L'Héritage - Guy de Maupassant - E-Book

L'Héritage E-Book

Guy de Maupassant

0,0

Beschreibung

Une édition de référence de L’Héritage de Guy de Maupassant, spécialement conçue pour la lecture sur les supports numériques.

« Et quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’il dominait la ville énorme, qu’il planait sur elle ; et il sentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur ce balcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres, de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.
Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver, comme s’il leur poussait des ailes. » (Extrait du chapitre 2.)

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 124

Veröffentlichungsjahr: 2012

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Le plus grand soin a été apporté à la mise au point de ce livre numérique de la collection Candide & Cyrano, afin d’assurer une qualité éditoriale et un confort de lecture optimaux.

Malgré ce souci constant, il se peut que subsistent d’éventuelles coquilles ou erreurs. Les éditeurs seraient infiniment reconnaissants envers leurs lectrices et lecteurs attentifs s’ils avaient l’amabilité de signaler ces imperfections à l’adresse [email protected].

L'Héritage

Guy de Maupassant

À Catulle Mendès.

Chapitre I

Bien qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme un flot sous la grande porte du Ministère de la marine, venus en hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrables portes donnant entrée dans les bureaux.

Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.

Le commis d’ordre du « matériel général », M. César Cachelin, un ancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commis principal par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. En face de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, et s’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une posture roide de copiste méticuleux.

M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa besogne quotidienne : « Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous en donne autant que les quatre autres réunis. » Puis il posa au père Savon la question qu’il lui adressait tous les matins : « Eh bien ! mon père Savon, comment va madame ? »

Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit : « Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible. »

Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.

La porte s’ouvrit et M. Maze entra. C’était un beau garçon brun, vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant son physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car il l’enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons luisants.

Il demanda, dès la porte : « Beaucoup de besogne aujourd’hui ? » M. Cachelin répondit : « C’est toujours Toulon qui donne. On voit bien que le jour de l’an approche ; ils font du zèle, là-bas. »

Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à son tour et demanda en riant : « Avec ça que nous n’en faisons pas, du zèle ? »

Puis, tirant sa montre, il déclara : « Dix heures moins sept minutes, et tout le monde au poste ! Mazette ! comment appelez-vous ça ? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustre chef. »

Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa plume sur son oreille, et s’accoudant au pupitre : « Oh ! celui-là, par exemple, s’il ne réussit pas, ce ne sera point faute de peine ! »

Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançant la jambe, répondit : « Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira, soyez-en sûr. Je vous parle vingt francs contre un sou qu’il sera chef avant dix ans ! »

M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au feu, prononça : « Zut ! Quant à moi, j’aimerais mieux rester toute ma vie à deux mille quatre que de me décarcasser comme lui. »

Pitolet pivota sur ses talons, et, d’un ton goguenard : « Ce qui n’empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd’hui 20 décembre, avant dix heures. »

Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent : « Parbleu ! je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos ! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’en fais autant, bien que je déplore votre empressement. De là à appeler le chef “cher maître”, comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y a loin. D’ailleurs moi, je suis du monde, et j’ai d’autres obligations qui me prennent du temps. »

M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il demeurait songeur, le regard perdu devant lui. Enfin il demanda : « Croyez-vous qu’il ait encore son avancement cette année ? »

Pitolet s’écria : « Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dix fois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien. »

Et on parla de l’éternelle question des avancements et des gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit. On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on s’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments et les mêmes mots.

Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel, qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pour lui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorable faiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard et convaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.

Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara : « À quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là ; et, s’il me passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon que je lui enlèverai l’envie de recommencer ! »

Maze, qui fumait toujours, ricana : « Vous feriez bien, dit-il, de commencer dès aujourd’hui, car je sais de source certaine que vous êtes mis de côté cette année pour céder la place à Lesable. »

Boissel leva la main : « Je vous jure que si… »

La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite taille, portant des favoris d’officier de marine ou d’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, et s’approchant du commis d’ordre : « Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V. 1875 ? »

L’employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le présentant : « Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pas que le chef a enlevé hier soir trois dépêches dans ce dossier ?

– Oui. Je les ai, merci. »

Et le jeune homme sortit d’un pas pressé.

À peine fut-il parti, Maze déclara : « Hein ! quel chic ! On jurerait qu’il est déjà chef. »

Et Pitolet répliqua : « Patience ! patience ! il le sera avant nous tous. »

M. Cachelin ne s’était pas remis à écrire. On eût dit qu’une pensée fixe l’obsédait. Il demanda encore : « Il a un bel avenir, ce garçon-là ! »

Et Maze murmura d’un ton dédaigneux : « Pour ceux qui jugent le ministère une carrière – oui. – Pour les autres – c’est peu… »

Pitolet l’interrompit : « Vous avez peut-être l’intention de devenir ambassadeur ? »

L’autre fit un geste impatient : « Il ne s’agit pas de moi. Moi, je m’en fiche ! Cela n’empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais grand-chose dans le monde. »

Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier. Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tant d’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse et triste :

« Voici encore de l’encre falsifiée ! »

Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelin secouait la table avec son ventre ; Maze se courbait en deux comme s’il allait entrer à reculons dans la cheminée ; Pitolet tapait du pied, toussait, agitait sa main droite comme si elle eût été mouillée, et Boissel lui-même étouffait, bien qu’il prit généralement les choses plutôt au tragique qu’au comique.

Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de sa redingote, reprit : « Il n’y a pas de quoi rire. Je suis obligé de refaire deux ou trois fois tout mon travail. »

Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son transparent et recommença l’en-tête : « Monsieur le Ministre et cher collègue… » La plume maintenant gardait l’encre et traçait les lettres nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.

Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient. C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser les plumes. L’acier se trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l’encre ; et l’expéditionnaire passait des heures à s’étonner et à se désoler, usait des boites de plumes et des bouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.

Alors la charge avait tourné à l’obsession et au supplice. On mêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues dans sa carafe d’eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on lui avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières d’un usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes, pour faire du tort au gouvernement et amener une révolution.

Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes, qu’il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur mystérieuse d’un inconnu voilé et redoutable.

Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le connaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf ; et chacun s’élança vers la porte pour regagner son compartiment.

Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.

Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps. Ancien sous-officier d’infanterie de marine réformé après trois blessures reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entré au ministère par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer bien des misères, des duretés et des déboires dans sa longue carrière d’infime subordonné ; aussi considérait-il l’autorité, l’autorité officielle, comme la plus belle chose du monde. Un chef de bureau lui semblait un être d’exception, vivant dans une sphère supérieure ; et les employés dont il entendait dire : « C’est un malin, il arrivera vite », lui apparaissaient comme d’une autre nature que lui.

Il avait donc pour son collègue Lesable une considération supérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir secret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.

Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du ministère tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédait un million, un million net, liquide et solide, acquis par l’amour, disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.

La vieille fille, qui avait été galante, s’était retirée avec cinq cent mille francs, qu’elle avait plus que doublés en dix-huit ans, grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf avec une fillette, Coralie, mais elle ne contribuait que d’une façon insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or, et répétant sans cesse à Cachelin : « Ça ne fait rien, puisque c’est pour ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux. C’est elle qui me donnera cette joie d’embrasser un enfant de notre sang. »

La chose était connue dans l’administration ; et les prétendants ne manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible. Mais l’ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les latitudes, voulait un garçon d’avenir, un garçon qui serait chef et qui reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off. Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis longtemps un moyen de l’attirer chez lui.

Tout d’un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.

Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendre Lesable que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait lui demander sa protection comme on va chez un sénateur ou chez un député, comme on va chez un haut personnage.

N’ayant point eu d’avancement depuis cinq ans, Cachelin se considérait comme bien certain d’en obtenir une cette année. Il ferait donc semblant de croire qu’il le devait à Lesable et l’inviterait à dîner comme remerciement.

Aussitôt son projet conçu, il en commença l’exécution. Il décrocha dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et, prenant toutes les pièces enregistrées qui concernaient le service de son collègue, il se rendit au bureau que cet employé occupait tout seul, par faveur spéciale, en raison de son zèle et de l’importance de ses attributions.

Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu de dossiers ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l’encre rouge ou bleue.

Dès qu’il vit entrer le commis d’ordre, il demanda, d’un ton familier où perçait une considération : « Eh bien ! mon cher, m’apportez-vous beaucoup d’affaires ? »

– Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

– Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute.

Cachelin s’assit, toussota, prit un air troublé, et, d’une voix mal assurée : « Voici ce qui m’amène, monsieur Lesable. Je n’irai pas par quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Je viens vous demander un service.

– Lequel ?

– En deux mots. J’ai besoin d’obtenir mon avancement cette année. Je n’ai personne pour me protéger, moi, et j’ai pensé à vous. »

Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d’une orgueilleuse confusion. Il répondit cependant :

« Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que… »