vint rapidement la chercher.

— Bonjour Mademoiselle Auger, suivez-moi.

Elle le suivit dans un couloir qui desservait plusieurs bureaux dont toutes les portes étaient ouvertes et laissait voir des policiers installés derrière leurs ordinateurs. L’inspecteur Simon s’effaça pour la faire entrer dans la même pièce où il l’avait déjà reçu avec Paul.

— Voulez-vous un café ?
— Je ne bois que du thé.
— Nous avons une bouilloire et je peux vous en offrir un si vous voulez ?
— Alors, bien volontiers, merci.
— Je vais faire chauffer l’eau, en attendant, installez-vous, dit-il en lui montrant la chaise placée devant son bureau.

Elle regarda autour d’elle et remarqua que sur tous les murs il y avait des plans de la ville, du département et de la France. Des notes étaient épinglées un peu partout. Lors de son premier passage, elle n’avait rien vu de tout ça.

— Vous voulez du sucre ? demanda l’inspecteur en lui tendant un gobelet d’eau chaude et un sachet de thé.
— Je pense que je ne trouverai pas de miel dans cet endroit ? ironisa-t-elle en faisant un geste de la main pour désigner le bureau.
— Détrompez-vous, jolie dame, même un simple policier peut avoir tout ce qu’il faut dans ce modeste cagibi, répondit-il, en ouvrant le dernier tiroir de son bureau et en sortant un pot de miel de lavande.

Il sortit aussi une petite cuillère et ôta le couvercle du pot de miel.

— C’est vraiment la dernière chose que je me serai attendu à trouver dans un commissariat.
— C’est ma réserve personnelle et il provient des ruches de mon oncle installé en Provence. J’adore le miel, il me rappelle mon enfance.
— Vous avez bon goût !
— Je pense oui, dit-il en la regardant fixement. Mais revenons à notre affaire, se reprit-il rapidement. Vous voulez écrire votre déposition ou vous voulez que je vous pose des questions ?
— Je préfère que vous me posiez des questions, cela sera certainement plus pratique.
— OK, on y va.

Le policier tapait au fur et à mesure que Mathilde répondait. Après avoir relu et signé la déposition, Mathilde demanda :

— Si vous trouvez quelque chose au sujet des parents, vous pourrez me prévenir ?
— Bien sûr. Je vous préviendrais moi-même.
— Il faudra que je revienne ici ? Je n’aime pas beaucoup les commissariats !
— Vous avez quelque chose à vous reprocher ?
— À me reprocher non, mais à vous reprocher, oui ! Enfin, pas à vous personnellement, mais à la police en général… C’est pour ça que je veux devenir juge pour enfants.
— Vous voulez m’en parler ?
— Certainement pas !
— Mais je…
— Si je désire en parler un jour, je vous promets que ce sera à vous !
— Merci de votre confiance. Vous avez ma carte, appelez-moi dès que vous en ressentirez le besoin.
— Ça ira, je vous remercie. Au revoir inspecteur.

***

Trois jours plus tard, en rentrant chez elle, elle fut surprise de trouver que sa porte n’était pas fermée à clé. Avait-elle été perturbée au point d’avoir oublié de le faire ? Elle inspecta le chambranle de la porte et il ne semblait pas avoir été forcé. Quelle étourdie je suis, pensa-t-elle, avec malgré tout un sentiment de malaise.

Dans l’appartement, rien ne semblait avoir été touché. Elle ouvrit son frigo pour attraper de quoi se nourrir. En refermant la porte, elle remarqua que son emploi du temps, qu’elle avait plaqué sur la porte et qui tenait grâce à des magnets, avait été déplacé. Il n’était plus dans l’alignement de ses deux cartes postales préférées dont le placement avait été interverti. Quelqu’un était rentré chez elle et avait touché à ses affaires. Prudemment, en levant les mains pour ne rien toucher, elle fit le tour de son petit appartement et constata que sur son bureau certains éléments avaient été déplacés. Elle était très maniaque et aimait que ses documents soient placés dans un ordre précis pour en avoir accès sans perdre de temps. Le temps, comme l’argent, c’était ce qui lui manquait le plus. Et elle en avait besoin pour payer ses études, son logement et se nourrir.

Fière, elle ne demanderait jamais d’argent à sa mère qui pourtant était très à l’aise financièrement. Mathilde avait rompu avec elle et ne s’en portait que mieux. De plus, elle sortait d’une histoire d’amour qui lui avait laissé un goût amer en travers de la gorge.

Après la mort accidentelle de son père quand elle avait dix ans, sa mère s’était mise à boire plus que de raison. Elle était toujours soûle en plus d’être jalouse et violente. Elle battait ses filles pour un oui ou pour un non, mais avec plus de violence quand elle était fortement avinée et qu’un énième compagnon – souvent de passage ou pour quelques jours supplémentaires – la quittait pour partir – pensait-elle – avec une jeunette qui a un « cul mieux fait que le mien », criait-elle. Elle rendait ses filles responsables de ses malheurs, parce qu’elles existaient et qu’elles l’empêchaient de vivre sa vie de femme. Il n’était pas rare qu’elle leur balance qu’elle aurait préféré qu’elles soient mortes avec leur père. Dans ses moments de beuveries, tous ceux qui étaient jeunes étaient des suppôts de Satan, ses filles comprises. Lors d’une scène particulièrement violente, Mathilde avait perdu connaissance et sa mère ayant pris peur avait appelé ses voisins qui avaient appelé les pompiers et la police. Celle-ci ayant constaté que la mère était dans un fort état d’ébriété, les services de la DDASS étaient intervenus et avaient emmené la plus jeune des deux fillettes, pendant que l’aînée, Mathilde, était conduite à l’hôpital. Puis elles furent confiées, sous décision de justice, à leurs grands-parents paternels dès la sortie de l’hôpital de Mathilde. Depuis ce jour, Mathilde avait refusé de voir sa mère qui avait le droit de visiter ses filles uniquement dans la commune des grands-parents.