L'énigmatique biographie des Coatarmanac'h - Edwige Decoux-Lefoul - E-Book

L'énigmatique biographie des Coatarmanac'h E-Book

Edwige Decoux-Lefoul

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Beschreibung

"Mon Ombre et moi avons décidé de finir notre vie et il est temps pour moi de raconter notre histoire." Voilà comment Rohan de Coatarmanac'h, centenaire et dernier de sa lignée, entraîne Corentin Beltaine, ancien juge et nouveau biographe, à réaliser sa première biographie. À chaque entretien enregistré, Corentin s'interroge sur les étranges disparitions qui émaillent le récit que lui livre son client. Il est partagé entre les devoirs du juge qu'il fut, et celui du biographe qu'il est devenu. Toujours en dehors des codes classiques des romans policiers, Edwige Decoux-Lefoul nous entraîne pour son troisième roman, dans un road movie troublant, à travers le monde en compagnie d'Aimée de Coatarmanac'h, soeur de Rohan, autiste, qui deviendra une des plus grandes herboristes et spécialistes de médecines traditionnelles.

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Edwige Decoux-Lefoul est née en 1951 à Combourg en Bretagne. Elle plantera ses racines familiales dans le Pays Bigouden jusqu’à trente-cinq ans, avant de venir vivre et travailler à Paris. De cette région, à l’histoire riche et à forte culture, de la mer, des embruns, de la lumière, des côtes sauvages, des phares, des bateaux et des amis, elle y puisera une inspiration et une imagination débordante que l’on retrouve dans ses écrits.

Si l’essentiel de ses ouvrages est confidentiel ; biographies privées, carnets de voyage, chroniques maritimes, livres pour ses petits-enfants, elle nous offre le plaisir de découvrir ses talents d’écrivaine à travers trois romans meurtriers remarquables et hors des codes classiques de la littérature policière : « Trajectoire de collision », « l’Esquinte » et «L’énigmatique biographie des Coatarmanac’h». On retrouve dans ce nouveau roman meurtrier son activité de biographe, ses pérégrinations à travers le monde, ses lieux de vie, et son vif intérêt pour les médecines naturelles.

Son site : www.ancre-memoire.com

Du même auteur

Les chroniques de la Marie-Madeleine

Récits de navigation

Collection Ancre-Mémoire 2011

Trajectoire de Collision

Roman policier

Édition de Saint Alban 2014

L’Esquinte

Roman meurtrier

Édition Publishroom 2016

Je remercie,

Gaïd Girard et Françoise Arvault pour leur

lecture, leurs conseils et leurs apports bienveillants.

Brigitte Delaborde et son magnifique bouquet

de fleurs toxiques pour la couverture de ce livre.

Philippe Dibling pour sa lecture, son écoute,

son infinie patience et sa présence.

Et je dédie ce livre à mes trois petits loups,

Sylvain, Johan et Loris,

mes sources de bonheur et d’inspiration.

Mais toute ombre, en dernier lieu,

est pourtant aussi fille de la lumière

et seul celui qui a connu

la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix,

la grandeur et la décadence a vraiment vécu.

Stefan Zweig

« Le Monde d’hier »

Table des matières

Le juge

Le biographe

Le client

1

er

enregistrement : l’enfance

2

e

enregistrement : la famille

3

e

enregistrement : mon ombre

4

e

enregistrement : les années collège

5

e

enregistrement : le premier amour

6

e

enregistrement : le temps des rêves

7

e

enregistrement : Paris

8

e

enregistrement : l’Amérique

9

e

enregistrement : les Indiens

10

e

enregistrement : la Résistance

11

e

enregistrement : le temps du travail

12

e

enregistrement : le barrage de la Rance

13

e

enregistrement : la Chine

14

e

enregistrement : Guezouba, le barrage

15

e

enregistrement : Tibet, Népal

16

e

enregistrement : retour à Loctudy

17

e

enregistrement : le projet

Voilà l’origine de tout

L’aboutissement

Le juge

François Gallois, le Procureur de la République était dans son élément. Réunir toute la magistrature bretonne, ainsi que les préfets de police des quatre départements concernés dans la grande salle de réunion du palais de justice de Quimper n’avait pas été chose facile. Fêter cet événement était important et le roi de la fête méritait bien toute cette énergie.

Il se trouve que le roi de la fête c’est moi, un peu gêné, très honoré, heureux d’être présent envie de rentrer chez moi. Voilà bien quelques contradictions que je n’affronterai pas avec Justine, mon épouse qui me glisse à l’oreille : « N’oublie pas de respirer et laisse-toi aller… inspire à fond… expire, lentement. »

Comme si j’avais le temps de respirer. Tout le monde venait me saluer et me rappeler des anecdotes que j’avais souvent oubliées, me solliciter sur des sujets qui, dorénavant, ne me concerneraient plus…

Je me surprenais à attendre les discours même s’ils étaient comme souvent un peu trop nombreux, un peu longs, un peu pontifiants, assez politiques mais comme le soufflait Justine : « Respire ! »

Et puis, c’est François qui clôturait les honneurs :

« J’ai la tristesse de présider le pot de départ à la retraire de notre confrère et collègue Corentin Beltaine…

Vous le connaissez tous, il a jugé dans toutes les chambres de la région de Bretagne

Vous le savez tous, Corentin est un juge intègre et droit. Avec humanisme et bon sens, il avait le don de faire coïncider la loi et la justice ce qui parfois n’est pas une mince affaire.

Pour mon bonheur, Corentin est surtout un ami. Nous avons, depuis les bancs des différentes écoles et universités, trottiné ensemble dans les tribunaux, les salles et salons de la République mais aussi ceux de restaurants et nos domiciles réciproques. Ma femme aime dire que “derrière chaque grand homme il y a une très grande femme”. Je vais donc rendre la part qui revient à Justine, son épouse. Concomitant à ses activités professionnelles, elle partage, avec Corentin, son intelligence, sa culture, son humour et sa joie de vivre. Je leur souhaite à tous les deux une longue et belle troisième partie de vie.

En qualité de procureur, je suis heureux de reprendre de la main droite le maillet symbole de sa profession et en tant qu’ami, lui remettre de la main gauche ce plumier et ce stylo, symbole de sa nouvelle activité… »

Les chaleureux applaudissements terminés, c’était à mon tour de prendre la parole. « Respire »… Après les remerciements d’usage, je flattais un peu, mais pas trop tout de même… le plaisir que j’ai eu à… mais, pas que… et quelques anecdotes connues de certains, je lève vers l’assistance mon plumier d’école primaire :

– Pendant quarante ans, j’ai entendu des histoires de vie invraisemblables, des éclats de vie piétinée, brisée, humiliée, volée, violée… Combien de fois me suis-je surpris à dire : « cette histoire, il faudrait l’écrire ».

Alors tout naturellement, j’ai décidé d’accompagner l’écriture des récits de vie, de belles histoires, autant que faire se peut. J’ai réalisé une première biographie, celle de mon ami François, et cette expérience m’a conforté dans ma décision. Afin de légitimer ma nouvelle orientation professionnelle, j’ai suivi une formation officielle. Je suis donc, à partir de maintenant, biographe privé et à votre disposition.

Nouveaux applaudissements, nouvelles congratulations, petits fours et Champagne clôturent cette cérémonie. Dans ce brouhaha et les bousculades, un rayon de soleil apparut dans mon champ de vision. Marine, une de mes petites filles ; elle me cherchait, accompagnée de son amie d’université, une étrange et belle indo-bigoudène.

– Grand-père, je te présente enfin Mahima, c’est une spécialiste des histoires d’amour qui finissent bien, sinon elle les réécrit, et j’aimerais bien que tu lui racontes la vôtre, à toi et grand-mère.

– Sauf que maintenant, c’est moi qui écris les histoires de vies, pas le contraire…

– Allez grand-père, ne fait pas ta chochotte.

– Un peu de respect pour le nouveau retraité je te prie jeune fille, et je ne suis pas certain que ce soit le lieu et le moment.

– S’il te plaît… et puis tu vas te mettre à la place de ceux qui racontent…

– D’accord, dans mon “bureau” dis-je en désignant le balcon du Palais de Justice… »

Les deux jeunes amies retrouvent leurs têtes de petites filles devant la promesse d’une belle histoire, et je craque :

– Il était une fois, Justine et moi. Nous nous sommes rencontrés le nez collé sur la liste des résultats du baccalauréat. Nous étions dans le même lycée et pour une raison qui nous échappe encore, nous ne nous étions jamais croisés.

Je regardais dans la liste des B, et elle, des C, et nous nous sommes retrouvés nez à nez. Nous avons découvert nos noms au même moment et crié notre joie ensemble. Spontanément, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre pour nous féliciter mutuellement et c’est devant un lait fraise que nous avons commencé à parler.

– Beltaine ? Tu t’appelles Beltaine, comme le feu des druides ? Le passage de la saison sombre à la saison claire, le renouveau de la nature, les rites de passage ? Waouh, tu veux bien m’épouser ?

– Ben, ça dépend de ton nom !

– Justine Cloarec !

– Oh la vache ! Ah oui, tu es obligée de changer de nom.

– Voilà les filles, allons retrouver nos invités.

– Ah non ! crient les jeunes filles ensemble, la suite !

– Depuis plus de quarante ans, à la pleine lune de mai, nous allumons un feu de Beltaine sur la plage et nous sautons par-dessus pour renouveler notre amour.

– Et alors ?

– Eh bien, nous nous mariâmes et nous eûmes trois enfants puis des petits enfants et nous fûmes encore plus heureux. Ça te plaît Mahima, tu as besoin de réécrire notre histoire ou bien ?

– Ou bien ! dit-elle avec un magnifique sourire à fossettes, vous vous êtes mariés tout de suite ?

– Nous avons commencé nos études : littérature et théâtre pour Justine, droit pour moi. Nous nous sommes mariés lorsque je suis rentré à l’école de la magistrature et Justine au lycée en tant que professeur de français.

– Et avant de vous marier, vous viviez ensemble ?

– Oui mademoiselle nous avons « grave fauté » comme vous le dites maintenant.

– Grand–père, pourquoi toi et grand-mère avez choisi de vivre à Loctudy ?

– Vivre au bord de la mer fut, pour nous, une évidence ; l’achat de notre maison, sur la corniche « Cale-Plage », n’a soulevé aucune question. Nous avons amarré toute notre vie sur le granit de cette superbe côte du Sud Finistère ! Bateau, pêche en mer et pêche à pied ont été et sont toujours nos loisirs familiaux. Vous venez tous régulièrement vous ressourcer à la maison. C’est, pour ta grand– mère et moi un beau cadeau.

– Vous ne la vendrez jamais cette maison, n’est-ce pas grand-père ?

– Non pourquoi ?

– Parce que c’est notre maison et je veux être magistrat comme toi et vivre ici aussi.

C’était ma plus belle récompense de la soirée. J’ai hésité entre les larmes ou serrer ma petite fille dans mes bras et finalement, j’ai fait les deux. C’est Mahima qui nous a fait reprendre notre respiration avec un joyeux : « Il n’y a rien à changer, je prends votre histoire. »

Voilà, je tourne la page de la justice pour retrouver une vie calme et sereine.

Le biographe

Le local qui nous servait à ranger le matériel de plage donnait sur la mer. Il était idéal pour le transformer en un bureau clair et confortable. Nous l’avons bien isolé, posé une grande fenêtre face à la mer et une porte digne de ce nom. Mon cocon serait bientôt prêt pour ma nouvelle activité.

Par la fenêtre, je peux admirer les mouvements de la mer. Elle monte et descend inexorablement et plus ou moins fort en fonction des coefficients. Quoi qu’il arrive, elle nettoie notre plage et lèche le mur de notre maison deux fois par jour par la force des marées. De ce fait, les gens passent mais ne s’installent pas sur notre lopin de sable blanc.

Je ne me lasse jamais du ballet incessant des bateaux de toutes sortes qui entrent et sortent par le chenal, sous la fidèle surveillance du phare de la Perdrix.

Nous avons une magnifique vue à 180 degrés. Au fond, à bâbord toute, un aber verdoyant nous invite à remonter la rivière de Pont-l’Abbé ; notre chemin des écoliers préféré pour nous rendre en zodiac au grand marché de cette ville le jeudi matin.

En tirant légèrement la barre, l’île Tudy tend désespérément sa cale vers le port de Loctudy qui, par des temps très anciens, dit une légende, dormaient dans les bras l’un de l’autre. C’est sans compter sur la grande plage de Combrit qui souque solidement l’île pour l’amarrer au port de Sainte-Marine.

En tribordant encore légèrement, on devine Sainte-Marine, séparée de Bénodet par l’embouchure d’une des plus belles rivières de France : l’Odet. Une histoire d’amour impossible entre un petit port du pays bigouden et la grande station balnéaire du pays Glazik.

Apparemment, le paysage peut sembler figé, mais les saisons et le soleil produisent une lumière si variée, que chaque jour est un nouvel émerveillement.

Bon, au travail !

Mes livres préférés prennent place sur des étagères neuves. La maquette de la Marie-Madeleine, le bateau sur lequel nous naviguons avec des amis, repose sur un socle en bois. Justine aménage un confortable coin lecture. Elle cale une petite table adossée au pied de la lampe, qui éclaire chaleureusement un York chair en cuir vert foncé qui vient de trouver enfin sa place. Je la soupçonne de s’installer un nid douillet dans mon antre.

Assis à mon bureau, je me sens bien. Je fais parfois des retours en arrière sur ma vie et je m’interroge sur des décisions que j’ai prises à un moment donné : « si je devais refaire tel choix est-ce que je changerais quelque chose » ? Non ! Oh bien sûr avec mon travail, j’ai souvent eu des doutes, j’ai fait quelques erreurs de jugement, quelques-unes que j’ai pu rectifier, d’autres, non ! Mais en général j’ai fait de mon mieux. En tout cas, en ce qui concerne mon histoire, on ne trouvera rien qui pourrait faire l’objet d’une biographie.

La vie des gens heureux n’intéresse personne.

Le client

Je souriais béatement quand mon regard fût attiré par un homme âgé, perché sur un gros rocher encore mouillé par la marée descendante et il gesticulait dangereusement. Engoncé dans un Barbour vert foncé et coiffé d’une casquette arrondie, les oreillettes rabattues sur ses écoutilles, il m’appelait. Je descendis sur la plage, et me dirigea très vite vers lui. Je grimpai sur son promontoire, histoire de me hisser à son niveau et pour le rattraper avant qu’il ne perde l’équilibre. Il faut dire que trois mouettes tournaillaient assez près de lui comme si elles voulaient le faire chuter.

– Bonjour, je peux vous aider ?

– J’ai lu le journal ce matin ; c’est bien vous le juge qui écrit des biographies ?

– Oui, c’est moi, enfin, je débute.

– Alors c’est vous que je veux voir. Mon Ombre et moi avons décidé de finir notre vie et il est temps pour moi de raconter notre histoire.

– Ah oui ? Il me semble que nous nous connaissons.

– Certainement, je suis votre voisin, j’habite le château rose et je suis le dernier des Coatarmanac’h, mais je vous en prie, appelez-moi Rohan !

– D’accord, si vous m’appelez Corentin !

– Parfait Corentin, demain matin, dix heures au château ? Ça vous convient ? Je vous y attendrai ! Le vieil homme descendit de son promontoire avec souplesse pour son âge et s’éloigna, suivi des trois mouettes qui, à ce qu’il me sembla, l’accompagnaient.

Quant à moi, resté sur mon rocher, un peu surpris par la rapidité de la commande, je restai pantois. C’est aussi facile que ça ? Drôle de bonhomme tout de même. Et c’est quoi ces volatiles canins ? J’ignorais que l’on pouvait dresser des oiseaux ?

– Que veut le châtelain ? demande Justine me qui rejoint.

– Je commence ma première biographie demain matin au château rose. J’ai même pas eu à parler de tarif, de fonctionnement de… je ne sais pas moi, mais…

– C’est une bonne nouvelle ?

– Oui ! Il faut que je travaille, que je relise la formation pour…

– Non Corentin ! Tu m’as dit que c’était une occupation, pas un travail. Alors laisse-toi porter.

Écoute comme tu sais le faire, pose des questions si besoin pour aviver les souvenirs, et écris l’histoire. C’est tout. Laisse ton métier derrière toi et passe à autre chose.

Facile à dire… je file dans mon antre pour réfléchir, faire des recherches sur la famille Coatarmanac’h, vérifier mon matériel et… Ah oui, respire !

Demain, je commence.

1er enregistrement : l’enfance

Il y a trente ans déjà, pendant le règne d’une petite princesse nommée Maëlys, notre fille aînée, le château rose de la plage était sa « Royale Demeure ». Elle et ses poupées y séjournaient et son imagination n’avait aucune borne. Les Couronnes du monde entier s’y réunissaient et la splendeur de la bâtisse n’avait pas d’égale.

Si Maëlys me voyait aujourd’hui entrer dans « son château », que penserait-elle ?

À l’heure prévue, je franchis l’entrée de la propriété par la rue de la Palue. La maison du gardien est fermée et j’avance entre les arbres, en direction de la mer. Le petit château s’impose à moi, par surprise ; stupéfaction encore plus grande quand je constate l’état de délabrement de la « Royale Demeure ». Holà, elle a morflé…

Je n’ai pas le temps de détailler l’ampleur de la dégradation. Rohan de Coatarmanac’h est là, sur le perron et me salue.

Je ne connais pas son âge, mais cet homme a de la classe. Il se tient droit, son allure est sportive, une masse de cheveux blancs ondulés, encadre un visage carré, bronzé et pratiquement sans rides. La couleur de ses yeux se confond avec celle de la mer, un bleu profond où certainement beaucoup de femmes ont dû se noyer… Oups, pas de projection !

– Pas très glorieux n’est-ce pas ? me dit le châtelain. Je suis le dernier de la lignée, et je n’ai pas le courage de me lancer dans la rénovation. Seuls les jardins sont préservés par la Reine des graines. Entrons voulez-vous ? Nous nous installerons dans la cuisine, c’est là qu’est le cœur de ma vie. Là où mes plus beaux souvenirs ont été mitonnés.

J’entre dans la pièce, je suis happé par une atmosphère chaleureuse et enivrante. Troublante même, parce qu’aussitôt je retrouve mon enfance, assis sur les genoux de ma grand-mère qui sentait toujours le savon à la rose. J’ai le souffle coupé, je crois que je rougis d’émotion.

– Oui ! dit le vieil homme avec amusement, ça me fait toujours le même effet lorsque j’entre dans cette cuisine.

L’énorme cuisinière Aga beige, encastrée dans l’ancienne cheminée, est la pièce maîtresse de ce lieu. Majestueuse avec ses cinq portes et ses trois couvercles en demi-sphère rabattus sur les anneaux de cuisson. Sur un côté, sa fontaine qui fournit de l’eau chaude et le four du bas ; l’étage où l’on place les chaussons pour se réchauffer les pieds. Un tas de bois et un seau plein de charbon sont rangés entre les murs de la cheminée et sur l’autre côté de la cuisinière. Elle fonctionne toujours.

Voilà que mon esprit s’évade déjà !

Les placards occupent l’essentiel des murs et doivent tenir grâce aux couches successives de peinture vraisemblablement blanche à l’origine.

Je n’ose imaginer le nombre de repas préparés et pris sur la grande table entourée de ses bancs, et c’est là, naturellement que je prends place pour commencer mon travail de biographe privé.

Et je me lance :

– Rohan, vous m’avez dit ne plus avoir de famille, alors, pour qui ou pourquoi souhaitez-vous réaliser votre biographie ?

– Ne vous souciez pas de cela pour l’instant. Votre prix sera le mien. Voici une première avance, dit-il en poussant une enveloppe devant moi, nous solderons le reste lorsque nous aurons terminé.

J’ouvre mon cartable d’ancien juge, je sors mon petit enregistreur, cadeau de Justine pour ma nouvelle activité, et je le pose sur son étui molletonné pour éviter les vibrations. J’ouvre un petit cahier et saisis mon stylo de retraité afin de prendre quelques notes, sans interrompre les récits.

– Rohan, je vais enregistrer nos entretiens pour rester au plus près de votre style et ne rien perdre de votre récit ; je vous écoute.

– Avant toute chose, il faut que je vous prévienne pour que vous ne soyez pas déçu ; je ne suis pas un héros mais un homme ordinaire qui a traversé des histoires extraordinaires. Peut-être serez-vous étonné ou déstabilisé par certaines d’entre elles, mais, elles sont le sucre et le sel de ma vie. Ma route était tracée bien à l’avance, et j’avais un destin bien précis. Ce destin j’en ai compris le sens fort tard, et c’est celui que je vais retracer avec vous précisément.

– Bien, je vous écoute Rohan.

Je suis né par un chaud dimanche de 15 août, dans ce château d’opérette, rose, le long de la corniche de Loctudy. À mon premier cri, ce sont trois mouettes qui m’ont répondu.

[Ah, elles étaient déjà là ?]

Elles étaient perchées sur la rambarde du balcon et regardaient Mère accoucher de son septième enfant dans l’indifférence totale de toute la famille. Je crois que c’était de ma faute ! Je me suis fait si petit que Mère ne savait pas qu’elle était enceinte. Quand elle l’a appris, elle a fait comme si elle ne l’était pas.

[Il respire longuement après chaque phrase, je pourrais presque écrire sans enregistrer.]

J’ai vécu le premier jour de ma vie seul, dans le silence. C’est fou comme le silence pèse lourd. Puis, Mère m’a élevé comme si je n’existais pas, et moi, je l’ai laissé faire, sans rien lui demander. Elle était si… absente !

Pour mon plus grand bonheur, j’existais bien pour quelqu’un. Elle s’appelait Léonie Kervelec. « Léo », pour moi ! Elle n’avait jamais eu d’enfant mais, instinctivement, elle percevait les grandes solitudes.

Léo était une imposante bigoudène en coiffe qui faisait la cuisine pour huit personnes, deux fois par jour, tous les jours. Dès que je suis né, elle est venue me cueillir dans mon berceau. Elle m’a calé entre sa généreuse poitrine et le haut de son tablier bien serré. Moi, comme un petit animal, je me suis accroché à son col.

[Quelle poésie dans sa façon de raconter ! Chut, écoute et ne pense pas.]

Comme beaucoup de bigoudènes à cette époque, Léonie était atteinte d’une coxalgie congénitale. De ce fait, à chaque pas et chaque mouvement, elle me berçait « de droite et de gauche » et « d’avant d’arrière », comme disait ma Léo qui traduisait littéralement le breton en français.

Pendant la préparation de la pâte pour les galettes ou pour les crêpes, elle me secouait au rythme de son fouet. Les coups de hachoir, le tempo des couteaux sur les légumes, le grésillement du beurre dans les cocottes, les plaintes des langoustines et des crabes en contact avec l’eau bouillonnante constituaient mon répertoire musical. Les odeurs de sarrasin, du beurre, du poisson, du kig ar farz et du far breton m’enivraient et font encore partie de mon ADN, comme on dit aujourd’hui.

[Il ressent encore les odeurs… oh moi aussi !]

Léo était une jeune vieille fille venant de l’île Tudy, sans trop d’éducation. Elle ne savait pas bien tenir une conversation, alors, pour me parler, elle énonçait les ingrédients nécessaires à la confection de ses plats et comment elle pratiquait. Mes premiers mots ont dû être : beurre, œuf, lardé, tamisé ; la première phrase que j’ai prononcée était probablement le secret pour bien cuire les « Princes de Bretagne ». C’est au bout de ses gros doigts boudinés que j’ai développé mon palais et certaines de mes mimiques nous secouaient tous les deux : elle en riant et moi en grimaçant.

[J’ai l’impression qu’il retrouve le bébé qu’il était avec ses mimiques et ses gestes…]

Vous y croyez, vous ? J’ai passé les premiers douze mois de mon existence, calé au chaud contre le tablier d’une cuisinière. Inutile de vous dire que, en théorie, je savais faire la cuisine avant de marcher.

La quincaillerie de cuisine devenait des jouets d’enfant : la bassine à confiture, posée devant la porte de la cuisine se transformait en baignoire et piscine personnelle. Les trois mouettes, toujours auprès de moi, remettaient inlassablement dans l’eau les petits moules à gâteaux que je jetais dans l’herbe avec des cris de joie. Assis sur cette table, j’avais pour briques de construction les morceaux de sucre que Léo posait devant moi avant de les incorporer dans ses desserts. Pour pâte à modeler, elle plaçait dans mes petites mains les restes de pâte à tarte que j’émiettais consciencieusement avant de les porter à ma bouche.

C’est là, Corentin, que j’ai passé la première année de ma vie. Sur le cœur d’une femme généreuse, dans l’âtre d’une maison habitée, en ce qui me concerne, par des inconnus. Cette cuisine était animée par les trois drôles de mouettes, qui, avec Léo, constituaient les piliers de mon premier cercle familial.

– Votre père et votre mère ne s’occupaient pas de vous ?

– Non, c’était souvent comme cela dans les grandes familles de notre rang, enfin j’imagine. Pour moi, c’était le cas. Aujourd’hui je souhaite à tous les enfants du monde d’être aussi heureux que je l’étais parce que, je n’en garde que des sensations de bonheur et d’amour.

– C’est quoi cette histoire de mouettes qui sont apparemment toujours autour de vous ?

– Je ne sais pas, tout au long de ma vie, j’ai toujours eu trois mouettes au-dessus de moi. Je n’ai jamais cherché à les apprivoiser, elles sont là, c’est tout. Je considère cela comme une fantaisie de la vie, elles font partie de mon existence. Je suis l’homme aux trois mouettes et une seule Ombre !

D’un geste, il m’indique la fenêtre où les trois « rieuses », le bec dirigé vers moi piaffent sur place.

– Voilà Corentin, est-ce que mon histoire vous intéresse ?

– Vous me parlez de votre Ombre, qui est-ce ?

– Chaque chose en son temps, Corentin, chaque chose en son temps.

– Je dois dire que pour ma première biographie, ça commence merveilleusement bien. Oui, je suis heureux de travailler avec vous sur votre récit de vie et j’attends la suite avec impatience.

– Parfait, nous continuerons la semaine prochaine, si vous le voulez bien, le même jour à la même heure et au même endroit. En attendant, je vais convoquer les souvenirs les plus importants pour moi. Enfin ceux qu’appellent cette biographie. Merci à vous Corentin, vous présenterez mes respects à votre épouse.

Je plane littéralement sur le chemin de la corniche pour rentrer à la maison. La marée est basse, je traîne un peu sur les rochers pour apprécier les instants presque surréalistes que je viens de passer en compagnie du dernier des Coatarmanac’h.

Justine m’attend, les pieds dans l’eau, la main sur son front pour se protéger du soleil et je m’approche d’elle.

– Déjà ? Ça ne marche pas ? dit-elle les yeux plissés.

– En fait, je suis époustouflé !

– Ça ne s’est pas bien passé ?

– Si, au contraire, je suis tombé sous le charme de ce vieux monsieur…

– Il a quel âge ?

– Je ne sais pas !

– Pourquoi il y a des mouettes qui volent autour de lui ?

– Il ne sait pas !

– Il a parlé de son Ombre, c’est quoi cette histoire ?

– Je ne sais pas !

– Et tu comptes écrire un livre avec tout ça ?

– Je l’espère ! J’ai faim, qu’est-ce qu’on mange ?

– Une soupe de mouettes avec des langoustines dedans !

Elle est comme ça Justine, logique, lucide et le tout ficelé par un brin d’humour… ma gardienne du temple, ma belle et bienveillante épouse !

À la retranscription des enregistrements de l’entretien, je me dis que je ne peux rien changer tellement sa manière de raconter est personnelle et poétique. Si tout le texte est de cet ordre, mon premier travail ne méritera pas le contenu de l’avance que j’ai déjà reçue.

2e enregistrement : la famille

Pour le deuxième entretien, je prends le même chemin, avec, dans mon cartable la première restitution des fichiers audio.

– Je vous fais confiance, Corentin, je sais que mes racontars sont entre les mains de la personne la plus compétente pour les recevoir.

Et il me rend mon « devoir » ce qui, je l’avoue, me déstabilise un peu. Je voulais qu’il approuve mes premiers écrits mais me voilà seul devant ma responsabilité de biographe. Bon, puisque c’est ainsi !

– Comme vous le voulez, Rohan, je vous écoute.

Je place l’enregistreur devant lui, il le regarde et débute son récit.

Ma première période d’exploration à quatre pattes était strictement limitée à la cuisine et au jardin du Bon Dieu ; c’est-à-dire le potager de Léo. Il faut dire que je goûtais tout ce qui me tombait sous les genoux et les mains, vers de terre compris. Léo arrachait les mauvaises herbes autour des poireaux et moi, j’arrachais les poireaux. Qu’à cela ne tienne, elle changeait son menu ou sa recette en fonction de mes travaux de jardinage.

J’apprendrai plus tard que le merveilleux jardin coloré, que Mère chérissait, était nommé par notre cuisinière le jardin du diable. Léo disait que tout ce qui se trouvait dans le jardin du diable était du poison et tout ce qui se trouvait dans le jardin du Bon Dieu était moisson.

Dans la cuisine, il y avait interdiction d’ouvrir les portes. Toutes les portes. Celles de la cuisinière, de la glacière, des placards, des pièces. J’appris à mes dépens ce qu’étaient le chaud, le froid et les pincements de doigts.

Quand j’ai commencé à marcher, mes frères et sœurs ont découvert que j’existais et m’ont détesté. Ils devaient me surveiller sans arrêt et ils comptaient tous les uns sur les autres pour le faire.

Ce sont les trois mouettes qui s’y collaient, déçues malgré leurs efforts de ne pas me voir encore voler.

Le résultat est que j’ai exploré le monde qui m’entourait à mes risques et périls. J’ai su rapidement et avec force bosses, bleus, entorses et coincements divers ce que voulait dire « attention aux marches » ou « attention aux portes », « les outils, c’est dangereux ».

Puisque Mère, très grande catholique, fervente pratiquante, s’occupait constamment des bonnes œuvres de la paroisse, c’était toujours super Léo qui me sauvait de tous les dangers. Pour ma mère, qui ne voyait rien des contingences matérielles, je devais être sous protection divine.

Un jour, la porte donnant sur la corniche était ouverte, alors, j’ai exploré l’univers de la mer.

En face, l’île Tudy et Sainte-Marine.

Entre l’île Tudy et Loctudy, à l’entrée du chenal, se dressait déjà le phare de la Perdrix. Gainée dans son fourreau à damier noir et blanc, la tour est surmontée de sa tourelle et au-dessus, gigote constamment une girouette. Si le sable ne m’avait pas gratté les fesses, je serais encore en train de fixer cette girouette hypnotisante. Les coquillages cassés me blessaient les pieds. Sur les rochers recouverts d’algues, beaucoup trop salées à mon goût, je me tordais les chevilles et je glissais dans les mares. Oui, mais dans ces mares, l’eau était chaude et la vie grouillait. Les crevettes se déplaçaient à une vitesse vertigineuse, enfin pour moi, pas pour les trois mouettes qui s’évertuaient à me prendre pour leur oisillon. Elles voulaient m’apprendre à pêcher et criaient très fort lorsque les petits crabes verts sortaient rapidement de leurs rochers pour me pincer les doigts.

Je découvrais ainsi un monde étrange et merveilleux. Quand les vagues de la marée montante voulurent m’entraîner dans un monde de silence, je me suis laissé faire… Ce sont les mains puissantes de Léo qui m’ont saisi par les pieds. Ses cris, mêlés à ceux des trois mouettes, et sa violente tape sur les fesses me ramenèrent sur terre. Par précaution et par peur Léo me maintenait le plus souvent dans sa cuisine, loin des dangers. Pour me distraire, elle avait décidé de me raconter des histoires incroyables. L’Ankou qui venait moissonner des âmes et sa charrette qui grinçait, les korrigans faiseurs de rêves, les farfadets farceurs, les lutins et tous les êtres plus ou moins sympathiques que comptent les légendes bretonnes. Quand les trois mouettes, en désaccord avec les histoires que Léo me racontait, tapaient sur les carreaux, je sortais très vite et j’essayais de voler avec elle. Un jour, j’ai compris que je ne pourrais jamais les suivre ; ça m’a rendu triste.

Vers quatre ans, je participais un peu plus aux activités de la famille sans qu’elle s’en aperçoive mais ça ne me peinait pas. Mon existence se passait sans la fratrie et mes connaissances différeraient de celles de mes frères et sœurs. Ma vie était faite de sensations, d’odeurs, de goûts, d’innocence et de beaucoup d’amour caché dans le vieux tablier d’une cuisinière.

À partir de cet âge-là, Mère me mit mes beaux vêtements tous les dimanches pour aller à la messe. Alors je me disais que c’était pour fêter mon jour anniversaire et que peut-être j’étais Jésus. Du coup, je regardais la statue de la Vierge à l’enfant ; ils étaient comme Mère et moi… de marbre !

Mère était donc une sainte, moi Jésus, et les trois mouettes, ma Sainte Trinité.

Un peu plus tard, je décidais que, puisque moi, Jésus, j’étais né un dimanche, je trouvais logique que mon frère aîné soit arrivé un lundi, le deuxième un mardi et chacun des autres enfants remplissait la semaine. Tout mon monde était à sa place.

Lundi pour l’Héritier. Il avait l’arrogance de ceux qui reçoivent tout avant même d’ouvrir les yeux dans ce bas monde. Bon, quand je dis « tout », en ce qui concerne notre famille, ce n’était plus grand-chose.

Un titre de baronet du bout du monde qui n’avait plus sa place dans le nobiliaire français depuis des générations. Plus de terres, désargenté et à part ce pauvre petit château rose, plus aucun bien. Avec ce peu de choses, Lundi était malgré tout, fier, bête et souvent méchant. Alors qu’il s’apprêtait à vendre le château en décrépitude au Comité d’Entreprise d’une grande société, il est tombé sur les marches du perron et s’est fracassé le crâne.

Accident ! a déclaré le capitaine des gendarmes. Il aurait glissé sur des fientes de mouettes qui souillaient le sol.

[Trop bête…]

Mardi se devait de devenir un grand militaire. Mais il n’était pas né la bonne année : trop jeune pour la Grande Guerre, pas de vraie bataille en 1939. Pétainiste et collaborateur, il s’était trompé d’ennemi et avait lutté contre la Résistance. En juillet 1945, il échappa à la mort, lors de l’explosion d’un pont, et s’en sortit, amputé d’une jambe et de ses illusions. L’alcool et quelques substances interdites ne réussirent pas à lui faire oublier ses tourments. Un soir de folie hallucinante, il mangea le bouquet de datura qui se trouvait sur le piano et mit fin à ses jours avec son arme de service qui n’avait quasiment jamais servi. Un homme qui se suicide deux fois doit avoir des motivations profondes.

Accident ! a déclaré le capitaine des gendarmes.

[Des substances interdites ? C’est quoi ça ?]

Mercredi était belle comme une princesse de dix-huit ans. Elle fut au goût d’une marée d’équinoxe qui l’avala et la transforma en sirène, malgré les cris de prévention des mouettes. J’ai vu la première vague s’enrouler autour d’elle, je l’ai regardée lutter pour rejoindre le bord mais une seconde, scélérate, l’attira vers le fond. Elle était partie pour toujours.

Là, j’ai compris que la mer avait besoin de son quota familial. Quelque temps avant, Léo m’avait arraché à sa malédiction, celle-ci était revenue chercher son dû !

Accident ! a déclaré le capitaine des gendarmes.

[Il y a de la malédiction dans cette famille.]

Jeudi, comme il se doit dans le monde de mes parents, aurait dû être prêtre. Après un an de séminaire, lors d’un voyage à Paris, il a été happé par les lumières de la ville. Il a choisi d’être artiste de cabaret dans un quartier de perdition. Ma famille ne l’a pas supporté, il a été rayé du testament. Ça a été la chance de sa vie, il a ainsi évité les dettes de la famille. Nous nous sommes revus bien plus tard, c’était je pense, le plus aimable de notre fratrie. Il est mort en 1971 du sida.

Vendredi était une grande et belle cavalière. Elle a cherché dans le milieu du cheval le prince charmant qui allait redonner honneur et dorure à notre pâle blason familial. Sauf qu’elle misa sur le mauvais bourrin. Sans panache, sans ornement et sans amour–propre, elle a fini sur la paille souillée de ses bestiaux préférés.

Piétinée ! a conclu la même gendarmerie.

Accident ! a déclaré le capitaine.

[Ça fait beaucoup d’accidents tout cela !]

Samedi est devenue très vite religieuse. Puisque mes parents n’avaient aucune affection pour elle, elle décida qu’il valait mieux être fille de Jésus que fille de personne. Ils l’avaient affublé d’un prénom qui ravissait les mauvais garçons de l’école. Elle a donc troqué Clitorine contre Sœur Marie Sixtine de la Providence. Une sainte femme qui égrainait sa mémoire en même temps que tournaient entre ses doigts les boules de son chapelet. Et puis un jour de sa longue vie, elle a éteint sa bougie.

Je n’ai aucun souvenir de ma petite enfance avec eux, il faut dire qu’il y avait dix ans de différence entre Clitorine et moi. Les seuls souvenirs qui me restent de mes cinq premières années sont peuplés de bons moments dans les odeurs de cuisine, d’iode lors de mes sorties sous la surveillance de Léo et la protection de la Sainte-Trinité. Mes jeux en solitaire avec les crabes verts que j’écrasais avant qu’ils ne m’attrapent les doigts, pour la plus grande fierté des trois mouettes qui se régalaient, et mes châteaux de sable éphémères, puisque je ne parvenais jamais à retenir les vagues de la marée montante.

[Ça continue, dans son regard et dans ses gestes, il a encore cinq ans.]