L'Esquinte - Edwige Decoux-Lefoul - E-Book

L'Esquinte E-Book

Edwige Decoux-Lefoul

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  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

À l'Esquinte de trop, tout peut chavirer…

Trahisons, vengeances, escroqueries, émotions et humour, une intrigue menée de main de maître avec précision et truculence, le tout savamment orchestré pour en faire un roman captivant et jubilatoire.
Mise en garde : si vous soulevez la première page de ce roman meurtrier, vous serez piégé.

Un polar breton particulièrement réussi, où l'on prend plaisir à retrouver deux de ses personnages présents dans Trajectoire de collision , premier opus de l'auteure.

EXTRAIT

Ça commençait presque toujours par son rêve, toujours le même.
Tous les soirs, Lilou, la petite Louise, se préparait à retrouver sa pierre. Une de celles que ses arrières grands-pères avaient empilées et scellées au bout du terrain pour bâtir un rempart à la mer. Enceinte, Vaubanne qui faisait la fierté de la famille Piel depuis des générations et Jean Piel, son Tad-Kozh, comme elle l’appelait, continuait l’œuvre :
–Ma ! Y f’rait bon voir que la mer mange ma terre que c’est ! disait-il avec l’accent du pays Bigouden.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L'auteur fait de superbes descriptions. Les tableaux de sa Bretagne natale, l'exposition de Calder et les réactions de Diwan, les meubles de Mady Lebolzec… jusqu'au "Kighafarz", pot au feu breton qu'elle m'a donné envie de découvrir. - Joëlle, Partage lecture

J'ai trouvé ce livre très original parce qu'il donne la parole, même pour quelques lignes, à pratiquement tous les personnages et cela donne une belle intensité. [...] Encore une fois, j'ai aimé découvrir une histoire écrite d'une façon qui sort de l'ordinaire. J'ai passé un très bon moment ! - Le Journal d'une fan

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née à Combourg, au pied du château de François-René de Chateaubriand, Edwige Decoux-Lefoul vit en Bretagne les trente-cinq premières années de sa vie. C’est dans le Pays bigouden, à Pont-l’Abbé et Loctudy qu’elle ancre sa vie et sa famille. C’est également là qu’elle découvre la joie de faire du bateau et qu’elle en fera sa première source d’inspiration.
Le goût de la lecture et de l’écriture par son lieu de naissance, celui de la mer pour ses loisirs, et ses voyages en Asie et en Indes, l’ont conduit, au fil des années, à écrire des récits de voyages, des récits de croisières à bord de la Marie-Madeleine, des biographies privés et des romans meurtriers.

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Ähnliche


Edwige Decoux-Lefoul

L’esquinte

roman meurtrier

Edwige Decoux-Lefoul est née en 1951 à Combourg en Bretagne. Elle plantera ses racines familiales dans le Pays Bigouden jusqu’à trente-cinq ans, avant de venir vivre et travailler à Paris.

De cette région, à l’histoire riche et à forte culture, de la mer, des embruns, de la lumière, des côtes sauvages, des phares, des bateaux et des amis, elle y puisera une inspiration et une imagination débordante que l’on retrouve dans ses écrits.

Si l’essentiel de ses ouvrages est confidentiel ; biographies privées, carnets de voyage, chroniques maritimes, livres pour ses petits-enfants, elle nous offre le plaisir de découvrir ses talents d’écrivaine à travers deux romans meurtriers remarquables, « Trajectoire de collision » et « l’Esquinte ».

Son site : www.ancre-memoire.com

« Il y a ce qu’on a fait de toi

Il y a ce que tu fais de ce qu’on a fait de toi »

–Jean Cocteau.

Première partie

« On ne guérit jamais de son enfance »

–Jean Ferrat

C’est par un surprenant jeu de miroir que Louise croisa le regard hostile et glacé de Katia. Elle suspendit son geste et se figea sur place l’espace de cinq secondes. Cinq interminables secondes qui venaient de lui révéler tout le mépris que sa mère lui vouait. Alors qu’elle se retournait vivement pour regarder Katia en face, celle-ci détourna les yeux pour les poser sur la table que Louise dressait. Elle ne put s’empêcher de lui faire un reproche.

–Décidément, tu ne saurrras jamais drrresser une table corrrectement. Le couteau à drrroite et la fourrrchette à gauche nom de dieu de borrrdel de merrrde. La vieille, elle t’a rrrien apprrris ?

Louise resta sidérée. Le premier coup bas était venu plus vite que d’habitude et elle pressentit que son retour allait suivre le même rythme que les précédents. Pourtant, elle tenta d’argumenter.

–Je suis gauchère maman, c’est mon couvert que je mets à l’envers…

–C’est vrrrai que t’as jamais fait les choses comme les autrrres mille borrrdels ! lui lança Katia sans lui laisser le temps de continuer sa phrase.

Louise était lasse de ces piques empoisonnées que lui décochait continuellement sa mère. À chaque fois elle s’interrogeait sur l’intérêt de ses visites annuelles, écourtées avant même qu’elles ne commencent. Elle savait qu’elle était née sur les cendres tièdes d’une histoire d’amour qui n’en pouvait plus de se consumer. Sa venue au monde avait scellé la signature d’un solde de tout compte entre son père et sa mère. Elle se plaça devant Katia pour lui parler.

–Depuis ma naissance, maman, je paie une facture qui ne m’a jamais appartenu. Qu’est-ce que je peux faire pour arrêter ça ?

–Depuis que tu es née, bon dieu, t’as toujourrrs voulu me quitter, et un beau jourrr t’es parrrtie chez la vieille. On n’était pas assez bien pourrr toi hein, c’est ça ? Alorrrs une fois de plus, tu prrrends tes cliques et tes claques et tu passes la porrrte avec toutes tes toiles, je les aime pas non plus.

Le ton de Katia pour déverser son fiel décrut lentement pour devenir venimeux.

–Mais maman, c’est toi qui m’as mise à la porte lorsque j’avais 16 ans, pourquoi tu as fait ça ?

–Parce que vous avez tous brrrisé ma vie, nom de dieu de bon dieu de merrrde, cria-t-elle dans une colère immédiate. Allez, parrrs, va chier dans ta commune.

Katia-la-rouge serra les dents et lui montra la porte.

Louise comprit que tous les mots qu’elle pourrait servir à sa mère se cogneraient contre les murs d’une forteresse inébranlable sans même laisser le moindre impact. De cette citadelle de désillusion ne sortiraient plus que des flèches empoisonnantes pour elle.

Puisqu’elle n’avait pas sorti sa valise de la 4 L, elle reprit immédiatement la route du retour sans un regard, sans un mot pour sa mère. L’érosion lente de ses sentiments pour Katia se transforma en une faille béante. À cet instant, Louise eut la certitude qu’elle ne la reverrait jamais.

Quelques kilomètres plus tard, elle vomit son cri primal avec une telle force que le moteur de sa vieille voiture en hoqueta de surprise.

Elle, qui espérait, à chaque voyage, recevoir un peu de cet amour promis à jamais depuis des années, venait de comprendre qu’en réalité, Katia la haïssait. Quelle méprise de sa part, quelle arrogance à vouloir être aimée par sa mère, quel aveuglement à ne pas voir les signes. Pourtant, en y réfléchissant, ils étaient tous là, bien présents.

Louise laissa ses larmes couler en toute liberté, elle activa juste les essuie-glaces. Elle regarda le ciel bleu azur pour se connecter à la vieille comme disait Katia-la-Zoïle.

Je suis digonfort1 Mamm-Gozh2, je ne peux plus tenir la dernière promesse que je t’ai faite. Je capitule !

Elle imagina Monguy, ajouter un galet daté dans son pot à chagrins, en lui répétant qu’un jour, la plus belle des plantes germera d’entre ces cœurs de pierres. Le chemin qui conduisait Louise de chez Katia à Saint-Jean-Trolimon connaissait bien ses déchirures et le goût de ses larmes ; désormais elle allait changer de route. Petit à petit, elle se calma et tenta de retrouver les éléments annonciateurs de ce dernier épisode Katianesque. L’époque où elle s’appelait Lilou.

*

Ça commençait presque toujours par son rêve, toujours le même.

Tous les soirs, Lilou, la petite Louise, se préparait à retrouver sa pierre. Une de celles que ses arrières grands-pères avaient empilées et scellées au bout du terrain pour bâtir un rempart à la mer. Enceinte, Vaubanne qui faisait la fierté de la famille Piel depuis des générations et Jean Piel, son Tad-Kozh3, comme elle l’appelait, continuait l’œuvre :

–Ma ! Y f’rait bon voir que la mer mange ma terre que c’est ! disait-il avec l’accent du pays Bigouden.

Son français était la traduction littérale d’une langue bretonne violée en son temps par celle de la France. Louise aimait cet accent qui ondulait rondement comme les vagues. En revanche, elle n’aimait pas l’accent russe de Katia avec les rrr menaçants qui roulaient comme s’ils voulaient l’écraser.

De toutes ces pierres de tête alignées sur le mur, Lilou avait, d’aussi loin que remontât sa mémoire, choisi la sienne ; celle qui petit à petit se creusait pour prendre la forme de son fessier. Elle avait découvert le seul endroit de son monde qui lui procurait la paix. Il lui suffisait de fermer les yeux et la magie opérait.

C’était là-bas qu’elle commençait toutes ses nuits. Elle rejoignait sa pierre avant de s’endormir pour trouver enfin le silence, pour jeter à la mer ses peurs et ses chagrins d’enfant. Des peurs et des chagrins, Lilou en avait plus que des jouets dans sa boîte à secrets.

Alors, tous les soirs, elle attendait que les lumières de la chambre, qu’elle occupait avec ses deux sœurs aînées, s’éteignent. Elle se positionnait le plus près du bord, loin de celle qui partageait son lit ; elle attendait dans son début de sommeil, que sa Mamm-Gozh vienne la chercher. Lilou avait tellement peur que sa grand-mère se trompe de fille qu’elle résistait au sommeil le plus longtemps possible. Mais elle ne se trompait jamais. Elle la voyait en costume traditionnel avec sa grande coiffe de 33 cm de dentelle amidonnée et bien arrimée sur la tête. Elle prenait sa Lilutenn4 dans ses gros bras solides pour la transporter au bout du terrain sur sa pierre. Elle lui posait un pok5 bruyant sur chaque joue et la laissait là, face à la mer.

Dans les rêves de Lilou, le soleil ne dormait jamais. Il lui réchauffait la peau et pour mieux profiter de ses bienfaits, elle retirait sa chemise de nuit et restait en culotte parce que… quand même ! Une légère brise s’insinuait entre ses petites bouclettes de cheveux trop courts. Malheureusement pour elle, le côté pragmatique de sa mère ne correspondait pas au souhait d’une longue chevelure de fée dont Lilou rêvait. Cependant, la brise trouvait son chemin dans ses petites mèches et lui apportait son lot de câlineries.

Et puis le bruit du ressac, prêt à l’engloutir dans ses hauts-fonds noirs et qui se retirait avant même que l’écume ne lui mouille le bout des doigts de pieds. Un jeu entre elle et la mer qui se déroulait sans cesse et qui allait et venait à son gré. Alors, petit à petit l’écume lui chatouillait les pieds, puis l’eau glaciale lui saisissait les chevilles. Deux pas en arrière en criant, trois pas en avant en contractant ses muscles pour affronter le froid. Deux pas en arrière et quatre en avant en bloquant sa respiration, un pas en arrière et cinq en sautant et elle entendait sa Mamm-Gozh lui crier :

–Mais va z’y donc, que c’est. Au début elle est froide et après ça va !

Ça n’allait pas tant que ça et Lilou s’agitait le plus possible dans l’eau pour se réchauffer. Elle ne savait pas encore nager, alors elle restait là où elle avait pied. Elle laissait une jambe sauteuse sur les fonds sablonneux pour éviter de boire la tasse, et faisait, en surface, la grenouille à une cuisse et deux bras. Elle changeait régulièrement de jambe porteuse parce que c’était épuisant. Et puis, la mer gagnait sa confiance, elle se mettait sur le dos et se laissait porter par le mouvement des vagues. Elle se léchait les lèvres gorgées d’eau et sel. Elle respirait à fond l’iode qui l’enivrait. Elle devenait la vague qui venait mourir doucement sur le sable. Pas de problème, c’était toujours un vent de terre qui la ramenait sur le bord. Lilou n’avait jamais d’angoisse dans ses rêves. Lorsque les frissons la gagnaient, elle retrouvait sa pierre chaude.

Elle fermait les yeux, ressentait chaque goutte d’eau s’évaporer sur sa peau. L’odeur de l’iode, du sel et du varech exacerbait ses autres sens. Elle percevait le bruissement des grains de sable qui se frottaient les uns aux autres sous les effets du vent, le piaillement des oiseaux qui cherchaient les vers et des petits coquillages à marée descendante. Au cri des mouettes, son esprit s’élevait dans le ciel pour les rejoindre mais les volatiles n’étaient pas joueurs, ils avaient du travail. Comme sa maman qui se levait à l’aube pour aller chercher à manger pour sa progéniture et comme Katia-sa-maman, ils criaient fort. Quelquefois, ils criaient à faire peur !

Et le bruit recommençait, comme tous les matins du monde. Ses sœurs, ses frères, sa mère, chacun d’eux voulait exister dès l’aube de cette nouvelle journée et Lilou tentait de résister sur sa pierre de silence, cachée entièrement sous l’édredon dans l’espoir d’être oubliée.

De quoi sera faite cette nouvelle journée ? De soleil et des éclats de rire tonitruants de Katia ou bien d’une tempête qui pouvait se transformer en cyclone ravageur ? Le problème avec Katia-la-Russe, c’est que ses variations climatiques étaient imprévisibles. Lilou n’en connaissait pas les causes mais comme ses frères et sœurs, elle en subissait les effets. Soit Katia-leur-mère les aimait très fort, était merveilleuse de tendresse et les poutounait avec amour, soit elle devenait terrifiante de colère, les mettait à la porte en vociférant des vilaines promesses d’abandon à la D.A.S.S6, et les accusant de briser sa vie. Lilou tentait d’imaginer comment elle pourrait briser quelque chose chez cette si grande personne ! En ce temps-là, les voisins, accoutumés aux colères de Katia-la-Russe, récupéraient les enfants pour la nuit lorsque celle-ci les mettait à la porte.

C’était une grande et belle femme et tout le monde se retournait sur elle. Sa voix était puissante et elle avait appris le français en immersion totale. Elle utilisait, en guise de ponctuation, tous les gros mots que les voisins s’étaient amusés à lui apprendre. Des phrases innocentes devenaient dans la bouche de Katia :

–Brrrosse tes cheveux nom de Dieu, tu ne vas pas sorrrtirrrr comme ça borrrdel, merrrde alors. Qu’est-ce que tu cherrrches bon dieu de nom de dieu, m’emmerde pas sacrrré mille charrretées de borrrdels.

Quelquefois, Lilou avait honte, quelquefois elle en riait. Katia n’avait pas appris à écrire mais elle le faisait phonétiquement, ou alors, elle cherchait des modèles de mots dans les journaux. Ses lettres, au fil des années, attendrissaient ses enfants qui recevaient ses rares courriers. Cependant elle lisait très bien le Ouest-France lorsque son voisin, qui l’achetait, avait fini de l’éplucher. Et puis, il y avait celui qu’elle achetait, son journal hebdomadaire, celui qu’elle dévorait le soir : son Détective. C’est là qu’elle puisait, entre autres choses, les mises en garde contre les méchancetés et les horreurs de la vie qui pourraient arriver. Elle devait aussi y trouver des femmes plus malheureuses qu’elle !

Malheureuse, elle l’était Katia-la-belle. Elle avait cru que l’amour allait la sauver du régime soviétique dans lequel elle tentait de survivre, mais elle avait appris à ses dépens, que l’amour était éphémère et que les cruautés du sort collaient à la peau !

Elle était si belle ! Lorsque Georges, le père de Lilou, amoureux de toutes les femmes en général, jeta un œil en particulier sur elle, il en tomba, raide, dans la neige, immédiatement fou d’amour pour la belle Katia. À l’époque, il travaillait dans une compagnie de chemin de fer internationale en qualité d’interprète et il devait parfaire son russe par un stage à Moscou. Les deux semaines se déroulaient dans une chambre d’hôtel avec Katia pour professeur particulier. Il décida que ses efforts en russe devaient continuer et ramena avec lui en France son professeur.

Mon père la plaça, le jour venu, dans une cachette connue de lui seul dans le train qui précédait le sien. Quelques policiers du KGB fouillèrent de fond en comble celui qui ramenait Georges en France et ne trouvèrent évidemment pas Katia-la-tendre qui l’attendait déjà en Allemagne de l’Ouest. Elle acquit la nationalité Française par le mariage et pensa qu’elle vivrait heureuse avec son bel époux.

Au bout d’un enfant et demi, Georges apprenait d’autres langues avec d’autres femmes et le paradis de Katia-la-bafouée se transformait, au gré des enfants naissants, en enfer.

Lilou avait trois ans lorsqu’elle comprit qu’un drame était en train de se jouer. Une camionnette stationnait dans la rue, son père y chargeait quelques meubles et étrangement, Katia était calme. De ce calme effrayant que Lilou connaissait si bien et qui annonçait la tempête. Elle prit peur et se mit à hurler. Elle voulait partir avec son père, fuir la fureur à venir, fuir à Paris, là où son père était censé trouver un grand appartement pour tout le monde. Par magie, son lit d’enfant fut installé dans la camionnette, Lilou et sa poupée dirent adieu à sa mère, à ses frères et sœurs. Au fond de son petit cœur innocent, Lilou ressentait la profonde certitude qu’elle ne les reverrait jamais plus.

À Paris, le lit de son père était habité par Maman Lisette qui ne lui marqua aucune affection particulière. Lisette cacha sa poupée au-dessus de l’armoire pour apprendre à Lilou à écouter les adultes. Lilou ne sut jamais si son « merde » à maman Lisette avait décidé de son avenir, mais son retour au bercail familial fut pour elle un véritable drame. Une punition que Lilou ne savait pas nommer. Qu’est-ce qui s’était passé ? Elle ne le saurait jamais et pleura toute la semaine qui suivit son abandon. Un chagrin inconsolable que Katia mêlait au sien.

Si les journées de Lilou se coloraient en fonction des états d’âme de Katia et de façon tout à fait aléatoire, il y avait de ces grands moments de tendresse qu’elle n’échangerait pour rien au monde. C’était les samedis soirs après le dîner. La maison était dépourvue de salle de bains et Katia-sa-maman se coltinait la toilette de ses cinq enfants. Pour ce faire, elle chauffait des bassines en émail pleines d’eau sur la cuisinière à charbon et remplissait un grand baquet en acier inoxydable posé en équilibre sur trois chaises pour préserver ses reins. Elle commençait par la plus petite, parce que disait-elle, Lilou était la moins sale, puis elle remontait le temps de ses espoirs perdus par enfants interposés. Ce samedi-là, une semaine après son retour forcé de Paris, Lilou, toujours inconsolable, était très sale puisqu’elle pleurait encore. Les traces de larmes arrivaient même à tomber sur ses chaussures et Katia-la-douce ne savait plus comment la consoler. Alors elle la prit dans ses bras, la garda contre son cœur et tenta de l’apaiser en lui frottant le dos, en lui caressant les cheveux, en l’embrassant tendrement. Lilou était tellement émue qu’elle pleura de plus belle !

–Comment une enfant aussi petite peut avoirrr un chagrrrin aussi grrros bon dieu de merrrde ?

Katia la déposa dans le baquet rempli d’eau chaude, et commença à jouer avec elle. Quelques pichenettes d’eau lui décrochèrent un petit sourire d’une tristesse à s’arracher le cœur. C’est en tout cas ce que son père avait fait, il lui avait cassé son petit cœur. Ce soir-là, Katia-la-tendresse lui parlait avec une voix douce, et elle évitait les mots qui contenaient des rrr. Elle prononçait des mots comme : papa, salaud, fumier, s’est sauvé, abandonné, n’aime pas… Des mots qui étaient censés la calmer mais qui en fait parachevaient son chagrin.

Le bain terminé, Katia, déboussolée, souleva une Louise hoquetant de chagrin, la posa sur la table de la cuisine, l’emmitoufla dans une grande serviette de toilette chauffée près de la cuisinière et l’assit face à elle.

–Écoute-moi bien, lui dit-elle en la regardant droit dans les yeux. Ton salaud de pèrrre ne t’aime pas, comme il n’aime ni tes frrrèrrres ni tes sœurrrs ni moi non plus. Il nous a abandonnés et il ne rrreviendrrra plus nous voirrr. Il n’y a qu’une seule perrrsonne qui soit capable de t’aimer, Lilou, c’est moi, ta maman ! Alors il faut que tu arrrêtes de pleurrrer parrrce que je ne sais plus quoi fairrre avec toi ! Les histoirrres d’amour c’est comme ça, ça finit toujourrrs et mal.

Lilou se figeait sur place, sa maman venait de lui livrer un grand secret : les histoires d’amour avaient toujours une fin et celle entre Georges et Katia se finissait mal.

–Tu m’aimes plus depuis quand alors ?

–Mais, j’t’ai toujourrrs aimée, je suis ta maman, dit Katia-l’offensée.

–Mais tu cries toujours sur moi, comme avec papa, c’est parce que tu ne m’aimes pas !

–Mais non sacrrré bon dieu, toi j’t’aimerrrai toujours, jamais perrrsonne ne saurrra t’aimer comme moi. Si j’ai le carrractèrrre grrrillé, c’est à cause de ton fumier de pèrrre qui nous a abandonnés !

Lilou regardait sa mère, perplexe. Elle n’était pas certaine de tout comprendre, mais elle était rassurée, sa maman l’aimait. Elle le lui avait dit !

–Juré ? demanda-t-elle avec une petite voix tremblante.

–Jurrré, bordel, seulement moi et toujourrrs…

Katia séchait Louise. Elle confectionnait un coton-tige avec une allumette qu’elle tournait sur un léger bout de coton pour lui nettoyer les oreilles, lui coupait les ongles des mains et des pieds, lui étalait de la crème Nivea sur le visage, brossait ses bouclettes presque sèches et l’aspergeait d’eau de toilette Saint Michel. Il semblait à Lilou que Katia était plus attentive aux soins qu’elle lui prodiguait habituellement, enfin, elle le ressentait comme cela. Lilou était apparemment calmée, ce gros chagrin l’avait tellement épuisé qu’elle s’endormit dans les bras de sa mère avant même d’avoir atteint son lit. Katia-la-douceur l’allongeait à sa place et tapotait l’édredon pour qu’il chauffe bien la petite. Ce soir-là, Lilou n’avait pas eu le temps de convoquer Mamm-Gozh.

Pendant les trois années qui suivirent cet épisode, Louise attendait les signaux d’amour de Katia qui n’avait rien changé à ses habitudes. Elle avait compris que son père ne reviendrait jamais et que ses parents continueraient à se faire la guerre. Lilou pensait que les guerres des grands ne s’arrêtaient jamais et elle se disait qu’elle ne voudrait jamais vivre comme ça.

En fait, le rêve secret de Lilou, était d’aller vivre chez sa Mamm-Gozh, en pays bigouden et de rester sur sa pierre à l’abri du monde. Elle passait là-bas toutes les vacances d’été et elle y trouvait le bonheur. Mamm et Tad-Kozh lui prodiguaient de douces attentions, un peu écorchées par la pudeur, mais la tendresse était là. Lilou ressentait bien que chaque retour de vacances à la maison l’éloignait un peu plus de sa tribu. Malgré tout, elle les aimait bien mais au fond d’elle-même, elle sentait que ce monde-là n’était pas le sien !

C’est l’apprentissage de la lecture qui la sauva. Elle voulait trouver la réponse à ses questions dans les livres, mais elle ne savait pas quelles questions poser et où chercher alors elle lisait tout ce qui passait entre ses mains. De la comtesse de Ségur à San Antonio en passant par Freud, rien ne lui résistait même si elle ne comprenait pas la plupart de ses lectures. Son livre de chevet avait été, un moment, la bibliographie illustrée de Van Gogh, ce peintre maudit et si malheureux. Il lui avait donné envie de dessiner et elle recopiait ses dessins comme les mangeurs de pommes de terre du Brabant ou Les galoches. Puis, elle copiait ses tableaux avec la boîte de crayons de couleur que Mamm-Gozh lui avait offerte lors de ses dernières vacances chez elle.

Lilou avait déniché un endroit dans le grenier de la maison familiale qui lui servait de cachette et c’est là qu’elle se réfugiait pour s’extraire de l’agitation générale.

Un vieux matelas usé et trahi par un kapok qui s’échappait de la toile rayée noire et blanche qui n’avait plus aucune tenue. Pour elle, il devint le plus beau canapé du monde, même recouvert d’une méchante couverture grise et rêche de la Croix Rouge qui lui servait de housse ! Ses livres s’alignaient sur une ancienne étagère à chaussures qui se transformait en belle bibliothèque décorée par ses quelques effets personnels. Par quel mystère Katia défendit le pré carré de Louise ? Lilou l’ignorait, mais elle lui en était reconnaissante.

Louise adorait lorsque Katia-l’hôtesse recevait du monde. Enfin lorsque le monde venait à la maison. Chaque fois que des étrangers passaient dans leur petite ville, ils se retrouvaient, probablement grâce aux voisins, chez Katia-la-réfugiée-russe. Les réceptions de Katia étaient très modestes au regard de ses revenus mais Lilou l’avait vu une fois acheter une bouteille de mousseux et une boîte de biscuits à la cuillère. Lilou apprenait la géographie en fonction des visiteurs.

Il n’y avait pas que les étrangers qui remplissaient la maison, tous les enfants du quartier se donnaient rendez-vous chez elle, c’était vraiment très envahissant mais tellement vivant :

–La maison du bon Dieu ! disait-elle toujours en riant très fort !

Le premier vrai conflit entre Katia et Lilou portait sur la religion. Si l’école était obligatoire sous peine de prison, lui disait-on, la religion ne l’était pas et Lilou faisait de la résistance. Est-ce que c’était les histoires qu’on lui racontait qui ne lui plaisaient pas ou le drôle de regard de l’abbé Rolland qui la mettait mal à l’aise ? En tout état de cause, elle refusait de confirmer son baptême.

C’est à huit ans que Louise décida de prendre sa vie en main. Les vacances approchaient et Katia n’avait pas programmé le départ de Louise au pays Bigouden. L’idée que Katia soit jalouse de sa belle-mère avait effleuré Lilou qui alla trouver la femme du garagiste à côté de chez elle et lui demanda d’appeler sa grand-mère. Lorsque la voisine eut enfin trouvé le numéro, elle le composa et tendit le combiné à l’enfant.

–Allô, mamie ? dit-elle émue d’entendre la voix rude de sa Mamm-Gozh, tu veux bien venir me chercher ?

–Quelque chose de grave y se passe ma Lilutenn que c’est ?

–Je ne veux plus rester avec Katia, il y a trop de bruit ici, je ne suis pas à ma place, je veux vivre avec toi et Tad-Kozh.

Un gros nœud dans la gorge et des larmes qui coulaient sur les joues pâles de Lilou parasitaient la communication si bien que la femme du garagiste récupéra le combiné et parla à madame Piel mère.

–Prenez-la pour les deux mois de vacances madame, elle a vraiment besoin de calme. Si vous voulez, je vous la conduirai et je reviendrai la chercher. Faites ce qu’il faut auprès de Katia pour qu’elle vous la confie.

La volonté de Lilou de rejoindre Mamm-Gozh bouleversera sa vie de petite fille.

Une déviation sur la route obligea Louise à sortir de ses souvenirs. Elle emprunta un chemin qui lui était étranger et qui absorba toute son attention. Enfin, pas complètement. Le goût amer d’un abus d’innocence se répandit dans son âme. Son passé perdait de sa candeur pour laisser place à une conscience douloureuse.

Tout dans son enfance ne pourrait être que trahison ?

*

Il lui semblait que l’empreinte de ses fesses était moins marquée que dans ses rêves. Encastrée sur sa pierre de tête du mur de protection qui défendait le terrain des assauts de la marée, Louise cherchait l’endroit le plus confortable pour se poser.

Elle ne rêvait plus ! La marée était bien là ; elle montait et descendait en voulant lui attraper les pieds. La froideur de l’eau la saisissait malgré les encouragements de Mamm-Gozh

–Bonne qu’elle est ! C’est après tu verras que c’est bon !

Les oiseaux, le sable, le varech qui en séchant dégageait une fragrance plus… plus… ça puait mais les mouches aimaient bien ça !

Elle avait atteint le bout du bout du monde, elle ne pouvait pas aller plus loin.

Elle réalisait soudain que dans ses rêves, il n’y avait pas de cris d’enfants, de parisiens têtes de chiens, bretons têtes de cons. Et comme c’est étrange, elle n’y voyait pas non plus les chalutiers avec leurs cortèges de mouettes braillardes et les bateaux de plaisance. Peut-être que sa mémoire n’avait pas encore assez de place pour tout ça ? Mais plus elle grandirait et plus elle se souviendrait !

Pour aider sa mémoire, elle dessinait et coloriait tout ce que la nature lui donnait à voir et à ressentir. En trois jours, elle avait coloré le reste de son cahier de dictée, demain, elle finirait celui de calcul.

« Tu vas pas passer tout ton temps à Ker Barbouille. Que c’est quoi ? » Mamm-Gozh venait de rebaptiser son terrain pour appuyer sa désapprobation. Ker Barbouille fit enfin sourire Lilou. Elle dessina immédiatement sa Mamm-Gozh de dos avec sa coiffe face au vent les pieds plantés dans le sable, les deux poings de chaque côté de ses larges hanches devant une fillette perchée sur un mur en train de dessiner.

–C’est nous que c’est, ça ? dit sa Mamm-Gozh sur un ton ni bernique ni bigorneau.

–Non, je viens de les inventer, c’est Mamie-Bigoud, plaisanta Lilou qui venait de créer deux avatars qui deviendraient célèbres dans la région.

Mamm-Gozh venait de lui attribuer un royaume : « Ker Barbouille de Saint Jean ; Lilou Ker Barbouille de Saint Jean-Trolimon. Que c’est ! »

Tous les jours, Lilou de Ker Barbouille se rendait dans son domaine ! La vieille maison en haut du terrain devenait son château, le terrain d’herbe à vache son jardin, sa pierre son trône.

C’est au cours d’une de ces journées qu’elle le rencontra. Il faisait beau, encore très beau malgré le soleil qui se dirigeait inexorablement vers le couchant. Les bateaux de pêche effectuaient leurs courses pour rentrer au port du Guilvinec afin d’arriver les premiers à la criée. Ils devaient être les premiers pour vendre une pêche qui n’était pas toujours triée. Tout cela pour le plus grand plaisir des goélands et des touristes qui trouvaient cela si pittoresque.

Cette même journée, à midi, Mamm-Gozh avait appelé Katia pour prendre de ses nouvelles et donner des siennes.

–Je vois que tu vas bien ? Tant mieux et prrrofite parrrce que la vie c’est comme une tarrrtine de merrrde, plus tu en manges et plus tu es dégoûtée et c’est pas toujourrrs les vacances. Tes frrrères et soeurrrs eux, ils trrravaillent pour m’aider sacrrrés mille borrrdels.

Mamie-Bigoud retira le combiné des mains de Lilou pour clore la conversation et après avoir raccroché elle prit Lilou dans ses bras.

–Elle est pas méchante, que c’est, et rien n’est de ta faute ! Elle est juste malheureuse à cause de mon Georges. Elle sait pas y faire avec elle, alors avec les autres…

Cet après-midi là, comme tous les jours à l’heure où le soleil descendait, Guy Trévoux longeait le chemin des douaniers qui borde tout le littoral des côtes françaises. Il passait depuis quelques semaines devant une petite fille, très sérieuse qui dessinait, toujours assise sur la même pierre.

Il décida alors d’aller voir ses œuvres et trouva dans les grands yeux verts de cette petite fille une profonde tristesse. Un tout petit sourire l’accueillit et l’homme lui demanda comment on pouvait être si nostalgique devant un spectacle aussi beau ?

Louise voyait tous les jours ce monsieur passer devant elle, elle l’avait même dessiné sur l’une des pages de son cahier de calcul. Elle trouvait que c’était plus facile de représenter un bonhomme quand il n’avait pas de cheveux ! Ses yeux étaient comme des marrons, tout ronds. Louise lut dans son regard et son sourire une invitation à parler et lui posa une question qui ne surprit pas pour autant son interlocuteur :

–Tu connais Dieu toi ?

–Il m’est arrivé de converser avec lui pourquoi ?

Lilou marqua alors un temps d’arrêt puis lança :

–Quand tu conserveras avec lui, tu pourras lui demander si on est obligé d’hororer son père et sa mère, et si on est obligé d’aimer son prochain comme moi-même ?

–Et pourquoi tu ne le lui demandes pas ?

–Parce qu’il ne me répond pas et quand je parle de ça à confesse, l’Abbé Rolland me dit que je suis une… méchécrante.

–Je ne parle plus avec Dieu depuis fort longtemps parce que nous ne sommes pas toujours d’accord. Et toi pourquoi tu te poses toutes ces questions ?

–Parce que je crois que j’aime pas ma maman.

–Et ton papa ?

–Maman dit que c’est un salaud et qu’il nous a abandonnés.

–Et qui tu aimes ?

–Mamm-Gozh !

–Tu es obligée de l’aimer ?

–Ben non, t’es bi bête, je l’aime parce qu’elle est gentille avec moi.

–Tu l’aimes sans y être obligée ?

–Ben oui !

–Et elle t’aime comme elle-même ?

–Ben oui !

–Alors tu connais les réponses.

Les réponses du petit bonhomme sans cheveux convenaient parfaitement à Lilou qui continua son interrogatoire.

–Comment on sait quand une réponse est bonne ?

–Parce que ton cœur te le dit.

–Ce n’est pas les autres qui nous le disent ?

–Parfois, mais c’est leur cœur qui répond, pas le tien.

–Il faut juste apprendre à écouter mon cœur ? Et si je me trompe de réponse ?

–Tu continues à la chercher jusqu’à ce que tu la trouves.

–Comment mon cœur connaît les réponses ?

–En continuant à poser des questions et en recherchant les réponses, comme tu le fais aujourd’hui.

–Dans mes livres aussi, il y a des réponses ? Je lis beaucoup tu sais.

–Dans les livres aussi. Dans l’art en particulier et dans la culture en général.

–Et dans les dessins ?

–Oui, et je vois que tu dessines aussi.

–Pouf c’est juste des gribouillis, Mamm-Gozh dit que je barbouille.

–Mais toi, comment tu trouves ton dessin ?

–Bien !

–Tu crois que tu peux faire mieux ? Lorsque tu feras un dessin et quand tu le trouveras beau, tu viendras me le montrer, et moi, je te montrerai aussi mon travail, je suis un artiste, comme toi. Je fais de la céramique. J’habite à Kerbascol sur la route de Saint-Jean. Pas très loin de la maison de ta grand-mère, elle me connaît bien !

Guy lui tendit la main.

–Je m’appelle Guy Trévoux et je suis enchanté d’avoir fait ta connaissance.

Lilou regarda la fine main que ce drôle d’homme lui tendait et avança la sienne avec un sourire de connivence.

–Et moi Louise Piel, enfin, Lilou de Ker Barbouille, dit-elle avec une grande fierté. À demain.

De cette première rencontre naîtrait une belle amitié entre une petite fille qui posait des questions et un homme qui allait l’aider à trouver ses réponses.

Katia-sa-mère avait décidé qu’à 16 ans, Lilou devait partir. Elle lui remit un petit sac de sport avec quelques culottes et une vilaine robe déjà portée par quatre générations de filles, lui glissa un billet de 100 francs dans la main et la mit à la porte, une fois de plus. Alors Lilou fit du stop pour rejoindre sa Mamm-Gozh et retrouver Guy, Monguy comme elle l’appelait.

Il était devenu son précepteur, son mentor, son maître à penser, son père. Il avait ouvert son esprit de petite fille à l’art, à la philosophie. Il allait lui apprendre à être une femme libre, une artiste libre, à ne dépendre que d’elle-même. À trouver ses propres réponses et à écouter son cœur.

Dans sa 4 L, Louise renifla. Katia avait raison, elle avait toujours voulu quitter sa famille ! Et maintenant, elle savait qu’elle n’avait plus besoin d’elle. « Je te quitte pour toujours Katia ! » cria-t-elle dans une grande respiration.

Louise prenait son temps pour revenir chez elle, personne ne l’attendait. Sacha devait être chez ses parents, qui eux, contrairement à Katia, vouaient une admiration quasi mystique à leur fils. Il avait gravi le troisième étage de l’ascenseur social programmé par ses grands-parents respectifs, immigrés de Pologne en France dans les années 1930. Avec fierté, ils avaient trimé à la mine pour que leurs enfants, les parents de Sacha, ne descendent pas au charbon et deviennent des ouvriers à l’air libre. Ça avait marché ! Après leur mariage, les parents de Sacha avaient migré à Rennes pour travailler à l’usine Citroën et trimé, eux aussi, pour que leurs enfants ne soient pas ouvriers. Ça avait marché ! Leur fille aînée était infirmière et leur fils Sacha était banquier. Une belle réussite pour eux et pour Sacha. En plus, il était si beau !

Sacha trouvait aussi qu’il était beau et qu’il avait bien réussi. Lui aussi, il était content de lui. Une magnifique carrière s’ouvrait devant lui et il allait programmer tout cela de main de maître ! Il se trouvait… comment dire ? Brillant et irrésistible ? Il savait que son ascenseur ne s’arrêterait pas à ce niveau-là et rien ni personne ne l’arrêterait. Il avait des projets pour lui : grimper haut dans la hiérarchie de sa banque et devenir riche, très riche. Il voulait prouver que ce sale polack, comme l’insultaient ses copains d’école, pouvait mieux réussir qu’eux, les bons français de souche.

Louise sourit en repensant à l’époque de leur rencontre. Oui, il était clinquant ; tout comme l’était sa voiture, une Volkswagen Golf rouge, objet de son premier crédit, les fringues qu’il portait et les filles qu’il sortait. Vivre chez ses parents lui permettait de faire des économies non négligeables qui lui servaient entre quelques placements, à inviter régulièrement les filles au restaurant et surtout à la crêperie, là où travaillait Louise. Irrésistible, Sacha avait un succès fou, toutes les filles lui tombaient dans les bras, sauf une : elle ! Elle le trouvait suffisamment à croquer pour pouvoir s’en servir de modèle mais ce qu’il donnait à voir lui était plutôt urticant.

Après l’éviction définitive de Katia, Louise avait besoin de retrouver ses esprits. Pour remplacer le bain du samedi soir dans la bassine en inox, un bon bain d’eau de mer serait suffisant pour la revigorer et sa pierre chaude, chargée de tant de rêves et de souvenirs pour la consoler.

La 4 L abordait le dernier virage pour rejoindre Ker Barbouille lorsqu’elle aperçut la voiture de Joy qui lui bloquait le chemin. Joy était une relation récente de son amie Marion. Elle était d’origine Cambodgienne et installée avec sa fille depuis peu dans la région. Elles doivent être à la plage, pensa Lilou avant de repérer la BMW de Sacha garée sous le préau. Un peu intriguée, elle laissa sa 4 L à l’entrée du terrain, et gagna la maison pieds nus comme toujours.

En poussant la porte du hall d’entrée, elle entendit de la musique et des bruits. Elle traversa son atelier et monta à l’appartement. Les bruits provenaient de la chambre et la suspicion de quelque chose qui n’allait pas lui plaire s’insinua. Elle s’en approcha, le cœur en alerte. Par la porte entrouverte, elle découvrit une scène qui lui sembla sur le coup, surréaliste. Sacha nu à genoux derrière Joy en levrette qui s’agitait exagérément à chaque coup de boutoir. Les claques infligées par Sacha sur les fesses de Joy et ses propos orduriers semblaient les exciter tous les deux.

Louise était totalement ahurie. Elle assistait à une scène dramatiquement burlesque qui semblait sortir tout droit d’un film porno dont elle connaissait les acteurs. Elle regardait Sacha s’agiter comme un cow-boy faisant du rodéo et Joy se cabrer comme un cheval en poussant des petits cris que Louise jugea idiots. Perdue dans l’irréalité de la scène qui se déroulait sous ses yeux, elle resta figée devant eux. C’est lorsque son regard effaré croisa celui de Sacha qu’elle prit conscience douloureusement de ce qui se déroulait devant elle. Son champ de vision balaya les deux personnages et le sourire provocant de Joy commença le forage de son être. Instantanément Sacha se redressa, la verge encore bandée et Louise plongea toute sa détresse et son incompréhension, tel un coup de poignard, dans les yeux de Sacha. Elle n’avait pas entendu son non désespéré, elle avait tourné les talons, était remontée à sa voiture. La 4 L prit seule la direction de la Torche, Louise se laissa conduire.

Sacha resta debout, totalement désorienté, le regard de Louise planté dans le cœur comme un pieu. Joy arborait un sourire triomphant et entreprit de redonner une vigueur au sexe de Sacha qui, après le départ de Louise était tout aussi effondré que lui. Il repoussa sa partenaire violemment en lui ordonnant de quitter les lieux. Il était hagard, comme suspendu dans le vide. Pourquoi avait-il accepté les avances de Joy, elle avait mis le paquet la garce et comme un con, il avait craqué et ici, dans leur lit. Certes, ce n’était pas la première fois qu’il avait des relations sexuelles avec d’autres femmes depuis qu’il avait rejoint Louise à Ker Barbouille mais il avait toujours été discret.

–Qu’est-ce qui m’a pris bordel ! hurla-t-il comme pour évacuer sa faute.

Lilou était la femme de sa vie, c’est lui qui l’avait choisie, il s’était défoncé pour l’avoir.

À l’époque elle finissait ses études aux Beaux-arts de Rennes. Pour payer ses études, elle travaillait dans la crêperie où il allait et il ne comprenait pas pourquoi cette serveuse ne répondait pas à ses plaisanteries. Une véritable pimbêche celle-là, pour qui se prenait-elle ? Elle était loin d’être aussi belle que les nanas qu’il sortait. Au fond de lui-même, Sacha ne supportait pas qu’une fille reste indifférente à son charme ou qu’elle ne le voit pas. Alors, son challenge, c’était de la draguer, de coucher avec elle et de la larguer sans remords, pour la punir.

Il avait donc mis le paquet pour apprivoiser Louise qui lui avait donné tant de mal ! Il avait dû, s’il voulait passer du temps avec elle, subir quelques films d’art et d’essai à mourir d’ennui, des pièces de théâtre incompréhensibles et assister à des concerts de musique chiants au possible et surtout, surtout faire toutes les galeries d’art, les expositions et les musées tous plus nazes les uns que les autres selon lui. La nuit où elle avait fait l’amour avec lui avait été bien méritée mais au réveil, c’est elle qui l’avait largué. Elle était partie pendant son sommeil, ne lui avait laissé aucun mot et ça l’avait rendu fou. Qui était-elle pour le quitter ainsi ?

Lorsqu’elle reprit son service à la crêperie le lundi soir, Sacha était là, le visage marqué et les yeux rouges. Louise alla le voir en lui demandant s’il avait fait la bringue tout le week-end. Il lui répondit sèchement qu’il avait passé tout le week-end à la chercher et qu’il était dans tous ses états. Lilou sembla surprise :

–Sacha, nous avons juste fait l’amour, est-ce que ça me rend redevable de quelque chose envers toi ?

Elle l’avait regardé puis sans rien ajouter elle était retournée à son service de salle. Il était furieux, vexé, et partit en la traitant de conne. Qui était-elle cette nana pour le quitter, lui !

Elle devenait moche et baisait mal, puis il revint la chercher à la fin de son service tout penaud… La petite sonnette à piège alarma immédiatement Louise et tintinnabula la fin d’une histoire qui n’avait jamais commencé pour elle :

–Tu es un beau mec plein de charme, tu fais bien l’amour mais je n’ai pas l’intention d’aller plus loin avec toi. Je réalise mon rêve et j’ai besoin de ma liberté. Il n’y a pas de place pour un homme dans ma vie, en tout cas pas maintenant. Je sais que tu as beaucoup de ressources et que tu vas m’oublier très vite.

Puis elle était montée dans sa 4 L pour la cité universitaire avec la ferme intention de ne plus le revoir. Son voyage de fin d’études à Rome mit fin à cette relation et à sa vie rennaise. Il en était blessé. Cette fille lui glissait entre les doigts et ça semblait être chez elle une habitude. Sacha ne pouvait pas concevoir qu’une femme lui résiste, surtout lorsqu’elle l’avait essayé. Louise avait commencé sans le savoir à le hanter.

Au fil des mois, elle devint une obsession pour lui. Il ne voulait pas vivre sans elle et fit des recherches pour la retrouver. Il découvrit très vite son lieu d’habitation et demanda sa mutation à Quimper pour la rejoindre. Là encore, il déploya tout son charme et son opiniâtreté pour la reconquérir. Elle avait résisté un temps mais il savait y faire. Les événements s’étaient mis en place doucement et naturellement. Et pourtant, ce n’était pas gagné. Elle ne lâchait rien, ni sur sa liberté, ni sur ses choix de vie.

Il avait atteint son but, tout roulait comme il le souhaitait et il venait de balayer dix ans de vie commune apaisée à cause d’une connerie. Ça le rendait furieux. Il se sentait mal, tellement mal ! Le regard qu’elle avait porté sur lui était si douloureux qu’il le savait imprimé à vie dans son âme comme le sceau du remords.

Il prit une longue douche, s’enveloppa les reins dans une serviette et revint dans le salon pour réfléchir.

Qu’est-ce que je vais lui raconter ? Que c’est la première fois ? Que Joy m’a pratiquement violé ? Difficile à croire avec la scène dont elle a été témoin. Il allait se jeter à ses pieds en pleurant, lui demander pardon. Demain, en revenant du travail, il lui achèterait un cadeau, des fleurs et tiens, une belle bague. Il la demanderait en mariage. Le mariage ne faisait pas partie de son vocabulaire, c’était pour elle la principale cause du divorce. Pour Sacha, cette idée devenait son prochain challenge et il ne doutait pas de sa réussite. Je vais lui préparer un super repas. Oui, je vais la supplier de me pardonner et je vais même lui demander de me faire un bébé. Je suis arrivé à mes fins les deux premières fois, je vais bien y arriver encore.

Oui, je vais lui demander pardon, ça vaudra aussi pour toutes les autres.

La 4 L de Louise s’arrêta sur la presqu’île du bout du monde. Le rocher de la Torche délimitait par sa face nord l’extrémité sud de la baie d’Audierne et par sa face sud, le nord de la baie de Saint-Guénolé-Penmarch. Au milieu, devant ce rocher était la solitude.

Debout, face à l’océan, elle regardait cette mer bouillonnante, attaquant sans cesse de vieilles rocailles qui ne lui cédaient plus rien depuis des centaines d’années. « La mer mangeait la terre », comme le disait Tad-Kozh, mais ce rocher restait inébranlable devant ses attaques, même les plus violentes. La fureur de la nature située dans l’un des endroits le plus dangereux du monde n’atteignait plus les cœurs usés de ces rochers.

Son cœur à elle, venait d’être attaqué simultanément par deux lames de fond et elle se demandait comment y résister. La mer semblait vouloir la secouer avec de grands effets de projections d’eau mais Louise ne ressentait plus rien. Même pas le vent qui séchait ses larmes, pas plus que l’iode concentré qui était censé raviver son esprit.

Elle était vide. La consternation la clouait sur place. Elle devait attendre que ses forces reviennent petit à petit. Elle resta dans cet état de sidération jusqu’à ce que la lune la surprenne et que le froid commence à la griffer. Qu’allait-elle faire maintenant ?

Elle ressentait physiquement les rrr de Katia-sa-mère l’écraser comme les vagues sur ces rocs. « Les histoirrres d’amourrr c’est comme ça, ça finit toujourrrs mal. » C’était sa manière de consoler une petite fille de trois ans lors de son premier gros chagrin.

Louise devait prendre du recul, mais pas sur ce rocher, ce n’était pas le moment de s’effondrer. Alors, de la hauteur ? Oui pour mieux respirer, prendre de la hauteur.

À l’heure où les feux du phare d’Eckmühl s’allumaient, les portes se fermaient aux visiteurs. L’idée de l’hôtel du Minaret à Bénodet lui vient à l’esprit. Si la suite du Pacha Glaoui en haut de l’édifice est libre, je la prends ! De retour à sa voiture, elle trouva que sa 4 L avait l’air plus fatiguée que d’habitude, peut-être qu’un jour je devrais m’en séparer avant qu’elle ne me lâche elle aussi. Puis elle prit doucement la route vers Bénodet.

À hauteur de l’Île-Tudy, des mots égarés lui lancinèrent le cœur, trahison, déloyauté, infidélité, parjure… mais elle ne savait pas à qui les attribuer : à Katia, Sacha ou elle ?

À Sainte-Marine, Louise détesta Sacha qui avait rompu leur pacte d’harmonie. Condition incontournable pour qu’il s’installe chez elle. Une sorte d’engagement au respect de l’un envers l’autre, de non-ingérence dans leur choix de vie et de loyauté en amour. Si l’un ou l’autre devait ressentir des sentiments pour un tiers, il ou elle devait faire preuve de loyauté envers l’autre. Un mensonge, c’est une part de liberté qui disparaît disait Louise.

Ce document fut signé conjointement en présence d’un petit cactus, devenu le cactus de la discorde. Ce cactus était le témoin des désaccords entre les deux. Lorsque l’un posait devant l’autre le cactus c’était une demande urgente de discussion sérieuse. Les faits étaient adressés directement au cactus qui devenait le coupable et le juge à la fois. Un cactus schizophrène qui depuis dix ans avait fait de leur relation une histoire sans histoires.

Arrivée sur le Pont de Bénodet, elle roula au pas, regarda le large et eut envie de partir derrière l’horizon. C’est cela, partir ! Ne pas se cogner aux souvenirs communs, éviter de s’engluer dans des échanges et des explications glauques et amères. Ne rien céder à la vulgarité car enfin, pour Sacha s’il n’y a pas préméditation, il y a forcément une cause. Lui, a fait son choix, moi je fais le mien. C’est décidé, demain je pars.

Elle n’arrivait pas à s’enchanter dans cette chambre si souvent rêvée et pourtant, elle avait dessiné la chambre du Calife et fait des croquis de drapés jusqu’à ce que son crayon s’endorme, vers 4 heures du matin.

Ce n’était pas l’appel à la prière qui la réveilla mais les aspirateurs des femmes de chambre.

Le soleil était déjà haut et elle prit le temps de se plonger dans l’immense baignoire en mosaïque. Elle alla téléphoner à Gwen, son amie rennaise. Elle avait un appartement à Paris et peut-être qu’elle pouvait l’héberger un temps, celui de se reconstituer un nouvel univers. Elle se laissa couler dans la baignoire pour laver ses peines.

Une fois de plus, Sacha avait préparé le grand jeu. Un bouquet de pivoines, fleurs préférées de Louise, enfin… Je crois que ce sont les pivoines. Un diamant 18 carats inséré dans un anneau en cristal de roche, un repas sophistiqué, un grand vin à quarante balles la bouteille, il allait la demander en mariage, en famille même. L’idée du bébé était intéressante. Il était persuadé qu’elle serait à nouveau sensible à son charme. Personne ne me résiste, jamais !

Le soir venu, sur la route de Quimper à Saint-Jean-Trolimon, Sacha répétait un dialogue imaginaire avec Louise. Il se voyait argumenter calmement, la toucher, la prendre dans ses bras et l’entourer tendrement, il la sentait en train de fléchir et se laisser aller à ses caresses. Louise aimait faire l’amour avec lui. Alors qu’il allait l’étendre sur le canapé et au moment où il arrivait à ses fins, sa BMW franchissait l’entrée de Ker Barbouille.

La 4 L était sous le préau et son cœur se mit à battre. Elle était là. Allez ! se dit-il, pour se donner du courage, à toi de jouer. Il prit son air de chien battu et pénétra sous le hall d’entrée tout en l’appelant. Il attendait une réponse qui ne vint pas mais il en profita pour jeter un coup d’œil à l’atelier de Louise qui occupait le rez-de-chaussée de la maison. Apparemment, tout était là, même le tableau qu’elle avait commencé.

Il monta l’escalier chargé comme un âne tout simplement parce qu’il ne voulait pas faire deux tours. Il continua à appeler sans obtenir de réponse. Il posa son barda sur le bar de la cuisine et dit tout fort comme pour se motiver.

–Bon ! Puisque tu n’es pas là, je vais commencer le dîner, donne-moi une demi-heure pour préparer ta surprise. Tu veux de la musique ? Je vais te mettre Julien Clerc !

Il ouvrit le tiroir du lecteur de CD et trouva le dernier disque que Louise écoutait, Mozart, bof ! Le concert pour piano numéro 21. Il hésita quelques secondes :

–Oh puis après tout, c’est ta soirée, autant mettre ta musique, tu noteras que je fais des efforts, merde.

Les premières notes envahirent l’espace et Sacha commença sa mise en scène.

D’abord une jolie table avec le bouquet de fleurs et des bougies, puis il passa en cuisine. À sa grande surprise, il trouva que la musique ne collait pas si mal que ça avec son plan. Il avait prévu deux tranches de foie gras poêlées aux figues fraîches, elle adorait les figues. Un bar de ligne au fenouil et aux algues, des moelleux au chocolat. Évidemment la bouteille de Saint Joseph, son vin préféré.

Tout en préparant le dîner, il souriait. Les arts ménagers n’étaient pas au programme des Beaux-arts et Louise n’y excellait pas. En ce qui concernait la nourriture, les pâtes étaient un légume comme les autres. Quand elle ressentait la faim, un bout de pain, du fromage et une pomme calmaient très bien son estomac en attendant le dîner que Sacha préparait. Alors, ce soir, il se surpassait. Tous les appareils étaient prêts à être cuisinés, il prit une douche pour se faire beau enfin, encore plus beau, pensa-t-il tout naturellement. Il enfila son jean et une chemise en coton écru à même la peau, Louise adorait passer sa main entre la chemise et sa peau et il était fin prêt pour la recevoir. Il attendit plus d’une heure. Il prit son téléphone portable pour appeler le sien et tomba inévitablement sur sa boîte vocale. Louise n’avait jamais utilisé le téléphone qu’il lui avait offert. Elle disait ne pas en avoir besoin et le laissait dans le tiroir de sa table de chevet. Il se leva pour vérifier ses dires et pénétra dans la chambre. Le téléphone était toujours dans sa boîte, puis il se dirigea vers son placard et trouva avec satisfaction ses affaires à leur place. Ses bijoux, ceux qu’il lui avait offerts étaient là, de toute façon, Louise ne mettait jamais de bijoux.

En fait, Louise n’avait besoin de rien. Avec elle, la nature finissait toujours par reprendre le dessus. Elle vivait toute l’année pieds nus, jean et chemise l’été, pull Irlandais l’hiver. Et lorsqu’il faisait trop chaud un paréo faisait l’affaire. Qu’est-ce que j’aime cette femme, se dit-il en apercevant sur sa table de nuit le cactus de la discorde sans cache-pot. Il était posé sur un papier. Son cœur se mit à battre et il vit leur pacte d’harmonie déchiré par moitié, dans le sens de la longueur et sur la moitié restante, Sacha reconnut sa propre signature. Il ne pouvait pas le croire, elle n’est tout de même pas partie, pas pour une baise qui ne compte pas. Avec la peur au ventre, il souleva la trappe du vieux coffre en bois d’eucalyptus et constata l’absence des papiers personnels de Louise. Il tomba à côté du coffre et s’effondra.

Louise était bel et bien partie.

Monguy avait bon gré mal gré accepté la visite de Sacha. Il dînait rarement le soir mais il savait que la nuit serait longue pour lui. Il avait accompagné Louise à la gare de Quimper. Elle avait brièvement relaté sa journée de la veille. Elle lui avait simplement demandé de fermer la maison, de demander au garagiste et au paysagiste de s’occuper du reste.

Monguy ne s’inquiétait pas pour Louise. N’avait-il pas ramassé ce petit oiseau blessé échappé d’un nid trop plein pour elle ? À huit ans, Lilou avait déjà eu la force nécessaire de s’extraire des situations insupportables. Monguy et Mamm-Gozh l’avaient aidée à devenir la femme qu’elle était aujourd’hui et il en était fier. Elle était la fille qu’il n’avait jamais eue, son petit « scarabée » et sa plus grande amie. Elle était une femme libre, elle avait juste besoin de temps pour panser ses plaies.

Sacha était une autre affaire ! En d’autres circonstances il aurait bien, lui aussi, croqué cet homme, il le trouvait très joli garçon. Seulement, Monguy avait d’autres exigences pour les partenaires de sa vie. La beauté n’était pas suffisante, la création, les échanges et les joutes intellectuelles lui étaient nécessaires. Sacha, lui, n’avait que sa beauté et son hétérosexualité maladive. Il alla même jusqu’à penser que Sacha pourrait être pervers et cynique. Une fois, il avait livré sa pensée à Louise.

–C’est une union de raisons sympathiques, lui répondait-elle. Je l’aime sincèrement mais je n’attends rien de lui en dehors de la loyauté et le respect de chacun. Nous sommes particulièrement compatibles sexuellement, pour le reste complètement polaires, mais le cactus veille.

Sacha était matérialiste et participait à ce tout du tout de suite et très vite, adepte évidemment de la technologie de pointe. Probablement pour lutter contre le temps, sorte de course contre la montre ou pire encore. Louise était plantée dans le présent, solidement ancrée dans une vie simple, belle et généreuse.

La seule exigence de Louise avait été bafouée, elle était partie et Monguy ignorait dans quel état il allait récupérer Sacha.

Ça commençait mal, Sacha arriva trop vite dans le petit parking aménagé contre le jardin de Monguy et stoppa sa voiture sur une jarre en terre remplie de fuchsias.

–Tu as des nouvelles de Louise, où elle est putain ? dit Sacha excédé, tout en retirant un panier du coffre de sa voiture.

Il était déjà dans sa bulle d’homme meurtri et oublia de saluer Monguy et de s’excuser pour la casse. Monguy imagina que deux ou trois verres d’alcool avaient ajouté de la colère à sa peine et qu’il devait donc être attentif à ne pas le blesser encore plus.

Sacha passa directement dans la cuisine, alluma le four et l’estomac de Monguy se souleva à la vue du foie gras.

–Louise mange ça ? interrogea Monguy devant ces lobes pâles et gonflés.

–Non, mais moi j’aime ça ! s’exclama Sacha sans prendre conscience de sa goujaterie.

–Ne cuis pas ma tranche, je me contenterai des figues et du bar si ça ne te dérange pas !

Monguy dressa la table. Le bouquet de pivoines roses et blanches était splendide et Louise l’aurait aimé. Il servit le vin dans les verres pour éviter l’inévitable apéro avec de l’alcool fort et revint dans la cuisine. Il tendit le verre à Sacha qui l’accepta avec plaisir. Le bar était enfourné, la sauce aux algues reposait. Sacha se retourna vers Monguy en soulevant son verre.

–C’est son vin, je l’ai déjà goûté, il est parfait.

Monguy leva son verre et se demanda à quel moment ce fanfaron allait s’effondrer. Puis, comme si le fanfaron l’avait entendu, il craqua et se mit à pleurer comme un enfant.

Ça y est ! pensa Monguy, nous y sommes. Je vais devoir aussi surveiller la cuisson du bar. Il enveloppa discrètement les deux tranches de foie gras dans leur papier d’emballage et les déposa dans le panier. Il sortit du réfrigérateur du jambon d’Aoste qu’il disposa artistiquement avec les figues fraîches sur les assiettes qu’il porta sur la table. Sacha s’affala sur une des chaises avec son verre à la main.

–Elle n’est pas partie loin, elle a laissé toutes ses affaires, émit-il douloureusement entre deux soubresauts. Tu sais quand elle va revenir ? Tu sais où elle est ?

Monguy se garda bien de répondre. La phase de déni allait commencer, Sacha devait aller jusqu’au bout de sa peine.

–Elle ne peut pas tourner le dos à dix ans de vie commune tout de même, comme ça en claquant des doigts, pas sans s’expliquer ! Ce qui m’est arrivé est un accident, elle ne peut pas juger uniquement sur ce qu’elle a vu ! Ce n’est pas correct tout de même.

Monguy savait qu’il allait entendre des absurdités et il n’était pas déçu. Sacha démarra son histoire et en trois phrases, Louise était déjà la salope. Il ne put s’empêcher de poser des questions :

–C’est quoi cet accident ? demanda Monguy sur un ton particulièrement neutre. Et en quoi Louise est incorrecte ? Que doit-elle expliquer ?

–Bon d’accord, j’ai fait une bourde, j’ai couché avec une fille dans notre lit, mais ça compte pas ! Pour moi, ça n’a jamais compté, toutes ces broutilles n’ont en aucun cas remis en question l’amour que j’ai pour elle !

Monguy était navré par tant d’égotisme, et Louise devait ignorer les nombreuses prévarications de Sacha. Aussi symbolique que pouvait être leur pacte d’harmonie, il avait valeur d’engagement et Sacha n’avait apparemment jamais respecté le sien. Il continua de charger Louise, évidement porteuse du péché originel.

–Toi, tu ne la vois pas comme moi, mais parfois, elle est insupportable tu sais ! Elle refuse de vivre avec son époque et flotte dans son monde à elle. Elle ne parle jamais de politique, elle est complètement athée. Son credo est que « l’homme est une bien plus grande richesse que tout l’or du monde et que tout ce qui prive l’homme de ses droits fondamentaux à choisir sa vie est à bannir ». Tiens, j’ai commencé à faire son site sur internet, elle trouve que c’est joli mais elle ne veut pas que je le diffuse sur la toile comme si elle voulait rester anonyme.