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Dans une Inde à la Kipling, suivez Ommony, agent britannique démissionnaire. Il vous emmènera en des lieux secrets, par-delà le domaine des apparences dans un monde de puissances fabuleuses.
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Talbot Mundy
Il existe à Delhi, dans l’Inde, un club où l’on peut glaner les renseignements les plus divers et les moins exacts, provenant du Pamir ou du Turkestan, du Caucase ou de l’Arabie, aussi bien que de l’Inde, ce pot-pourri de races. C’est un bon club, de l’espèce qui meurt et ne se rend pas, assez confortable et renommé pour son curry. Il a contribué, plus qu’une douzaine d’institutions similaires, à établir l’empire et semer les rancunes. Aucune dame n’y est admise sous aucun prétexte ; les membres du club ne s’en vantent pas, mais sont fiers du fait que nul Indien, pas même un maharajah, n’en a jamais franchi le seuil.
Le retour d’Ommony, après trois années passées dans la forêt, y produisit l’effet d’une ride rafraîchissante sur un calme qui commençait à devenir monotone. Depuis une semaine on en était réduit à des discussions politiques. La présence de Cottswold Ommony, le dernier des Forestiers d’ancienne garde, suscita des souvenirs et des conjectures.
— C’est son tour de passer à la guillotine ! Il se conduit trop bien depuis vingt ans pour que la nouvelle démocratie ne lui coupe pas le cou. Je vous parie ce que vous voudrez que son emploi sera donné à quelque babou[1] obèse.
— N’avez-vous pas entendu dire que le pauvre Willoughby a été tué par un tramway ? Ce vulgaire accident place Jenkins à la tête du service d’Ommony ; ils se haïssent mutuellement depuis le jour où Jenkins a rompu avec la sœur cadette d’Ommony, et où celui-ci a dit sa façon de penser. Cependant la jeune fille a eu relativement de la chance. Elle a épousé Terry. Elle est morte depuis, mais qui ne préférerait mourir tout de suite que de vivre avec Jenkins ?
Ommony, assis près d’un ventilateur électrique dans un coin du fumoir, savait fort bien que l’on parlait de lui, mais se souciait fort peu des commentaires. On en avait tant fait sur son compte depuis son arrivée dans l’Inde !
— Willoughby le tenait en trop haute estime, disait quelqu’un. Ommony, pas plus que n’importe quel homme au monde, ne saurait être pétri des merveilleuses qualités que lui attribuait son chef.
— Oh, Ommony n’est qu’un homme. Mais cette forêt, une vraie jungle quand il y fut envoyé, vous savez ce qu’il en a fait ? Montez sur un rocher et vous ne verrez que des arbres à perte de vue.
— Il n’est parbleu pas le seul original qui ait accompli de bonne besogne… Vous rappelez-vous Terry, le docteur en médecine qui épousa la sœur d’Ommony ? Un de ces fous délicieux qui sont en réalité trop sains d’esprit pour que nous autres pauvres mortels puissions les comprendre. Fou à lier, mais chirurgien d’une habileté consommée. Comme il distribuait tous ses honoraires aux mendiants, il était toujours à court d’argent – jusqu’au jour où il rencontra Marmaduke… Vous vous souvenez de Marmaduke ?
— Il est mort, n’est-ce pas ? C’est cet Américain qui avait doté une mission quelque part dans les montagnes ?
— Oui, à Tilgaun. Marmaduke était fou, lui aussi, mais doux comme un lever de soleil : un homme tranquille, qui jurait comme un troupier dès qu’on parlait religion. D’après ce que j’ai entendu dire, il avait fait fortune à Chicago en égorgeant des porcs. Il avait quitté l’Amérique, disait-on, pour échapper aux anciens de sa congrégation qui voulaient le faire enfermer dans un asile. La mission qu’il fonda à Tilgaun suscita dans le temps des commentaires sans fin. Vous devez vous rappeler cela. On écrivit des lettres au Times, et un archevêque souleva du tapage à la Chambre des Lords. Marmaduke soutenait cette théorie que le christianisme, dès lors que lui-même ne pouvait pas le comprendre, devait être encore moins compréhensible à des gens dont la croyance est un mélange de bouddhisme dégradé et d’adoration des démons. Aussi fonda-t-il une mission bouddhiste pour leur enseigner leur propre religion. Il persuada Jack Terry de lâcher le service pour devenir le médecin de la mission et enseigner l’hygiène à des gens du Spiti ou du Bhoutan. Autant prêcher la sécheresse à l’Atlantique ! Jack Terry épousa la sœur d’Ommony une semaine environ avant de partir pour Tilgaun, et aucun de nous ne les a jamais revus.
— Je me rappelle maintenant. Il y eut un scandale, un mystère qui défraya la chronique pendant une dizaine de jours.
— Je vous crois ! Terry et sa femme disparurent sans laisser de traces. Marmaduke, mis sur la sellette, ne put ou ne voulut donner aucune explication, et mourut au moment où les choses allaient se gâter pour lui. Alors on accorda à Ommony un congé illimité et on l’envoya à Tilgaun faire une enquête. Il y a de cela… oh ! vingt bonnes années. Ommony ne découvrit rien, ou, s’il découvrit quelque chose, il ne dit rien. Il s’y entend à ne rien dire, je vous prie de croire ! Mais une chose transpira : c’est que Marmaduke l’avait désigné comme l’un de ses exécuteurs testamentaires. Il y avait une coexécutrice, une Américaine à cheveux rouges, nommée Anna Sanburn, qui depuis dirige la mission. Et le troisième exécuteur testamentaire était un Thibétain. Personne n’avait jamais entendu parler de lui auparavant, et je ne connais pas un homme qui l’ait rencontré depuis ; mais je sais que c’est un lama de la secte Ringling Gelong ; j’ai entendu dire aussi qu’Ommony ne l’a jamais vu. Toute cette histoire est enveloppée de mystère. Ommony possède de l’influence. Vous avez remarqué, je suppose, qu’il obtient toujours ce qu’il veut. Si vous me demandez mon avis, il y a des chances pour qu’il anéantisse Jenkins le jour où cela lui plaira.
— C’est de notoriété publique. Quiconque convoite le scalp d’Ommony est sûr de trébucher sur le sentier de la guerre. Quel est le secret de cette influence ?
— Je n’en sais rien, et personne ne semble le savoir. Il y a l’argent de Marmaduke, naturellement. Ommony en administre une partie. L’influence d’Ommony est hors de toute proportion avec son emploi. Et j’ai entendu dire qu’il est au mieux avec tous les réfugiés politiques du nord qui se sont glissés dans le sud pour laisser passer les nuées d’orage pendant ces vingt dernières années.
Dans son coin, Ommony s’agitait. Sa mâchoire obstinée n’était qu’à moitié cachée par une barbe courte et grisonnante, et ses lèvres dénotaient de la mauvaise humeur. De toute évidence, il était mal disposé. Néanmoins, un quidam se prévalut d’une rencontre antérieure pour s’asseoir dans le fauteuil voisin du sien.
— J’ai vu votre grande chienne wolfhound qui vous attend à la porte de devant. Cela vous irait-il de me la vendre ?
La réserve d’Ommony se brisa. Il lui fallait absolument parler à quelqu’un.
— Moi, vendre cette chienne ! Elle représente la somme totale de vingt ans d’efforts… l’unique chose que j’ai faite.
L’inquisiteur se renversa dans son fauteuil, un peu pour cacher son propre visage, mais surtout pour voir celui d’Ommony sous un meilleur jour. Il suspectait les suites d’un coup de soleil ou de la fièvre paludéenne. Mais Ommony, une fois sorti de sa réserve, poursuivait :
— Je ne suppose pas que je sois bâti autrement que tout le monde : j’ai commis beaucoup d’erreurs, c’est vrai ; j’ai fait des choses que je regrette ; je me suis conduit comme un âne bâté quand j’en ai trouvé l’occasion ; mais j’ai travaillé bougrement dur. L’Inde a pris le meilleur de moi-même, et je ne le lui ai pas marchandé. Je ne le regrette pas non plus. Je recommencerais s’il le fallait. Mais il ne reste aucune trace de tout cela.
— Excepté une forêt. On me dit…
— Une forêt à moitié poussée, que s’empresseront de massacrer les avariés de la politique ; un ou deux milliers de villageois à qui ces mêmes politiciens enseignent présentement la non-valeur de tout ce qu’ils ont appris de moi ; une santé délabrée, et… cette chienne-là. Voilà tout ce qu’il subsiste de vingt années de travail. Je puis maintenant comprendre les sentiments d’un missionnaire qui voit son troupeau se retourner contre lui. Je suis un raté… nous sommes tous des ratés. Le monde va nous tomber en morceaux entre les mains. Le dressage de cette chienne, voilà tout ce que je peux sincèrement proclamer comme un succès. L’inquisiteur perdit son enthousiasme. Il n’aimait pas les exaltés. Il se retira dans un coin et se mit à observer Ommony par-dessus son journal. Un autre, de connaissance un peu moins superficielle, se laissa tomber dans le fauteuil vide, et fut accueilli d’un signe de tête.
— Vous avez été si longtemps absent que vous devez voir les choses sous un nouveau jour, Ommony. Croyez-vous que l’Inde soit en train de se démolir ?
— Voilà vingt ans que j’en suis sûr.
— Dans combien de temps devons-nous déménager ?
— Le plus tôt sera le mieux !
— Pour nous ?
— Je veux dire pour l’Inde.
— Je vous aurais cru le dernier à affirmer une chose pareille. Vous avez fourni votre bonne part, et métamorphosé, m’a-t-on dit, un désert en une forêt splendide. Voulez-vous donc la voir abattre, voir gaspiller tout le bois, et…
Ommony tira sa montre et en tapotant le cadran.
— Je l’ai fait nettoyer et réparer dernièrement, remarqua-t-il. Le bijoutier m’a demandé un bon prix, mais une fois la note réglée, il n’a pas eu le toupet de garder ma montre, de peur que je ne l’abime de nouveau. L’Inde a parfaitement le droit d’aller au diable comme bon lui semble. La chirurgie et l’hygiène sont de bonnes choses, mais je ne crois pas qu’il soit fameux d’être gouverné par des médecins. Nettoyer les pays corrompus est une action méritoire ; y rester après qu’on nous a priés d’en sortir, c’est faire preuve de mauvaises manières, ce qui est pire que d’enfreindre les dix commandements. En outre, nous ne sommes pas très malins, sans quoi nous aurions fait mieux.
— Vous croyez l’Inde mûre pour se gouverner elle-même ?
— Quand les fruits sont mûrs, ils tombent ou pourrissent sur l’arbre, dit Ommony. Il y a un temps pour les laisser pousser tranquillement. L’excès de soins ne vaut rien.
— Alors vous consentiriez à envoyer promener votre métier de forestier ?
— Je l’ai envoyé promener.
— Quoi, vous avez donné votre démission, vous prenez votre retraite ?
— Je n’en ai pas besoin. L’Inde a pu m’employer pendant vingt-trois ans à un prix raisonnable. Je serais satisfait si elle-même l’était. Mais elle ne l’est pas, et moi je suis fier. Le diable m’emporte si j’accepte une pension !
Ommony se trouva seul encore une fois. La nouvelle de sa démission était trop précieuse pour être gardée. En moins de cinq minutes elle se répandait dans tout le club, et des hypothèses s’échafaudaient sur la véritable raison de cette décision.
— Jenkins a succédé à Willoughby. Ommony sait diantrement bien ce que Jenkins lui aurait réservé. Il a devancé l’avalanche, voilà tout.
— Je n’en crois rien ; Ommony possède assez de nerf et d’influence pour acheter une dizaine de Jenkins. Il y autre chose là-dessous. Jamais Ommony n’eut son pareil pour dissimuler des secrets dans sa manche. Vous savez qu’il appartient au Service Secret ?
— Facile à dire, mais qui le prouve ?
— Croyez-le ou ne le croyez pas, je parie qu’il va rester dans l’Inde. Je parie qu’il mourra sous le harnais. Je parie n’importe quelle somme raisonnable qu’en sortant d’ici il se fera conduire droit à la Sûreté, au bureau de MacGregor. J’irai plus loin : je parie que MacGregor l’a envoyé chercher, et qu’il n’a donné sa démission du Service Forestier qu’après cette entrevue. Il est profond, cet Ommony, très profond : il n’est le jouet de personne. Nul autre au monde que MacGregor ne sait ce que va faire maintenant Ommony. Qui veut parier avec moi ?
Ommony se rendit en effet droit chez MacGregor avec sa grosse chienne Diane.
Au moment où après avoir franchi l’escalier et un long corridor, il arrivait devant une porte sans plaque tout au fond du bâtiment, le chouprassi[2] l’avait déjà précédé et annoncé et avait fait sortir un visiteur par une autre issue. Il s’inclina devant Ommony comme un adorateur de secrets peut s’incliner devant un homme qui en connaît des tas et sait les garder.
Sans autre cérémonie, la porte se referma doucement et automatiquement sur le monde des saluts conventionnels. Un homme assis devant un bureau grimaça un sourire.
— Asseyez-vous. Fumez. Ôtez votre paletot. Le soleil dans les yeux ? Prenez l’autre chaise. Votre chienne a soif ? Donnez-lui de l’eau du filtre.
John MacGregor lui passa une boîte de cigares et s’assit le dos tourné à la table chargée de paperasses. C’était un homme de taille moyenne et d’âge mûr, avec une épaisse chevelure d’un blanc de neige qui, coupée moins court, eût été frisée. Sa moustache blanche le faisait paraître plus vieux que son âge, mais le teint jeune et rose contrastait avec la patte d’oie au coin des yeux gris foncé. Ses mains semblaient celles d’un prestidigitateur ; il pouvait en faire ce qu’il voulait, et même les tenir parfaitement tranquilles.
— Ainsi vous avez définitivement donné votre démission ? Nous faisons des progrès ! remarqua-t-il en riant. Que s’est-il passé dans votre entrevue avec Jenkins ? Je vois que vous avez eu le dessus : mais comment ?
Ommony posa sur le bureau trois lettres d’une écriture féminine, à l’encre rouge, sur papier jauni. MacGregor eut un éclat de rire pareil à un aboiement ou au cri du renard flairant sa proie dans une saute de vent.
— Parfait ! remarqua-t-il, ramassant les lettres et commençant à lire celle du dessus. Vous les lui avez extorquées ?
— Oui.
— J’aurais pu vous épargner cette peine, vous savez. J’aurais pu le briser comme verre. Il le mériterait, dit MacGregor en continuant à lire et fronçant le sourcil. Vous les avez lues ? demanda-t-il soudain.
Ommony fit un signe affirmatif. Il venait de choisir un cigare et d’en couper le bout. MacGregor se mordit la moustache et grinça des dents, ce qui fit instantanément dresser les oreilles à Diane.
— C’est pitoyable ! Écoutez cela…
— Ne les lisez pas à haute voix, Mac. Ce serait un sacrilège, et j’ai les nerfs à vif. La chose arriva par ma faute, en partie tout au moins. Elsa n’était pas beaucoup plus jeune que moi, mais dès notre enfance nous étions plutôt comme père et fille que comme frère et sœur. Tout enfant, elle inclinait déjà au mysticisme. Elle avait la spiritualité et l’intelligence ; je possédais la force brutale et l’on m’attribuait du sens commun ; le tout produisait une combinaison assez heureuse. Dès que je fus installé dans la forêt, j’écrivis chez moi pour la prier de venir tenir ma maison. En ce temps-là j’avais confiance en Jenkins. C’est moi qui les présentai l’un à l’autre ; et Jenkins lui fit connaître Kananda Pal.
— Ce pourceau !
— Moins pourceau que Jenkins lui-même, dit Ommony. Kananda Pal était un pauvre bougre né dans une famille de sorciers noirs et qui ne connaissait guère la vie. Son père lui avait enseigné à lire dans les taches d’encre, à se battre avec des larves et autres diableries de ce genre. D’autre part, Jenkins avait fait un héritage convenable, qu’il jetait à tous les vents. Ce fut lui qui engagea Kananda Pal à hypnotiser Elsa. Entre eux deux ils firent une besogne diabolique, la rendirent presque folle, et Jenkins eut l’atroce impudence de prendre ce prétexte pour rompre son engagement.
— Pauvre ami ! Mais pensez à ce qu’aurait été sa vie avec un mari pareil !
— C’est vrai. Mais admirez d’autre part le cynisme d’une pareille excuse ! Je fis venir Fred Terry…
— Charmant garçon, aussi généreux que brave, et gai compagnon ! Est-ce que réellement il s’éprit d’elle ?
— Oui. Il la guérit ou à peu près et en devint amoureux. Elle l’aima ; je ne vois pas comment une femme aurait pu s’en empêcher.
— Mais comment avez-vous entendu parler de ces lettres ?
— J’ai vu Kananda Pal avant sa mort, tout dernièrement. Il regrettait fort son rôle dans cette affaire, et essayait d’en rejeter tout le blâme sur Jenkins. Vous savez comment ces coquins s’accusent toujours entre eux une fois le pot aux roses découvert. C’est lui qui m’a parlé de ces lettres. Hier je suis allé trouver Jenkins. Ayant donné ma démission, je pouvais me permettre d’être un peu brusque : je l’ai été beaucoup. Il a commencé par nier leur existence, mais il me les a abandonnées quand je lui ai expliqué mes intentions s’il ne s’exécutait pas.
— Je me demande pourquoi il les conservait ? dit MacGregor.
— Pour prouver qu’elle était folle, si jamais on l’accusait de s’être mal conduit envers elle, répondit Ommony. Ces lettres semblent-elles écrites par une folle ?
— Elles sont pitoyables, cher ami ! Bonté divine ! Quelle abominable période a dû passer Fred Terry !
— Il a presque réussi à la guérir, dit Ommony. Les attaques étaient devenues intermittentes. Ils entendirent parler d’un lieu saint dans la montagne, une sorte de Lourdes de l’Himalaya, et ils partirent ensemble, voilà vingt ans, pour découvrir ce sanctuaire. Je n’ai jamais retrouvé d’eux la moindre trace, mais j’ai recueilli certaines rumeurs, et j’ai toujours cru qu’ils avaient disparu dans la région d’Abor.
— Où ils auront été probablement crucifiés ! ajouta tristement MacGregor.
— Je n’en suis pas si sûr que cela, dit Ommony. J’ai entendu raconter des histoires au sujet de certaine pierre mystérieuse du pays d’Abor à laquelle on attribue des propriétés magiques. Terry a dû en entendre parler, et il était tout à fait homme à aller chercher cette merveille. J’ai entendu dire aussi que les « Maîtres » vivent dans cette vallée d’Abor.
MacGregor secoua la tête en souriant :
— Bah ! Vous pincez encore de cette vieille guitare ?
— On peut avec la plus grande modération évaluer à une centaine de millions d’hommes le nombre de ceux qui croient à l’existence des Maîtres, et sur ce nombre il y a un million de penseurs, répliqua Ommony. S’ils existent, et s’ils habitent la vallée d’Abor, je me propose de le prouver.
Le sourire de MacGregor s’accentua.
— Des gens doués d’une sagesse comme celle qu’on leur attribue ne seraient pas en peine pour demeurer introuvables. Mon vieil Ommony, vous êtes un songe-creux avec vos Maîtres. Cependant il peut y avoir quelque chose dans cette autre rumeur dont vous parliez. À propos, qui donc est la fille adoptive de Miss Sanburn ?
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Vous êtes un des administrateurs de la mission Marmaduke, n’est-ce pas ? Vous connaissez intimement Miss Sanburn. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Voilà un an. Elle vient à Delhi une fois l’an pour causer avec moi des affaires de la mission. Je pousse une pointe à Tilgaun tous les trois ans. Je dois y aller incessamment.
— Et vous n’avez jamais entendu parler d’une fille adoptive ? Alors écoutez ceci.
MacGregor prit un dossier et en tira une lettre écrite en anglais sur du papier réglé à bon marché.
— Ceci provient du N° 888, le Sirdar Sirohé Singh de Tilgaun, inscrit sur le registre secret bien avant son arrivée :
Le N° 888 au N° 1. – Important. Miss Sanburn de Mission voisine s’est procuré par moyens ignorés fragment de jade cristallin cassé à époque très reculée dans lieu inconnu et passant pour posséder qualités mystérieuses. La fille adoptive de Miss Sanburn – vous entendez ? – ayant intention de le rendre en a été empêchée par vol du fragment. Voleuse subséquemment assassinée par précipitation dans un gouffre, après quoi fragment disparu entièrement. Recherche du fragment actuellement poursuivie par individus anonymes. S’il n’est recouvré promptement et secrètement, ai lieu de croire qu’il en résultera ennuis sérieux. La fille adoptive de Miss Sanburn – vous entendez encore ? – a disparu. Je conseille beaucoup de précautions pour ne pas éveiller curiosité publique. 888.
— Que pensez-vous de cela ? demanda MacGregor.
— Rien du tout. Je n’ai jamais entendu parler d’une fille adoptive.
— Alors que pensez-vous de ceci ?
MacGregor plongea la main gauche dans un tiroir de son bureau et tendit à Ommony un objet qui étincela au soleil. C’était une pierre, de deux pouces au maximum dans sa plus grande épaisseur, et un peu plus large que la paume de la main, d’une transparence telle qu’il pouvait voir ses doigts au travers et d’un vert presque fabuleux, couleur de mer sur fond de sable. L’un des côtés, arrondi et parfaitement poli, donnait au toucher l’impression du savon humide ; l’autre côté présentait une surface presque plane, mais légèrement irrégulière, comme si le fragment avait été violemment détaché d’un autre morceau.
— Cela ressemble à du jade, dit Ommony.
— C’en est. Mais avez-vous jamais vu du jade pareil à celui-ci ? Présentez-le à la lumière.
On n’y voyait pas un défaut. Le soleil brillait comme à travers du verre, sauf que si l’on remuait la pierre il s’y produisait une ombre vague, le plan de la brisure dérangeait sans doute les rayons lumineux.
— Continuez à regarder, dit MacGregor, qui l’observait.
— Non merci !
Ommony posa la pierre sur son genou et fixa délibérément l’un après l’autre les objets garnissant la chambre.
— J’éprouve une révolte instinctive devant ces affaires-là.
— Vous reconnaissez les symptômes ?
— Oui. Il y a dans la crypte d’un temple en ruines, près de Darjiling, une sphère de granit noir poli qui produit des effets analogues quand on la regarde fixement. J’ai entendu dire que la Ka’aba de la Mecque possède la même propriété, mais je n’ai pu vérifier cette assertion.
— Mettez cette pierre dans votre poche, dit MacGregor. Gardez-la un jour ou deux. C’est le fragment qui manque à Tilgaun, et vous découvrirez qu’elle possède bien des propriétés particulières. Parlez-en à Chutter Chand, il pourra vous dire des choses intéressantes qu’il a essayé de m’expliquer, mais qui me dépassent… Le Service Secret tue l’imagination. Je vis dans un capharnaüm de statistiques et de cartes-index qui momifierait une sibylle. Malgré tout, je suppose que ce morceau de jade vous aidera à retrouver la trace des Terry ; et si vous osez vous introduire dans le pays d’Abor…
— Comment cette pierre vous est-elle tombée entre les mains ? demanda Ommony.
— J’avais envoyé C. 99, c’est-à-dire Tin Lal, à Tilgaun où l’on parlait de troubles possibles. Tin Lal est un brave homme, bien que coquin de premier ordre. Il revint et fit son rapport. Tout était tranquille à Tilgaun : les meurtres provenaient de simples haines de famille. Mais il porta ce morceau de jade à Chutter Chand, le marchand d’antiquités, et offrit de le lui vendre en racontant une histoire à dormir debout. Chutter Chand l’amusa, garda la pierre sous prétexte d’expertise, et me l’apporta. Je fis mettre Tin Lal sous les verrous pour une année – non, pas à cause de la pierre. Il avait commis bien d’autres crimes, et j’en choisis un tout petit, simplement pour le discipliner. Mais voici la chose intéressante : ou bien Tin Lal bavarda en prison, ou il était filé depuis Tilgaun. De toute façon, quelqu’un suivit le morceau de jade à la piste jusqu’à mon bureau. J’ai reçu à ce sujet une lettre anonyme, intéressante et méritant l’attention. Vous remarquerez que l’écriture dénote une femme cultivée. Lisez-la vous-même.
Il passa à Ommony un tube d’argent délicieusement ouvragé, fermé d’une capsule à chaque bout, et entièrement couvert de dessins qui, s’ils n’étaient merveilleusement imités, dataient de plusieurs siècles et appartenaient à la période la plus belle et la plus pure de l’art bouddhiste. Ommony enleva une des capsules et fit tomber une longue feuille de papier anglais d’excellente qualité, épais, couleur d’ivoire et parfumé d’une sorte d’encens très fort ; ni date, ni adresse, ni d’autre signature qu’un cryptogramme particulier, ressemblant assez à des caractères chinois simplifiés. L’écriture, resserrée au milieu de la page, avait été tracée avec une fine plume d’acier.
La pierre apportée de Tilgaun par Tin Lal et offerte pour vente à Chutter Chand est une chose dont nul homme d’honneur ne voudrait frustrer ses véritables propriétaires. Il y a du mérite dans une bonne action, et décuple est la récompense de celui qui agit avec justice sans penser à la rétribution. Il y a des secrets malsains à scruter. Il y a de la lumière trop brillante pour être regardée. Il y a des vérités trop vraies pour être dites. Si vous voulez bien changer la couleur de l’écharpe du chouprassi à la porte de devant, quelqu’un se présentera à vous, à qui vous pourrez rendre la pierre avec l’assurance absolue qu’elle reviendra à ses légitimes possesseurs. Honnêteté et bonheur marchent ensemble. La vérité vient, non pas à l’homme curieux, mais à celui qui agit adroitement et s’en remet du résultat au destin.
Ommony examina minutieusement l’écriture, flaira le papier, le tint au jour, puis ramassa le tube et l’inspecta avec le même soin.
— Qui apporta cet objet ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien. Il fut remis au chouprassi par un indigène qui lui fit effet d’être déguisé.
— Avez-vous essayé de faire changer d’écharpe au chouprassi ?
— Naturellement. Un sourd-muet s’est présenté, qui ressemblait à un Thibétain. Il s’est approché du chouprassi et a touché son écharpe, et le chouprassi me l’a amené. Il était certainement sourd et muet : sourd comme un pot, et il lui manquait la moitié de la langue. On lui avait crevé les tympans, probablement dans son enfance. Je lui montrai la pierre et il essaya de me la prendre. Je dus le faire jeter à la porte du bureau, et naturellement je le fis suivre ; mais il disparut entièrement, après avoir erré sans but jusqu’à minuit. J’ai recommandé à mes hommes d’ouvrir l’œil, mais il semble s’être volatilisé sans laisser de traces.
— Quelles conclusions avez-vous déduites ?
— Je n’en déduis jamais, Ommony. Dans mon métier, les choses doivent s’ajuster sans le moindre accroc avant qu’on puisse les considérer comme prouvées. Mais on est obligé d’échafauder des théories provisoires, des hypothèses temporaires, quitte à les rejeter dès qu’elles ne s’accordent plus avec les faits nouveaux. C’est presque certainement une jeune femme qui a écrit cette lettre : la fille adoptive de Miss Sanburn…
— À l’existence de laquelle je ne crois pas, déclara Ommony.
— Le N° 888, qui a toujours été digne de foi, rapporte sa disparition. Si jamais elle a existé, elle a disparu de Tilgaun. La pierre vient indiscutablement de Tilgaun et semble avoir été en la possession de Miss Sanburn à la mission. Donc – à titre d’hypothèse – la fille adoptive de Miss Sanburn peut avoir écrit cette lettre. S’il en est ainsi, elle est à Delhi, car l’encre n’était pas sèche depuis plus d’une heure ou deux quand ce papier me fut remis.
— Avez-vous perquisitionné dans les hôtels ?
— Oui. Et j’ai essayé de découvrir si quelque personne valant une enquête était récemment arrivée de Kalka par le chemin de fer. Mais c’était impossible. Maintenant les trains sont surveillés, et si elle essaye de filer vers le nord elle sera pistée.
— Je serais curieux de rencontrer la fille adoptive d’Anna Sanburn, déclara sèchement Ommony. Je connais Anna depuis mon arrivée dans l’Inde, voilà plus de vingt ans. Je suis coadministrateur avec elle depuis la mort de Marmaduke, et je ne crois pas qu’elle ait jamais eu le moindre secret pour moi. Au contraire, elle me demandait toujours de l’aider à résoudre ses problèmes intimes les plus embarrassants. S’il y avait une fille adoptive ou n’importe quel genre de complications dans sa vie, je crois que je le saurais.
— Les femmes sont diantrement compliquées, répondit MacGregor. En résumé, nous n’avons pas grand’chose comme point de départ. Je vous confie cette pierre. Si vous persévérez à vouloir pénétrer dans le pays d’Abor, je ferai tout ce que je pourrai pour vous aider. Vous avez une bonne excuse pour essayer, et, en outre, vous êtes célibataire. Le diable m’emporte, si je l’étais aussi, je partirais avec vous. Naturellement, vous comprenez que si le Département d’État a vent de l’affaire, vous serez circonvenu et ramené.
« Vous rendez-vous compte des autres difficultés ? C’est Swen Hedin, dit-on, qui a fait la dernière tentative pour traverser cette région, en venant du nord. Il a échoué. Dans les cent dernières années, une douzaine d’Européens se sont lancés dans l’entreprise. Plusieurs sont morts, aucun n’a passé, à moins que Terry et votre sœur n’aient réussi ; et, dans ce cas, il est plus que probable qu’ils sont morts eux aussi.
« Si donc vous êtes décidé à tenter l’épreuve, mon vieux, il faudra vous glisser en tapinois et ne pas laisser votre courage derrière vous. Vous avez heureusement un motif valable pour visiter Tilgaun, sans quoi je ne verrais pour vous aucune chance de succès ; mais il se peut que vous vous en tiriez, à condition que votre départ soit entouré d’un secret absolu. Si jamais on s’apercevait que je vous ai encouragé…
— Voilà un bon quart d’heure que vous vous évertuez à me décourager. Mais soyez tranquille là-dessus. Pourquoi disiez-vous tout à l’heure qu’à votre avis cette pierre m’aiderait à retrouver les Terry ?
— Je ne pensais à rien de défini, sinon que cela me donne un prétexte pour vous envoyer à Tilgaun en mission plus ou moins officielle. Je vous charge de faire une enquête sur le mystère se rattachant à cette pierre. Jusqu’à Tilgaun je suis responsable de vous ; au-delà il faut me mettre à l’écart. Vous comprenez ? Je vous ordonne de revenir tout droit de Tilgaun ici. Au cas où vous désobéiriez, c’est à vos risques et périls, sans que le sache officiellement. Et j’ai bien peur, mon vieux, que vous soyez obligé de payer vos propres dépenses.
Ommony fit un signe d’intelligence.
— Très bien, dit MacGregor. Je vous donnerai une lettre pour le N° 888, dont l’aide, je crois, vous sera efficace. En attendant, voyez Chutter Chand et venez dîner avec moi ce soir, pas au club, cela susciterait toutes sortes de bavardages, mettons chez Mme Campbell – son mari est absent, mais cela ne fait rien. C’est la seule femme à qui j’ai jamais osé confier des secrets. Laissez-moi le soin de vous faire inviter. Cela vous va-t-il ?
— J’y serai à neuf heures, dit Ommony qui, remarquant une certaine gêne dans le sourire de MacGregor, lui demanda :
— C’est encore à propos des Maîtres que vous riez ?
— Ma foi non, je les avais oubliés, ce qui, d’ailleurs, n’implique pas leur existence.
— À quel propos riez-vous donc ?
— Je vous le dirai après dîner, ou plutôt quelqu’un d’autre vous le dira. Je me demande si vous rirez vous aussi, ou si vous ferez la grimace. Courez vous entretenir avec Chutter Chand !
[1] Commis indigène parlant anglais.
[2] Portier en uniforme.
La boutique de Chutter Chand, dans la Chandni-Chowk, est un chaos de joyeuses surprises pour les gens qui aiment la vie moisie et assortie.
Chutter Chand reste invisible dans une pièce du fond, d’où il ne sort que dans les circonstances extraordinaires. En l’occasion actuelle, il avait des raisons particulières de se tenir à l’arrière-plan, comme le suggérait la présence d’un « constable spécial » posté dehors près de la porte du magasin, et qui observa d’un œil inquiet l’entrée d’Ommony. Celui-ci alla droit à la salle du fond et trouva Chutter Chand assis à son bureau ; c’était un petit homme ratatiné et propre, coiffé d’un turban de soie jaune et vêtu d’un costume d’alpaga brun de coupe anglaise.
À la différence d’un grand nombre des Indiens qui s’habillent à l’européenne, il avait l’air posé, distingué et bien élevé.
— Il se passe toujours quelques chose d’intéressant quand vous venez me voir, Ommony, dit-il en se levant pour lui serrer la main. Attendez que je débarrasse cette chaise de ses échantillons. Là, asseyez-vous ! Vous devez être bondé de nouvelles, sans quoi vous m’auriez demandé des miennes. Merci, je vais bien. Et vous ? Maintenant, causons affaires.
Cette ironie fit sourire Ommony, mais il avait sa façon de procéder. Il alluma un cigare et promena ses regards sur l’étrange assortiment qui l’entourait. Enfin, toujours sans rien dire, il sortit de sa poche le morceau de jade.
— Oui, dit Chutter Chand, je l’ai déjà vu.
Mais il ôta ses lunettes d’or et les essuya, comme s’il avait hâte de le regarder de nouveau.
— Que savez-vous à propos de cet objet ? demanda Ommony.
— Bien peu de chose, sahib ! Il n’est que trop facile de faire cristalliser une hypothèse en erreur. J’aime mieux discerner entre les certitudes et les conjectures.
— Très bien : dites-moi le peu que vous savez.
— C’est indubitablement du jade, mais je n’en ai jamais vu d’exactement pareil, moi qui ai étudié toutes les espèces connues de pierres précieuses ou rares. Le fragment que vous tenez à la main est du chloro-mélanite, un silicate d’alumine et de soude, avec du peroxyde de fer, du peroxyde de manganèse et de la potasse. Il est plus fusible que la néphrite, espèce de jade plus commune ; et il a pour poids spécifique 3,3. Je déduis de la courbure d’une des faces et de la forme de fracture de l’autre, que ce fragment a été séparé par un choc violent d’un morceau beaucoup plus volumineux, d’un ellipsoïde ayant un grand axe de dix-sept pieds. Ce serait une énorme masse de jade pesant un nombre respectable de tonnes, et, si le tout est aussi parfait que cette partie, une merveille inconnue de nos jours.
— Savez-vous positivement autre chose ?
— Savoir positivement est la seule manière de savoir, répondit le bijoutier, plissant son visage au point de ressembler à un Chinois. Il y avait du sang sur la cassure, une tache qui paraissait avoir été sommairement nettoyée avant d’être tout à fait sèche. J’y ai relevé aussi l’empreinte d’un pouce et d’un index de femme, nettement visible au microscope, et plusieurs autres empreintes évidemment laissées par Tin Lal. Enfin la pierre s’était trouvée en contact avec une substance grasse, probablement du beurre, mais il y en avait trop peu pour qu’on pût en être sûr. Je sais, en outre, Ommony, que cette pierre vous fait peur, parce que son contact vous rend nerveux et qu’en fixant vos regards dedans vous y voyez des choses que vous ne pouvez pas expliquer.
Ommony se mit à rire : la pierre le rendait effectivement nerveux.
— Et vous, en avez-vous peur ? Y voyez-vous des choses inexplicables ? demanda-t-il en déposant la pierre sur le bureau.
— Qu’est-ce que la peur ? interrogea le bijoutier. N’est-ce point la reconnaissance de quelque chose que nos sens ne peuvent comprendre ni par conséquent dominer ? Jadis les gens avaient peur des éclipses totales ; ils les redoutent encore. Imaginez, si vous le pouvez, ce qu’auraient pensé Jules César, Alexandre le Grand, Tamerlan ou Akbar d’un appareil photographique, d’un télescope de trente-six pouces ou de la T.S.F. Regardez maintenant dans la pierre, sahib, et dites-moi ce que vous y verrez.
— Non merci, dit Ommony. J’y ai regardé deux fois. Regardez-y à votre tour.
Chutter Chand prit la pierre à deux mains et l’exposa au jour tombant d’une fenêtre. Elle étincelait comme remplie d’un feu vert liquide, et, néanmoins, à plus de dix pieds de distance, Ommony pouvait distinguer au travers les lignes de la main du bijoutier.
Celui-ci fronça les sourcils, le droit plus que le gauche, selon la coutume des gens habitués au microscope. Deux ou trois fois il détourna ses regards et cligna les yeux avant de les reporter sur la pierre. Enfin il reposa celle-ci sur le bureau et essuya machinalement ses lunettes.
— Nos sens, dit-il, sont bien plus dignes de confiance que le cerveau qui les interprète. Essayez de me décrire les sensations que vous avez éprouvées en regardant là-dedans.
— Une sorte de rafale cérébrale, dit Ommony. Une ruée de pensées sans rapport apparent les unes avec les autres ; quelque chose d’analogue à une conversation sur la politique moderne, ou à ce qu’on entend en découvrant la T.S.F., quand il se produit des quantités d’interférences ; mais la sensation est plus exaspérante, plus personnelle, plus intime, pour ainsi dire.
Chutter Chand acquiesça de la tête.
— Pouvez-vous décrire ces pensées, Ommony ? Prennent-elles forme de mots ?
— Non, elles prennent forme de tableaux, mais de tableaux d’un genre que je n’ai jamais vu en rêve, et plutôt horribles. Ils semblent signifier quelque chose, mais l’esprit ne peut en saisir le sens. Ils s’interrompent soudainement, ne commencent nulle part et ne finissent nulle part.
Chutter Chand fit un nouveau signe d’approbation.
— Nos expériences concordent. Remarquez que la pierre est brisée ; elle aussi ne commence et ne finit nulle part. Par quel prodige de construction atomique a-t-elle acquis de si remarquables qualités ?
« Vous avez vu confectionner un pudding ? Le cuisinier le plus sot du monde peut verser des ingrédients dans un récipient et les mélanger en les délayant jusqu’à ce qu’ils forment un composé entièrement différent de chacun des éléments composants. Il fait cuire ce qu’il a mêlé et… l’idiot a opéré un miracle.