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La tranquillité du village de Flûtiaux est bouleversée lorsque Lokine, douze ans, s’enfuit après avoir été malmenée par ses camarades de classe. François, à peine plus âgé, part à sa recherche. Tandis que les villageois et les autorités multiplient leurs efforts pour les retrouver, l’enquête se complique avec l’arrivée de la douane et de la police criminelle. Isolés par une tempête déchaînée, les enfants se trouvent malgré eux plongés dans de mystérieux trafics.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Anne Lemaître-Furic, danseuse et chorégraphe installée dans le Trégor, écrit les scénarios de ses spectacles depuis près de quarante ans. Passionnée par les contrées indomptées et leur faune sauvage, elle transpose aujourd’hui ses rêves chorégraphiques en contes, fables et romans. Elle a publié son premier ouvrage, "L’Envolée", en 2019 aux éditions Amalthée, suivi de "Madeline" en 2022 aux éditions Le Lys Bleu.
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Seitenzahl: 537
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Anne Lemaitre-Furic
Illustratrice : Marjolaine Furic
La passe du phare
Roman
© Lys Bleu Éditions – Anne Lemaitre-Furic
ISBN : 979-10-422-4586-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À mes enfants, Jonathan, Timothée, Marjolaine et Florentin
Les galets roulent sur la grève et le vent siffle aux oreilles de Lokine. Une main serrée sur le col de son manteau, l’autre bras servant de balancier sur le côté, ses pieds butent sur le sol sableux parsemé de cailloux. Le sable s’infiltre dans les chaussures et vient gratter la semelle.
Les cris des oiseaux percent le souffle froid venu du large. L’écume moutonne les vagues autour des îles. Le soleil très bas sur l’horizon rayonne d’une lumière blafarde en ce milieu d’automne, les nuages projettent des ombres longues et sombres sur le phare.
Quelques voiliers bravent encore la marée montante, malgré le coup de vent annoncé, quelques lignes traînent dans leur sillage et le clapot des filets que l’on remonte trace des raies d’argent sur une mer vert émeraude.
Le sentier a disparu depuis longtemps mais la terre s’avance toujours, elle fend les eaux, résiste encore à l’assaut des vagues même si ce n’est plus qu’un ruban de galets instables et quelques touffes de choux marins qui indiquent que la mer n’a pas encore gagné.
Lokine s’avance toujours plus vite. À marée basse, le phare semble à portée de main… mais non… aujourd’hui comme hier, il reste isolé au centre de l’eau… si près et si loin…
La mer s’est retirée au-delà de la pointe du sillon… le sable humide et les flots entretiennent un mirage qui induit souvent les vacanciers en erreur… éphémère illusion d’un passage là où les deux se confondent… Mais… non, la mer n’est pas assez descendue pour que la fillette traverse à sec. Elle s’engage déjà entre les flaques, joue à cloche-pied sur les gros galets qui émergent, puis renonce à protéger ses chaussures.
Elle marche maintenant avec de l’eau jusqu’aux chevilles, le regard attiré par les couleurs insolites des algues et des anémones qui agitent leurs tentacules. Émerveillée par les petits poissons, les crevettes, elle patauge un instant près d’un rocher… le temps de reprendre son souffle. Un bref regard derrière l’épaule, elle s’assure que personne ne la suit, elle est seule, personne pour s’opposer à sa décision. Elle frissonne.
Lokine progresse lentement, l’eau froide est déjà rentrée sous son pantalon et monte encore aux genoux… un doute… une pensée pour sa mère… un goûter préparé… une hésitation… mais le frôlement d’une algue sur sa jambe ravive sa colère, inonde ses yeux, les images se bousculent, pleines de cris, de couleurs sombres, de mots, de foule qui s’agite dans tous les sens. Puis tout à coup, le silence, le vide, un trou noir qui engloutit un kaléidoscope de scènes commencées… jamais finies, et cette douleur lancinante, puissante, qui domine son cœur… l’écrase, laboure ses chairs et éclate comme un feu d’artifice dans sa tête.
Lokine s’enfonce toujours plus loin du rivage. L’eau est désormais à sa taille et ralentit son pas.
Un jeune goéland flotte, dérive vers elle, inconscient de sa présence ; puis, d’un coup d’aile, s’arrache vers le ciel à grands cris, furieux de s’être fait surprendre.
Lokine s’aide des bras comme de rames, elle retrousse ses manches et espère encore gagner le phare, trempée mais à pied. Les chaussures gorgées d’eau, les vêtements alourdis ralentissent ses gestes et le froid engourdit son corps. Le soleil est descendu encore sur l’horizon, ses rayons illuminent la surface de l’océan d’une lumière froide et avec elle l’air est devenu piquant. La bouche sèche, les cheveux collés au front par les embruns, Lokine s’accorde une pensée pour le chocolat chaud et les brioches dorées de maman… Elle ferme les yeux… une minute seulement… et c’est la chute !
Un violent coup dans le dos projette Lokine en avant. Rien pour se raccrocher… La tête, la poitrine passent sous l’eau ; et celle-ci, agitée, puissante, pousse la fillette vers le fond, la roule, l’entraîne et l’attire au milieu des longues algues brunes. Lokine suffoque, écarquille les yeux, cherche à battre des jambes, des bras pour revenir à la surface. Il semble qu’une éternité se passe pendant que son corps ballotte dans le flux et le reflux de la marée montante.
Soudain, elle remonte… enfin… comme un bouchon de champagne ! Sa tête émergeant des flots, les cheveux comme une pieuvre échouée sur un rocher. Elle tousse, crache et tousse encore, avant de reprendre haleine… les pieds accrochés aux anfractuosités d’un rocher.
Les courants se déchaînent autour de l’île… aujourd’hui peut-être qu’ils pensent vaincre cette bande de galets qui les nargue et avance dans la mer… La dernière tempête a malmené les dunes et ses lambeaux de végétation… quelques années… quelques mois et le domaine maritime l’engloutira…
Pour l’heure, Lokine reprend son souffle. Avec prudence, elle cherche du pied un sol stable. L’eau est montée sous ses épaules, il s’agit de ne plus traîner ! Chaque pas lui redonne confiance, mais le phare se joue d’elle… il semble encore s’éloigner ; fatiguée, elle laisse ses yeux glisser sur la surface liquide. Ses membres ont maintenant du mal à lutter contre les courants. Ils sont si lourds, si froids. Cela fait déjà trois, quatre fois qu’un coup résonne dans son dos, heurte sa tête. Toute à sa progression, Lokine n’y prête pas attention, c’est en tournant la tête qu’elle frotte sa joue sur une matière lisse et rugueuse à la fois.
Lokine sursaute, elle craint la morsure ou le coup de bec d’un animal marin, d’une créature sortie d’un conte fantastique… Et découvre un tronc d’arbre flottant entre deux vagues. Épuisée, elle l’agrippe des deux bras et se laisse dériver, battant mollement des jambes, le temps d’envisager sa trajectoire.
Le courant l’entraîne vers le large et les récifs. Lokine réfléchit à toute vitesse, elle doit aborder absolument cet écueil… ce gros rocher noir devant le phare ! Il s’approche vite, mais le courant s’apprête à virer vers l’horizon juste devant l’îlot du phare. La fillette commence alors à battre frénétiquement des pieds et pousse le tronc de toutes ses forces, le dirige coûte que coûte vers la côte rocheuse refusant d’abandonner sa miraculeuse bouée.
En travers de la vague, Lokine est arrêtée brutalement, puis jetée au-dessus du tronc d’arbre, ses bras s’enroulent, s’accrochent, serrent le bois contre sa poitrine et enfin elle se stabilise, à cheval sur son radeau de fortune. Elle comprend vite qu’il lui faut bouger, ramper sur la bille de bois pour atteindre la terre ferme du récif. Coincé, comme un pont entre deux rochers, le tronc d’arbre offre un passage provisoire à Lokine. Elle doit réveiller les muscles de ses jambes, de ses bras pour escalader, grimper et enfin pouvoir marcher puis courir sur l’île vers son phare… c’est comme une montagne, un précipice, une terreur au fond du cœur qu’il faut dominer ! La houle s’applique à cogner contre les rochers, le ressac lui se fait fort de contrarier les efforts de l’humaine en la repoussant vers le large… En équilibre précaire… tel un funambule, elle brave les vagues…
Enfin, Lokine s’écroule sur les marches du phare, elle voit au loin s’étirer le sillon de galets entre les bras de mer, et la grève submergée par l’assaut de la marée montante.
Elle ferme les yeux, et sourit au ciel qui se couvre peu à peu de nuages, au soleil qui pâlit en s’enfonçant derrière la ligne bleue de l’horizon.
Ses mains cherchent fébrilement dans ses poches, tâtent, puis déchirent le tissu et trouvent la petite croix percée d’un strass. Elle scintille, brille d’une poussière d’or… On dirait une épée avec un brillant en forme de rose sur sa garde. Lokine laisse courir son regard sur la mer, ferme sa main sur la croix et s’endort épuisée sur les marches.
Tandis que le soleil disparaît dans l’océan, la lumière blanche du phare jette sur l’eau un éclat d’argent. Le vent forcit et le crépuscule s’étend sur l’île.
Le calme est revenu sur la place du marché, désertée par les badauds et les ménagères soucieuses de préparer le repas. Les marchands ont rangé leurs étals, plié, empilé puis stocké dans les caisses ou cartons les marchandises et autres colifichets. Ici et là traînent des fruits et légumes avariés, quelques papiers gras et sacs plastiques, que bientôt les éboueurs de la ville viendront ramasser.
À la terrasse des cafés, quelques forains, quelques paysans s’attardent, discutent et commentent la journée autour d’un verre.
Contre le mur de l’église, un vélo rouge flambant neuf est appuyé, et à genoux devant la roue avant, un gamin s’agite et s’énerve après la pompe à air. Malgré tous ses efforts, la roue du beau vélo reste obstinément à plat… crevée sans doute… De rage, il jette et piétine cette pompe inutile.
Un coup d’œil à droite, à gauche… rien ni personne pour l’aider… hormis le policier municipal qui entame sa ronde à l’autre bout de la place. François va devoir se débrouiller. Il remet son cartable sur son épaule, avec un peu de chance, il traversera la place incognito. Il ne manquerait plus que les copains pour achever sa journée sous leurs sarcasmes et coups d’œil goguenards !
François marche d’un bon pas, pressé de rentrer. À la sortie de l’école, il a rapidement rejoint la forge de Maître Tellier et commencé son apprentissage. Sous les ordres de l’ouvrier, il entretient le feu et prépare les fers, clous et boucles qui serviront le lendemain à ferrer les chevaux. Un travail ingrat, mais qui le prépare à une tâche autrement plus noble, espère-t-il : fabriquer des épées, lances et boucliers pour la fête du château.
Ses joues sont encore rouges de la chaleur du foyer, ses bras se contractent de fatigue sous le poids du vélo, et des courbatures liées au maniement du soufflet. Enfin, la porte de la remise se profile. Elle est restée entrouverte et cogne doucement. Le vent se renforce ce soir. François se glisse dans l’ouverture et range son vélo défaillant. Il renonce pour le moment à réparer sa roue. Il referme soigneusement la porte à clef et se prépare à rentrer chez lui.
Il sonne pour signaler son arrivée. Il a à peine le temps d’ouvrir la porte qu’une boule de poils se précipite entre ses jambes et franchit le seuil avant lui.
Tamis, le chat noir à la queue cassée de sa sœur est bien le plus rapide !
Hum ! Une délicieuse odeur de crêpe envahit ses narines. Il claque la porte, propulse son cartable au fond du couloir et se rue dans la cuisine.
Sophie est déjà installée sur la grande table, cahiers, livres et trousse grande ouverte, elle s’applique sur ses devoirs… suce son crayon, jette un bref coup d’œil à son frère et se remet à l’écriture.
François s’approche de sa mère, occupée à faire monter une pile de crêpes et habilement rafle puis enfourne une galette sucrée dans sa bouche…
Sophie aussitôt, piaille et crie à l’injustice… elle aussi, en veut une !
Espiègle, François sourit, embrasse sa mère et tire les nattes de sa sœur avant de lui donner une crêpe avec un clin d’œil complice… ravie, la petite fille s’empresse de la dévorer puis reprend son crayon… là…
Ah c’est malin ! de grosses taches toutes poisseuses maculent le beau cahier, et Sophie regarde désespérée son travail gâché !
Fâchée Maman s’est retournée et d’une chiquenaude repousse François prêt à chaparder une nouvelle crêpe et ordonne à Sophie de finir et ranger ses devoirs, elle s’expliquera demain avec la maîtresse !
C’est l’heure du dîner et le chef de famille ne va plus tarder.
Chacun s’occupe, le couvert est mis, les mains sont lavées, tout est prêt au moment où le père entre ; tous s’installent.
— As-tu vu Lokine, François ? demande son père.
— Non. Pas depuis ce matin… Pourquoi ? J’ai travaillé à la forge et suis rentré directement après… j’ai crevé et…
— La mère Palot est inquiète. Sa petite fille n’est pas revenue de l’école.
— Il y a eu une bagarre devant les grilles de l’école, intervient Sophie. Je ne sais pas ce qui s’est passé… mais je crois que Lokine était concernée.
— Ah, et bien sa grand-mère la cherche, elle a disparu et sa mère court les rues de la ville pour la ramener.
Troublé, François songe aux deux femmes rongées par l’angoisse, et écoute ses parents envisager différentes hypothèses. Finalement, François et Sophie sont envoyés au lit. Tandis que quelques voisins viennent frapper à la porte, prendre des nouvelles.
Les hommes partent par groupes de deux ou trois arpenter les rues de la petite ville. Les femmes entourent la mère Palot et sa fille pour tenter de les rassurer.
Toute la nuit, le vent siffle sous les toits ; prévenue de la disparition d’une petite fille la police municipale tente de reconstituer les évènements depuis la sortie des classes.
François tourne, vire et se retourne dans son lit.
Que s’est-il passé ? Lokine est son amie.
Où peut-elle être ? Les adultes semblent dépassés, et sa famille désemparée. Lokine est considérée comme orpheline de père par ses camarades de classe, elle vit avec sa mère et sa grand-mère dans une petite maison à la sortie de la ville, non loin de la côte… François est le seul ami de Lokine. Depuis la disparition mystérieuse de son père, elle est devenue le souffre-douleur et le bouc émissaire des garnements de l’école.
Le goéland s’est posé sur une marche de pierre, à l’abri du muret et légèrement protégé du vent. Il a fini de s’amuser dans les courants ascendants, descendants. Déployant ses grandes ailes, il a repéré de loin le tas informe au pied du phare. Intrigué, curieux de nature, il s’approche par petits sauts maladroits, et entame une valse d’hésitations et de petits pas intrépides. Il inspecte d’un regard perçant, observe alentour puis se décide à porter quelques coups de bec… Rien… enhardi, l’oiseau croche et tire, déchire un morceau de tissu salé, trempé…
Le crépuscule envahit le ciel, déjà assombri par les nuages. Seul l’éclat intermittent que lance le phare éclaire la scène. Deux autres goélands se sont perchés sur les marches, ils observent avec intérêt la trouvaille de leur compère et s’apprêtent à intervenir. Ils convoitent et imaginent déjà le futur festin ! Lorsque soudain le tas bouge ! Prudent, le prédateur recule, revient… recule encore et lance un dernier coup de bec. Une plainte s’élève alors du tas de tissus et une tête hirsute émerge.
Effrayés, les goélands s’enfuient en criant leur déception et leur rage. Lokine tremble de froid. Apeurée, elle réalise peu à peu qu’elle est seule dehors… Le phare… elle est sur l’île. Les souvenirs affluent, se télescopent dans sa tête, les railleries, les insultes puis les coups de pied, de poing, les rires et les larmes, la course poursuite puis la fuite dans la lande, sur le sillon de galets, la mer... les courants… le phare…
Péniblement, Lokine se lève, le vent s’infiltre sous ses vêtements, il est temps de trouver un refuge pour la nuit. Elle trébuche sur les pierres froides, se rattrape au muret et finit par atteindre la porte du phare… Fermée bien sûr. Le dernier gardien est rentré à terre il y a deux ans déjà. Une visite de routine est prévue chaque mois, mais l’habitation est aujourd’hui calfeutrée et abandonnée.
Mince alors ! se dit Lokine, il doit bien y avoir une solution pour entrer.
Elle tâte une lourde porte de bois, inspecte chaque centimètre du mur… Rien… aucune faille… La première fenêtre est trop haute ! Découragée, la fillette fouille la nuit et décide de suivre le mur. Elle tourne, tourne… fébrile, son pas s’accélère, elle court maintenant ; incrédule… si près du but, et impossible de trouver une ouverture ! La peur a laissé place à une colère, attisée par le froid et la faim. Lorsque soudain, elle heurte de plein fouet un obstacle de pierre… Un mur… ? Devant elle… ? Au milieu de nulle part ! Non ! Elle glisse les mains sur la paroi et s’aperçoit qu’une petite construction est adossée au phare. Il doit bien y avoir une fenêtre. Très occupée à fouiller, absorbée par sa tâche, elle ne voit pas l’ombre qui s’approche dans son dos. Une ombre bizarre démesurée par le rayon oblique du phare, conjuguée aux reflets de la lune.
Ce n’est que quand retentit un craquement sec que Lokine se retourne d’un bloc. Surprise, un cri s’échappe de ses lèvres et la peur écarquille ses yeux. Un éclair roux passe sous ses jambes et file se réfugier sur un tas de gravats, puis d’un bond court le long du toit et disparaît dans l’habitation.
Elle éclate de rire… nerveuse, elle se fustige et marmonne des mots inaudibles dans le vent.
Lokine vient de se rendre compte qu’elle s’est laissé terroriser par un chat ! Un chat aussi surpris et apeuré qu’elle. Mon Dieu quelle idiote ! Mais où est donc passé ce chat ?
Elle scrute autant que possible autour d’elle ; l’obscurité est impénétrable au-delà de quelques pas. Un miaulement suivi d’une cavalcade, entrecoupée de bruits de chute d’objets divers, informe Lokine que le petit félin, a lui trouvé une entrée dans le phare !
Après quelques tergiversations, elle se décide à escalader tant bien que mal, le tas de gravats appuyé au mur. Le toit d’ardoises est faiblement incliné ; à plat ventre dessus, Lokine progresse lentement jusqu’à une petite lucarne, dont la vitre est brisée.
Victoire ! C’est sûrement par-là que l’animal s’est faufilé à l’intérieur !
— Je ne suis pas un chat ! maugrée la fillette.
Le vent plaque son corps sur le toit, et la pluie commence doucement à tomber. Bientôt, elle transformera en patinoire ou toboggan les ardoises déjà glissantes.
Lokine ne réfléchit plus, elle doit coûte que coûte, entrer dans cette maison ! Elle glisse la tête puis les épaules dans l’ouverture, et aperçoit la charpente en bois qui descend vers le sol. Elle s’accroche et, comme un singe, rampe le long de la poutre, puis se laisse tomber sur le plancher, dans un nuage de poussière.
Deux yeux jaunes l’observent avec attention ; les moustaches frémissantes, le chat roux retient entre ses pattes une souris grise à moitié morte. Lokine sourit.
— Enfin à l’abri !
Dans la pénombre se dessinent les contours d’un vieux coffre, quelques cartons défoncés et de vieilles planches hérissées de clous.
Tant bien que mal, la fillette se met à quatre pattes et avance doucement pour explorer l’espace. Le plancher vermoulu craque sous son poids. Elle est tombée dans un grenier. Une odeur aigre chatouille ses narines, mélange de poussière, de crottes de souris et de fientes d’oiseaux. Ce local ressemble plus à une tanière de bête sauvage qu’à une chambre de demoiselle bien élevée !
Respirer entre les dents, chercher une issue, deviennent vite les priorités de Lokine.
Dans le noir, difficile de se repérer. À l’autre bout de la pièce, un vide s’ouvre sur un escalier meunier. Toujours à tâtons, elle s’engage sur les marches qui s’apparentent plus aux barreaux d’une échelle. Sur chaque échelon, elle agrippe les montants de ses mains écorchées, concentrée sur ses gestes, elle songe, soudain, à sa petite croix, à sa petite rose brillante et lumineuse. Machinalement, elle regarde sa main droite ouverte et vide… Et dans le feu de l’action, oublie sa situation en équilibre précaire et rate la marche suivante… C’est la dégringolade ! Elle glisse, heurte les montants, se cogne aux marches et finit sa chute sur les fesses, assise sur les dalles de pierre froides et humides. Ignorant la douleur, elle fouille fébrilement ses poches, enlève son manteau, retourne chaque manche de son pull, sa capuche et même les jambes du pantalon ! Retire et vide ses chaussures… chaussettes… mais rien ; elle recommence encore et encore. La lumière inexistante rend l’opération laborieuse. Elle tâte le sol, espérant contre toute attente que le bijou est tombé… Il faut se rendre à l’évidence, elle a perdu son porte-bonheur ! La seule chose importante, voilà qu’elle l’a perdue ! Son dernier lien avec son père ! Seul souvenir d’une journée magnifique, auprès de celui qui n’est pas revenu d’un dernier voyage.
Épuisée, Lokine porte la main à sa tête, d’où un filet de sang coule sur sa joue. Découragée, elle se recroqueville dans l’angle de la pièce, resserre sur elle ses vêtements et laisse le désespoir l’envahir. Les sanglots secouent son dos. Elle doute et se demande si la fuite était vraiment la bonne solution. Près d’elle, des mouvements furtifs finissent par attirer son attention. Quelque chose la frôle, la touche puis se roule en boule au creux de ses jambes. Surprise, elle caresse distraitement la boule de poils. Le chat a suivi ses péripéties, et a jugé sans danger réel cette petite d’homme ! Un avantage s’est même présenté : à deux, il fait moins froid ! Indifférent aux sombres pensées de Lokine, le chasseur de souris ronronne, et calme l’enfant qui finit par s’endormir à ses côtés.
Lorsque les coqs hurlent leur joie, juchés sur les tas de paille, que les cloches de l’église tintent pour annoncer la première messe du matin, et que le livreur de journaux bavarde avec le laitier ; François est déjà dans la remise, affairé autour de sa roue de vélo. Il peste après ses maudites rustines introuvables quand on les cherche ! Enfin, les voilà ! Au fond d’un tiroir ! Habilement, la roue est réparée et le vélo prêt pour une nouvelle journée ! Plus qu’à réveiller sa petite sœur et la préparer pour la journée. Il s’apprête à sortir son vélo de la remise afin de ne pas perdre de temps…
Mais la porte, à peine ouverte, Sophie intercepte son frère, en pyjama sur le seuil, pieds nus, les cheveux emmêlés… en chipie avertie, elle réclame son petit déjeuner et sa plus jolie robe.
Un gros soupir s’échappe des lèvres de son aîné…
Les parents sont déjà partis travailler, et François est chargé de veiller sur sa petite sœur, jusqu’à son entrée dans la cour de l’école ! Résigné, il referme la porte et suit Sophie dans la cuisine. Tout est prêt sur la table. Deux bols où le cacao attend le lait chaud… le tas de crêpes sucrées… Allons, de toute façon, François a faim !
Installés tous les deux autour de la table, les enfants mangent en silence. Sophie sursaute soudain, puis sourit… des frôlements, des chatouillis le long de ses jambes lui ont fait craindre une piqûre d’insecte ou d’araignée, mais elle vient d’apercevoir le passage d’une queue cassée, précédée d’un corps noir sous sa chaise ! D’un bond majestueux, Tamis, le chat de la maison s’installe sur son tabouret. D’un miaulement autoritaire, il signifie, par-là, que lui aussi entend goûter les crêpes !
François s’amuse de voir ses yeux suivre avec attention le trajet d’un morceau de nourriture, de ses mains vers sa bouche. Tamis convoite ouvertement la crêpe et espère la chute des miettes près de lui… D’autant plus que François découpe soigneusement des lanières de pâte cuite, et les agite sous son museau ! Docile, le chat goûte sans bouger de son perchoir. Mais lorsque le ravitaillement s’interrompt, il pose une patte sur la table, et supplie des yeux Sophie ! Contente d’accaparer, enfin, toute l’attention du chat, elle tartine son doigt de beurre avant de le tendre vers la langue déjà sortie du petit félin ! Consciencieusement, Tamis toilette le doigt de la fillette qui regarde d’un air moqueur François occupé à la vaisselle ! Elle s’apprête à recommencer, lorsque son frère s’interpose pour tout ranger ! Offusquée, Tamis se détourne avec dédain, et grand seigneur, va s’installer confortablement dans le fauteuil du chef de famille près du poêle.
— Presse-toi, Sophie ! Je t’emmène chez Maître Tellier.
— Quoi ? Mais je dois retrouver mes copines sur la place du marché ! C’est le tour de Charlotte !
— Le tour de quoi ?
— De nous offrir des bonbons bien sûr ! Il y a une nouvelle gamme de sucreries chez le boulanger ! De toutes les couleurs… dans les grands bocaux sur le comptoir ! Pas envie de louper ça !
— Ne t’inquiète pas ! je te promets de surveiller l’heure… tu arriveras à temps pour te goinfrer avant l’école ! Allez, grouille !
Sophie traîne quand même les pieds… Elle peste contre les garçons et les grands frères… en particulier le sien. Elle court dans sa chambre et s’habille prestement… comme un jour de printemps… c’est sans compter sur la vigilance de François qui exige fermement qu’elle enfile un gros pull par-dessus sa robe et des collants bien chauds… sa sœur bataille quelques instants mais la menace de louper le rendez-vous « friandises » a tôt fait de la faire obéir…
Bon… Les chaussures ont disparu, comme tous les matins… sous le buffet de la cuisine, les farfadets ont sûrement fait la fête cette nuit, il y a eu un tel remue-ménage dans la maison ! Les voisins ont pris le café ou le thé chaud après avoir battu la ville et la campagne à la recherche de Lokine… les blousons enfilés, François s’impatiente, il tire sur le bras de Sophie et la pousse dehors. Portant les deux cartables sur son dos, il attrape le vélo d’une main sans lâcher sa sœur de l’autre.
Au bout de la rue, la pluie se met à tomber, fine et serrée, tout devient gris et humide. Les deux enfants marchent d’un bon pas, les yeux baissés pour se protéger du vent, qui n’a cessé de rugir, depuis le milieu de la nuit. Ils sont tellement absorbés par leur marche, qu’ils n’ont pas vu ni entendu arriver Martine et sa maman. Les deux couples se télescopent, heureusement sans dommage !
— Bonjour les enfants ! Alors on ne regarde pas devant ? s’exclame la mère en souriant.
— Bonjour madame ! répond François. Excusez-moi ! Je pensais à autre chose !
— Salut Sophie ! dit Martine en embrassant sa copine. Tu viens attendre Charlotte ?
— Euh… Je dois suivre François à la forge, murmure Sophie.
— Tu travailles avec Maître Tellier avant l’école François ? demande la maman.
— Oui, je prépare le feu et les outils avant l’arrivée des ouvriers ; mes parents sont partis tôt ce matin et Sophie m’accompagne.
— Tu vas rater la distribution de bonbons ! claironne Martine.
— François a juré que non ! balbutie Sophie, en levant les yeux déjà larmoyants vers son frère.
— J’ai promis… et je ferai mon possible pour que tu arrives à l’heure à l’école, affirme le grand frère.
— Et aussi pour les bonbons ! pleurniche Sophie.
— Et aussi pour les bonbons ! Enfin, on verra… c’est surtout la cloche qu’il ne faut pas rater ! Des bonbons, tu pourras toujours en manger un autre jour !
— Ah ! Mais non ! C’est Charlotte qui les achète aujourd’hui ! Moi je n’ai pas assez d’argent de poche !
Devant le désarroi de la fillette, la maman de Martine réprime un sourire, regarde sa fille se dandiner d’un pied sur l’autre, puis propose à François d’emmener Sophie avec Martine sur la place du marché pour leur rendez-vous avec Charlotte, puis de les déposer à l’école. François hésite, et sa sœur l’observe avec espoir. D’un côté, la proposition est tentante… il serait libéré de sa sœur… et de l’autre… et bien impossible de taxer Sophie en bonbons !
— Merci madame. C’est gentil, je veux bien laisser ma sœur avec ses copines, si vous les conduisez ensuite à l’école. Elle a si peur d’être en retard !
— Ne t’inquiète plus, j’emmène Martine de toute façon.
Les deux fillettes papotent déjà et récupèrent le cartable de Sophie.
— Quelles gourmandes ! persifle François. Il enfourche son vélo et s’éloigne à toute allure vers la forge de Maître Tellier.
Roulant dans les flaques d’eau, éclaboussant au passage quelques piétons malchanceux, François pense à Lokine, et se demande où elle se cache. Les adultes ont fouillé la ville cette nuit et arpenté la campagne avoisinante… sans succès… Dans son lit, il a écouté les conversations et les comptes rendus des différents groupes de recherche. Ces parents ont accueilli et ravitaillé les bénévoles. Il sait que la mère et la grand-mère de Lokine sont effondrées et angoissées.
Il dérape dans la boue du chemin à l’entrée de l’atelier du forgeron, il rentre son vélo à l’abri et cogne la porte avant de se précipiter à l’intérieur.
Maître Tellier est debout devant le feu. Des barres de métal sont posées à ses pieds, et des fers chauffent déjà sur les braises.
François doit trier le fer et l’acier qui dans quelques heures serviront à fabriquer les épées pour le tournoi. Cette année, le châtelain organise un tournoi de chevalerie pour la fête patronale, destinée à rapporter des fonds pour la réfection du toit de la chapelle et les murailles de la cour intérieure de sa bâtisse.
Passionné d’histoire, le jeune garçon espère décrocher un rôle d’écuyer, et avoir ainsi une chance de manier les armes d’un chevalier.
Maître Tellier le salue d’un hochement de tête, et lui désigne un récipient de pierre où déposer sa sélection, au-dessus du feu. Les moules sont prêts et attendent que le métal en fusion les remplisse. François a déposé quelques barres dans le creuset et active le grand soufflet, le feu doit chauffer et faire fondre le minerai. La journée entière ne sera pas de trop pour préparer un acier correct et le couler ensuite dans les moules.
François pellette le charbon et s’arrange pour que la fournaise tienne jusqu’à l’arrivée des ouvriers. La chaleur doit être constante. Maître Tellier jette quelques fers au milieu du feu, et l’on entend racler les sabots d’un cheval devant la porte de l’atelier.
— Eh ! Tu dors, François ? Prépare les clous avant ta journée d’école ! et puis file ! Tu es déjà en retard ! Le rabroue un ouvrier qui prend la place du jeune garçon.
François, immobile devant les flammes, ne semble pas l’entendre. Il faut que l’homme le bouscule pour qu’il réagisse.
— Tu es ailleurs, mon garçon ! Allez ! Dégage ! Laisse-moi travailler !
François recule et toujours pensif, récupère son vélo.
Il est loin, lorsque Maître Tellier aperçoit le cartable de son apprenti devant la porte.
Le vélo et son conducteur ne sont plus qu’un point à l’horizon. Un point qui se dirige vers la côte… et certainement pas vers la cour de l’école !
Lokine se réveille ; les yeux encore fermés, elle écoute le vent qui siffle dans les gouttières, et la pluie qui tambourine sur le toit. C’est étrange ce matin… Maman n’est pas venue la secouer, mais elle couvre son visage de bisous ! Et de léchouilles… des petits coups de langue tapotent ses joues ! Eh ! Lokine ouvre brusquement les yeux sans oser bouger… Maman n’a pas pour habitude de la lécher ! Un museau rose, et de longues moustaches lui chatouillent le cou… des gloussements plus que des ronronnements bruissent à ses oreilles. Et d’un seul coup, les évènements de la veille surgissent dans la mémoire de la petite fille, tandis que le chat assis sur son épaule l’observe. Distraitement, elle caresse l’animal et finit par le serrer contre son cœur. Elle laisse son regard se balader sur les murs crépis, sales et gris… sur le sol de pierres froides. Péniblement et avec beaucoup de prudence, elle remue les pieds, les jambes… rien de cassé… Elle décide alors de se lever et d’explorer son univers encore dans la pénombre. À peine debout, le chat gigote dans ses bras et réussit à s’extirper de son étreinte. Au sol, il s’étire, allonge ses pattes devant, ondule la colonne vertébrale, étend ses pattes arrière et fait le gros dos. Puis satisfait de sa prestation, déambule à pas comptés devant Lokine. Ensemble, ils font le tour de la pièce, vide et pleine de poussière. Une porte se découpe dans la lumière du jour. Il ne reste que les charnières, mais elle donne accès au phare. Les planches de bois pendent sur leurs gonds. Dans la salle circulaire du rez-de-chaussée, quelques caisses vides disputent la place à une vieille brouette et une échelle allongée près d’un escalier en colimaçon. Deux fenêtres dispensent une lumière pâle et froide. Le soleil n’est pas décidé à réchauffer le sol de terre battue.
Comme le chat roux grimpe les marches, tout en surveillant les gestes de Lokine, la fillette décide de le suivre. Les étages sont peut-être plus accueillants que l’entrée !
L’ascension est longue et les marches inégales. À intervalles réguliers, des lucarnes dispensent avec parcimonie un éclairage à peine suffisant pour ne pas tomber.
Enfin, un pas de porte dévoile un plancher et une pièce plus claire, encore meublée.
Lokine reprend courage… une table, une chaise, une armoire, une vieille gazinière, un lit, un fauteuil à bascule…
Le matelas est couvert de taches douteuses, mais le petit félin saute dessus avec un gloussement de contentement, il se roule en boule dessus, la tête aplatit sur ses pattes avant, il épie sa compagne.
Celle-ci s’approche timidement de l’armoire. Elle est fermée mais la clef est dans la serrure… avec un peu de chance, le gardien a laissé des provisions de sa précédente visite. Lokine inspecte les étagères… Des bouteilles d’eau, des conserves de viande, de légumes et une grande boîte de fer blanc… avec un véritable trésor à l’intérieur ! La fillette a tellement faim, qu’elle dévore plusieurs gâteaux secs à la fois… et la bouche pleine poursuit son exploration, sans lâcher la boîte !
Au fond du meuble, elle met la main sur un oreiller et des couvertures enveloppés dans un grand sac en plastique… Magnifique ! elle pourra dormir au chaud sur le lit !
Bien, le premier étage est parfait pour notre petite fugueuse, et le deuxième sera peut-être encore meilleur !
Lokine reprend la montée des marches et débouche dans un espace couvert de tapis… des tas de livres s’entassent ici et là, un pupitre avec des cahiers et des crayons au milieu, des cartes marines accrochées au mur… avec de drôles de points rouges disséminés un peu partout sur la mer. En regardant de plus près, la fillette s’aperçoit que les côtes dessinées et les îles représentées sont celles de son paysage habituel ! Quoi de plus normal pour le gardien d’un phare, que d’étudier la topographie environnante. Les récifs se découpent en noir, les balises rouges et vertes indiquent le chemin de l’entrée du port. Mais en observant attentivement la carte, les points rouges sont des punaises, qui indiquent et signalent quelque chose… mais quoi ? Pour le moment mystère !
La pièce est douillette, plus chaude que les étages inférieurs. Lokine se dit que finalement les tapis, agrémentés de couvertures et d’un oreiller, feront un meilleur endroit pour se reposer !
Elle s’attarde sur les livres… lorsqu’une boule de poils saute sur ses pieds et lui mordille les orteils… Surprise, elle découvre que le chat l’a suivi. Il gambade joyeusement entre les piles de livres, se tapit derrière l’une pour lui sauter sur les jambes, et repart se cacher sous un fatras de documents posés à même le sol. Elle rit de voir son petit compagnon s’exciter et courir dans tous les sens… puis bondir soudain devant elle. Son pelage lui fait penser aux flammes de la cheminée, lorsque son père allumait un feu pour réchauffer la maison. Elles dansaient sur le bois et montaient à l’assaut des branches entassées dans l’âtre. Ses yeux s’embuent et l’image de ses parents s’impose. Elle repousse ses larmes et gratte doucement la tête du chat…
— Flammèche… tu seras Flammèche ! tu veux bien ?
L’animal glousse dans ses bras et bondit au sol. Il se dirige vers l’escalier… s’arrête sur la première marche, interrogateur…
— Okay… on continue, murmure Lokine. Et tous deux grimpent en haut du phare cette fois.
Une corniche à ciel ouvert encercle une grande coupole de verre. C’est de là que partent les rayons lumineux qui guident les navires. La coupole domine très haut au-dessus de la corniche. Une petite porte permet au gardien d’entretenir les lampes mais elle est bien fermée.
Flammèche, fier de son nouveau nom et de sa nouvelle amie, est monté sur le rebord du mur qui protège la corniche. Il parade, miaulant de temps à autre après les mouettes et oiseaux marins qui volent au-dessus. Indifférent à la peur de Lokine, qui imagine un faux pas et la chute de l’intrépide félin ! Heureusement, la pluie reprend du service et chasse les deux compères dans les entrailles du phare.
Un peu désœuvrée, la fillette déambule sur les tapis, pieds nus ; elle espère que le vent qui s’engouffre sous les portes et fenêtres séchera ses souliers.
En attendant, les tapis sont doux, elle farfouille dans les livres. La plupart sont des ouvrages de navigation ou de géographie ; malgré de belles images, de beaux croquis ou encore de magnifiques photos de voiliers et paquebots, ils n’éveillent pas beaucoup l’intérêt de Lokine. Elle finit par somnoler appuyée au mur. Flammèche, déçu de l’inactivité de l’humaine, s’énerve et joue à cache-cache dans une pile de documents, papiers entassés à même le sol. Il s’engouffre dessous et attrape un rouleau entre ses pattes, le mordille, le jette puis recommence, tant et si bien que sa proie fictive se coince sous les jambes de Lokine. Pas du tout gêné, le chat escalade et tape, tire, lèche, griffe la cuisse, et essaie de se glisser dessous pour retrouver son jouet. Amusée et tirée de sa torpeur, Lokine éclate de rire ; de ses mains, elle taquine l’animal, faisant glisser et courir ses doigts… grattant sous les papiers et mimant, si habilement une petite proie possible, que Flammèche endosse le rôle du grand chasseur. Il s’aplatit derrière son dos, bondit sur la main… la mordille, recule et inlassablement renouvelle la manœuvre ; les oreilles rabattues, les yeux roulants dans leurs orbites, il se prend pour un grand fauve !
Les deux compères passent de longues minutes à se poursuivre, se sauter dessus, avec de longues séances de chatouillis… jusqu’au moment où Lokine roule sur elle-même, libérant de sous ses jambes, le rouleau de papier, à l’origine du jeu de chasse entamé par Flammèche.
Le chat bondit et récupère son bien ! Entreprenant de le mordre et de lui donner une leçon pour s’être moqué de lui.
Lokine l’observe un instant puis se dit qu’une pause casse-croûte serait la bienvenue ! Elle redescend donc d’un étage et furète dans l’armoire. Elle finit par dénicher un paquet de biscottes, une boîte de pâté et au fond d’un tiroir des couverts, une assiette et un gobelet de métal. Elle empile ses trouvailles sur le couvercle de la boîte de gâteaux et rajoute une bouteille d’eau ; puis se dit que la bibliothèque est plus confortable. Elle y monte ses provisions et redescend chercher le fauteuil à bascule. Il est encombrant, un peu lourd aussi, mais après quelques contorsions, elle réussit à l’introduire dans l’escalier et remonte en le traînant, le tirant tant bien que mal.
Enfin, elle l’installe sur les tapis et s’écroule épuisée. À peine, remise de ses efforts, elle redescend chercher couvertures et oreiller. Une petite sieste ne fera pas de mal, après son festin ! D’ailleurs, Flammèche s’est déjà roulé en boule sur son rouleau !
Intriguée par les couleurs vives au milieu des pattes du chat, Lokine récupère l’objet sans même que l’animal bouge !
C’est une feuille de papier jaunie, roulée et maintenue ainsi par une espèce de bague rouge, jaune et bleu.
Étonnée, la jeune fille se pelotonne sous une couverture, dans son fauteuil et décide de déguster son modeste repas en étudiant le trésor de Flammèche.
François longe la côte, il pédale vite, aussi vite que lui permettent le vent et la pluie. Il croit savoir où son amie s’est réfugiée. Lokine est fascinée par la bande de galets qui s’avance dans la mer... par les oiseaux qui chaque année, au printemps, construisent de fragiles nids entre les pierres et les touffes de végétation battues par les vagues et le vent. Souvent, elle entraîne son copain tout au bout du sillon, et là, pendant des heures elle raconte de fabuleuses histoires de marins devant l’île du phare. Son père lui a rapporté de jolis coquillages de ses voyages. Ils ont nourri l’imagination de Lokine, elle partage souvent les récits de son père avec François. Et, parfois ensemble, ils s’inventent des vies d’aventures et de pirates. Jamais encore, ils n’ont traversé le bras de mer qui sépare le sillon du phare. Mais le garçon sait que son amie envisage, et rêve de visiter l’édifice planté, seul au milieu des flots.
Levant la tête au-dessus de son guidon, François aperçoit le dernier croisement, au pied d’un calvaire… à droite la route du château, à gauche le sillon… Tout à coup, un bruit assourdissant de moteur enfle derrière lui. Et, un brusque appel d’air fait vaciller son vélo. Un véhicule le frôle et le dépasse à toute allure, en prenant la direction du château. C’est une grosse moto flanquée d’un side-car. La queue de poisson, qu’elle inflige à François, oblige celui-ci à rouler dans la boue. Trop tard pour freiner ! La roue avant se bloque et l’arrière décide de visiter le côté. Le jeune cycliste est projeté dans le fossé rempli d’eau et de boue. Furieux, les quatre fers en l’air, François se relève sans mal, mais trempé, sale et avec quelques bleus de plus sur les jambes !
Sa belle bicyclette est hors d’usage ! La roue avant voilée et le guidon de travers !
Évidemment, le chauffard a disparu dans un nuage de fumée et de pluie !
Dépité, le jeune garçon laisse son vélo dans le champ voisin près du fossé et poursuit sa route à pied. Il se console en se disant que de toute façon il allait devoir abandonner sa bécane à cause des galets…
La mer est haute, ne gardant qu’un mince passage vers l’île du phare. Pas de barque ou canot échoué sur les berges… pourtant, les pêcheurs de la région ont leurs habitudes sur la grève.
François furète un peu partout, et finit par dénicher une vieille annexe cachée dans un creux. Il s’apprête à la retourner pour la mettre à flot, lorsqu’il lui semble entendre des voix. Pas la peine de se faire prendre avant de retrouver Lokine. En vitesse, il se glisse sous la coque du petit bateau et retient sa respiration. Une drôle d’odeur émane de là-dessous ! On verra ça plus tard ! Il écoute les bruits, et perçoit des pas qui se rapprochent. Deux hommes discutent, se disputent même… Malheureusement, François ne distingue pas grand-chose… Seuls quelques mots… Le prénom de Lokine, le château, un tunnel, le nom de son père et l’obligation d’un tour de garde… Il dresse l’oreille mais impossible d’entendre ni surtout de comprendre ! Des bribes de phrases, des fragments de sons, mais rien qui permette de savoir de quoi parle les deux hommes.
François jette un œil sous la barque, le temps d’apercevoir des jambes qui s’éloignent. Et coup de chance ! À ce moment, l’un des gars s’accroupit pour lacer son godillot, juste le temps pour François de distinguer le visage d’une des voix…
— Zut ! Un inconnu !
Le garçon suffoque… patiente quelques minutes, puis s’extirpe en roulant hors de son abri, à l’opposé de la direction prise par les promeneurs. Ils sont loin et hors de vue, lorsque François retourne l’annexe…
— Beurk ! Il fait la moue quand il la tire vers l’eau… Pas étonnant que ça pue ! Une carcasse de crabe et des poissons morts jonchent le sol. Un reste de pêche abandonnée, sans doute. Pas de temps à perdre…
— Où sont les rames ? Mince ! Au moins une ! Eh ben non ! Si elles sont sur la grève, elles sont bien cachées ! Il tourne fébrilement autour du frêle esquif, jette un œil aux alentours… C’est que les courants sont forts autour du sillon… Tant pis… Inutile de faire le difficile… Là, un gros morceau de bois flotté… ça fera l’affaire !
À peine l’embarcation mise à l’eau, François saute dedans et rame comme il peut avec sa pagaie de fortune ! Il essaie de rester le long du sillon. Prêt à descendre pousser la barque. Il n’ose pas s’aventurer trop loin du bord… Il sera déjà difficile de traverser le bras de mer au bout de la langue de galets. Enfin, les derniers mètres…
Aussitôt passé la pointe, le bateau danse sur le clapot. Les vagues chahutent celui qui ose les défier !
Résister, planter sa rame dans le liquide mouvant et pousser de toutes ses forces, aussi rapide qu’il le peut et de chaque côté. François lutte contre les courants qui l’entraînent vers le large. Il voit défiler les rochers au fond de l’eau. Et les récifs se profilent déjà en travers de l’embarcation qui tournoie, penche d’un bord puis de l’autre, menaçant de se remplir à chaque coup de boutoir des vagues… Et c’est soudain le drame ! Une lame un peu plus forte soulève l’arrière et l’avant… la proue surfe un instant… gracieuse sur l’écume… puis s’écrase sur les rochers au pied du phare, se brise en mille morceaux ! François est projeté durement sur le récif et s’agrippe comme il peut. Enfin, la vague se retire, permettant au naufragé de se mettre au sec ! Il crache ses poumons, mais sourit au ciel, et cligne des yeux devant le phare, immobile, en mode étoile de mer.
Il faudra trouver un nouveau moyen de transport pour quitter l’île.
— Pas de panique, je prends les choses dans l’ordre ! se dit François. D’abord Lokine, pourvu qu’elle soit là !
Et laborieusement, il se remet sur pieds et avance vers la sentinelle des mers. Comme pour l’encourager, la pluie a cessé et le vent négocie une accalmie. Boitillant, il entreprend de faire le tour à la recherche d’une ouverture. Il découvre vite une porte verrouillée, inviolable sans clef.
Bon… ensuite ? Il y a bien une solution ! Adossé au phare, il visite un enclos et une construction de pierre sans entrée ! Bizarre ! Il examine chaque angle, chaque aspérité sans trouver de faille. Comment percer ce mur ? Il suit les pierres, les mains posées sur la paroi à la recherche d’un trou… Et miracle ! Au milieu de la façade, le mur s’arrête ! Pourtant, il paraît continuer jusqu’à l’angle !
Un double mur ! Deux parois se chevauchent ! Laissant un étroit passage entre elles au bout duquel une porte se cache. François pousse le battant sans succès. Puis, découvre un loquet vertical à ses pieds qui maintient la fermeture de la porte. Très vite, il se glisse à l’intérieur ; un escalier meunier monte la garde devant lui, tandis qu’un bruit de galopade attire son attention. Il a juste le temps de voir une longue queue disparaître dans un trou, au milieu d’un tas de poussière.
— Ah ! Bravo ! grommelle-t-il dans sa barbe. Je déteste les rongeurs !
Pas de trace de Lokine, on n’y voit pas grand-chose de toute façon. Hypothéquant sur l’aversion des filles pour les souris… le jeune homme décide de suivre la lumière et d’explorer le phare.
En deux, trois enjambées, il arrive au pied de l’escalier de pierre, et débute la longue montée en colimaçon. Il découvre rapidement le premier étage, avec l’armoire ouverte, et des traces humides sur le plancher… Personne dans la pièce ; mais quelqu’un est venu récemment !
Il se sourit à lui-même et se retourne… se fige, il y a du bruit en bas… quelque chose tape… Prudent, il risque un œil dans l’escalier, mais pas moyen de visualiser quoique ce soit dans cet escalier à visse ! Résigné, François revient sur ces pas, avise un couteau qui traîne sur la table et, malgré son cœur qui cogne, redescend à pas de loup…
Les tapements sont plus forts maintenant qu’il est dans l’entrée du phare. Pourtant, il ne distingue pas d’ombre menaçante, de vieilles caisses défoncées gisent près de la porte verrouillée. Il inspecte tous les recoins, lorsque le bruit recommence… cette fois, il est sûr… cela vient de la lucarne… Un tape-tape régulier contre la vitre. En dessous, une brouette… et une échelle, François s’en saisit et, la cale contre le mur, s’assure de sa solidité et grimpe à la lucarne. Le bruit de claquement se précise… le carreau est sale, mais la lucarne s’ouvre sans difficulté. Un bruissement d’aile et une volée de plumes assaillent notre grimpeur… qui sursaute de surprise, et rattrape de justesse le rebord de la fenêtre. Une grosse mouette s’envole en criant sa colère d’avoir été dérangée ! Un rire nerveux secoue François, il a eu peur d’un oiseau ! Il se penche par l’ouverture et regarde au loin l’importune, tournée vers de nouveaux projets… Elle n’aura laissé de son passage que quelques fientes et… tient… qu’est-ce que c’est ? Un petit truc brille au milieu des déjections. Le garçon gratte la pierre, et dégage un petit bijou, une petite croix avec un brillant au centre. C’est avec ça que la mouette tapait sur la vitre. Elle l’a sûrement confondu avec un petit coquillage, ramené là pour le casser et en déguster l’intérieur. En observant l’objet de plus près, François est presque certain de l’avoir déjà vu…
— Oui ! C’est à son amie… un cadeau de son père, la dernière fois qu’il est rentré, il l’a donné à sa fille comme talisman et gage de son retour prochain ! Il n’est pas très efficace ! Puisque le père de Lokine n’a pas remis les pieds au village depuis bientôt deux ans.
Ragaillardi, il enfouit le bijou dans sa poche ; si la mouette a ramassé le porte-bonheur de Lokine, c’est qu’elle n’est pas loin !
Il se laisse glisser au pied de l’échelle et remonte quatre à quatre l’escalier en colimaçon. Il dénigre le premier étage, et s’arrête net à l’entrée du second… où un surprenant tableau l’attend !
La petite fille est endormie dans un fauteuil à bascule, emmitouflée dans une couverture, elle serre un drôle de papier dans sa main droite, tandis que sa main gauche est posée sur un chat roux étalé de tout son long sur ses genoux ! À ses pieds, les vestiges d’un repas qui font saliver François !
Tout doucement, il s’assoit sur le tapis et grignote sans bruit les deux dernières biscottes. Alors que le chat ouvre un œil torve et glousse bizarrement. François suspend son geste, et sent la fatigue fondre sur ses épaules. Il glisse sur le tapis et ferme les yeux…
Le château de Bois Creux domine le village de Flûtiaux, ses remparts du XIIIe siècle ne sont plus aussi menaçants qu’autrefois. Les éboulis et la végétation ont endommagé le chemin de ronde, mais les quatre tours sont encore debout, même si elles n’ont plus si fière allure qu’au temps des chevaliers. Le propriétaire, Charles de Torqueville, restaure comme il peut, et pare au plus urgent. Les travaux sur le donjon et la maison d’habitation ont permis de réhabiliter et de mettre en valeur une belle architecture du XVIe siècle, avec un confort moderne, eau et électricité, chauffage par le sol pour soutenir les immenses cheminées, et une grande cuisine digne des plus grands restaurants. Les salles de bain sont encore rudimentaires et en cours de réfection, mais l’héritier ne désespère pas ! Il pourra bientôt se doucher et barboter dans sa baignoire sans prendre froid au milieu de sa cour ! Condition impérative, indispensable, essentielle même, s’il continue d’espérer séduire la fille du notaire…
Sa fiancée précédente a déclaré forfait devant la vétusté du château… Éblouie, un temps par le titre de noblesse et les promesses de richesse… mais vite redescendue sur terre devant la réalité des poches vides de son prétendant et les conditions rudimentaires, voire inexistantes, des installations sanitaires et de confort ! Flûtiaux, ce trou perdu n’a même pas d’attraits autres que la mer toute proche, ses pêcheurs, ses champs de patates et son petit bourg dépourvu de luxueuses boutiques ! Les garden-parties sont rares, les notables vieux, inintéressants et pitoyables dans leurs timides tentatives pour la séduire ! Elle a tenu deux jours quand même !
Charles, malgré tout son charme, n’a pu qu’appeler un taxi et renvoyer son cœur écrasé vers la capitale…
Pour noyer sa déconvenue, il est parti en goguette dans le seul café-bar-tabac du village, où toute la soirée et une partie de la nuit, il a disputé des parties de cartes et de billard arrosées de gnôle avec les autochtones… Bien lui en a pris… fin saoul, le petit matin fut illuminé par le sourire et les yeux bleus de Fanny, la fille du notaire qui donne un coup de main au patron pendant ses vacances !
Depuis, cette journée mémorable, Charles et Fanny dînent ensemble de temps à autre, mais jamais, l’héritier ne l’invite au château, ses déboires passés l’ont marqué au fer rouge.
Plus question de se faire humilier de quelque façon ! Fanny devra patienter, faire ses preuves et les yeux doux à son bel amoureux avant de devenir, peut-être, future châtelaine !
L’aventure a laissé de belles cicatrices dans le cœur blessé de Charles… un goût immodéré pour le calva, la passion du billard et l’amitié de quelques notables… Depuis régulièrement, en association avec la mairie, il organise kermesses, lotos et fêtes diverses pour la réfection du château, et la modernisation du bourg de Flûtiaux. Chacun y trouve son compte et le patrimoine local remis en valeur attire les touristes pour la plus grande joie des commerçants.
Cette année sera plus ambitieuse cependant… Préparer et organiser une fête médiévale avec un tournoi de chevalerie n’est pas simple ! L’instituteur, le curé et toutes les bonnes volontés sont mis à contribution.
Le boulanger étudie depuis six mois, les pâtisseries et pains du moyen âge.
Le forgeron affûte ses outils et fabrique lances, épées, boucliers, fléaux ou marteaux pour les futurs combats, avec le soutien de ses ouvriers.
Le centre équestre teste ses cavaliers et le pharmacien revoit ses connaissances d’herboriste.
Tous les villageois se sont trouvé un rôle, et les couturières s’activent depuis des semaines pour que la fête soit grandiose.
Même la mère Mouliche, le ronchon du village a proposé son aide pour la confection des grillades, rôtissoires et casse-croûtes, c’est une première !
Ce matin, il y a réunion à la salle des fêtes pour faire le point sur l’avancée des projets… Sauf que, l’ordre du jour est bouleversé par la disparition de Lokine, à laquelle vient s’ajouter celle de François, rapportée par le directeur de l’école.
L’heure est grave. Chaque notable s’est déplacé, tout le village est venu aux nouvelles ; on entend les conversations bruirent, les chaises racler le sol. Chacun donne son avis, et l’angoisse se lit sur le visage des femmes. Puis le maire, accompagné du châtelain, fait son entrée. Ils s’installent autour de la table montée sur l’estrade pour dominer l’assemblée.
Le silence s’établit petit à petit. Le maire doit prendre la parole et renseigner la population ; les dernières informations ne sont pas réjouissantes. La gendarmerie est sur les dents, mais aucune trace des enfants. Les villageois qui ont participé aux recherches nocturnes sont rentrés bredouilles.
Et pour corser le tout, le directeur du collège confirme l’absence d’un jeune garçon dans la classe de quatrième… tout laisse à penser que François, ami de Lokine, a entrepris tout seul de porter secours à la fillette. Sa bicyclette a été retrouvée dans un fossé au croisement du calvaire. La pluie a effacé toute trace, impossible de définir avec certitude le chemin suivi par les enfants.
— Nous avons à l’heure de 10 h 30 deux disparitions jugées préoccupantes à cause du jeune âge des personnes concernées, et deux familles angoissées ! Nous ne connaissons pas vraiment les raisons de ce drame, sinon qu’une dispute suivie d’une bagarre a éclaté à la sortie de l’école, hier soir, mettant en cause Lokine et quelques garnements de sa classe de cours moyen deuxième année. Malheureusement, aucun écolier n’a ni vu ni compris les conséquences de leur forfait ! Les sermons parentaux n’ont rien changé et personne ne sait où Lokine a fui. Seul François semble avoir une idée… idée qu’il n’a pas jugée, bon de partager avec un adulte. Maître Tellier a vu son apprenti aux premières heures de la matinée, il n’a pu que constater, impuissant, la fuite du garçon dans le sens opposé à l’école ! C’est en rapportant le cartable de l’élève et en constatant son absence sur les bancs de sa classe qu’il a pris conscience de la fugue du garçon !
Les faits ainsi relatés… tous parlent en même temps, donnent des avis contraires… Il faut l’intervention du capitaine de gendarmerie pour rétablir un calme relatif dans la salle. Il est décidé que seule la maréchaussée poursuivra les recherches sur le terrain, aidée par les hommes du village déjà volontaires la nuit passée… mais exclusivement sous l’autorité du capitaine présent sur le terrain. Le commandant de la caserne assurera le suivi de l’affaire et la coordination des groupes. Les femmes soutiendront les familles et entoureront les mamans affolées. Elles seront aussi chargées de l’intendance pour tous.
La réunion publique est alors ajournée, et les préparatifs pour la fête mis de côté.
Les torchères, accrochées à intervalles réguliers, sont garnies de flambeaux qui crépitent et répandent une odeur de résine. Les murs suintent d’humidité et le sol de terre colle aux chaussures des quatre hommes qui cheminent l’un derrière l’autre dans le long couloir cintré. Ils débouchent bientôt dans une grande salle, dont la voûte passée à la chaux est soutenue par de gros piliers de pierre. Un dolmen trône au milieu, il abrite plusieurs caisses de métal aux couvercles scellés. Au fond de la pièce, trois autres couloirs partent dans des directions différentes. L’éclairage succinct des torches ne permet pas de voir très loin. De toute façon, nos quatre personnages s’assoient sur les caisses. Ils chuchotent et semblent attendre. Bientôt, d’autres pas résonnent dans la grande salle… une multitude de bruits sourds, de crissements semblent s’interpeller… comme si tout à coup une foule s’était mise en branle, et s’approchait, amplifiant les sons d’une armée en marche !