La Peste écarlate - Ligaran - E-Book

La Peste écarlate E-Book

Ligaran

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Extrait : "Le chemin, à peine tracé, suivait ce qui avait été jadis le remblai d'une voie ferrée, que depuis bien des années aucun train n'avait parcourue. À droite et à gauche, la forêt, qui escaladait et gonflait les pentes du remblai, l'enveloppait d'une vague verdoyante d'arbres et d'arbustes. Le chemin n'était qu'une simple piste, à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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EAN : 9782335096804

©Ligaran 2015

Préface des traducteurs

Dans ce volume nous avons réuni un court roman et deux contes de Jack London, excellents tous trois et d’une remarquable tenue littéraire.

La Peste Écarlate est ce qu’on pourrait appeler un roman post-historique. L’auteur imagine qu’un immense fléau, une maladie mystérieuse, contre laquelle la science est demeurée impuissante, a dépeuplé le monde et presque complètement anéanti l’humanité. Le célèbre romancier californien nous fait un saisissant et tragique tableau de cette vaste agonie humaine et de la fantastique destruction de San Francisco, qui s’écroule dans des tourbillons de flammes. Quant aux rares survivants qui ont échappé, que deviendront-ils, abandonnés à eux-mêmes, sur la terre désolée ? Par une régression successive, ils retourneront logiquement à l’état préhistorique des premiers hommes du monde, et l’humanité devra reprendre lentement, ensuite, à travers des milliers de siècles et de générations, sa marche vers la civilisation disparue. On retrouvera dans cette œuvre curieuse toutes les qualités d’évocation puissante, coutumières à Jack London.

Construire un Feu est un conte du Klondike et du Pays de l’Or, drame angoissant et terrible, qui a pour seuls acteurs un homme et un chien. Par la simplicité des moyens employés, par la sobriété du style, dégagé de tout vain ornement, c’est une œuvre qui mérite l’épithète de classique, au sens le plus large du mot. Elle l’est déjà en Amérique, où elle figure parmi les morceaux choisis de la littérature nationale, destinés aux écoles, Nul doute qu’elle ne le devienne de même en France.

Comment disparut Marc O’Brien a également pour théâtre le Pays l’Or. C’est une amusante fantaisie, dans une note bien spéciale et d’une ingénieuse gaieté, et qui est, contée avec un incomparable brio.

PAUL GRUYER ET LOUIS POSTIF.

La Peste Écarlate
ISur l’antique voie ferrée

Le chemin, à peine tracé, suivait ce qui avait été jadis le remblai d’une voie ferrée, que depuis bien des années aucun train n’avait parcourue. À droite et à gauche, la forêt, qui escaladait et gonflait les pentes du remblai, l’enveloppait d’une vague verdoyante d’arbres et d’arbustes. Le chemin n’était qu’une simple piste, à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front. C’était quelque chose comme un sentier d’animaux sauvages.

Çà et là, un morceau de fer rouillé apparaissait, indiquant que, sous les buissons, rails et traverses subsistaient. On voyait, à un endroit, un arbre surgir qui, en croissant, avait soulevé en l’air avec lui tout un rail, qui se montrait à nu. La lourde traverse avait suivi le rail, auquel elle était rivée encore par un écrou. On apercevait au-dessous les pierres du ballast, à demi recouvertes par des feuilles mortes. Ainsi, rail et traverse, bizarrement enlacés l’un dans l’autre, pointaient vers le ciel, fantomatiques. Si antique que fût la voie ferrée, on reconnaissait sans peine, à son étroitesse, qu’elle avait été à voie unique.

Un vieillard et un jeune garçon suivaient le sentier.

Ils avançaient lentement, car le vieillard était chargé d’ans. Un début de paralysie faisait trembloter ses membres et ses gestes, et il peinait en s’appuyant sur son bâton.

Un bonnet grossier de peau de chèvre protégeait sa tête contre le soleil. De dessous ce bonnet pendait une maigre frange de cheveux blancs, sales et souillés. Une sorte de visière, ingénieusement faite d’une large feuille courbe, gardait les yeux d’une trop vive lumière. Et, sous cette visière, les regards baissés du bonhomme suivaient attentivement le mouvement de ses pieds sur le sentier.

Sa barbe, qui descendait en masse, tout emmêlée, jusqu’à sa ceinture, aurait dû être, comme les cheveux, d’une blancheur de neige. Mais, comme eux, elle témoignait d’une grande négligence et d’une grande misère.

Un sordide vêtement de peau de chèvre, d’une seule pièce, pendait de la poitrine et des épaules du vieillard, dont les bras et les jambes, péniblement décharnés, et la peau flétrie, témoignaient d’un âge avancé. Les écorchures et les cicatrices qui les couvraient, et le ton bruni de l’épiderme, indiquaient de leur côté que, depuis longtemps, l’homme était exposé aux heurts de la nature et des éléments.

Le jeune garçon marchait devant, réglant l’ardeur robuste de ses jarrets sur les pas lents du vieillard qui le suivait. Lui aussi n’avait pour tout vêtement qu’une peau de bête. Un morceau de peau d’ours, aux bords déchiquetés, avec un trou en son milieu, par où il avait passé la tête.

Il semblait avoir douze ans au plus, et portait, coquettement juchée sur l’oreille, une queue de porc, fraîchement coupée.

Dans une de ses mains il tenait un arc, de taille moyenne, et une flèche. Sur son dos était un carquois rempli de flèches. D’un fourreau, pendu à son cou par une courroie, émergeait le manche noueux d’un couteau de chasse. Il était aussi noir qu’une mûre et sa souple allure ressemblait à celle d’un chat. Ses yeux bleus, d’un bleu profond, étaient vifs et perçants comme des vrilles, et leur azur formait un étrange contraste avec la peau brûlée par le soleil qui les encadrait.

Ces yeux semblaient épier sans trêve tous les objets ambiants. Et les narines dilatées du jeune garçon ne palpitaient pas moins, en un perpétuel affût du monde extérieur dont elles recueillaient avidement tous les messages. Son ouïe paraissait aussi subtile, et à ce point était-elle exercée qu’elle opérait automatiquement, sans même une tension de l’oreille.

Tout naturellement et sans effort, celle-ci percevait, dans le calme apparent qui régnait, les sons les plus légers, les départageait entre eux et les classait ; que ce fût le frôlement du vent sur les feuilles, le bourdonnement d’une abeille ou d’un moucheron, ou le bruit sourd et lointain de la mer, qui n’arrivait que comme un faible murmure, ou l’imperceptible grattement des pattes d’un petit rongeur, dégageant la terre à l’entrée de son trou.

Soudain, le corps du jeune garçon s’alerta et se tendit. Simultanément, le son, la vue et l’odeur l’avaient averti. Il tendit la main vers le vieux, et l’en toucha, et tous deux se tinrent cois.

Devant eux, sur la pente du remblai et vers son sommet, quelque chose avait craqué. Et le regard rapide du jeune garçon se fixa sur les buissons dont le faîte s’agitait.

Alors un grand ours, un ours grizzly, surgit bruyamment, en pleine vue, et lui aussi s’arrêta net, à l’aspect des deux humains.

L’ours n’aimait pas les hommes. Il grogna grincheusement. Lentement, et prêt à tout évènement, le jeune garçon ajusta la flèche sur son arc et en tendit la corde, sans quitter la bête du regard. Le vieux, sous la feuille qui lui servait de visière, épiait le danger et, pas plus que son compagnon, ne bougeait.

Pendant quelques instants, l’ours et les deux humains se dévisagèrent mutuellement. Puis, comme la bête trahissait, par ses grognements, une irritation croissante, le jeune garçon fit signe au vieillard, d’un léger signe de tête, qu’il convenait de laisser le sentier libre et de descendre la pente du remblai. Ainsi agirent-ils tous deux, le vieux allant devant, l’enfant le suivant à reculons, l’arc toujours bandé, et prêt à tirer.

Une fois en bas, ils attendirent, jusqu’à ce qu’un grand bruit de feuilles et de branches froissées, sur l’autre face du remblai, les eût avertis que l’ours s’en était allé. Ils regrimpèrent vers le sommet et le jeune garçon dit, avec un ricanement prudemment étouffé :

– C’en était un gros, grand-père !

Le vieillard fit un signe affirmatif. Il secoua tristement la tête et répondit, d’une voix de fausset, pareille à celle d’un enfant :

– Ils deviennent de jour en jour plus nombreux. Qui aurait jamais pensé, autrefois, que je vivrais assez pour voir le temps où il y aurait danger pour sa vie à circuler sur le territoire de la station balnéaire de Cliff-House ? Au temps dont je te parle, Edwin, alors que j’étais moi-même un enfant, hommes, femmes, petits garçons et petites filles, et bébés, accouraient ici, par dizaines de mille, à la belle saison. Et il n’y avait pas d’ours alors, dans le pays, je te l’assure bien. Ou du moins, ils étaient si rares qu’on les mettait dans des cages et que l’on donnait de l’argent pour les voir.

– De l’argent, grand-père ? Qu’est cela ?

Avant que le vieillard eût répondu, Edwin, se frappant la tête, s’était souvenu. Il avait insinué sa main dans une sorte de poche, ménagée sous sa peau d’ours, et en avait tiré triomphalement un dollar en argent, tout bossué et terni.

Les yeux du bonhomme s’illuminèrent, tandis qu’il se penchait sur la pièce.

– Ma vue est mauvaise, marmotta-t-il. Toi, regarde, Edwin, si tu peux déchiffrer la date qui est inscrite.

L’enfant se mit à rire et s’exclama, tout hilare :

– Tu es étonnant, grand-père ! Toujours tu veux me faire croire que ces petits signes, qui sont là-dessus, veulent dire quelque chose.

Le vieux gémit profondément et amena le petit disque métallique à deux ou trois pouces de ses propres yeux :

– 2012 ! finit-il par s’exclamer.

Puis il s’abandonna à un cocasse caquetage :

– 2012 ! C’était l’année où Morgan V fut élu Président des États-Unis, par l’Assemblée des Magnats. Ce dut être une des dernières pièces frappées, car la Mort Écarlate survint et 2013. Seigneur ! Seigneur ! Quand j’y songe ! Il y a de cela soixante ans. Et je suis aujourd’hui le dernier survivant qui ait connu ce temps-là ! Cette pièce, Edwin, où l’as-tu trouvée ?

Edwin, qui avait écouté son grand-père avec la condescendance bienveillante que l’on doit aux radotages de ceux qui sont faibles d’esprit, répondit aussitôt :

– C’est Hou-Hou qui me l’a donnée ! Il l’a trouvé en gardant ses chèvres, près de San José, au printemps dernier. Hou-Hou dit que c’est de l’argent… Mais, grand-père, n’as-tu point faim ? Nous remettons-nous en marche ?

Le bonhomme, ayant rendu le dollar à Edwin, serra plus fort le bâton dans son poing et se hâta vers le sentier, ses vieux yeux brillants de gourmandise.

– Espérons, murmura-t-il, que Bec-de-Lièvre aura trouvé un crabe… Peut-être deux ! C’est bon à manger, l’intérieur des crabes. Très bon à manger, quand on n’a plus de dents, et lorsqu’on a des petits-fils qui aiment bien, comme vous, leur grand-père et se font un devoir de lui en attraper ! Lorsque j’étais enfant…

Mais Edwin, ayant vu quelque chose, s’était arrêté et, le doigt sur ses lèvres, avait fait signe à l’ancêtre qu’il se tût. Il ajusta une flèche sur la corde de son arc et s’avança, en se dissimulant dans une vieille conduite d’eau, à moitié éclatée, qui avait en crevant fait rompre un rail. Sous la vigne-vierge et les plantes rampantes qui le recouvraient, on apercevait le gros tube rouillé.

Le jeune garçon arriva ainsi en face d’un lapin, assis sur son derrière, près d’un buisson, et qui le regarda, hésitant et tout tremblant.

La distance était bien encore de cinquante pieds. Mais la flèche fila droit au but, avec la vitesse de l’éclair, et le lapin, transpercé, poussa un cri de douleur. Puis il se traîna, en couinant, jusqu’au buisson, pour s’y réfugier.

Le jeune garçon était, comme la flèche, un éclair. Un éclair de peau brune et de fourrure flottante. Tandis qu’il bondissait vers le lapin, ses muscles se détendaient comme des ressorts d’acier, puissants et souples dans ses membres maigres. Il se saisit de l’animal blessé, l’acheva en lui cognant la tête contre un tronc d’arbre qui se trouvait à sa portée, puis, étant revenu vers le vieux, il le lui donna, pour qu’il s’en chargeât.

– C’est bon, le lapin, très bon… marmotta l’ancêtre. Mais en tant que friandise délicieuse au goût, je préfère le crabe. Quand j’étais enfant…

Edwin, impatienté de la vaine loquacité du vieux, l’interrompit.

– Pourquoi, dit-il en lui coupant la parole, tant de phrases à propos de tout, qui ne signifient rien ?

Il s’exprima moins correctement, mais tel était le sens approximatif de ses paroles. Son parler était guttural et impétueux, et le langage qu’il employait s’apparentait nettement à celui du vieux, qui était lui-même un dérivé, tant soit peu corrompu, de l’anglais.

Edwin reprit :

– Cela m’agace d’entendre, à chaque instant, des mots que je ne comprends pas. Pourquoi, par exemple, grand-père, appelles-tu le crabe une « friandise » ? Un crabe, c’est un crabe, et rien de plus. Que veut dire ce sobriquet ?

Le vieillard soupira et ne répondit pas, et tous deux continuèrent à marcher en silence. Le bruit du ressac se faisait de plus en plus fort et, comme ils émergeaient tous deux de la forêt, la mer soudain apparut, au-delà de grandes dunes de sable.

Quelques chèvres broutaient, parmi ces dunes, une herbe rare, gardées par un autre jeune garçon, vêtu de peaux de bêtes, et par un chien, qui n’était plus qu’une faible réminiscence du chien et semblait bien plutôt un loup. Au premier plan s’élevait la fumée d’un feu, que surveillait un troisième garçon, non moins hirsute d’aspect que les deux autres. Autour de lui se tenaient accroupis plusieurs chiens-loups, pareils à celui qui gardait les chèvres.

À une centaine de yards de la côte, on voyait un groupe de rochers déchiquetés et au grondement des vagues qui les battaient se mêlait une sorte d’aboiement profond. C’était le mugissement d’énormes lions marins, qui s’y traînaient, les uns pour s’y étendre au soleil, les autres pour se battre entre eux.

Le vieillard se dirigea vers le feu, en accélérant le pas et en reniflant l’air avidement.

– Des moules ! s’exclama-t-il, extasié, de sa petite voix chevrotante, quand il fut arrivé. Des moules ! Et qu’est ceci, Hou-Hou ? N’est-ce pas un crabe ? Mon Dieu ! mes enfants, comme vous êtes bons pour votre grand-père !

Hou-Hou, qui semblait être à peu près du même âge qu’Edwin, répondit, avec une grimace qui voulait être un sourire :

– Mange, grand-père, tout ce que tu veux. Les moules ou les crabes. Il y en a quatre.

L’enthousiasme paralytique du vieillard faisait peine à voir. Il s’assit sur le sable, aussi rapidement que le lui permirent ses membres raides, et tira des charbons ardents une grosse moule de rocher. La chaleur avait écarté les deux coquilles et la chair de la moule apparaissait, de couleur saumon et cuite à point.

Entre le pouce et l’index, avec une hâte fébrile, le vieillard se saisit de ce succulent morceau et le porta vivement à sa bouche. Mais la moule était brûlante et, l’instant d’après, il la recrachait violemment, en poussant des hurlements de douleur. Des larmes se prirent à couler le long de ses joues.

Les jeunes garçons étaient de vrais petits sauvages, et sauvage était leur cruelle gaîté. Ils éclatèrent de rire devant la déconvenue cuisante du vieillard, qu’ils trouvèrent fort divertissante. Hou-Hou en faisait en l’air d’interminables cabrioles, tandis qu’Edwin se roulait, en pouffant, sur le sol. Attiré par le bruit, le petit chevrier accourut et partagea bientôt leur hilarité.

– Fais-les refroidir, Edwin… Fais-les refroidir… supplia le vieillard, dans sa souffrance et sans même essuyer les larmes qui continuaient à ruisseler de ses yeux. Fais aussi refroidir un crabe, Edwin… Tu sais comme ton grand-père aime les crabes.

Un grand grésillement s’éleva du feu, qui faisait s’ouvrir et éclater, dans une vapeur humide, toutes les coquilles des moules. Ces mollusques étaient, pour la plupart, de forte taille et mesuraient de trois à six pouces de long. Les gamins les tirèrent hors du feu, à l’aide de petits bâtons, et les alignèrent sur une vieille souche de bois flotté, pour qu’ils y refroidissent.

Le vieux gémissait :

– De mon temps, on ne se moquait pas ainsi des anciens… on les respectait…

Les jeunes garçons ne prêtèrent nulle attention aux plaintes et aux récriminations de l’ancêtre. Mais le vieux, cette fois, fut plus prudent et ne se brûla point la bouche. Tous s’étaient mis à manger, en faisant grand bruit avec leur langue et en claquant des lèvres.

Le troisième gamin, qui s’appelait Bec-de-Lièvre et avait envie de rire encore un peu, déposa sournoisement une pincée de sable sur une des moules, qu’il tendit ensuite au vieillard. Celui-ci, l’ayant portée à sa bouche, le sable écorcha ses gencives et ses muqueuses, et il en fit une horrible grimace.

Le rire alors reprit, tumultueux. Le vieux ne se rendait pas compte que c’était un mauvais tour qu’on lui avait joué. Il bredouillait lamentablement et crachait à force, jusqu’à ce qu’Edwin, pris de pitié, lui tendît une gourde d’eau fraîche, dont il se rinça la bouche.

– Voyons, Hou-Hou, où sont les crabes ? demanda Edwin, Grand-père, aujourd’hui, est en appétit…

En entendant parler de crabes, les yeux du vieux s’éclairèrent de gourmandise, et Hou-Hou lui en tendit un, qui était fort gros. La carapace était au complet avec toutes ses pattes, mais elle était vide. De ses mains tremblantes, avec de petits cris d’impatience, le vieillard brisa une des pattes et n’y trouva rien que du néant.

Il gémit :

– Un crabe, Hou-Hou ! donne-moi un vrai crabe…

Hou-Hou répondit :

– On s’est moqué de toi, grand-père. Il n’y a pas de crabe. Je n’en ai pas trouvé un seul.

Le désappointement se peignit sur le visage ridé de l’ancêtre et il se reprit à pleurer abondamment, tandis que les gamins ne se tenaient pas de joie.

Subrepticement, Hou-Hou remplaça la carcasse vide, que le vieux avait déposée par terre devant lui, par un crabe plein, dont il avait fait craquer pattes et carapace, et dont la chair blanche émettait un fumet délicieux. Les narines du vieillard en furent divinement chatouillées et il abaissa son regard, tout étonné.

Sa maussade humeur se mua instantanément en gaîté. Il renifla, renifla, puis, avec un ronron de béatitude, il commença à manger. Et, tout en mâchant des gencives, il marmottait un mot qui n’avait aucun sens pour ses auditeurs :

– Mayonnaise… Mayonnaise…

Il fit claquer sa langue et continua :

– De la mayonnaise ! Voilà qui serait bon… Et dire que voici plus de soixante ans qu’on n’en a vue ! Deux générations ont grandi sans connaître son merveilleux parfum. Dans tous les restaurants, autrefois, on en servait avec le crabe !

Quand il fut rassasié, le vieux soupira, s’essuya les mains sur ses cuisses nues, et son regard se perdit sur la mer. Puis, dans le bienêtre d’un estomac bien garni, il se mit à fouiller au tréfonds de sa mémoire.

– Savez-vous, mes enfants, savez-vous bien que j’ai vu ce rivage grouillant de vie ? Hommes, femmes et enfants, s’y pressaient tous les dimanches. Il n’y avait pas d’ours pour les dévorer, mais là-haut, sur la falaise, un magnifique restaurant, où l’on pouvait trouver tout ce qu’on désirait manger. Quatre millions d’hommes vivaient alors à San Francisco. Et maintenant, dans toute cette contrée, il n’en reste pas quarante au total. La mer aussi était pleine de bateaux, de bateaux qui passaient et repassaient la Porte d’Or. Et il y avait dans l’air quantité de dirigeables et d’avions. Ils pouvaient franchir une distance de deux cents milles à l’heure.

« Oui, c’était la vitesse minima qu’exigeaient les contrats de la Compagnie Aérienne qui assurait le service postal entre New-York et San Francisco. Il y avait un homme, un Français, qui avait offert la vitesse de trois cents milles. Hum ! hum ! Ceci avait paru beaucoup, et trop risqué, aux gens rétrogrades. N’importe, le Français tenait le bon bout et il aurait mené son affaire à bien, n’eût été la Grande Peste. Au temps où j’étais enfant, il existait encore des gens qui se souvenaient d’avoir vu les premiers aéroplanes. Moi, j’ai vu les derniers. Il y a de cela soixante ans… »

Les gamins l’écoutaient monologuer, d’un air distrait. Ils ne comprenaient pas les trois quarts des choses dont il parlait, et ils étaient las de l’entendre ainsi rabâcher. D’autant qu’au cours de ses rêveries à haute voix, il employait un anglais plus pur, qui n’avait qu’un lointain rapport avec le jargon grossier dont ils se servaient et dont il usait vis-à-vis d’eux.

Il continua :

– Les crabes, par contre, en ce temps-là, étaient plus rares, car on les pêchait partout, et c’était un mets très apprécié. La pêche en était autorisée un mois seulement, chaque année. Aujourd’hui, on peut les capturer d’un bout de l’an à l’autre bout. Cela, jadis, aurait paru merveilleux !

À ce moment, une vive agitation qui se produisit parmi les chèvres paissant sur les dunes fit se lever les trois jeunes garçons. Les chiens accroupis autour du feu coururent rejoindre leur camarade, qui était resté à côté des chèvres et qui grognait furieusement. Tout le troupeau rappliqua vers ses protecteurs humains.

Une demi-douzaine de formes grises et efflanquées glissaient furtivement sur le sable, et tenaient tête aux chiens, dont le poil se hérissait.

Edwin lança vers elles une flèche qui manqua son but. Mais Bec-de-Lièvre, armé d’une fronde toute semblable à celle qui dut servir à David dans sa lutte contre Goliath, fit tourbillonner une pierre, dont le vol rapide siffla à travers l’air. La pierre tomba en plein parmi les loups, qui disparurent vers les noires profondeurs de la forêt d’eucalyptus.

Leur fuite fit rire les trois gamins. Satisfaits, ils revinrent s’étendre sur le sable, près de l’ancêtre, qui geignait lourdement. Il avait trop mangé et sa digestion était pénible. Et, tout en tenant sur son ventre ses deux mains, aux doigts entrelacés, il poursuivait ses lamentations :

– « Le travail de l’homme est éphémère et s’évanouit comme l’écume de la mer… » Oui, c’est bien cela. L’homme a, sur cette planète, domestiqué les animaux utiles, détruit ceux qui étaient nuisibles. Il a défriché la terre et l’a dépouillée de sa végétation sauvage. Puis, un jour, il disparaît, et le flot de la vie primitive est revenu sur lui-même, balayant l’œuvre humaine. Les mauvaises herbes et la forêt ont derechef envahi les champs, les bêtes de proie sont revenues sur les troupeaux, et maintenant il y a des loups sur la plage de Cliff-House !

Il parut effrayé à cette pensée, s’arrêta, puis reprit :