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Le Conte d'hiver est une tragicomédie de William Shakespeare. Probablement écrite en 1610 ou 1611, cette pièce est habituellement classée dans les « romances tardives » de Shakespeare.
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Seitenzahl: 170
Veröffentlichungsjahr: 2019
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William Shakespeare
TRAGÉDIE
Cette pièce embrasse un intervalle de seize années ; une princesse
y naît au second acte et se marie au cinquième. C’est la plus grande
infraction à la loi d’unité de temps dont Shakspeare se soit rendu
coupable ; aussi n’ignorant pas les règles comme on a voulu
quelquefois le dire, et prévoyant en quelque sorte les clameurs des
critiques, il a pris la peine au commencement du quatrième acte,
d’évoquer le Temps luimême qui vient faire en personne l’apologie
du poëte ; mais les critiques auraient voulu sans doute que ce
personnage allégorique eût aussi demandé leur indulgence pour deux
autres licences ; la première est d’avoir violé la chronologie jusqu’à
faire de Jules Romain le contemporain de l’oracle de Delphes ; la
seconde d’avoir fait de la Bohême un royaume maritime. Ces fautes
impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient réconcilier
Aristote avec Shakspeare, qu’ils ont répudié le Conte d’hiver dans
l’héritage du poëte ; et qu’aveuglés par leurs préventions, ils n’ont
pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle de beautés
dont Shakspeare seul est capable. C’est encore dans une nouvelle
romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu’il faut
chercher l’idée première du Conte d’hiver ; à moins que, comme
quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure à la
pièce, ce qui est moins probable. Nous allons faire connaître
l’histoire de Dorastus et Faunia par un abrégé des principales
circonstances.
Longtemps avant l’établissement du christianisme, régnait en
Bohême un roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son
épouse. Il en eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son
ami, vint le féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le
séjour qu’il fit à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita
une telle jalousie dans le cœur de Pandosto, qu’il chargea son
échanson Franio de l’empoisonner. Franio eut horreur de cette
commission, révéla tout à Égisthus, favorisa son évasion et
l’accompagna en Sicile. Pandosto furieux tourna toute sa vengeance
contre la reine, l’accusa publiquement d’adultère, la fit garder à vue
pendant sa grossesse, et, dès qu’elle fut accouchée, il envoya
chercher l’enfant dans la prison, le fit mettre dans un berceau et
l’exposa à la mer pendant une tempête. Le procès de Bellaria fut
ensuite instruit juridiquement. Elle persista à protester de son
innocence, et le roi voulant que son témoignage fût reçu pour toute
preuve, Bellaria demanda celui de l’oracle de Delphes. Six courtisans
furent envoyés en ambassade à la Pythonisse qui confirma
l’innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans
héritier si l’enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que
le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de
son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle
même subitement.
Pandosto au désespoir se serait tué luimême si on n’eût retenu
son bras. Peu à peu ce désespoir dégénéra en mélancolie et en
langueur ; le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le
tombeau de Bellaria. La nacelle sur laquelle l’enfant avait été exposé
flotta pendant deux jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de
Sicile. Un berger occupé à chercher en ce lieu une brebis qu’il avait
perdue, aperçut la nacelle et y trouva l’enfant enveloppé d’un drap
écarlate brodé d’or, ayant au cou une chaîne enrichie de pierres
précieuses, et à côté de lui une bourse pleine d’argent. Il l’emporta
dans sa chaumière et l’éleva dans la simplicité des mœurs pastorales ;
mais Faunia, c’est le nom que donna le berger à la jeune fille, était si
belle que l’on parla bientôt d’elle à la cour ; Dorastus, fils du roi de
Sicile, fut curieux de la voir, en devint amoureux, et sacrifiant les
espérances de son avenir et la main d’une princesse de Danemark à la
bergère qu’il aimait, s’enfuit secrètement avec elle. Le confident du
prince était un nommé Capino qui allait tout préparer pour favoriser
la fuite des deux amants, lorsqu’il rencontra Porrus le père supposé
de Faunia. Malgré le déguisement dont Dorastus s’était servi pour
faire la cour à sa fille adoptive, Porrus avait enfin reconnu le prince,
et, craignant le ressentiment du roi, venait lui révéler qu’il n’était que
le père nourricier de Faunia, en lui portant les bijoux trouvés dans la
nacelle. Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il
l’entraîne au vaisseau où étaient déjà les fugitifs.
Porrus est forcé de les suivre. La navigation ne fut pas heureuse,
et le navire échoua sur les côtes de Bohême. On voit que Shakspeare
ne s’est pas inquiété d’être plus savant géographe que le romancier.
Redoutant la cruauté de Pandosto, le prince résolut d’attendre
incognito sous le nom de Méléagre, l’occasion de se réfugier dans
une contrée plus hospitalière ; mais la beauté de Faunia fit encore du
bruit : le roi de Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut
le projet de s’en faire aimer ; il mit Dorastus en prison de peur qu’il
ne fût un obstacle à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses
à Faunia qui les rejeta constamment avec dédain. Cependant le roi de
Sicile était parvenu à découvrir les traces de son fils. Il envoie ses
ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et prier le roi de
mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia. Pandosto se hâte de
tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du traitement qu’il lui a
fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et lui explique le message de
son père. Porrus, Faunia et Capino sont mandés ; on leur lit leur
sentence de mort. Mais Porrus raconte tout ce qu’il sait de Faunia, et
montre les bijoux qu’il a trouvés auprès d’elle. Le roi reconnaît sa
fille, récompense Capino, et fait Porrus chevalier.
Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d’Hermione, la
touchante résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et
courageux de Pauline ; les scènes de jalousie et de tendresse
conjugale, et surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour
avec tant d’innocence, et où Shakspeare a fait preuve d’une
imagination qui a toute la fraîcheur et la grâce de la nature au
printemps. Il ne faut pas y chercher les caractères encore intéressants,
quoique subalternes, d’Antigone, de Camillo, du vieux berger et de
son fils, si fier d’être fait gentilhomme qu’il ne croit plus que les
mots qu’il employait jadis soient dignes de lui : « Ne pas le jurer, à
présent que je suis gentilhomme ! Que les paysans le disent eux, moi
je le jurerai. » Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c’est celui de
ce fripon Autolycus, si original que l’on pardonne à Shakspeare
d’avoir oublié de faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors
du dénoument. Walpole prétend que le Conte d’hiver peut être rangé
parmi les drames historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement
l’intention de flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte.
Selon lui, l’art de Shakspeare ne se montre nulle part avec plus
d’adresse ; le sujet était trop délicat pour être mis sur la scène sans
voile ; il était trop récent, et touchait la reine de trop près pour que le
poëte pût hasarder des allusions autrement que dans la forme d’un
compliment.
La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le
caractère d’Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d’instrument à
ses passions impétueuses. Nonseulement le plan général de la pièce,
mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention,
qu’ils sont plus près de l’histoire que de la fiction. Hermione accusée
dit :… For honour, ’Tis a derivative from me to mine. And it only
that I stand for. « Quant à l’honneur, il doit passer de moi à mes
enfants, et c’est lui seul que je veux défendre. » Ces mots semblent
pris de la lettre d’Anne Boleyn au roi avant son exécution. Mamilius,
le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans l’enfance, ne fait
que confirmer l’opinion, la reine Anne ayant mis au monde un enfant
mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant en ce qu’il
n’aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n’était destinée à peindre
Élisabeth, c’est celui où Pauline décrivant les traits de la princesse
qu’Hermione vient de mettre au monde, dit en parlant de sa
ressemblance avec son père : She has the very trick of his frown.
« Elle a jusqu’au froncement de son sourcil. » Il y a une objection qui
embarrasse Walpole, c’est une phrase si directement applicable à
Élisabeth et à son père, qu’il n’est guère possible qu’un poëte ait osé
la risquer. Pauline dit encore au roi :
’Tis yours And might we lay the old proverb to your charge So
like you ’tis worse. « C’est votre enfant, et il vous ressemble tant que
nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe, il vous
ressemble tant que c’est tant pis. » Walpole prétend que cette phrase
n’aurait été insérée qu’après la mort d’Élisabeth. On a plusieurs fois
voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce du Conte d’hiver,
nous ne citerons que l’essai de Garrick, qui n’en conserva que la
partie tragique, et la réduisit en trois actes. Selon Malone, Shakspeare
aurait composé cette pièce en 1604.
LÉONTES, roi de Sicile.
MAMILIUS, son fils.
CAMILLO,)
ANTIGONE,)
CLÉOMÈNE,) seigneurs de Sicile.
DION,)
UN AUTRE SEIGNEUR de Sicile.
ROGER, gentilhomme sicilien.
UN GENTILHOMME attaché au prince Mamilius.
POLIXÈNE, roi de Bohême.
FLORIZEL, son fils.
ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.
OFFICIERS de la cour de justice.
UN VIEUX BERGER, père supposé de Perdita.
SON FILS.
UN MARINIER.
UN GEÔLIER.
UN VALET du vieux berger.
AUTOLYCUS, filou.
LE TEMPS, personnage faisant l’office de chœur.
HERMIONE, femme de Léontes.
PERDITA, fille de Léontes et d’Hermione.
PAULINE, femme d’Antigone.
ÉMILIE,) suivantes
DEUX AUTRES DAMES,) de la reine.
MOPSA,)
DORCAS,) jeunes bergères.
SATYRES DANSANT,
BERGERS ET BERGÈRES,
GARDES,
SEIGNEURS,
DAMES ET SUITE, ETC.
La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême.
La Sicile. Antichambre dans le palais de Léontes.
CAMILLO, ARCHIDAMUS.
ARCHIDAMUS
S’il vous arrive, Camillo, de visiter un jour la Bohême, dans
quelque occasion semblable à celle qui a réclamé maintenant mes
services, vous trouverez, comme je vous l’ai dit, une grande
différence entre notre Bohême et votre Sicile.
CAMILLO
Je crois que, l’été prochain, le roi de Sicile se propose de rendre à
votre roi la visite qu’il lui doit à si juste titre.
ARCHIDAMUS
Si l’accueil que vous recevrez est audessous de celui que nous
avons reçu, notre amitié nous justifiera ; car en vérité…
CAMILLO
Je vous en prie…
ARCHIDAMUS
Vraiment, et je parle avec connaissance et franchise, nous ne
pouvons mettre la même magnificence… et une si rare… Je ne sais
comment dire. Allons, nous vous donnerons des boissons
assoupissantes, afin que vos sens incapables de sentir notre
insuffisance ne puissent du moins nous accuser, s’ils ne peuvent nous
accorder des éloges.
CAMILLO
Vous payez beaucoup trop cher ce qui vous est donné
gratuitement.
ARCHIDAMUS
Croyezmoi, je parle d’après mes propres connaissances, et
d’après ce que l’honnêteté m’inspire.
CAMILLO
La Sicile ne peut se montrer trop amie de la Bohême. Leurs rois
ont été élevés ensemble dans leur enfance ; et l’amitié jeta dès lors
entre eux de si profondes racines, qu’elle ne peut que s’étendre à
présent. Depuis que l’âge les a mûris pour le trône, et que les devoirs
de la royauté ont séparé leur société, leurs rapprochements, sinon
personnels, ont été royalement continués par un échange mutuel de
présents, de lettres et d’ambassades amicales ; en sorte qu’absents, ils
paraissaient être encore ensemble ; ils se donnaient la main comme
audessus d’une vaste mer, et ils s’embrassaient, pour ainsi dire, des
deux bouts opposés du monde. Que le ciel entretienne leur affection !
ARCHIDAMUS
Je crois qu’il n’est point dans le monde de malice ou d’affaire qui
puissent l’altérer. Vous avez une consolation indicible dans le jeune
prince Mamilius. Je n’ai jamais connu de gentilhomme d’une plus
grande espérance.
CAMILLO
Je conviens avec vous qu’il donne de grandes espérances. C’est un
noble enfant ; un jeune prince, qui est un vrai baume pour le cœur de
ses sujets ; il rajeunit les vieux cœurs : ceux qui, avant sa naissance,
allaient déjà avec des béquilles, désirent vivre encore pour le voir
devenir homme.
ARCHIDAMUS
Et sans cela ils seraient donc bien aises de mourir ?
CAMILLO
Oui, s’ils n’avaient pas quelque autre motif pour excuser leur désir
de vivre.
ARCHIDAMUS
Si le roi n’avait pas de fils, ils désireraient vivre sur leurs béquilles
jusqu’à ce qu’il en eût un.
(Ils sortent.)
Une salle d’honneur dans le palais.
LÉONTES, HERMIONE, MAMILIUS, POLIXÈNE, CAMILLO, et
suite.
POLIXÈNE
Déjà le berger a vu changer neuf fois l’astre humide des nuits,
depuis que nous avons laissé notre trône vide ; et j’épuiserais, mon
frère, encore autant de temps à vous faire mes remerciements, que je
n’en partirais pas moins chargé d’une dette éternelle. Ainsi, comme
un chiffre placé toujours dans un bon rang, je multiplie, avec un
merci, bien d’autres milliers qui le précèdent.
LÉONTES
Différez encore quelque temps vos remerciements : vous vous
acquitterez en partant.
POLIXÈNE
Seigneur, c’est demain : je suis tourmenté par les craintes de ce
qui peut arriver ou se préparer pendant notre absence. Veuillent les
dieux que nuls vents malfaisants ne soufflent sur mes États, et ne me
fassent dire : mes inquiétudes n’étaient que trop fondées ! et
d’ailleurs je suis resté assez longtemps pour fatiguer Votre Majesté.
LÉONTES
Mon frère, nous sommes trop solide pour que vous puissiez venir
à bout de nous.
POLIXÈNE
Point de plus long séjour.
LÉONTES
Encore une huitaine.
POLIXÈNE
Trèsdécidément, demain.
LÉONTES
Nous partagerons donc le temps entre nous ; et, en cela, je ne veux
pas être contredit.
POLIXÈNE
Ne me pressez pas ainsi, je vous en conjure. Il n’est point de voix
persuasive ; non, il n’en est point dans le monde, qui pût me gagner
aussitôt que la vôtre, et il en serait ainsi aujourd’hui, si ma présence
vous était nécessaire, quand le besoin exigerait de ma part un refus.
Mes affaires me rappellent chez moi ; y mettre obstacle, ce serait me
punir de votre affection ; et un plus long séjour deviendrait pour vous
une charge et un embarras ; pour nous épargner ces deux
inconvénients, adieu, mon frère.
LÉONTES
Vous restez muette, ma reine ? Parlez donc.
HERMIONE
Je comptais, seigneur, garder le silence jusqu’à ce que vous
l’eussiez amené à protester avec serment qu’il ne resterait pas ; vous
le suppliez trop froidement, seigneur. Diteslui que vous êtes sûr que
tout va bien en Bohême ; le jour d’hier nous a donné ces nouvelles
satisfaisantes : diteslui cela, et il sera forcé dans ses derniers
retranchements.
LÉONTES
Bien dit, Hermione.
HERMIONE
S’il disait qu’il languit de revoir son fils, ce serait une bonne
raison ; et s’il dit cela, laissezle partir ; s’il jure qu’il en est ainsi, il
ne doit pas rester plus longtemps, nous le chasserons d’ici avec nos
quenouilles. — (À Polixène.) Cependant je me hasarderai à vous
demander de nous prêter encore une semaine de votre royale
présence. Quand vous recevrez mon époux en Bohême, je vous
recommande de l’y retenir un mois audelà du terme marqué pour
son départ : et pourtant en vérité, Léontes, je ne vous aime pas d’une
minute de moins, que toute autre femme n’aime son époux. — Vous
resterez ?
POLIXÈNE
Non, madame.
HERMIONE
Oh ! mais vous resterez.
POLIXÈNE
Je ne le puis vraiment pas.
HERMIONE
Vraiment ? Vous me refusez avec des serments faciles ; mais
quand vous chercheriez à déplacer les astres de leur sphère par des
serments, je vous dirais encore : Seigneur, on ne part point. Vraiment
vous ne partirez point : le vraiment d’une dame a autant de pouvoir
que le vraiment d’un gentilhomme. Voulezvous encore partir ?
forcezmoi de vous retenir comme prisonnier, et non pas comme un
hôte ; et alors vous payerez votre pension en nous quittant, et serez
par là dispensé de tous remerciements ; qu’en ditesvous ? êtesvous
mon prisonnier, ou mon hôte ? Par votre redoutable vraiment, il faut
vous décider à être l’un ou l’autre.
POLIXÈNE
Votre hôte, alors, madame ! car être votre prisonnier emporterait
l’idée d’une offense, qu’il m’est moins aisé à moi de commettre qu’à
vous de punir.
HERMIONE
Ainsi je ne serai point votre geôlier, mais votre bonne hôtesse.
Allons, il me prend envie de vous questionner sur les tours de mon
seigneur et les vôtres, lorsque vous étiez jeunes. Vous deviez faire
alors de jolis petits princes.
POLIXÈNE
Nous étions, belle reine, deux étourdis, qui croyaient qu’il n’y
avait point d’autre avenir devant eux, qu’un lendemain semblable à
aujourd’hui, et que notre enfance durerait toujours.
HERMIONE
Mon seigneur n’étaitil pas le plus fou des deux ?
POLIXÈNE
Nous étions comme deux agneaux jumeaux, qui bondissaient
ensemble au soleil, et bêlaient l’un après l’autre ; notre échange
mutuel était de l’innocence pour de l’innocence ; nous ne
connaissions pas l’art de faire du mal, non : et nous n’imaginions pas
qu’aucun homme en fit. Si nous avions continué cette vie, et que nos
faibles intelligences n’eussent jamais été exaltées par un sang plus
impétueux, nous aurions pu répondre hardiment au ciel, non
coupables, en mettant à part la tache héréditaire.
HERMIONE
Vous nous donnez à entendre par là que depuis vous avez fait des
faux pas.
POLIXÈNE
Ô dame trèssacrée, les tentations sont nées depuis lors : car dans
ces jours où nous n’avions pas encore nos plumes, ma femme n’était
qu’une petite fille ; et votre précieuse personne n’avait pas encore
frappé les regards de mon jeune camarade.
HERMIONE
Que la grâce du ciel me soit en aide ! Ne tirez aucune
conséquence de tout ceci, de peur que vous ne disiez que votre reine
et moi nous sommes de mauvais anges. Et pourtant, poursuivez :
nous répondrons des fautes que nous vous avons fait commettre, si
vous avez fait votre premier péché avec nous, et que vous avez
continué de pécher avec nous, et que vous n’ayez jamais trébuché
qu’avec nous.
LÉONTES, à Hermione
Estil enfin gagné ?
HERMIONE
Il restera, seigneur.
LÉONTES
Il n’a pas voulu y consentir, à ma prière. Hermione, ma bien
aimée, jamais vous n’avez parlé plus à propos.
HERMIONE
Jamais ?
LÉONTES
Jamais, qu’une seule fois.
HERMIONE
Comment ? j’ai parlé deux fois à propos ? et quand a été la
première, s’il vous plaît ? Je vous en prie, diteslemoi. Rassasiez
moi d’éloges, et engraissezm’en comme un oiseau domestique ; une
bonne action qu’on laisse mourir, sans en parler, en tue mille autres
qui seraient venues à la suite ; les louanges sont notre salaire : vous
pouvez avec un seul doux baiser nous faire avancer plus de cent
lieues, tandis qu’avec l’aiguillon vous ne nous feriez pas parcourir un
seul acre. Mais allons au but. Ma dernière bonne action a été de
l’engager à rester : quelle a donc été la première ? Celleci a une
sœur aînée, ou je ne vous comprends pas : ah ! fasse le ciel qu’elle se
nomme vertu ! Mais j’ai déjà parlé une fois à propos : quand ? Je
vous en prie, diteslemoi, je languis de le savoir.
LÉONTES
Eh bien ! ce fut quand trois tristes mois expirèrent enfin
d’amertume, et que tu ouvris ta main blanche pour frapper dans la
mienne en signe d’amour ;tu dis alors : Je suis à vous pour toujours.
HERMIONE
Allons, c’est vertu. — Ainsi, voyezvous, j’ai parlé à propos deux
fois : la première, afin de conquérir pour toujours mon royal époux ;
la seconde, afin d’obtenir le séjour d’un ami pour quelque temps.
(Elle présente la main à Polixène.)
LÉONTES, à part
Trop de chaleur quand on mêle de si près l’amitié, on finit bientôt
par mêler les personnes : j’ai en moi un tremor cordis : mon cœur
bondit ; mais ce n’est pas de joie, ce n’est pas de joie. — Cet accueil
peut avoir une apparence honnête : il peut puiser sa liberté dans la
cordialité, dans la bonté du naturel, dans un cœur affectueux, et être
convenable pour qui le montre : il le peut, je l’accorde. Mais de se
serrer ainsi les mains, de se serrer les doigts comme ils le font en ce
moment, et de se renvoyer des sourires d’intelligence, comme un
miroir ; et puis de soupirer comme le signal de mort du cerf : oh !
c’est là un genre d’accueil qui ne plaît ni à mon cœur, ni à mon front.
— Mamilius, estu mon enfant ?
MAMILIUS
Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES
Vraiment ! c’est mon beau petit coq. Quoi ! astu noirci ton nez ?
On dit que c’est une copie du mien. Allons, petit capitaine, il faut être
propre. Je veux dire propre au moins, capitaine, quoique ce mot
s’applique également au bœuf, à la génisse et au veau. Quoi, toujours
jouant du virginal sur sa main. (Observant Polixène et Hermione.)
(À son fils.) Mon petit veau, estu bien mon veau ?
MAMILIUS
Oui, si vous le voulez bien, mon seigneur.
LÉONTES
Il te manque la peau rude et cette crue que je me sens au front
pour me ressembler parfaitement. — Et pourtant, nous nous
ressemblons comme deux œufs : ce sont les femmes qui le disent, et
elles disent tout ce qu’elles veulent. Mais quand elles seraient
fausses, comme les mauvais draps reteints en noir, comme les vents,
comme les eaux ; fausses comme les dés que désire un homme qui ne
connaît point de limite entre le tien et le mien ; cependant il serait
toujours vrai de dire que cet enfant me ressemble. Allons, monsieur
le page, regardezmoi avec votre œil bleudeciel. — Petit fripon,
mon enfant chéri, ta mère peutelle ?… se pourraitil bien ?… Ô
imagination ! tu poignardes mon cœur, tu rends possibles des choses
réputées impossibles, tu as un commerce avec les songes…
(Comment cela peutil être ?…) avec ce qui n’a aucune réalité : toi,
force coactive, qui t’associes au néant ;il devient croyable que tu
peux t’unir à quelque chose de réel, et tu le fais audelà de ce qu’on
te commande ; j’en fais l’expérience par les idées contagieuses qui
empoisonnent mon cerveau et qui endurcissent mon front.
POLIXÈNE
Qu’a donc le roi de Sicile ?
HERMIONE
Il paraît un peu troublé.
POLIXÈNE, au roi
Qu’avezvous, seigneur, et comment vous trouvezvous ?
Comment allezvous, mon cher frère ?
HERMIONE
Vous avez l’air d’être agité de quelque pensée : êtesvous ému,
seigneur ?
LÉONTES
Non, en vérité. (À part.). Comme la nature trahit quelquefois sa
folie et sa tendresse pour être le jouet des cœurs durs ! — En
considérant les traits de mon fils, il m’a semblé que je reculais de
vingttrois années ; et je me voyais en robe, dans mon fourreau de
velours vert ; mon épée emmuselée : de crainte qu’elle ne mordît son
maître et ne lui devînt funeste, comme il arrive souvent à ce qui sert
d’ornement. Combien je devais ressembler alors, à ce que j’imagine,
à ce pépin, à cette gousse de pois verts, à ce petit gentilhomme !
— Mon bon monsieur, voulezvous échanger votre argent contre des
œufs ?
MAMILIUS
Non, seigneur, je me battrais.
LÉONTES
Ouida ! Que ton lot dans la vie soit d’être heureux ! — Mon
frère, êtesvous aussi fou de votre jeune prince que nous vous
semblons l’être du nôtre ?
POLIXÈNE
Quand je suis chez moi, seigneur, il fait tout mon exercice, tout
mon amusement, toute mon occupation. Tantôt il est mon ami
dévoué et tantôt mon ennemi, mon flatteur, mon guerrier, mon
homme d’État, tout enfin : il me rend un jour de juillet aussi court
qu’un jour de décembre ; et par la variété de son humeur enfantine, il
me guérit d’idées qui m’épaissiraient le sang.
LÉONTES
Ce petit écuyer a le même office près de moi : nous allons nous
promener nous deux ; et nous vous laissons, seigneur, à vos affaires
plus sérieuses. — Hermione, montrez combien vous nous aimez dans
l’accueil que vous ferez à votre frère : que tout ce qu’il y a de plus
cher en Sicile soit regardé comme de peu de valeur ; après vous et
mon jeune promeneur, c’est lui qui a le plus de droits sur mon cœur.
HERMIONE
Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin ; vous y
attendronsnous ?
LÉONTES
Suivez à votre gré vos penchants : on vous trouvera, pourvu que
vous soyez sous le ciel. (À part, observant Hermione.) — Je pêche en
ce moment, quoique tu n’aperçoives point l’hameçon. Va, poursuis.
Comme elle tient son bec tendu vers lui ! et comme elle s’arme de
toute l’audace d’une femme devant son époux indulgent ! (Polixène,
Hermione, sortent avec leur suite.) Les voilà partis ! M’y voilà
enfoncé jusqu’aux genoux, me voilà cornard pardessus les oreilles !
(À Mamilius.) Va, mon enfant, va jouer. — Ta mère joue aussi, et
moi aussi : mais je joue un rôle si fâcheux, qu’il me conduira au
tombeau au milieu des sifflets ; les mépris et les huées seront ma
cloche funèbre. Va, mon enfant, va jouer. Il y a eu, ou je suis bien
trompé, des hommes déshonorés avant moi ; et à présent, au moment
même où je parle, il est plus d’un époux qui tient avec confiance sa
femme sous le bras et qui ne songe guère qu’elle a reçu des visites en
son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par
monsieur Sourire, son voisin. Enfin, c’est toujours une consolation
qu’il y ait d’autres hommes qui aient des grilles, et que ces grilles
soient, comme les miennes, ouvertes contre leur volonté. Si tous les
hommes qui ont des femmes déloyales s’abandonnaient au désespoir,
la dixième partie du genre humain se pendrait. C’est un mal sans
remède : c’est quelque planète licencieuse dont l’influence se fait
sentir partout où elle domine ; et sa puissance, croyezle, s’étend de
l’orient à l’occident, du nord au midi. Conclusion, il n’y a point de
barrières pour garder une femme ; retiens cela. Elle laisse entrer et
sortir l’ennemi avec armes et bagages : des milliers d’hommes
comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas. — Eh bien ! mon
enfant ?
MAMILIUS
On dit que je vous ressemble.
LÉONTES
Oui, c’est une sorte de consolation. (Il aperçoit Camillo.) Quoi !
Camillo ici ?
CAMILLO
Oui, mon bon seigneur. LÉONTES, à Mamilius. — Va jouer,
Mamilius, tu es un brave garçon. — (Mamilius sort.) Eh bien !
Camillo, ce grand monarque prolonge son séjour.
CAMILLO
Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre port ;
vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.
LÉONTES
Y astu fait attention ?
CAMILLO
Il ne voulait pas céder à vos prières ; ses affaires devenaient
toujours plus urgentes.
LÉONTES
T’en estu aperçu ? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui
murmurent tout bas et se disent à l’oreille : « Le roi de Sicile est
un… et cætera. » C’est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir
le dernier. — Comment s’estil déterminé à rester, Camillo ?
CAMILLO
Sur les prières de la vertueuse reine.
LÉONTES
De la reine, soit :vertueuse, cela devrait être, sans doute ; mais
voilà, cela n’est pas. Cette idéelà estelle entrée dans quelque autre
cervelle que la tienne ? Car ta conception est d’une nature
absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires.
Cela n’estil remarqué que par les intelligences plus fines, par
quelques têtes d’un génie extraordinaire ? Les créatures subalternes
pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire : parle.
CAMILLO
Dans cette affaire, seigneur ? Je crois que tout le monde comprend
que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.
LÉONTES
Tu dis ?
CAMILLO
Qu’il fait ici un plus long séjour.
LÉONTES
Oui, mais pourquoi ?
CAMILLO
Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de notre
gracieuse souveraine.
LÉONTES
Se rendre aux instances de votre souveraine ? se rendre ? Je n’en
veux pas davantage. — Camillo, je t’ai confié les plus chers secrets
de mon cœur aussi bien que ceux de mon conseil ; et, comme un
prêtre, tu as purifié mon sein ; je t’ai toujours quitté comme un
pénitent converti : mais je me suis trompé sur ton intégrité, c’està
dire trompé sur ce qui m’en offrait l’apparence.
CAMILLO
Que le ciel m’en préserve, seigneur !
LÉONTES
Oui, de le souffrir. — Tu n’es pas honnête, ou, si ton penchant t’y
porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l’honnêteté et l’empêches
de suivre sa course naturelle ; ou autrement, il faut te regarder
comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent à y
répondre ; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu
où je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en
badinage.
CAMILLO
Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et timide ; nul
homme n’est si exempt de ces défauts que sa négligence, sa folie et
sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude infinie des
affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j’ai été négligent dans les
vôtres à dessein, c’est une folie à moi ; si jamais j’ai joué exprès le
rôle d’un insensé, ç’aura été par négligence et faute de réfléchir assez
aux conséquences ; si jamais la crainte m’a fait hésiter dans une
entreprise dont l’issue me semblait douteuse et dont l’exécution était
réclamée à grands cris par la nécessité, ç’a été par une timidité qui
souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur, autant d’infirmités
ordinaires dont l’homme le plus honnête n’est jamais exempt. Mais,
j’en conjure Votre Majesté, parlezmoi plus clairement ; faitesmoi
connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c’est qu’elle ne
m’appartient pas.
LÉONTES
N’avezvous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous
l’avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne
d’un homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi
visible la rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous
même (car il n’y aurait pas de faculté de penser dans l’homme qui ne
le penserait pas) que ma femme m’est infidèle ? — Si tu veux
l’avouer (ou autrement nie avec impudence, nie que tu aies des yeux,
des oreilles et une pensée), conviens donc que ma femme est un
cheval de bois et qu’elle mérite un nom aussi infâme que la dernière
des filles qui livre sa personne avant d’avoir engagé sa foi ; disle et
soutiensle.
CAMILLO
Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma souveraine
maîtresse sans en tirer surlechamp vengeance. Malédiction sur moi
même ! vous n’avez jamais proféré de parole plus indigne que celle
là ; la répéter serait un crime, aussi grand que celui que vous
imaginez, quand il serait vrai.
LÉONTES
Et n’estce rien que de se parler à l’oreille ? que d’appuyer joue
contre joue ? de mesurer leur nez ensemble ? de se baiser les lèvres
en dedans ? d’étouffer un éclat de rire par un soupir ? Et, signe
infaillible d’un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l’un
sur l’autre ? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que
l’horloge aille plus vite ? que les heures se changent en minutes et
midi en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors
les leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être
vus : n’estce rien que tout cela ? En ce cas, et le monde, et tout ce
qu’il enferme, n’est donc rien non plus ; ce ciel qui nous couvre n’est
rien ; la Bohême n’est rien ; ma femme n’est rien, et tous ces riens ne
signifient rien, si tout cela n’est rien.
CAMILLO
Mon cher seigneur, guérissezvous de cette funeste pensée, et au
plus tôt, car elle est trèsdangereuse.
LÉONTES
C’est possible, mais c’est vrai.
CAMILLO
Non, seigneur, non.
LÉONTES
C’est vrai : vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens,
Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable
sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux
indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si
le sang de ma femme était aussi corrompu que l’est son honneur, elle
ne vivrait pas le temps qu’un sablier met à s’écouler.
CAMILLO
Qui est donc son corrupteur ?
LÉONTES
Qui ? Eh ! celui qui la porte toujours pendue à son cou, comme
une médaille, le roi de Bohême. Qui ?… Si j’avais autour de moi des
serviteurs zélés et fidèles qui eussent des yeux pour voir mon
honneur comme ils voient leurs profits et leurs intérêts personnels, ils
feraient une chose qui couperait court à cette débauche. Oui, et toi,
mon échanson, toi que j’ai tiré de l’obscurité et élevé au rang d’un
grand seigneur, toi qui peux voir aussi clairement que le ciel voit la
terre et que la terre voit le ciel, combien je suis outragé… Tu pourrais
épicer une coupe pour procurer à mon ennemi un sommeil éternel, et
cette potion serait un baume pour mon cœur.
CAMILLO
Oui, seigneur, je pourrais le faire, et cela non avec une potion
violente, mais avec une liqueur lente, dont les effets ne trahiraient
pas la malignité, comme le poison. Mais je ne puis croire à cette
souillure chez mon auguste maîtresse, si souverainement honnête et
vertueuse. Je vous ai aimé, sire…
LÉONTES
Eh bien ! va en douter et pourrir à ton aise ! — Me croistu assez
inconséquent, assez troublé pour chercher à me tourmenter moi
même, pour souiller la pureté et la blancheur de mes draps, qui, en se
conservant, procure le sommeil, mais qui, une fois tachée, devient
des aiguillons, des épines, des orties et des queues de guêpes,pour
provoquer l’ignominie à propos du sang du prince mon fils, que je
crois être à moi et que j’aime comme mon enfant, sans de mûres et
convaincantes raisons qui m’y forcent, dis, voudraisje le faire ? Un
homme peutil s’égarer ainsi ?
CAMILLO
Je suis obligé de vous croire, seigneur, et je vous débarrasserai du
roi de Bohême, pourvu que, quand il sera écarté, Votre Majesté
consente à reprendre la reine et à la traiter comme auparavant, ne fût
ce que pour l’intérêt de votre fils et pour imposer par là silence à
l’injure des langues dans les cours et les royaumes connus du vôtre et
qui vous sont alliés.
LÉONTES
Tu me conseilles là précisément la conduite que je me suis
prescrite à moimême. Je ne porterai aucune atteinte à son honneur,
aucune.
CAMILLO
Allez donc, seigneur, et montrez au roi de Bohême et à votre reine
le visage serein que l’amitié porte dans les fêtes. C’est moi qui suis
l’échanson de Polixène : s’il reçoit de ma main un breuvage
bienfaisant, ne me tenez plus pour votre serviteur.
LÉONTES
C’est assez : fais cela, et la moitié de mon cœur est à toi ; si tu ne
le fais pas, tu perces le tien.
CAMILLO
Je le ferai, seigneur.
LÉONTES
J’aurai l’air amical, comme tu me le conseilles. (Il sort.)
CAMILLO, seul
Ô malheureuse reine ! — Mais moi, à quelle position suisje
réduit ? — Il faut que je sois l’empoisonneur du vertueux Polixène ;
et mon motif pour cette action, c’est l’obéissance à un maître, à un
homme qui, en guerre contre luimême, voudrait que tous ceux qui
lui appartiennent fussent de même. — En faisant cette action,
j’avance ma fortune. — Quand je pourrais trouver l’exemple de mille
sujets qui auraient frappé des rois consacrés et prospéré ensuite, je ne
le ferais pas encore ; mais puisque ni l’airain, ni le marbre, ni le
parchemin ne m’en offrent un seul, que la scélératesse ellemême se
refuse à un tel forfait…, il faut que j’abandonne la cour ; que je le
fasse ou que je ne le fasse pas, ma ruine est inévitable. Étoiles
bienfaisantes, luisez à présent sur moi ! Voici le roi de Bohême.
(Entre Polixène.)
POLIXÈNE
Cela est étrange ! Il me semble que ma faveur commence à baisser
ici ! Ne pas me parler ! — Bonjour, Camillo.
CAMILLO
Salut, noble roi.
POLIXÈNE
Quelles nouvelles à la cour ?
CAMILLO
Rien d’extraordinaire, seigneur.
POLIXÈNE
À l’air qu’a le roi, on dirait qu’il a perdu une province, quelque
pays qu’il chérissait comme luimême. Je viens dans le moment
même de l’aborder avec les compliments accoutumés ; lui,
détournant ses yeux du côté opposé, et donnant à sa lèvre abaissée le
mouvement du mépris, s’éloigne rapidement de moi, me laissant à
mes réflexions sur ce qui a pu changer ainsi ses manières.
CAMILLO
Je n’ose pas le savoir, seigneur…
POLIXÈNE
Comment, vous n’osez pas le savoir ! vous n’osez pas ? Vous le
savez, et vous n’osez pas le savoir pour moi ? C’est là ce que vous
voulez dire ; car pour vous, ce que vous savez, il faut bien que vous
le sachiez, et vous ne pouvez pas dire que vous n’osez pas le savoir.
Cher Camillo, votre visage altéré est pour moi un miroir où je lis
aussi le changement du mien ; car il faut bien que j’aie quelque part à
cette altération en trouvant ma position changée en même temps.
CAMILLO
Il y a un mal qui met le désordre chez quelquesuns de nous, mais
je ne puis nommer ce mal, et c’est de vous qu’il a été gagné, de vous
qui pourtant vous portez fort bien.
POLIXÈNE
Comment ! gagné de moi ? N’allez pas me prêter le regard du
basilic : j’ai envisagé des milliers d’hommes qui n’ont fait que
prospérer par mon coup d’œil, mais je n’ai donné la mort à aucun.
Camillo… comme il est certain que vous êtes un gentilhomme plein
de science et d’expérience, ce qui orne autant notre noblesse que
peuvent le faire les noms illustres de nos aïeux, qui nous ont transmis
la noblesse par héritage, je vous conjure, si vous savez quelque chose
qu’il soit de mon intérêt de connaître, de m’en instruire ; ne me le
laissez pas ignorer en l’emprisonnant dans le secret.
CAMILLO
Je ne puis répondre.
POLIXÈNE
Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien ! Il faut
que vous me répondiez, entendezvous, Camillo ? Je vous en conjure,
au nom de tout ce que l’honneur permet (et cette prière que je vous
fais n’est pas des dernières qu’il autorise), je vous conjure de me
déclarer quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur
moi, à quelle distance il est encore, comment il s’approche, quel est
le moyen de le prévenir, s’il y en a ; sinon, quel est celui de le mieux
supporter.
CAMILLO
Seigneur, je vais vous le dire, puisque j’en suis sommé au nom de
l’honneur et par un homme que je crois plein d’honneur. Faites donc
attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je
veux être prompt à vous le donner, ou nous n’avons qu’à nous écrier,
vous et moi : Nous sommes perdus ! Et adieu.
POLIXÈNE
Poursuivez, cher Camillo.
CAMILLO
Je suis l’homme chargé de vous tuer.
POLIXÈNE
Par qui, Camillo ?
CAMILLO
Par le roi.
POLIXÈNE
Pourquoi ?
CAMILLO
Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s’il l’avait vu de
ses yeux ou qu’il eût été l’agent employé pour vous y engager, que
vous avez eu un commerce illicite avec la reine.
POLIXÈNE
Ah ! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur venimeuse
et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le meilleur
de tous ; que ma réputation la plus pure se change en une odeur
infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me
présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus
contagieuse peste dont l’histoire ou la tradition aient jamais parlé !
CAMILLO
Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et par toutes
leurs influences ; vous pourriez aussi bien empêcher la mer d’obéir à
la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler par vos avis
le fondement de sa folie : elle est appuyée sur sa folie, et elle durera
autant que son corps.
POLIXÈNE
Comment cette idée atelle pu se former ?
CAMILLO
Je l’ignore, mais je suis certain qu’il est plus sûr d’éviter ce qui est
formé que de s’arrêter à chercher comment cela est né. Si donc vous
osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans ce corps,
que vous emmènerez avec vous en otage, partons cette nuit :
j’informerai secrètement de l’affaire vos serviteurs, et je saurai les
faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes.
Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma
fortune par cette confidence. Ne balancez pas ; car, par l’honneur de
mes parents, je vous ai dit la vérité : si vous en cherchez d’autres
preuves, je n’ose pas rester à les attendre ; et vous ne serez pas plus
en sûreté qu’un homme condamné par la propre bouche du roi, et
dont il a juré la mort.
POLIXÈNE
Je te crois. J’ai vu son cœur sur son visage. Donnemoi ta main,
sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes
vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient
mon départ de cette cour. — Cette jalousie a pour objet une créature
bien précieuse ; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie
doit être extrême : et plus il est puissant, plus elle doit être violente ;
il s’imagine qu’il est déshonoré par un homme qui a toujours
professé d’être son ami ; sa vengeance doit donc, par cette raison, en
être plus cruelle. La crainte m’environne de ses ombres ; qu’une
prompte fuite soit mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des
pensées de Léontes, mais qui est sans raison l’objet de ses injustes
soupçons. Viens, Camillo ; je te respecterai comme mon père, si tu
parviens à sauver ma vie de ces lieux. Fuyons.
CAMILLO
J’ai l’autorité de demander les clefs de toutes les poternes : que
Votre Majesté profite des moments : le temps presse ; allons,
seigneur, partons.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.