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Madeline, jeune fille de 17 ans, est servante au manoir du Leff en Bretagne. Pour échapper à sa pauvre condition, elle passe son temps libre le long de l’estuaire du Goyen. Elle y découvre chaque jour une raison de s’émerveiller devant la vie sauvage. Les oiseaux, les rapaces en particulier, retiennent son attention. En effet, elle nourrit l’espoir de les approcher et d’épier les fauconniers afin d’apprendre leurs secrets. En dépit des normes sociales, parviendra-t-elle à réaliser ce rêve ?
À PROPOS DE L'AUTEURE
Anne Lemaître-Furic est sensible à toutes les formes d’art, allant de la danse à l’écriture. Ayant également une affection particulière pour la nature, avec
Madeline, elle met en avant son univers littéraire. Un monde où poésie, musique, faune, flore et émotions s’apprivoisent et se mêlent.
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Seitenzahl: 226
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Anne Lemaître-Furic
Madeline
Roman
© Lys Bleu Éditions – Anne Lemaître-Furic
ISBN : 979-10-377-6093-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’embouchure de la rivière, la mer s’engouffre dans les marais à chaque marée et la faune accueille ce mélange d’eau douce et d’eau salée avec gourmandise. Les saumons remontent les courants pour rejoindre les frayères un peu plus haut dans les collines. Les mulets folâtrent très loin dans les cours, profitant de la vase pour se nourrir des déchets organiques, aux côtés des brochets qui prolifèrent ici au milieu des roseaux. Le gibier à plumes foisonne dans cet espace protégé et les cris fusent au détour de chaque anse.
Paresseuses, les eaux du Goyen s’étirent, dégageant de longs bancs de sable, où se sèchent quelques cormorans, les ailes étalées sous le soleil printanier.
Sur le sentier qui serpente le long des rives, une adolescente marche d’un bon pas, un panier garni de fleurs à la main. Elle balance son bras en chantonnant doucement, et toutes les six ou sept enjambées, elle exécute une jolie pirouette qui affole sa chevelure rousse, simplement retenue par une tresse très lâche et un ruban à moitié défait. Tandis que sa jupe virevolte sur ses mollets bronzés, ses yeux s’agitent sans cesse et observent les alentours avec attention. À l’approche de l’étang, elle se tait et progresse rapidement en silence jusqu’au vieux saule penché au-dessus de l’eau, les branches traînent à sa surface comme des algues brunes. Elle escalade son tronc et, agile comme un singe, s’installe à califourchon sur une fourche, le dos bien calé. Elle déballe, sans bruit, un quignon de pain et un petit morceau de fromage qu’elle déguste en fermant les yeux et en poussant un petit soupir de contentement.
Elle plisse et entrouvre les paupières, puis scrute les airs… s’amuse du jeu des libellules et des reflets irisés de leurs ailes translucides.
Au bout d’une heure, la fille déçue s’apprête à redescendre de son perchoir… Son merveilleux « Prince du lac » n’est pas venu aujourd’hui… Seuls les canards et poules d’eau batifolent, barbotent, se poursuivent dans les herbes. Deux aigrettes garzettes, toutes blanches dans leurs robes vaporeuses de mariées, pataugent dans la vase et l’eau peu profonde du bord. Elles aiment pêcher les petits poissons, les grenouilles et les crustacés imprudents. Le bec pointé vers la surface claire, elles guettent leurs proies et détendent rapidement leur cou en forme de S, en projetant précisément leur redoutable bec sur le malheureux distrait ! Comme le héron, la garzette rentre la tête dans les épaules, à l’affût, élégante sur ses longues pattes noires.
Madeline s’amuse de ses airs de princesse outragée !
Elle se fige soudain… Une ombre se profile sur l’eau… Elle lève les yeux… et a juste le temps de voir le blanc éclatant d’un ventre contrastant avec le manteau brun ardoisé tâché de marques fauves…
Les pattes en avant, la tête et le bec crochu penchés au-dessus des serres acérées, bien ouvertes… L’oiseau se laisse tomber comme une pierre et, dans une grande gerbe d’eau, éclate la surface calme du lac. Il enfonce les pattes sous le liquide et ressort prestement… Un poisson coincé entre ses griffes !
De loin, il ressemble à un goéland, mais quand il se pose, élégant et fier, sur un énorme rocher en aplomb du plan d’eau, il n’a plus rien de l’oiseau marin. Il arbore le regard féroce du prédateur sûr de lui. Les ailes coudées, déployées autour de sa proie, il déguste sa pêche en lacérant les chairs, l’œil vigilant… Il ne faudrait pas qu’on lui chipe son festin !
Fascinée, Madeline n’ose plus bouger. Elle épie ce bel oiseau élancé…
Grand rapace, son regard perçant avec l’iris jaune orangé accroche la lumière et se détache du masque noir couvrant ses yeux, comme un loup de carnaval. Son bec sombre aux reflets bleutés ajoute à son aspect menaçant. Son repas achevé, il se redresse et lance un cri strident… Sorte de « kiou kiou kiou » qui se perd dans un sifflement. Puis il s’élève au-dessus de l’étang… Son vol est puissant… Il plane… Étend ses longues ailes étroites et fines… Il repère ses proies du ciel avant de fondre sur elles… Magique ! Il s’impose en seigneur sur les eaux de l’étang…
Madeline vient chaque jour se promener le long de l’estuaire, dans l’espoir de repérer celui qu’elle nomme « le prince du lac »… Un balbuzard pêcheur qui, de retour d’Afrique où il hiverne chaque année, élit domicile avec sa compagne dans l’embouchure du Goyen. La jeune fille espère, bientôt, découvrir des petits… Là-haut, tout là-haut, à la cime d’un grand aulne collé au gros rocher qui domine l’étang, elle a entrevu un vaste nid étalé sur un entre-lac de branchages, il déborde sur la pierre comme si ses occupants voulaient offrir une terrasse à leur progéniture en guise de terrain de jeu. La femelle y a pondu ses œufs et protège jalousement son aire. Dans quelques semaines, les petits casseront leurs coquilles… Le mâle, pour l’heure, chasse et rapporte le poisson à sa compagne.
Mais il se fait tard, Madeline se presse maintenant. Le long du sentier, les ombres se sont allongées, même si le soleil a encore quelques heures de règne, l’après-midi est bien avancée. Pas question d’arriver en retard aux cuisines du Manoir !
Elle y est servante depuis ses dix ans, la mort de ses parents a précipité son placement, et la nécessité d’un travail a conduit l’enfant d’alors chez une vague cousine lingère au Manoir du Leff qui domine la région. Les années ont passé et, à dix-sept ans, elle seconde maintenant Dame Bertille, devenue l’intendante du domaine. À ce titre, elle se retrouve « bouche-trou » et va là où le personnel manque de bras ! Tantôt lingère, femme de ménage ou chargée de la basse-cour…
Le seigneur du Leff reçoit ce soir, elle doit obéir au grand chef « Maître Coq », qui préside aujourd’hui dans les cuisines. Désignée petit marmiton, elle est chargée des pluches… Une montagne de légumes doit déjà l’attendre. Maître Aubin, réputé pour ses viandes et ses rôts, ne peut décevoir ses hôtes… Mais si sa réputation de cuisinier hors pair le précède, sa mauvaise humeur et ses colères sont aussi célèbres ! Surtout ne pas le contrarier, sous peine de subir ses foudres et ses punitions !
La corvée de vaisselle étant l’une des pires pour les petits bras d’un marmiton ! La dernière bévue de Madeline lui a coûté de telles courbatures dans les épaules et les membres, qu’elle en frémit d’avance. Pour une louche de crème en trop ! Elle a vu de près le fond des casseroles, chaudrons, marmites et plats de toutes tailles dans son baquet ! Un défilé incessant qui lui valut de gratter, frotter, récurer, rincer, sécher puis ranger… Jusqu’à l’aube ! Et le réveil fut si difficile qu’elle traîna comme une âme en peine tout le reste de la semaine, les oreilles chauffées par les cuisiniers… Essuyant les moqueries de tout le personnel ! Seul Jacques, aussi déshérité qu’elle, lui permit de surmonter son désespoir par ses sourires et son aide bien venue pour soulever les charges trop lourdes.
Elle court donc, le long du petit port de pêche, grimpe les escaliers de la jetée quatre à quatre, et gravit la colline en tenant à deux mains sa longue jupe pour allonger sa foulée. Le panier accroché à son épaule sème des fleurs sur son passage… Tant pis… Il en restera bien assez pour décorer les tables du banquet !
Si ce soir, le seigneur du Leff reçoit… Demain sera un jour de chasse !
Cette pensée stoppe net l’élan de Madeline… Elle ne remarque même pas le charretier qui la bouscule et la dépasse en pestant contre les filles écervelées, étourdies et inconséquentes qui encombrent le paysage pendant que lui travaille !
Un sourire s’étire sur ses jolies lèvres, elle reprend sa course… Pour rien au monde Madeline ne voudrait manquer un jour de chasse et le départ des équipages. Les maîtres fauconniers seront prêts dès l’aurore pour préparer les oiseaux. Pouvoir un jour les approcher est le rêve secret de la jeune fille. Elle passe des heures allongée dans l’herbe à observer le vol des rapaces…
Souvent, elle s’imagine grimper sur le dos d’un aigle, d’une buse ou même d’un petit faucon ou d’un épervier !
Elle fantasme sur un édredon de plumes en guise de siège et de magnifiques ailes, si légères et robustes, à la fois capables de l’emporter haut dans le ciel, planer près des nuages et sentir le vent dans ses cheveux… Quelles merveilleuses sensations de liberté ça doit être !
— Hey ! Madeline ! Encore en train de rêvasser ! Tu es en retard ! Dépêche-toi ! Aubin fulmine devant ses fourneaux ! Prends garde qu’il ne te voie musarder ainsi au lieu de préparer sa popote !
Le garde posté en sentinelle au grand portail, seule entrée officielle du manoir, la bouscule gentiment. Elle file vite en haussant les épaules.
Quand elle pénètre dans la grande cour ceinte de hauts murs, l’effervescence est à son comble !
Chacun s’agite autour de sa tâche. Elle remarque Jacques penché sur une scie, une hache à ses pieds et des rondins entassés dans la brouette, il prépare le bois qui alimentera les feux dans les cheminées. Il lui reste quelques grosses bûches à fendre mais il trouve le temps de lever la tête pour saluer son amie d’un clin d’œil. Sur le seuil des cuisines, Dame Bertille scrute la petite place et les portes de l’enceinte. Dès qu’elle aperçoit la jeune fille, un sourire fugace se dessine sur son visage anxieux, vite remplacé par un regard sévère.
— Allez, presse-toi ! Enfin te voilà ! Vite, installe-toi sur ton tabouret, et pèle vite ces raves, pommes de terre, oignons et carottes. Ils seront cuits au court bouillon avec les choux et le lard, tandis que les betteraves seront mises sous la cendre avec les crosnes ! Elle poursuit son monologue en poussant sa petite cousine vers le monceau de caisses qui attend devant l’entrée des cuisines.
— Oui ma tante ! s’exclame la jeune fille. Un bref sourire récompense sa sollicitude envers cette cousine bien plus âgée et qui préfère se voir appeler tante pour éviter les railleries du personnel devant le grand nombre d’années qui les séparent… Aînée d’une fratrie, elle pourrait presque prétendre être sa grand-mère, puisque Madeline est la benjamine de la famille décimée par la dernière épidémie de grippe espagnole.
L’adolescente s’empare d’un couteau et entame son travail.
Le coup d’œil, vers les paniers et cageots de légumes empilés devant un baquet rempli d’eau, a de quoi doucher son enthousiasme ! Mais quand elle voit arriver les fauconniers et leurs oiseaux sagement accrochés à leurs perches, elle sourit.
Assise, le dos un peu tordu, navets et rutabagas se succèdent dans ses mains. Elle s’attelle à son épluchage même si sa lame menace plus d’une fois de couper ses doigts tant elle se sent plus captivée par les rapaces que par la « soupe ».
Heureusement, ses mains travaillent avec conscience et les légumes plongent régulièrement dans le bac… Peu à peu, les caisses de bois se vident et s’entassent en un échafaudage branlant qui aura de la chance s’il ne s’écroule pas bientôt !
Les poules et marcassins se risquent timidement autour d’elle. Ils attrapent sous ses pieds les pelures tombées à côté ou échappées du panier. Madeline le portera plus tard aux animaux de la ferme, enfermés pour l’heure dans les étables afin de ne pas perturber davantage les préparatifs du banquet.
Les hôtes du manoir s’installent dans les écuries, les palefreniers conduisent les montures vers les stalles où elles seront bouchonnées, brossées puis nourries. Les lads se précipitent, fourche en main pour répartir le foin, distribuer les seaux d’eau et répandre la paille sur les sols.
Les chiens, dirigés vers le chenil, expriment, haut et fort, à la fois leur énervement, leur faim et leur soif après une journée de voyage sur les chemins poussiéreux de la campagne. Ils sont excités de se retrouver, avides de chahuter ensemble, et la perspective d’une chasse aiguise leurs sens !
Les jeunes valets ont fort à faire pour les rentrer tous dans les enclos sans provoquer de bagarre.
L’atmosphère est survoltée, hommes et animaux sont débordés par les ordres ou contre-ordres successifs lancés par des maîtres aussi impatients de voir leurs bêtes soignées, que de jouir eux-mêmes d’un peu de repos avant le repas du soir…
Enfin, le remue-ménage se calme, il ne reste plus que quelques écuyers à fanfaronner au milieu de la cour. Les enfants escaladent, sautent et courent partout autour des charrettes abandonnées et des pans de mur qui délimitent l’espace. Les plus jeunes s’excitent dans une partie de cache-cache qui affole les volailles et disperse les cochons…
Imperturbables, isolés dans la grange, loin du tapage, les faucons, buses et Autours n’ont cessé d’attirer les regards de Madeline. Elle a suivi avec attention les gestes du fauconnier en chef Gaubert du Leff. C’est lui qui, demain, dirigera la chasse et répartira ses oiseaux. Il veille à rentrer tous les rapaces pour la nuit dans cette volière provisoire.
Avec envie, la jeune fille le contemple manipuler les volatiles… Perché sur son bras, un magnifique Autour dévore un poussin caché au creux de son gant. Elle espère voir ce soir l’entraînement des jeunes rapaces encore trop inexpérimentés pour participer à la journée de chasse du lendemain.
— Eh ! Réveille-toi donc ! Tu rêvasses encore ! Porte vite ces légumes à Maître Aubin, avant qu’il ne s’énerve davantage ! Et vois s’il te confie une autre tâche !
Madeline sursaute et revient vite sur terre.
— Bien sûr ! Tout de suite Bertille !
Elle cherche des yeux Jacques… l’aperçoit au sommet d’une échelle près de l’étable, puis disparaître sous une bâche, un marteau à la main… Le repère à nouveau près de l’écurie… Elle lui fait signe mais trop occupé il ne la voit pas, elle se résigne à soulever seule l’énorme baquet de légumes. Elle vacille… Fait deux pas en titubant sous la charge et trébuche… Le baquet bascule en avant, l’eau se répand sur le sol et elle s’affale par-dessus, rattrapant de justesse au passage quelques carottes fugueuses. Le bac est si lourd qu’il ne s’est pas renversé complètement… Seule l’eau s’est échappée et ruisselle vers le mur pour rejoindre l’égout. Madeline se relève, trempée… Elle jette un œil craintif autour d’elle, mais personne ne semble avoir remarqué sa chute ! Dame Bertille est déjà rentrée, et les valets qui traînent encore dehors sont trop affairés !
Jacques surgit soudain derrière elle et comprend tout de suite que, seule, son amie ne pourra pas porter le grand baquet de légumes. Il s’empresse aussitôt de fourrer ses outils sous un banc de pierre pour avoir les mains libres et ensemble ils soulèvent la lourde charge… pour la reposer sitôt !
— Pourquoi laisses-tu ces légumes baigner dans l’eau ? Ce serait moins lourd à sec !
— Hum… Tu as raison, mais Maître Aubin exige qu’ils soient dans l’eau avant qu’on les cuise…
— Ah oui ? Eh bien… On va quand même en vider un peu !
Et joignant le geste à la parole, il bascule doucement la bassine, arrose ses pieds et ceux de Madeline au passage, cependant que l’adolescente se précipite pour retenir les victuailles avant qu’elles ne subissent le même sort.
— Il en reste un peu au fond ! C’est bien assez et plus qu’il n’en faut ! déclare-t-il. De toute façon, les marmitons vont les mettre à cuire tout de suite non ?
— J’espère ! Sinon gare à moi !
Plus légère la charge et ses précieux légumes tout frais épluchés, tout prêts à cuire sont portés près des fourneaux.
Dans la cuisine, les cuistots ont étalé les viandes et les poissons sur de grandes tables. Ils s’affairent à les barder, rouler, découper, et farcir d’herbes ou d’épices odorantes. Les marmites exhalent de savoureux fumets qui viennent chatouiller les narines, et l’air est saturé d’odeurs alléchantes… Tant et si bien que Madeline s’aperçoit soudain qu’elle n’a rien avalé de la journée, sinon un bout de pain et une croûte de fromage ! Son ventre gronde si fort que son compagnon sourit et lui fait un clin d’œil en lorgnant les plats déjà cuits qui s’alignent devant eux…
Elle hausse les épaules et, aidée de Jacques, dépose son fardeau près du chef cuisinier.
Celui-ci gronde et tempête après un commis chargé d’embrocher rôts et volailles, mais tellement maladroit qu’il ne peut s’empêcher de coincer ses doigts dans le croupion d’une dinde chaque fois qu’il en saisit une ! Le Maître Coq furieux l’invective de tous les noms d’oiseaux possibles, et lui botte les fesses chaque fois qu’il passe à sa portée.
Mais c’en est trop lorsqu’un poulet dégringole de sa broche et roule sous une table !
Le malheureux commis se voit traité d’idiot, d’imbécile et de bon à rien… Et quand sa main reste bloquée dans le ventre de l’animal alors qu’il tentait de le replacer sur sa fourche, Aubin devient si rouge de colère, les lèvres blanches tellement il les pince, que le pauvre garçon tremble de tous ses membres et laisse carrément échapper le poulet de ses mains. Madeline, dans un pur réflexe, le réceptionne dans ses bras et s’empresse de le suspendre comme il se doit, tandis que le commis profite de la stupeur de son chef… s’esquive et tente de disparaître aussi vite que ses jambes le lui permettent… Aubin à sa suite !
Dans sa rage, le Maître a saisi le tisonnier et le menace des pires châtiments… en plus de l’inévitable corvée de vaisselle !
Plus un bruit, chacun feint d’être très occupé… Même les mouches restent silencieuses… Des cris retentissent dans la cour, signe que le cuisinier a rattrapé sa proie… encore quelques imprécations, quelques claques distribuées du plat de la main… le tisonnier s’est heureusement égaré dans la course… Puis plus rien… Jusqu’à un formidable… plouf ! qui immanquablement attire les marmitons et autres valets aux fenêtres. Le commis gît au milieu de la fontaine, assis un seau sur la tête et les joues rouges d’humiliation… Maître Aubin devant lui, les mains sur les hanches, le toise d’un œil méprisant… Enfin satisfait de sa correction, il se détourne de sa victime et regagne sa cuisine.
Madeline les mains derrière le dos, attend que l’orage se calme. Elle a surpris et suivi des yeux le manège de Jacques. Profitant de la confusion générale, il s’est généreusement servi dans la corbeille de pain. Ses poches sont gonflées et menacent d’exploser !
Elle lui fait les gros yeux et prie pour qu’il ne se fasse pas prendre par Aubin. Mais celui-ci, content de sa petite démonstration de toute puissance, ne s’en rend pas compte et ne le regarde même pas.
Elle n’a pas le temps de se réjouir de l’inattention du chef passé devant le chapardeur en trombe ni du fait qu’aujourd’hui ce n’est pas elle qui aura des crampes dans les bras à récurer les marmites !
Le Maître des rôts se plante devant elle, et d’un mouvement de tête pointe du doigt la broche. Il lui fait ainsi comprendre qu’elle doit prendre la place du commis déchu de ses fonctions !
Pivotant sur lui-même, Aubin avise Jacques collé au mur pour dissimuler plus facilement ses larcins, il le réquisitionne aussitôt en désignant les volailles du doigt, puis il regagne à grands pas superviser la cuisson des poissons ; Les deux jeunes gens se retrouvent ainsi à tourner les broches, sans recevoir aucune autre explication ni avoir pu protester d’une quelconque manière !
La chaleur est infernale et si au début ils apprécient de voir leurs vêtements sécher, la fournaise fait perler maintenant des gouttes de sueur sur leur front…
Pas moyen de s’éclipser ! Et gare à eux si la viande brûle !
Les bastonnades ne sont pas si fréquentes au manoir, mais les chefs ont la main leste, et le gaspillage de nourriture est sévèrement puni.
Les deux amis s’efforcent de remplir leur rôle du mieux possible en évitant la graisse brûlante qui suinte des poulets et qui gicle parfois des chairs.
De temps en temps, un marmiton s’approche et arrose copieusement les volailles d’un mélange d’épices et de sauce. Affamés et assoiffés, Madeline et Jacques regardent avec envie les plats disparaître vers la salle à manger, accompagnés de carafes de vin, de cidre et de pichets eau fraîche…
Enfin, le Maître coq vient en personne, constater la bonne cuisson des broches. Son approbation délivre les jeunes gens. Exténués, dégoulinants de sueur, ils s’échappent des cuisines et courent vers la fontaine, avant que l’infernal cuistot ne leur dégote une nouvelle corvée !
À tour de rôle, ils plongent la tête dans l’eau fraîche et en avalent de grandes goulées. Ils s’écroulent contre le mur… Quand Jacques sort de dessous sa chemise, deux cuisses de poulet dorées à point, puis de ses poches, des petits pains de céréales. Madeline ouvre de grands yeux !
— Comment as-tu fait ?
— Chut… Mange… Vite avant qu’on s’aperçoive de l’absence des pattes ! Je ne suis pas convaincu que l’explication du renard transformant les poulets en unijambistes fasse long feu auprès du chef ! Et je suis sûr que Maître Aubin aura tôt fait de nous découvrir si nous ne nous dépêchons pas !
Madeline sourit et sans plus se poser de question, accepte avec reconnaissance ce petit en-cas. Ils ont les yeux qui brillent et dévorent déjà leur butin, quand ils entendent Dame Bertille les appeler d’un ton autoritaire… Vite, les cuisses disparaissent dans les plis de la jupe de Madeline.
L’intendante bras chargés, les a repérés et s’avance vers eux. Sans façon, elle dépose à leurs pieds un panier de fruits et une grosse brioche toute chaude !
— Voilà pour votre dîner ! … Le chef est satisfait de votre travail… Mangez, puis filez au lit ! Demain, les équipages démarrent à l’aube ! Il faudra préparer les casse-croûtes et tenir prêt le déjeuner des chasseurs !
Les joues toutes rouges, Madeline n’ose plus bouger, les mains croisées sur ses genoux elle hoche la tête timidement, tandis que Jacques remercie vivement l’intendante pour le repas… Surprise par le silence inhabituel de sa « nièce », elle les regarde d’un air soupçonneux quelques instants puis leur sourit et se détourne avec un clin d’œil complice, signalant par là qu’elle n’est pas dupe de leur petit jeu, même si elle ne sait pas très bien à quoi s’en tenir ni ce que les deux amis ont manigancé dans les cuisines !
Elle ferme les yeux et décide de n’en rien savoir, elle s’en lave les mains… littéralement… elle se les frotte sur son tablier ! Et elle s’en va rapidement vers les salles du banquet servir les hôtes de son maître en jetant une dernière recommandation.
— Soyez à l’heure en cuisine demain matin ! Vous avez fini pour ce soir !
Ravis de l’aubaine, les jeunes gens acquiescent vivement et s’installent dans le grenier de la grange avec les victuailles !
La grange, ce sont des murs de pierres, une immense salle de terre battue, séparée en une dizaine d’alcôves par des cloisons de bois amovibles. On y engrange les moissons dans la moitié du fond et dans les box aménagés de la seconde partie, au gré des besoins, on y loge les animaux de passage tels que les oiseaux de vol pour les chasses organisées par et pour les hôtes du manoir.
Un grenier forme une large mezzanine en U, accessible par des échelles. Il abrite, comme dans l’écurie, les paillasses des valets et palefreniers chargés de l’entretien des animaux ainsi hébergés.
Ce soir, les oiseaux de proie sont regroupés par espèce et par propriétaire. Chaque alcôve est équipée de perchoirs et des instructions précises ont été données pour le bon déroulement des journées de chasse prévues les jours prochains.
Madeline et Jacques visitent les enclos, ils se gardent d’entrer et restent prudemment sur le seuil de chacun d’eux. Il y a là les faucons pèlerins sages et silencieux sur leurs branches, le dos gris bleuté avec des ailes larges et pointues encadrant un ventre crème où se dessinent des rayures grises ; à moitié endormies, les têtes dodelinent et les moustaches noires qui barrent et descendent bas sur les joues, leur donnent un faux air de pirate. La jeune fille les imagine en vol, elle explique à Jacques, la fulgurance de leur attaque, une image reconnaissable à sa forme d’ancre caractéristique. Leur piqué diabolique à une vitesse vertigineuse ne laisse aucune chance à la proie visée, d’autant que le bec est pourvu d’une dent dans la partie supérieure qui lui permet non seulement d’assommer mais de sectionner les vertèbres du cou de sa prise.
— Comment tu sais tout ça ? demande le jeune homme.
— En écoutant les fauconniers… Et puis je passe mon temps à les observer, tu sais… J’aime les voir évoluer en vol…
— Hum ! Moi je préfère les chiens… Et les cuissots de chevreuil ou les jarrets de sanglier qu’ils rapportent !
— Et ! Pourtant tu manges aussi les faisans, les canards, les perdrix, les pigeons et les poules d’eau ! Ceux-là sont souvent ramenés par les oiseaux de proie !
— Hum ! … C’est vrai… Mais je préfère les oiseaux plus gros que les pigeons, et j’aime mieux la chair des volailles de basse-cour que celle sauvage du gibier à plumes ! Beurk !
— Bof… Jamais goûté de toute façon ! Moi, c’est… les voir voler qui me plaît ! Regarde ! Dans cet enclos, ce sont les Autours !
— Ils sont plus grands que les faucons, dis donc !
— Oui… Ils ressemblent un peu à mon Prince du lac !
— Qui ça ? Tu as un amoureux ?
— Pff ! Eh bien oui ! Moi je suis amoureuse de lui… Il est si beau, si fier… Un vrai chevalier avec des griffes acérées !
— Des griffes ? Des épées tu veux dire… Qui est-il ? Je le connais ? De quelle maison vient-il ? Il est ici ?
Madeline laisse fuser un gloussement cristallin. Son fou rire est contagieux et Jacques sourit en la voyant si joyeuse, même si son cœur se serre à l’idée d’un rival.
— Tu es bête ! Mon ami ! Celui dont je parle plane sur le lac et pêche ses proies dans les eaux claires. C’est un magnifique oiseau… Il revient chaque année.