Le Conte d'Hiver - William Shakespeare - E-Book

Le Conte d'Hiver E-Book

William Shakespeare

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Le Conte d'hiver est une tragicomédie de William Shakespeare. Probablement écrite en 1610 ou 1611, cette pièce est habituellement classée dans les « romances tardives » de Shakespeare.

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Seitenzahl: 170

Veröffentlichungsjahr: 2019

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Le Conte d'Hiver

Pages de titreLE CONTE D’HIVERPERSONNAGESACTE PREMIERACTE DEUXIÈMEACTE TROISIÈMEACTE QUATRIÈMEACTE CINQUIÈMEPage de copyright

Le Conte d'Hiver

William Shakespeare

LE CONTE D’HIVER

TRAGÉDIE

NOTICE SUR LE CONTE D’HIVER

Cette pièce embrasse un intervalle de seize années ; une princesse

y naît au second acte et se marie au cinquième. C’est la plus grande

infraction à la loi d’unité de temps dont Shakspeare se soit rendu

coupable ;   aussi   n’ignorant   pas   les   règles   comme   on   a   voulu

quelquefois le dire, et prévoyant en quelque sorte les clameurs des

critiques, il a pris la peine au commencement du quatrième acte,

d’évoquer le Temps lui­même qui vient faire en personne l’apologie

du   poëte ;   mais   les   critiques   auraient   voulu   sans   doute   que   ce

personnage allégorique eût aussi demandé leur indulgence pour deux

autres licences ; la première est d’avoir violé la chronologie jusqu’à

faire de Jules Romain le contemporain de l’oracle de Delphes ; la

seconde d’avoir fait de la Bohême un royaume maritime. Ces fautes

impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient réconcilier

Aristote avec Shakspeare, qu’ils ont répudié le Conte d’hiver dans

l’héritage du poëte ; et qu’aveuglés par leurs préventions, ils n’ont

pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle de beautés

dont Shakspeare seul est capable. C’est encore dans une nouvelle

romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu’il faut

chercher l’idée première du Conte d’hiver ; à moins que, comme

quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure à la

pièce,   ce   qui   est   moins   probable.   Nous   allons   faire   connaître

l’histoire   de   Dorastus   et   Faunia   par   un   abrégé   des   principales

circonstances.

Longtemps   avant   l’établissement   du   christianisme,   régnait   en

Bohême un roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son

épouse. Il en eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son

ami, vint le féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le

séjour qu’il fit à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita

une   telle   jalousie   dans   le   cœur   de   Pandosto,   qu’il   chargea   son

échanson   Franio   de   l’empoisonner.   Franio   eut   horreur   de   cette

commission,   révéla   tout   à   Égisthus,   favorisa   son   évasion   et

l’accompagna en Sicile. Pandosto furieux tourna toute sa vengeance

contre la reine, l’accusa publiquement d’adultère, la fit garder à vue

pendant   sa   grossesse,   et,   dès   qu’elle   fut   accouchée,   il   envoya

chercher l’enfant dans la prison, le fit mettre dans un berceau et

l’exposa à la mer pendant une tempête. Le procès de Bellaria fut

ensuite   instruit   juridiquement.   Elle   persista   à   protester   de   son

innocence, et le roi voulant que son témoignage fût reçu pour toute

preuve, Bellaria demanda celui de l’oracle de Delphes. Six courtisans

furent   envoyés   en   ambassade   à   la   Pythonisse   qui   confirma

l’innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans

héritier si l’enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que

le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de

son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle­

même subitement.

Pandosto au désespoir se serait tué lui­même si on n’eût retenu

son   bras.   Peu   à   peu   ce   désespoir   dégénéra   en   mélancolie   et   en

langueur ; le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le

tombeau de Bellaria. La nacelle sur laquelle l’enfant avait été exposé

flotta pendant deux jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de

Sicile. Un berger occupé à chercher en ce lieu une brebis qu’il avait

perdue, aperçut la nacelle et y trouva l’enfant enveloppé d’un drap

écarlate   brodé   d’or,   ayant   au   cou   une   chaîne   enrichie   de   pierres

précieuses, et à côté de lui une bourse pleine d’argent. Il l’emporta

dans sa chaumière et l’éleva dans la simplicité des mœurs pastorales ;

mais Faunia, c’est le nom que donna le berger à la jeune fille, était si

belle que l’on parla bientôt d’elle à la cour ; Dorastus, fils du roi de

Sicile, fut curieux de la voir, en devint amoureux, et sacrifiant les

espérances de son avenir et la main d’une princesse de Danemark à la

bergère qu’il aimait, s’enfuit secrètement avec elle. Le confident du

prince était un nommé Capino qui allait tout préparer pour favoriser

la fuite des deux amants, lorsqu’il rencontra Porrus le père supposé

de Faunia. Malgré le déguisement dont Dorastus s’était servi pour

faire la cour à sa fille adoptive, Porrus avait enfin reconnu le prince,

et, craignant le ressentiment du roi, venait lui révéler qu’il n’était que

le père nourricier de Faunia, en lui portant les bijoux trouvés dans la

nacelle. Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il

l’entraîne au vaisseau où étaient déjà les fugitifs.

Porrus est forcé de les suivre. La navigation ne fut pas heureuse,

et le navire échoua sur les côtes de Bohême. On voit que Shakspeare

ne s’est pas inquiété d’être plus savant géographe que le romancier.

Redoutant   la   cruauté   de   Pandosto,   le   prince   résolut   d’attendre

incognito sous le nom de Méléagre, l’occasion de se réfugier dans

une contrée plus hospitalière ; mais la beauté de Faunia fit encore du

bruit : le roi de Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut

le projet de s’en faire aimer ; il mit Dorastus en prison de peur qu’il

ne fût un obstacle à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses

à Faunia qui les rejeta constamment avec dédain. Cependant le roi de

Sicile était parvenu à découvrir les traces de son fils. Il envoie ses

ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et prier le roi de

mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia. Pandosto se hâte de

tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du traitement qu’il lui a

fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et lui explique le message de

son père. Porrus, Faunia et Capino sont mandés ; on leur lit leur

sentence de mort. Mais Porrus raconte tout ce qu’il sait de Faunia, et

montre les bijoux qu’il a trouvés auprès d’elle. Le roi reconnaît sa

fille, récompense Capino, et fait Porrus chevalier.

Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d’Hermione, la

touchante résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et

courageux   de   Pauline ;   les   scènes   de   jalousie   et   de   tendresse

conjugale, et surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour

avec   tant   d’innocence,   et   où   Shakspeare   a   fait   preuve   d’une

imagination   qui   a   toute   la   fraîcheur   et   la   grâce   de   la   nature   au

printemps. Il ne faut pas y chercher les caractères encore intéressants,

quoique subalternes, d’Antigone, de Camillo, du vieux berger et de

son fils, si fier d’être fait gentilhomme qu’il ne croit plus que les

mots qu’il employait jadis soient dignes de lui : « Ne pas le jurer, à

présent que je suis gentilhomme ! Que les paysans le disent eux, moi

je le jurerai. » Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c’est celui de

ce   fripon   Autolycus,   si   original   que   l’on   pardonne   à   Shakspeare

d’avoir oublié de faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors

du dénoument. Walpole prétend que le Conte d’hiver peut être rangé

parmi les drames historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement

l’intention de flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte.

Selon   lui,   l’art   de  Shakspeare   ne   se   montre   nulle   part   avec   plus

d’adresse ; le sujet était trop délicat pour être mis sur la scène sans

voile ; il était trop récent, et touchait la reine de trop près pour que le

poëte pût hasarder des allusions autrement que dans la forme d’un

compliment.

La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le

caractère d’Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d’instrument à

ses passions impétueuses. Non­seulement le plan général de la pièce,

mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention,

qu’ils sont plus près de l’histoire que de la fiction. Hermione accusée

dit :… For honour, ’Tis a derivative from me to mine. And it only

that I stand for. « Quant à l’honneur, il doit passer de moi à mes

enfants, et c’est lui seul que je veux défendre. » Ces mots semblent

pris de la lettre d’Anne Boleyn au roi avant son exécution. Mamilius,

le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans l’enfance, ne fait

que confirmer l’opinion, la reine Anne ayant mis au monde un enfant

mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant en ce qu’il

n’aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n’était destinée à peindre

Élisabeth, c’est celui où Pauline décrivant les traits de la princesse

qu’Hermione   vient   de   mettre   au   monde,   dit   en   parlant   de   sa

ressemblance avec son père : She has the very trick of his frown.

« Elle a jusqu’au froncement de son sourcil. » Il y a une objection qui

embarrasse Walpole, c’est  une phrase si directement  applicable   à

Élisabeth et à son père, qu’il n’est guère possible qu’un poëte ait osé

la risquer. Pauline dit encore au roi :

’Tis yours And might we lay the old proverb to your charge So

like you ’tis worse. « C’est votre enfant, et il vous ressemble tant que

nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe, il vous

ressemble tant que c’est tant pis. » Walpole prétend que cette phrase

n’aurait été insérée qu’après la mort d’Élisabeth. On a plusieurs fois

voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce du Conte d’hiver,

nous ne citerons que l’essai de Garrick, qui n’en conserva que la

partie tragique, et la réduisit en trois actes. Selon Malone, Shakspeare

aurait composé cette pièce en 1604.

PERSONNAGES

LÉONTES, roi de Sicile.

MAMILIUS, son fils.

CAMILLO,)

ANTIGONE,)

CLÉOMÈNE,) seigneurs de Sicile.

DION,)

UN AUTRE SEIGNEUR de Sicile.

ROGER, gentilhomme sicilien.

UN GENTILHOMME attaché au prince Mamilius.

POLIXÈNE, roi de Bohême.

FLORIZEL, son fils.

ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.

OFFICIERS de la cour de justice.

UN VIEUX BERGER, père supposé de Perdita.

SON FILS.

UN MARINIER.

UN GEÔLIER.

UN VALET du vieux berger.

AUTOLYCUS, filou.

LE TEMPS, personnage faisant l’office de chœur.

HERMIONE, femme de Léontes.

PERDITA, fille de Léontes et d’Hermione.

PAULINE, femme d’Antigone.

ÉMILIE,) suivantes

DEUX AUTRES DAMES,) de la reine.

MOPSA,)

DORCAS,) jeunes bergères.

SATYRES DANSANT,

BERGERS ET BERGÈRES,

GARDES,

SEIGNEURS,

DAMES ET SUITE, ETC.

La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême.

ACTE PREMIER

Scène I

La Sicile. Antichambre dans le palais de Léontes.

CAMILLO, ARCHIDAMUS.

ARCHIDAMUS

S’il   vous   arrive,   Camillo,   de   visiter   un   jour   la   Bohême,   dans

quelque occasion semblable à celle qui a réclamé maintenant mes

services,   vous   trouverez,   comme   je   vous   l’ai   dit,   une   grande

différence entre notre Bohême et votre Sicile.

CAMILLO

Je crois que, l’été prochain, le roi de Sicile se propose de rendre à

votre roi la visite qu’il lui doit à si juste titre.

ARCHIDAMUS

Si l’accueil que vous recevrez est au­dessous de celui que nous

avons reçu, notre amitié nous justifiera ; car en vérité…

CAMILLO

Je vous en prie…

ARCHIDAMUS

Vraiment,   et   je   parle   avec   connaissance   et   franchise,   nous   ne

pouvons mettre la même magnificence… et une si rare… Je ne sais

comment   dire.   Allons,   nous   vous   donnerons   des   boissons

assoupissantes,   afin   que   vos   sens   incapables   de   sentir   notre

insuffisance ne puissent du moins nous accuser, s’ils ne peuvent nous

accorder des éloges.

CAMILLO

Vous   payez   beaucoup   trop   cher   ce   qui   vous   est   donné

gratuitement.

ARCHIDAMUS

Croyez­moi,   je   parle   d’après   mes   propres   connaissances,   et

d’après ce que l’honnêteté m’inspire.

CAMILLO

La Sicile ne peut se montrer trop amie de la Bohême. Leurs rois

ont été élevés ensemble dans leur enfance ; et l’amitié jeta dès lors

entre eux de si profondes racines, qu’elle ne peut que s’étendre à

présent. Depuis que l’âge les a mûris pour le trône, et que les devoirs

de la royauté ont séparé leur société, leurs rapprochements, sinon

personnels, ont été royalement continués par un échange mutuel de

présents, de lettres et d’ambassades amicales ; en sorte qu’absents, ils

paraissaient être encore ensemble ; ils se donnaient la main comme

au­dessus d’une vaste mer, et ils s’embrassaient, pour ainsi dire, des

deux bouts opposés du monde. Que le ciel entretienne leur affection !

ARCHIDAMUS

Je crois qu’il n’est point dans le monde de malice ou d’affaire qui

puissent l’altérer. Vous avez une consolation indicible dans le jeune

prince Mamilius. Je n’ai jamais connu de gentilhomme d’une plus

grande espérance.

CAMILLO

Je conviens avec vous qu’il donne de grandes espérances. C’est un

noble enfant ; un jeune prince, qui est un vrai baume pour le cœur de

ses sujets ; il rajeunit les vieux cœurs : ceux qui, avant sa naissance,

allaient déjà avec des béquilles, désirent vivre encore pour le voir

devenir homme.

ARCHIDAMUS

Et sans cela ils seraient donc bien aises de mourir ?

CAMILLO

Oui, s’ils n’avaient pas quelque autre motif pour excuser leur désir

de vivre.

ARCHIDAMUS

Si le roi n’avait pas de fils, ils désireraient vivre sur leurs béquilles

jusqu’à ce qu’il en eût un.

(Ils sortent.)

Scène II

Une salle d’honneur dans le palais.

LÉONTES, HERMIONE, MAMILIUS, POLIXÈNE, CAMILLO, et

suite.

POLIXÈNE

Déjà le berger a vu changer neuf fois l’astre humide des nuits,

depuis que nous avons laissé notre trône vide ; et j’épuiserais, mon

frère, encore autant de temps à vous faire mes remerciements, que je

n’en partirais pas moins chargé d’une dette éternelle. Ainsi, comme

un chiffre placé toujours dans un bon rang, je multiplie, avec un

merci, bien d’autres milliers qui le précèdent.

LÉONTES

Différez   encore   quelque   temps   vos   remerciements :   vous   vous

acquitterez en partant.

POLIXÈNE

Seigneur, c’est demain : je suis tourmenté par les craintes de ce

qui peut arriver ou se préparer pendant notre absence. Veuillent les

dieux que nuls vents malfaisants ne soufflent sur mes États, et ne me

fassent   dire :   mes   inquiétudes   n’étaient   que   trop   fondées !   et

d’ailleurs je suis resté assez longtemps pour fatiguer Votre Majesté.

LÉONTES

Mon frère, nous sommes trop solide pour que vous puissiez venir

à bout de nous.

POLIXÈNE

Point de plus long séjour.

LÉONTES

Encore une huitaine.

POLIXÈNE

Très­décidément, demain.

LÉONTES

Nous partagerons donc le temps entre nous ; et, en cela, je ne veux

pas être contredit.

POLIXÈNE

Ne me pressez pas ainsi, je vous en conjure. Il n’est point de voix

persuasive ; non, il n’en est point dans le monde, qui pût me gagner

aussitôt que la vôtre, et il en serait ainsi aujourd’hui, si ma présence

vous était nécessaire, quand le besoin exigerait de ma part un refus.

Mes affaires me rappellent chez moi ; y mettre obstacle, ce serait me

punir de votre affection ; et un plus long séjour deviendrait pour vous

une   charge   et   un   embarras ;   pour   nous   épargner   ces   deux

inconvénients, adieu, mon frère.

LÉONTES

Vous restez muette, ma reine ? Parlez donc.

HERMIONE

Je   comptais,   seigneur,   garder   le   silence   jusqu’à   ce   que   vous

l’eussiez amené à protester avec serment qu’il ne resterait pas ; vous

le suppliez trop froidement, seigneur. Dites­lui que vous êtes sûr que

tout va bien en Bohême ; le jour d’hier nous a donné ces nouvelles

satisfaisantes :   dites­lui   cela,   et   il   sera   forcé   dans   ses   derniers

retranchements.

LÉONTES

Bien dit, Hermione.

HERMIONE

S’il disait qu’il languit de revoir son fils, ce serait une bonne

raison ; et s’il dit cela, laissez­le partir ; s’il jure qu’il en est ainsi, il

ne doit pas rester plus longtemps, nous le chasserons d’ici avec nos

quenouilles.   — (À  Polixène.)   Cependant   je   me   hasarderai   à   vous

demander   de   nous   prêter   encore   une   semaine   de   votre   royale

présence.   Quand   vous   recevrez   mon   époux   en   Bohême,   je   vous

recommande de l’y retenir un mois au­delà du terme marqué pour

son départ : et pourtant en vérité, Léontes, je ne vous aime pas d’une

minute de moins, que toute autre femme n’aime son époux. — Vous

resterez ?

POLIXÈNE

Non, madame.

HERMIONE

Oh ! mais vous resterez.

POLIXÈNE

Je ne le puis vraiment pas.

HERMIONE

Vraiment ?   Vous   me   refusez   avec   des   serments   faciles ;   mais

quand vous chercheriez à déplacer les astres de leur sphère par des

serments, je vous dirais encore : Seigneur, on ne part point. Vraiment

vous ne partirez point : le vraiment d’une dame a autant de pouvoir

que   le   vraiment   d’un   gentilhomme.   Voulez­vous   encore   partir ?

forcez­moi de vous retenir comme prisonnier, et non pas comme un

hôte ; et alors vous payerez votre pension en nous quittant, et serez

par là dispensé de tous remerciements ; qu’en dites­vous ? êtes­vous

mon prisonnier, ou mon hôte ? Par votre redoutable vraiment, il faut

vous décider à être l’un ou l’autre.

POLIXÈNE

Votre hôte, alors, madame ! car être votre prisonnier emporterait

l’idée d’une offense, qu’il m’est moins aisé à moi de commettre qu’à

vous de punir.

HERMIONE

Ainsi je ne serai point votre geôlier, mais votre bonne hôtesse.

Allons, il me prend envie de vous questionner sur les tours de mon

seigneur et les vôtres, lorsque vous étiez jeunes. Vous deviez faire

alors de jolis petits princes.

POLIXÈNE

Nous étions, belle reine, deux étourdis, qui croyaient qu’il n’y

avait point d’autre avenir devant eux, qu’un lendemain semblable à

aujourd’hui, et que notre enfance durerait toujours.

HERMIONE

Mon seigneur n’était­il pas le plus fou des deux ?

POLIXÈNE

Nous   étions   comme   deux   agneaux   jumeaux,   qui   bondissaient

ensemble   au   soleil,   et   bêlaient   l’un   après   l’autre ;   notre   échange

mutuel   était   de   l’innocence   pour   de   l’innocence ;   nous   ne

connaissions pas l’art de faire du mal, non : et nous n’imaginions pas

qu’aucun homme en fit. Si nous avions continué cette vie, et que nos

faibles intelligences n’eussent jamais été exaltées par un sang plus

impétueux,   nous   aurions   pu   répondre   hardiment   au   ciel,   non

coupables, en mettant à part la tache héréditaire.

HERMIONE

Vous nous donnez à entendre par là que depuis vous avez fait des

faux pas.

POLIXÈNE

Ô dame très­sacrée, les tentations sont nées depuis lors : car dans

ces jours où nous n’avions pas encore nos plumes, ma femme n’était

qu’une petite fille ; et votre précieuse personne n’avait pas encore

frappé les regards de mon jeune camarade.

HERMIONE

Que   la   grâce   du   ciel   me   soit   en   aide !   Ne   tirez   aucune

conséquence de tout ceci, de peur que vous ne disiez que votre reine

et moi nous sommes de mauvais anges. Et pourtant, poursuivez :

nous répondrons des fautes que nous vous avons fait commettre, si

vous  avez   fait   votre   premier   péché   avec   nous,   et   que  vous   avez

continué de pécher avec nous, et que vous n’ayez jamais trébuché

qu’avec nous.

LÉONTES, à Hermione

Est­il enfin gagné ?

HERMIONE

Il restera, seigneur.

LÉONTES

Il n’a pas voulu y consentir, à ma prière. Hermione, ma bien­

aimée, jamais vous n’avez parlé plus à propos.

HERMIONE

Jamais ?

LÉONTES

Jamais, qu’une seule fois.

HERMIONE

Comment ?   j’ai   parlé   deux   fois   à   propos ?   et   quand   a   été   la

première, s’il vous plaît ? Je vous en prie, dites­le­moi. Rassasiez­

moi d’éloges, et engraissez­m’en comme un oiseau domestique ; une

bonne action qu’on laisse mourir, sans en parler, en tue mille autres

qui seraient venues à la suite ; les louanges sont notre salaire : vous

pouvez avec un seul doux baiser nous faire avancer plus de cent

lieues, tandis qu’avec l’aiguillon vous ne nous feriez pas parcourir un

seul acre. Mais allons au but. Ma dernière bonne action a été de

l’engager à rester : quelle a donc été la première ? Celle­ci a une

sœur aînée, ou je ne vous comprends pas : ah ! fasse le ciel qu’elle se

nomme vertu ! Mais j’ai déjà parlé une fois à propos : quand ? Je

vous en prie, dites­le­moi, je languis de le savoir.

LÉONTES

Eh   bien !   ce   fut   quand   trois   tristes   mois   expirèrent   enfin

d’amertume, et que tu ouvris ta main blanche pour frapper dans la

mienne en signe d’amour ;­tu dis alors : Je suis à vous pour toujours.

HERMIONE

Allons, c’est vertu. — Ainsi, voyez­vous, j’ai parlé à propos deux

fois : la première, afin de conquérir pour toujours mon royal époux ;

la seconde, afin d’obtenir le séjour d’un ami pour quelque temps.

(Elle présente la main à Polixène.)

LÉONTES, à part

Trop de chaleur quand on mêle de si près l’amitié, on finit bientôt

par mêler les personnes : j’ai en moi un tremor cordis : mon cœur

bondit ; mais ce n’est pas de joie, ce n’est pas de joie. — Cet accueil

peut avoir une apparence honnête : il peut puiser sa liberté dans la

cordialité, dans la bonté du naturel, dans un cœur affectueux, et être

convenable pour qui le montre : il le peut, je l’accorde. Mais de se

serrer ainsi les mains, de se serrer les doigts comme ils le font en ce

moment, et de se renvoyer des sourires d’intelligence, comme un

miroir ; et puis de soupirer comme le signal de mort du cerf : oh !

c’est là un genre d’accueil qui ne plaît ni à mon cœur, ni à mon front.

— Mamilius, es­tu mon enfant ?

MAMILIUS

Oui, mon bon seigneur.

LÉONTES

Vraiment ! c’est mon beau petit coq. Quoi ! as­tu noirci ton nez ?

On dit que c’est une copie du mien. Allons, petit capitaine, il faut être

propre. Je veux dire propre   au moins, capitaine, quoique ce mot

s’applique également au bœuf, à la génisse et au veau. Quoi, toujours

jouant du virginal   sur sa main. (Observant Polixène et Hermione.)

(À son fils.) Mon petit veau, es­tu bien mon veau ?

MAMILIUS

Oui, si vous le voulez bien, mon seigneur.

LÉONTES

Il te manque la peau rude et cette crue que je me sens au front

pour   me   ressembler   parfaitement.   — Et   pourtant,   nous   nous

ressemblons comme deux œufs : ce sont les femmes qui le disent, et

elles   disent   tout   ce   qu’elles   veulent.   Mais   quand   elles   seraient

fausses, comme les mauvais draps reteints en noir, comme les vents,

comme les eaux ; fausses comme les dés que désire un homme qui ne

connaît point de limite entre le tien et le mien ; cependant il serait

toujours vrai de dire que cet enfant me ressemble. Allons, monsieur

le page, regardez­moi avec votre œil bleu­de­ciel. — Petit fripon,

mon  enfant  chéri,  ta  mère  peut­elle ?…  se  pourrait­il  bien ?…  Ô

imagination ! tu poignardes mon cœur, tu rends possibles des choses

réputées   impossibles,   tu   as   un   commerce   avec   les   songes…

(Comment cela peut­il être ?…) avec ce qui n’a aucune réalité : toi,

force coactive, qui t’associes au néant ;­il devient croyable que tu

peux t’unir à quelque chose de réel, et tu le fais au­delà de ce qu’on

te commande ; j’en fais l’expérience par les idées contagieuses qui

empoisonnent mon cerveau et qui endurcissent mon front.

POLIXÈNE

Qu’a donc le roi de Sicile ?

HERMIONE

Il paraît un peu troublé.

POLIXÈNE, au roi

Qu’avez­vous,   seigneur,   et   comment   vous   trouvez­vous ?

Comment allez­vous, mon cher frère ?

HERMIONE

Vous avez l’air d’être agité de quelque pensée : êtes­vous ému,

seigneur ?

LÉONTES

Non, en vérité. (À part.). Comme la nature trahit quelquefois sa

folie   et   sa   tendresse   pour   être   le   jouet   des   cœurs   durs !   — En

considérant les traits de mon fils, il m’a semblé que je reculais de

vingt­trois années ; et je me voyais en robe, dans mon fourreau de

velours vert ; mon épée emmuselée : de crainte qu’elle ne mordît son

maître et ne lui devînt funeste, comme il arrive souvent à ce qui sert

d’ornement. Combien je devais ressembler alors, à ce que j’imagine,

à ce pépin, à cette gousse de pois verts, à ce petit gentilhomme !

— Mon bon monsieur, voulez­vous échanger votre argent contre des

œufs  ?

MAMILIUS

Non, seigneur, je me battrais.

LÉONTES

Oui­da ! Que ton lot   dans la vie soit d’être heureux ! — Mon

frère,   êtes­vous   aussi   fou   de   votre   jeune   prince   que   nous   vous

semblons l’être du nôtre ?

POLIXÈNE

Quand je suis chez moi, seigneur, il fait tout mon exercice, tout

mon   amusement,   toute   mon   occupation.   Tantôt   il   est   mon   ami

dévoué   et   tantôt   mon   ennemi,   mon   flatteur,   mon   guerrier,   mon

homme d’État, tout enfin : il me rend un jour de juillet aussi court

qu’un jour de décembre ; et par la variété de son humeur enfantine, il

me guérit d’idées qui m’épaissiraient le sang.

LÉONTES

Ce petit écuyer a le même office près de moi : nous allons nous

promener nous deux ; et nous vous laissons, seigneur, à vos affaires

plus sérieuses. — Hermione, montrez combien vous nous aimez dans

l’accueil que vous ferez à votre frère : que tout ce qu’il y a de plus

cher en Sicile soit regardé comme de peu de valeur ; après vous et

mon jeune promeneur, c’est lui qui a le plus de droits sur mon cœur.

HERMIONE

Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin ; vous y

attendrons­nous ?

LÉONTES

Suivez à votre gré vos penchants : on vous trouvera, pourvu que

vous soyez sous le ciel. (À part, observant Hermione.) — Je pêche en

ce moment, quoique tu n’aperçoives point l’hameçon. Va, poursuis.

Comme elle tient son bec tendu vers lui ! et comme elle s’arme de

toute l’audace d’une femme devant son époux indulgent ! (Polixène,

Hermione,   sortent   avec   leur   suite.)   Les   voilà   partis !   M’y   voilà

enfoncé jusqu’aux genoux, me voilà cornard par­dessus les oreilles !

(À Mamilius.) Va, mon enfant, va jouer. — Ta mère joue aussi, et

moi aussi : mais je joue un rôle si fâcheux, qu’il me conduira au

tombeau au milieu des sifflets ; les mépris et les huées seront ma

cloche funèbre. Va, mon enfant, va jouer. Il y a eu, ou je suis bien

trompé, des hommes déshonorés avant moi ; et à présent, au moment

même où je parle, il est plus d’un époux qui tient avec confiance sa

femme sous le bras et qui ne songe guère qu’elle a reçu des visites en

son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par

monsieur Sourire, son voisin. Enfin, c’est toujours une consolation

qu’il y ait d’autres hommes qui aient des grilles, et que ces grilles

soient, comme les miennes, ouvertes contre leur volonté. Si tous les

hommes qui ont des femmes déloyales s’abandonnaient au désespoir,

la dixième partie du genre humain se pendrait. C’est un mal sans

remède : c’est quelque planète licencieuse dont l’influence se fait

sentir partout où elle domine ; et sa puissance, croyez­le, s’étend de

l’orient à l’occident, du nord au midi. Conclusion, il n’y a point de

barrières pour garder une femme ; retiens cela. Elle laisse entrer et

sortir   l’ennemi   avec   armes   et   bagages :   des   milliers   d’hommes

comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas. — Eh bien ! mon

enfant ?

MAMILIUS

On dit que je vous ressemble.

LÉONTES

Oui, c’est une sorte de consolation. (Il aperçoit Camillo.) Quoi !

Camillo ici ?

CAMILLO

Oui,   mon   bon   seigneur.   LÉONTES,   à   Mamilius.   — Va   jouer,

Mamilius,   tu   es   un   brave   garçon.   — (Mamilius   sort.)   Eh   bien !

Camillo, ce grand monarque prolonge son séjour.

CAMILLO

Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre port ;

vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.

LÉONTES

Y as­tu fait attention ?

CAMILLO

Il   ne   voulait   pas   céder   à   vos   prières ;   ses   affaires   devenaient

toujours plus urgentes.

LÉONTES

T’en es­tu aperçu ? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui

murmurent tout bas et se disent à l’oreille : « Le roi de Sicile est

un… et cætera. » C’est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir

le dernier. — Comment s’est­il déterminé à rester, Camillo ?

CAMILLO

Sur les prières de la vertueuse reine.

LÉONTES

De la reine, soit :­vertueuse, cela devrait être, sans doute ; mais

voilà, cela n’est pas. Cette idée­là est­elle entrée dans quelque autre

cervelle   que   la   tienne ?   Car   ta   conception   est   d’une   nature

absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires.

Cela   n’est­il   remarqué   que   par   les   intelligences   plus   fines,   par

quelques têtes d’un génie extraordinaire ? Les créatures subalternes

pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire : parle.

CAMILLO

Dans cette affaire, seigneur ? Je crois que tout le monde comprend

que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.

LÉONTES

Tu dis ?

CAMILLO

Qu’il fait ici un plus long séjour.

LÉONTES

Oui, mais pourquoi ?

CAMILLO

Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de notre

gracieuse souveraine.

LÉONTES

Se rendre aux instances de votre souveraine ? se rendre ? Je n’en

veux pas davantage. — Camillo, je t’ai confié les plus chers secrets

de mon cœur aussi bien que ceux de mon conseil ; et, comme un

prêtre,   tu   as   purifié   mon   sein ;   je   t’ai   toujours   quitté   comme   un

pénitent converti : mais je me suis trompé sur ton intégrité, c’est­à­

dire trompé sur ce qui m’en offrait l’apparence.

CAMILLO

Que le ciel m’en préserve, seigneur !

LÉONTES

Oui, de le souffrir. — Tu n’es pas honnête, ou, si ton penchant t’y

porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l’honnêteté et l’empêches

de   suivre   sa   course   naturelle ;   ou   autrement,   il   faut   te   regarder

comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent à y

répondre ; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu

où je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en

badinage.

CAMILLO

Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et timide ; nul

homme n’est si exempt de ces défauts que sa négligence, sa folie et

sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude infinie des

affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j’ai été négligent dans les

vôtres à dessein, c’est une folie à moi ; si jamais j’ai joué exprès le

rôle d’un insensé, ç’aura été par négligence et faute de réfléchir assez

aux  conséquences ;  si jamais la crainte  m’a fait hésiter dans une

entreprise dont l’issue me semblait douteuse et dont l’exécution était

réclamée à grands cris par la nécessité, ç’a été par une timidité qui

souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur, autant d’infirmités

ordinaires dont l’homme le plus honnête n’est jamais exempt. Mais,

j’en conjure Votre Majesté, parlez­moi plus clairement ; faites­moi

connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c’est qu’elle ne

m’appartient pas.

LÉONTES

N’avez­vous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous

l’avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne

d’un homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi

visible la rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous­

même (car il n’y aurait pas de faculté de penser dans l’homme qui ne

le   penserait   pas)   que   ma   femme   m’est   infidèle ?   — Si   tu   veux

l’avouer (ou autrement nie avec impudence, nie que tu aies des yeux,

des oreilles et une pensée), conviens donc que ma femme est un

cheval de bois  et qu’elle mérite un nom aussi infâme que la dernière

des filles qui livre sa personne avant d’avoir engagé sa foi ; dis­le et

soutiens­le.

CAMILLO

Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma souveraine

maîtresse sans en tirer sur­le­champ vengeance. Malédiction sur moi­

même ! vous n’avez jamais proféré de parole plus indigne que celle­

là ;   la   répéter   serait   un   crime,   aussi   grand   que   celui   que   vous

imaginez, quand il serait vrai.

LÉONTES

Et n’est­ce rien que de se parler à l’oreille ? que d’appuyer joue

contre joue ? de mesurer leur nez ensemble ? de se baiser les lèvres

en   dedans ?   d’étouffer   un   éclat   de   rire   par   un   soupir ?   Et,   signe

infaillible d’un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l’un

sur l’autre ? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que

l’horloge aille plus vite ? que les heures se changent en minutes et

midi en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors

les leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être

vus : n’est­ce rien que tout cela ? En ce cas, et le monde, et tout ce

qu’il enferme, n’est donc rien non plus ; ce ciel qui nous couvre n’est

rien ; la Bohême n’est rien ; ma femme n’est rien, et tous ces riens ne

signifient rien, si tout cela n’est rien.

CAMILLO

Mon cher seigneur, guérissez­vous de cette funeste pensée, et au

plus tôt, car elle est très­dangereuse.

LÉONTES

C’est possible, mais c’est vrai.

CAMILLO

Non, seigneur, non.

LÉONTES

C’est vrai : vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens,

Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable

sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux

indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si

le sang de ma femme était aussi corrompu que l’est son honneur, elle

ne vivrait pas le temps qu’un sablier met à s’écouler.

CAMILLO

Qui est donc son corrupteur ?

LÉONTES

Qui ? Eh ! celui qui la porte toujours pendue à son cou, comme

une médaille, le roi de Bohême. Qui ?… Si j’avais autour de moi des

serviteurs   zélés   et   fidèles   qui   eussent   des   yeux   pour   voir   mon

honneur comme ils voient leurs profits et leurs intérêts personnels, ils

feraient une chose qui couperait court à cette débauche. Oui, et toi,

mon échanson, toi que j’ai tiré de l’obscurité et élevé au rang d’un

grand seigneur, toi qui peux voir aussi clairement que le ciel voit la

terre et que la terre voit le ciel, combien je suis outragé… Tu pourrais

épicer une coupe pour procurer à mon ennemi un sommeil éternel, et

cette potion serait un baume pour mon cœur.

CAMILLO

Oui, seigneur, je pourrais le faire, et cela non avec une potion

violente, mais avec une liqueur lente, dont les effets ne trahiraient

pas la malignité, comme le poison. Mais je ne puis croire à cette

souillure chez mon auguste maîtresse, si souverainement honnête et

vertueuse. Je vous ai aimé, sire…

LÉONTES

Eh bien ! va en douter et pourrir à ton aise ! — Me crois­tu assez

inconséquent,   assez   troublé   pour   chercher   à   me   tourmenter   moi­

même, pour souiller la pureté et la blancheur de mes draps, qui, en se

conservant, procure le sommeil, mais qui, une fois tachée, devient

des aiguillons, des épines, des orties et des queues de guêpes,­pour

provoquer l’ignominie à propos du sang du prince mon fils, que je

crois être à moi et que j’aime comme mon enfant, sans de mûres et

convaincantes raisons qui m’y forcent, dis, voudrais­je le faire ? Un

homme peut­il s’égarer ainsi ?

CAMILLO

Je suis obligé de vous croire, seigneur, et je vous débarrasserai du

roi   de   Bohême,   pourvu   que,   quand   il   sera   écarté,   Votre   Majesté

consente à reprendre la reine et à la traiter comme auparavant, ne fût­

ce que pour l’intérêt de votre fils et pour imposer par là silence à

l’injure des langues dans les cours et les royaumes connus du vôtre et

qui vous sont alliés.

LÉONTES

Tu   me   conseilles   là   précisément   la   conduite   que   je   me   suis

prescrite à moi­même. Je ne porterai aucune atteinte à son honneur,

aucune.

CAMILLO

Allez donc, seigneur, et montrez au roi de Bohême et à votre reine

le visage serein que l’amitié porte dans les fêtes. C’est moi qui suis

l’échanson   de   Polixène :   s’il   reçoit   de   ma   main   un   breuvage

bienfaisant, ne me tenez plus pour votre serviteur.

LÉONTES

C’est assez : fais cela, et la moitié de mon cœur est à toi ; si tu ne

le fais pas, tu perces le tien.

CAMILLO

Je le ferai, seigneur.

LÉONTES

J’aurai l’air amical, comme tu me le conseilles. (Il sort.)

CAMILLO, seul

Ô   malheureuse   reine !   — Mais   moi,   à   quelle   position   suis­je

réduit ? — Il faut que je sois l’empoisonneur du vertueux Polixène ;

et mon motif pour cette action, c’est l’obéissance à un maître, à un

homme qui, en guerre contre lui­même, voudrait que tous ceux qui

lui   appartiennent   fussent   de   même.   — En   faisant   cette   action,

j’avance ma fortune. — Quand je pourrais trouver l’exemple de mille

sujets qui auraient frappé des rois consacrés et prospéré ensuite, je ne

le ferais pas encore ; mais puisque ni l’airain, ni le marbre, ni le

parchemin ne m’en offrent un seul, que la scélératesse elle­même se

refuse à un tel forfait…, il faut que j’abandonne la cour ; que je le

fasse   ou   que   je   ne   le   fasse   pas,   ma   ruine   est   inévitable.   Étoiles

bienfaisantes, luisez à présent sur moi ! Voici le roi de Bohême.

(Entre Polixène.)

POLIXÈNE

Cela est étrange ! Il me semble que ma faveur commence à baisser

ici ! Ne pas me parler ! — Bonjour, Camillo.

CAMILLO

Salut, noble roi.

POLIXÈNE

Quelles nouvelles à la cour ?

CAMILLO

Rien d’extraordinaire, seigneur.

POLIXÈNE

À l’air qu’a le roi, on dirait qu’il a perdu une province, quelque

pays   qu’il   chérissait   comme   lui­même.   Je   viens   dans   le   moment

même   de   l’aborder   avec   les   compliments   accoutumés ;   lui,

détournant ses yeux du côté opposé, et donnant à sa lèvre abaissée le

mouvement du mépris, s’éloigne rapidement de moi, me laissant à

mes réflexions sur ce qui a pu changer ainsi ses manières.

CAMILLO

Je n’ose pas le savoir, seigneur…

POLIXÈNE

Comment, vous n’osez pas le savoir ! vous n’osez pas ? Vous le

savez, et vous n’osez pas le savoir pour moi ? C’est là ce que vous

voulez dire ; car pour vous, ce que vous savez, il faut bien que vous

le sachiez, et vous ne pouvez pas dire que vous n’osez pas le savoir.

Cher Camillo, votre visage altéré est pour moi un miroir où je lis

aussi le changement du mien ; car il faut bien que j’aie quelque part à

cette altération en trouvant ma position changée en même temps.

CAMILLO

Il y a un mal qui met le désordre chez quelques­uns de nous, mais

je ne puis nommer ce mal, et c’est de vous qu’il a été gagné, de vous

qui pourtant vous portez fort bien.

POLIXÈNE

Comment ! gagné de moi ? N’allez pas me prêter le regard du

basilic :   j’ai   envisagé   des   milliers   d’hommes   qui   n’ont   fait   que

prospérer par mon coup d’œil, mais je n’ai donné la mort à aucun.

Camillo… comme il est certain que vous êtes un gentilhomme plein

de science et d’expérience, ce qui orne autant notre noblesse que

peuvent le faire les noms illustres de nos aïeux, qui nous ont transmis

la noblesse par héritage, je vous conjure, si vous savez quelque chose

qu’il soit de mon intérêt de connaître, de m’en instruire ; ne me le

laissez pas ignorer en l’emprisonnant dans le secret.

CAMILLO

Je ne puis répondre.

POLIXÈNE

Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien ! Il faut

que vous me répondiez, entendez­vous, Camillo ? Je vous en conjure,

au nom de tout ce que l’honneur permet (et cette prière que je vous

fais n’est pas des dernières qu’il autorise), je vous conjure de me

déclarer quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur

moi, à quelle distance il est encore, comment il s’approche, quel est

le moyen de le prévenir, s’il y en a ; sinon, quel est celui de le mieux

supporter.

CAMILLO

Seigneur, je vais vous le dire, puisque j’en suis sommé au nom de

l’honneur et par un homme que je crois plein d’honneur. Faites donc

attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je

veux être prompt à vous le donner, ou nous n’avons qu’à nous écrier,

vous et moi : Nous sommes perdus ! Et adieu.

POLIXÈNE

Poursuivez, cher Camillo.

CAMILLO

Je suis l’homme chargé de vous tuer.

POLIXÈNE

Par qui, Camillo ?

CAMILLO

Par le roi.

POLIXÈNE

Pourquoi ?

CAMILLO

Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s’il l’avait vu de

ses yeux ou qu’il eût été l’agent employé pour vous y engager, que

vous avez eu un commerce illicite avec la reine.

POLIXÈNE

Ah ! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur venimeuse

et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le meilleur

de tous ; que ma réputation la plus pure se change en une odeur

infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me

présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus

contagieuse peste dont l’histoire ou la tradition aient jamais parlé !

CAMILLO

Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et par toutes

leurs influences ; vous pourriez aussi bien empêcher la mer d’obéir à

la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler par vos avis

le fondement de sa folie : elle est appuyée sur sa folie, et elle durera

autant que son corps.

POLIXÈNE

Comment cette idée a­t­elle pu se former ?

CAMILLO

Je l’ignore, mais je suis certain qu’il est plus sûr d’éviter ce qui est

formé que de s’arrêter à chercher comment cela est né. Si donc vous

osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans ce corps,

que   vous   emmènerez   avec   vous   en   otage,   partons   cette   nuit :

j’informerai secrètement de l’affaire vos serviteurs, et je saurai les

faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes.

Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma

fortune par cette confidence. Ne balancez pas ; car, par l’honneur de

mes parents, je vous ai dit la vérité : si vous en cherchez d’autres

preuves, je n’ose pas rester à les attendre ; et vous ne serez pas plus

en sûreté qu’un homme condamné par la propre bouche du roi, et

dont il a juré la mort.

POLIXÈNE

Je te crois. J’ai vu son cœur sur son visage. Donne­moi ta main,

sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes

vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient

mon départ de cette cour. — Cette jalousie a pour objet une créature

bien précieuse ; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie

doit être extrême : et plus il est puissant, plus elle doit être violente ;

il   s’imagine   qu’il   est   déshonoré   par   un   homme   qui   a   toujours

professé d’être son ami ; sa vengeance doit donc, par cette raison, en

être  plus  cruelle.   La  crainte   m’environne   de  ses  ombres ;   qu’une

prompte fuite soit mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des

pensées de Léontes, mais qui est sans raison l’objet de ses injustes

soupçons. Viens, Camillo ; je te respecterai comme mon père, si tu

parviens à sauver ma vie de ces lieux. Fuyons.

CAMILLO

J’ai l’autorité de demander les clefs de toutes les poternes : que

Votre   Majesté   profite   des   moments :   le   temps   presse ;   allons,

seigneur, partons.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.